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Introduction 

Parler d’art en prison peut sembler au premier abord paradoxal. En effet, dans une conception commune, l’art renvoie à la liberté de création, alors que la prison évoque l’enfermement et la privation. Pourtant, c’est autour de ce paradoxe que les activités culturelles se développent en France depuis les années 1980, avec notamment la signature d’un protocole d’accord entre le ministère de la Justice et celui de la Culture en 1986.

C’est dans ce cadre institutionnel que j’ai eu l’occasion d’enseigner les arts plastiques à la maison d’arrêt pour homme de Fleury-Mérogis. Lors de cette expérience de terrain, j’ai tenu des journaux de bord qui me servent aujourd’hui de matériaux pour rédiger ma thèse de philosophie qui porte sur la création artistique en milieu carcéral. Je propose dans cet article d’aborder un point de vue philosophique également présent dans mes recherches doctorales. Ces interventions artistiques en milieu carcéral ont été réalisées sans méthodologie préalable. Avec cette posture, je souhaitais faire apparaître les concepts à partir de l’expérience de terrain qui s’est accompagnée d’entretiens formels ou informels avec les détenus ou artistes inter-venants.Nous utiliserons le concept d’inter-venant afin d’exprimer la spécificité de ces artistes en prison qui se situe entre, entre l’intérieur et l’extérieur, entre les détenu.e.s et la vie civile. Pour le travail de terrain, je prends appui sur l’ouvrage de Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, qui conçoit la pratique philosophique comme une rencontre de deux subjectivités. C’est lors de cette rencontre que les concepts peuvent émerger.

Le déroulement de l’intervention était le suivant : les cours de trois heures se divisaient en deux temps, une première partie d’histoire de l’art où nous abordions de manière chronologique les mouvements artistiques et les artistes qui s’y rattachent. Le second temps était, quant à lui, consacré à la mise en pratique de ces connaissances par l’expérimentation plastique. Les élèves étant demandeurs de savoir-faire, nous avons d’abord découvert la pratique de différents matériaux, comme la peinture, la craie sèche ou l’encre de Chine. À la suite de cette phase de découverte, la création s’est mise en place autour de consignes en rapport avec le cours d’histoire de l’art. Par exemple, lorsque nous avons étudié l’impressionnisme, la consigne était de réaliser, d’après modèle, l’impression d’un paysage avec des touches rapides de peinture. Au fur et à mesure, un éloignement vis-à-vis des consignes a permis de réaliser des créations libres et autonomes. Ce travail progressif a pu être réalisé car le bâtiment D1, dans lequel j’intervenais, est réservé en priorité aux hommes condamnés à de longues peines, ce qui a évité un turn-over (Hadri-Louison, 2015, p. 113) problématique et récurrent en maison d’arrêt. Le groupe est resté stable au cours de l’année scolaire, ce qui m’a permis d’instaurer une relation de confiance et d’éveiller ou de confirmer chez certains une passion pour l’art.

Cet article se questionne sur l’appellation officielle d’intervenant pour désigner les artistes qui organisent des activités en prison. Pourquoi le discours officiel fait-il le choix d’appeler ces artistes des intervenants ? Que nous apprend cette analyse sémantique sur le pouvoir carcéral ? Que nous apprend cette appellation de la conception idéologique qui entoure l’image de l’artiste ?

Après cette analyse sémantique du discours officiel ainsi que du discours des intervenants, nous tâcherons d’élaborer un discours qui se veut libéré de tout impératif normatif. Nous nous demanderons ainsi pourquoi les intervenants artistiques idéalisent-ils leur discours ? Pourquoi ces discours taisent-ils les difficultés rencontrées lors de l’intervention artistique en prison ?

Inter-venant en milieu carcÉral : un statut incertain

En prison, les interventions artistiques peuvent se mettre en place par différents moyens. Les CPIP[1] qui répondent à l’impératif de réinsertion ont pour rôle de faire intervenir des artistes afin d’animer des activités dites socioculturelles. Le service médical peut également être à même de réaliser des ateliers d’art à vocation thérapeutique. Enfin, l’Éducation Nationale a la possibilité de détacher des enseignants spécialisés en art. Cette multiplicité de moyens d’entrée conduit à une incertitude quant au statut de l’intervenant pour le personnel de surveillance. De plus, cette incertitude est appuyée par une fluctuation du discours officiel présent dans les protocoles d’accord établis entre le ministère de la Culture et celui de la Justice. Bien que ces protocoles concernent en priorité les inter-venants sollicités par les CPIP, nous prendrons appui sur ces protocoles pour comprendre le statut de l’intervenant puisqu’il s’agit des seuls textes officiels sur ce sujet.

Le discours interministériel : artiste ou inter-venant ?

En France, les principes qui régissent l’action culturelle en milieu pénitentiaire sont définis par des protocoles d’accord mis en oeuvre entre le ministère de la Culture et de la Communication et celui de la Justice. Le premier protocole d’accord qui date de 1986 parle d’intervenants extérieurs. Les intervenants sont définis par rapport à leur extériorité au milieu carcéral. Ils interviennent dans un milieu clos en collaboration avec le personnel pénitentiaire, mais ne sont pas assimilés à ces derniers. La compétence dans le domaine artistique y semble secondaire par rapport au respect des règles et des contraintes carcérales. Nous pouvons remarquer ici une inquiétude d’ordre sécuritaire quant à l’introduction d’un élément extérieur n’ayant pas été formé par l’administration pénitentiaire. En intégrant une personne susceptible de ne pas avoir la même éthique professionnelle, l’administration pénitentiaire prend un risque. Dans ce sens, elle met en suspens sa fonction sécuritaire pour réaliser sa seconde mission : la réinsertion.

Dans le second protocole d’accord de 1990, le vocabulaire pour désigner les intervenants change quelque peu : les expressions « créateurs » (p. 1), « des artistes ou des professionnels du champ de la culture » (p. 2) y sont utilisées. De plus, ce nouveau protocole aborde la « professionnalisation » (p. 5) des intervenants afin d’apporter des prestations de qualité à la population carcérale. Le protocole d’accord de 2009 reprend quant à lui le terme d’intervenant et insiste également sur l’aspect professionnel de celui-ci : « Les intervenants culturels doivent posséder un niveau de compétences et de professionnalisme équivalent à celui exigé pour tout public. Tout bénévole doit présenter le même niveau de compétences et de professionnalisme que les intervenants rémunérés » (p. 3).

Le choix du terme intervenant, par rapport à celui de créateur ou d’artiste, se comprend en lien avec cette éthique professionnelle. L’intervenant s’inscrit dans un lieu où il doit se plier aux règles, alors que le concept d’artiste renvoie à une forme de liberté et surtout à une transgression vis-à-vis des règles. Depuis l’art moderne, l’artiste a gagné une image subversive par son rejet des règles académiques. Lorsque Édouard Manet se libère de la perspective dans Le déjeuner sur l’herbe en 1863, il ouvre la porte à une création artistique nouvelle. Les artistes impressionnistes le prendront ensuite pour modèle et en feront une figure de la transgression. L’histoire de l’art se construit sur une destruction systématique des règles établies. Un danger s’établit alors dans le rapprochement qui pourrait s’établir avec les détenus. Pour éviter cette influence négative, le terme d’intervenant est un choix raisonné. À ce terme, celui de culturel s’ajoute. Le culturel nous renvoie alors à l’idée d’une culture commune qu’il faut transmettre afin de recréer une appartenance oubliée. Nous pouvons donc comprendre ce changement lexical comme un moyen de créer un discours normatif assurant en retour un pouvoir sur celui des intervenants.

L’inter-venant : une mobilité contrainte

L’inter-venant en milieu carcéral n’est pas totalement libre de ses déplacements. Ainsi, nous ne pouvons pas parler d’un aller-et-venir au sens propre. Ses déplacements sont limités à la zone dans laquelle il a obtenu une autorisation, le plus souvent le chemin menant à la salle où il est invité à venir donner son cours ou animer son atelier artistique. Cette circulation se présente sous la forme d’un venir. L’inter-venant vient de l’extérieur, en ce sens nous évoquons sa provenance. Mais le venir renvoie également au fait de se diriger vers. Il se dirige vers la salle d’activité puis vers la sortie. Aller et venir marquent une circulation libre, l’action de parcourir un espace en se déplaçant à son bon vouloir. La célèbre phrase prononcée par le président Giscard d’Estaing en 1974, à la suite des émeutes, fait ici écho : « La prison, c'est la privation de la liberté d'aller et de venir et rien d'autre. » Par cette phrase, il limite la punition à l’enfermement. La personne détenue n’est pas privée de sa liberté dans son ensemble, mais seulement de sa liberté de mouvement, elle conserve donc la liberté de penser ou d’expression. Les libertés sont ici comprises sous le prisme des droits juridiques accordés aux citoyens et citoyennes.

Tout comme la personne détenue, l’inter-venant n’est pas totalement libre de ses déplacements. Alors que la circulation de la personne détenue commence de la sortie de sa cellule vers les autres lieux de vie, tels que l’infirmerie ou les salles d’activité, celle de l’inter-venant commence de l’extérieur vers son lieu d’intervention. La circulation prendra fin avec un retour au point de départ, le détenu retournera en cellule et l’inter-venant à l’extérieur. L’inter-venant est aussi celui qui se situe entre, comme le remarque Emmanuelle Duguet (2015, p. 19) en faisant le lien entre l’inter/venant et l’inter/dit : « Le préfixe ‟inter-ˮ peut être employé dans deux directions différentes : soit pour signifier l’entre, l’intervalle, ainsi que la réciprocité, la médiation, soit pour signifier la séparation, l’obstacle. Dans le mot ‟interdireˮ, c’est selon cette seconde acceptation qu’il est employé. » L’inter-venant est un médiateur pris entre les deux ministères, mais aussi entre la personne détenue et la réalité extérieure. Mais en se situant entre, il se situe également en marge. Il est un corps étranger qui ne fait pas partie de l’administration pénitentiaire. En ce sens, il est pris dans des interdits qu’il ne maîtrise pas totalement et se sent surveiller tout comme les détenu.es. Quel rapprochement peut-on instaurer entre l’image des détenu.es et celle de l’inter-venant ?

L’artiste et la personne détenue, deux figures de la marginalité ?

Lors de notre entretien Caroline Delépine, qui intervient au centre pénitentiaire Sud Francilien, me fait part de sa préférence pour l’appellation « artiste-intervenante ». Le statut d’intervenant n’est pas destructeur de celui d’artiste. Face au discours interministériel, l’inter-venant revendique son statut d’artiste. Ce n’est pas parce que l’inter-venante gagne sa vie en faisant des interventions dans différents milieux qu’elle n’est pas artiste pour autant. Magali Latil, artiste inter-venante au centre pénitentiaire Toulon-La Farlède, me précise qu’elle s’est tout de suite sentie proche de la population carcérale, car les détenu.e.s et les artistes ont en commun une certaine marginalité. Elle situe l’artiste en marge de la société tout comme le délinquant. Il y a un rapprochement car, tout comme l’artiste, la personne qui a commis un délit s’éloigne du droit chemin. Certains artistes contemporains poussent cette figure transgressive jusqu’à son paroxysme. Par exemple, Pierre Pinoncelli qui donne un coup de marteau dans Fontain de Marcel Duchamp en 2006 et justifie son acte par une performance artistique.

En parallèle, la personne détenue est placée en marge de la société, car elle a commis un acte illégal. La marginalité désigne un groupe de personnes qui se placent en dehors d’un système de pensée, en un sens ce qui n’est pas conforme aux normes retenues et admises. La marginalité de l’artiste est d’ordre idéologique ou esthétique, mais il y a toujours une visibilité sociale alors que la personne détenue est dans une situation d’exclusion. La marginalité de l’artiste est valorisée puisqu’elle est censée lui permettre d’avoir une vision plus juste de la réalité qui l’entoure. Cette conception de l’artiste est appuyée par l’esthétique contemporaine. Heidegger, dans son analyse des souliers de Van Gogh (L’Origine de l’oeuvre d’art, 1962), affirme que l’oeuvre d’art donne accès à l’être de l’étant. En ce sens, la création artistique est soutenue par une vision singulière qui donne accès à l’être au-delà des apparences. Il est en marge de la communauté puisqu’il est à part, mais ce n’est pas une exclusion. Cette marginalité est valorisée socialement.

Magali Latil ajoute une nouvelle forme de marginalité inhérente à une nécessité économique :

Je ne suis pas dans des réseaux et mon travail n'est pas assez reconnu pour me projeter dans ces réseaux-là donc à un moment donné, tu deviens bancale. La marginalité c'est celle-là aussi, tu es même en marge de ce milieu quelque part. C'est intéressant, ça veut dire que tu es en marge de la société et en marge du milieu de l’art aussi, c'est perdu comme position.

Elle met ici l’accent sur une réalité sociale, tous les artistes n’ont pas les moyens de vivre de leur art. Pour gagner sa vie, l’artiste vend ses productions. Il y a ici un impératif économique. Mais lorsque l’artiste ne peut pas vivre de sa création, il doit trouver un complément financier, c’est ainsi qu’il devient inter-venant et doit se conformer à une nouvelle éthique professionnelle.

Concernant la personne incarcérée, cette marginalité relève d’une exclusion puisqu’elle est tenue à l’écart de la vie sociale. Pourtant faire intervenir des artistes en prison relève d’une politique visant à lutter contre cette exclusion. En autorisant l’entrée des inter-venants artistiques, le ministère laisse entrer un élément qui pourrait faire preuve d’indiscipline et représenter un danger pour la sécurité. Comment la maîtrise de ce danger potentiel se met-elle en place ?

L’impÉratif de la rÉinsertion : un discours normatif

Un espace architectural, deux missions

Les personnes condamnées ou en attente de jugement doivent rester dans un espace clos contre leur volonté. La maison d’arrêt ou le centre pénitentiaire constituent ces espaces à vocation préventive ou punitive. Préventive, car l’État doit s’assurer de la présence de l’accusé.e à son procès et ainsi prévenir les éventuelles récidives ou cavales ; en ce sens l’enfermement vise à protéger la société civile. Punitif, car l’administration pénitentiaire doit appliquer la peine prononcée par le juge. L’architecture du lieu est alors pensée pour conserver en son sein les accusé.e.s ou les condamné.e.s. Par son aspect imposant, la prison est la manifestation concrète du pouvoir de punir. Alors qu’auparavant la punition s’exerçait sur le corps du condamné avec les supplices, Michel Foucault remarque la disparition de cette représentation spectaculaire du pouvoir du souverain (1993, p. 14). Face à la visibilité du spectacle, la punition s’exerce aujourd’hui dans l’ombre des murs d’enceinte. Comme le précise Didier Fassin dans L’ombre du monde (2015).

L’enceinte entoure l’espace pénitentiaire et en défend l’entrée mais surtout la sortie. Nous pouvons remarquer ici la mission principale de la prison qui est de conserver les détenu.e.s à l’intérieur et ainsi d’éviter les évasions. Il existe donc un climat de méfiance entre le personnel pénitentiaire et la personne détenue. Dans son article, Guerre et paix en prison, Antoinette Chauvenet (2003) défend la thèse que l’organisation sécuritaire est un dispositif guerrier avant tout défensif qui n’est pas fondé sur le droit commun mais repose sur un système d’échange basé sur le don et le contre-don. Les rapports humains sont ici clairement faussés par des impératifs sécuritaires et pourtant, face à cette mission, l’administration pénitentiaire doit en remplir une seconde qui peut sembler contradictoire : la réinsertion. Comment dans un climat de méfiance constante peut-on instaurer une confiance ?

Ces deux missions prennent corps dans un même espace architectural, celui de la prison. Comment un lieu clos peut-il réaliser deux missions qui semblent incompatibles ? L’architecture est d’abord pensée pour rendre effective la première mission, l’aspect le plus imposant de cet espace est alors dédié à la sécurité, avec les miradors, les enceintes, les barbelés. Tout un dispositif guerrier qui vise à dissuader. Mais au coeur de cette enceinte, d’autres espaces, plus discrets, sont dédiés à la seconde mission, tels que l’espace scolaire, les bureaux des CPIP, l’infirmerie ou la bibliothèque.

L’ordre du discours foucaldien, un outil d’analyse du discours pénitentiaire

Ces deux missions sont incarnées dans un discours pénitentiaire que le personnel apprend lors de sa formation à l’ENAP[2]. Puisque ce discours est celui d’une institution nationale, il doit être accessible aux citoyen.ne.s. Nous retrouvons donc une description explicite de ces deux missions sur le site du ministère de la Justice : « Le service public pénitentiaire assume une double mission : il participe à l'exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique et il favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l'autorité judiciaire[3]. » Ces deux missions contradictoires s’énoncent comme des tâches à réaliser au sein d’un même espace pensé prioritairement pour éloigner de la société. Nous pouvons remarquer que cette notion de réinsertion est récente dans le discours du ministère de la Justice. Avant ce terme, ceux de rédemption et de pénitence étaient prédominants. Comme l’écrit Philippe Combessie dans Sociologie de la prison : « Les philanthropes voulaient en faire un instrument propre à transformer les criminels en hommes nouveaux, une prison rédemptrice. En France, l’arrêté du 25 décembre 1819 organise le traitement que doit subir le prisonnier pour sortir changé » (2001, p. 51). Il ne s’agit plus aujourd’hui d’éveiller chez le coupable un sentiment de culpabilité. Cette notion issue d’une culture judéo-chrétienne a été abandonnée. La réinsertion, quant à elle, renvoie davantage à un travail social et vise à adoucir l’exclusion inéluctablement instaurée par l’enfermement.

Dans sa leçon inaugurale au collège de France, intitulée L’ordre du discours, Michel Foucault énonce sa peur de prendre la parole face à une matérialité du discours qui est instigatrice d’affrontements et de dangers. Il présente alors son hypothèse de travail : 

Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité

Foucault, 1971, p. 10-11

Un discours pénitentiaire qui privilégie la réinsertion se place alors dans une volonté d’endiguer un discours d’opposition tel que le fait par exemple l’OIP[4]. Le discours pénitentiaire intègre ces notions pour éviter le danger auquel peut conduire une prolifération de ces discours en marge, c’est-à-dire une remise en cause de son existence. Le discours est normatif et s’introduit dans un jeu de pouvoir, en ce sens nous pouvons nous questionner sur le type de discours mis en place autour des interventions artistiques en milieu carcéral.

L’intervention artistique : un discours idéalisé

Afin de transmettre une nouvelle vision de la prison et de donner une meilleure image des personnes incarcérées, le discours qui se forme autour des interventions artistiques semble être idéalisé. En effet, les écrits publiés à la suite des ateliers ou des expositions attestent d’un vocabulaire positif en éludant toute difficulté inhérente à la population carcérale. Avant d’intervenir en milieu carcéral, j’ai lu de nombreux ouvrages de ce type pour mes recherches. J’ai alors remarqué dans ces comptes rendus d’activités des similitudes quant à l’utilisation de ce vocabulaire mélioratif. Ces lectures ont également imprégné l’image que je m’étais faite des activités artistiques dans ce lieu, ce qui m’a conduite à mon tour à idéaliser l’apport de l’art dans ce milieu. Cette idéalisation s’est estompée au fur à mesure de la confrontation au terrain.

Ce discours idéalisé remplit pourtant un objectif, il s’agit de transformer le regard des citoyens sur les personnes incarcérées, afin de favoriser leur réintégration et d’éviter toute stigmatisation. En ce sens, ce discours appuie la seconde mission de l’administration pénitentiaire. Par exemple, Jean-Pierre Grunspan raconte une anecdote dans une publication réalisée pour les 10 ans de Talents cachées, une association qui organise des expositions d’oeuvres d’art réalisées en prison. Lors d’un vernissage, deux jeunes hommes viennent discuter avec sa femme :

L’un d’eux dit fièrement : « je suis le frère de l’artiste ». Un peu plus tard, dans le fil de la conversation, « vous savez Madame, maintenant j’arrête les conneries, je m’occupe de lui et quand il sortira j’irai lui acheter ses tubes de peinture, ses toiles. Il peindra. » La gloire toute neuve du jeune détenu avait rejailli sur sa famille. Plus que cela, elle avait opéré une sorte de rédemption sur ce frère jusque-là rejeté, marginalisé et qui, désormais, se sentait exister même si c’était au travers de son aîné…

Mayol, 2005, p. 22

Nous pouvons clairement noter la forme du pathos et une survalorisation de l’action culturelle comme capables de transformer l’individu et de supprimer la marginalisation.

De plus, ces écrits prennent le contre-pied du discours médiatique qui construit une image dangereuse des personnes incarcérées. Le vocabulaire du monstrueux y est omniprésent et accentue la crainte de la société civile vis-à-vis de la population carcérale. Pour aller contre ce discours, celui des détenu.e.s qui participent aux ateliers de création s’enracine dans une image de solidarité et du respect d’autrui : « La communication est bien réelle dans notre microcosme, il y a du respect de l’individu et beaucoup de tolérance. Nous échangeons des idées, faisons part de nos sentiments, dans les domaines de la vie de tous les jours. Nos âges varient de vingt à soixante ans, certains sont incarcérés depuis déjà plusieurs années » (De Benoist, 2000, p. 13). À lire cet extrait, nous comprenons rapidement le contraste vis-à-vis d’un discours médiatique. Pourtant, l’univers carcéral ne peut pas se supprimer et les tensions inhérentes à cet espace d’enfermement sont omniprésentes. Ne pas parler de cette réalité dans ces écrits d’expérience revient à une idéalisation. Dans le sens où les éléments qui pourraient sembler négatifs ou porter préjudice à la population pénale sont éludés. Cette idéalisation est également présente afin de justifier l’intérêt des interventions artistiques. Ce qui revient à ne pas ébranler la conception de l’art qui, elle-même, semble idéalisée. Nous nous demanderons donc quels sont les événements notables d’une expérience d’inter-venant artistique et ce que cela nous apprend sur la réalité carcérale.

L’expÉrience : de la pratique À la thÉorie

En m’appuyant sur un journal de bord tenu tout au long de mon expérience à la maison d’arrêt pour homme de Fleury-Mérogis, je souhaite exprimer librement le quotidien d’un inter-venant dans ce milieu. L’expérience vécue possède une ambivalence puisqu’elle nous permet de nous approcher de la réalité et d’en constituer un savoir tout en possédant un caractère fluctuant et subjectif. Le journal de bord aurait été tout à fait différent avec une autre intervenante et un autre groupe. Sans éluder la question de la subjectivité relative à toute recherche de terrain, il s’agit de retranscrire un récit à contre-courant afin d’aller au-delà du discours idéalisé. Nous nous questionnerons alors sur l’apport de ce récit en ce qui concerne une compréhension plus approfondie de l’intervention artistique en prison. Ces analyses prennent appui à partir d’une retranscription brute du journal afin d’en conserver la spontanéité et l’authenticité.

Entre bienveillance et rapports de force : une harmonie instable

Aujourd’hui, D. a aidé M. dans la réalisation de son dessin. M. lui a demandé son avis et celui-ci est venu voir son travail. Il lui a donné des conseils pour réaliser les mains de son personnage fantastique. M. n’y arrivant pas est revenu voir D. Celui-ci a pris son temps pour l’encourager et a travaillé avec lui. Avec quelques mots bienveillants, M. est parvenu à réaliser le dessin qu’il souhaitait. Je remarque que le regard d’autrui est important pour gagner de la confiance dans sa pratique.

Journal de bord, juin 2018

M. était en train de réaliser un dragon. Après avoir fait les contours de son dessin d’après modèle, il a commencé le coloriage intérieur. Il avait donc placé des feutres à côté de sa feuille en fonction de l’ordre des couleurs. K. se rapproche de lui et demande s’il peut prendre le rouge. M. répond que ce n’est pas possible, car il va l’utiliser et qu’il y a un autre feutre rouge dans la boîte. K. ne l’écoute pas, insiste et prend le feutre, il l’utilise quelques minutes et lui rend de manière agressive en faisant une remarque désobligeante sur le fait que ça ne l’avait pas tué. La tension monte très vite, M. se lève avec l’air agressif pour montrer qu’il n’a pas peur et ils se retrouvent face à face. Je débloque la situation en m’interposant entre les deux et en leur rappelant que nous sommes dans une salle de cours et qu’ils dérangent les autres. Un autre élève se joint à moi pour calmer la situation. K. retourne à sa place et reprend son dessin mais une certaine tension est toujours présente.

Journal de bord, le 12 juin 2018

Il y a une très grande instabilité lors des cours, parfois tout peut très bien se dérouler, chacun est dans un état émotionnel favorable et convivial, mais d’autres jours, tout peut basculer très rapidement. Un surveillant qui met du temps à les faire descendre ou un aménagement de peine récemment refusé peut considérablement influencer l’atmosphère du cours. Les discussions tournent alors rapidement autour de la quotidienneté carcérale et de ses absurdités en soulignant un manque de considération de la part du personnel pénitentiaire. À l’opposé, d’autres cours se déroulent avec calme et convivialité. Ces deux événements montrent l’instabilité émotionnelle dans laquelle se trouvent les personnes en situation d’enfermement. L’émotion est un déséquilibre dans le comportement raisonnable d’un individu, une situation comme l’enfermement induit nécessairement une réaction émotionnelle spécifique à cet empêchement. L’espace de cours n’est pas épargné par cette émotivité exacerbée par l’impuissance subie.

Exposer, jeter ou donner : le destin des créations artistiques

Après chaque cours D. déchire ses dessins. Je lui ai donc demandé pourquoi il ne voulait pas conserver son travail. Il m’a répondu que ce qui comptait pour lui c’était l’instant et non le résultat. D’ailleurs, les détenus veulent rarement apporter leurs dessins en cellule. Un élève m’a expliqué que c’était parce qu’ils ne voulaient pas que l’on se moque d’eux. En cellule, ils doivent se protéger et se montrer fort. Dessiner pour s’exprimer cela renvoie à la sensibilité et risque d’être assimilé à de la faiblesse. Au contraire, ceux qui dessinent bien, aiment montrer leurs oeuvres et les afficher à la sortie du cours. Mais, comme la pratique artistique renvoie aussi bien au beau, au bien fait qu’au mal fait lorsqu’un dessin est considéré comme mal réalisé, ils éprouvent des difficultés à assumer et à affirmer leur fierté pour une production.

Journal de bord, le 8 mai 2018

Le dessin ou la peinture peuvent être un objet de fierté, en ce sens les personnes incarcérées désirent les exposer afin que tout le monde puisse les voir et leur faire des compliments. Il y a une valorisation de soi inhérente aux regards des autres. Cependant, la réalisation d’une création artistique peut également être un processus difficile qui mène parfois à la destruction de celle-ci. C. déchirait constamment ses projets dès qu’il y avait une tache ou une ligne non désirée. Il avait tendance à abandonner, prétextant qu’il ne savait pas dessiner. La question qui se pose touche ici à l’appréciation que l’on donne aux créations. Le regard de l’inter-venant est d’une grande importance et l’oeuvre semble ne pas mériter son statut sans son approbation. En plus de l’approbation esthétique s’ajoute l’approbation technique. Il s’agit de savoir si elle est « bien faite » ou « mal faite ». Les oeuvres « bien faites » sont associées à une réalisation technique juste dans le sens où elle se rapproche de la réalité. Ce jugement subjectif énoncé par autrui, que ce soit les codétenus ou les inter-venants, a une influence sur l’appréciation individuelle. L’abandon d’une création peut faire écho à une appréhension face à ce jugement ou à un désintérêt pour le résultat matériel. Laisser une trace importe peu, ce qui compte c’est l’acte de création artistique, c’est-à-dire l’instant même.

H. est arrivé aujourd’hui en cours en me donnant un dessin qu’il avait fait spécialement pour moi. Cette attention m’a particulièrement touchée. Après cela les élèves ont voulu me donner les dessins qu’ils avaient faits pendant le cours.

Journal de bord, le 22 mai 2018

L’abandon n’est pas nécessairement un rejet total de cette réalisation, il peut s’agir d’un don. Nombreux sont les élèves à m’avoir donné des créations. Il arrive souvent que les créations soient envoyées à leur famille. Le don est l’action de donner sans contrepartie. Avec L’Essai sur le don, Marcel Mauss (1973) a montré au travers de son étude de sociétés archaïques que le don nécessitait un retour. Nous pouvons parler de don-échange qui induit une triple obligation : donner, rendre et recevoir. Le don évoque la réciprocité, en ce sens il y a chez celui qui donne l’espoir d’un retour. Il n’est pas rare qu’après un don une personne demande à emprunter du matériel d’arts plastiques en cellule. Mais une distinction peut être faite entre don et cadeau. Le cadeau vise le plaisir de la personne en face sans intérêt et sans obligation de retour. Par exemple, lorsqu’un élève envoie un dessin à sa famille ou à ses enfants, nous pouvons parler de cadeau. Ce qui est donné à l’inter-venant peut faire l’objet d’un cadeau ou d’un don même s’il est difficile d’en faire la distinction. Il y a une singularité dans le rapport aux objets en prison, qu’il s’agisse d’une monnaie d’échange ou d’un cadeau, ce lien avec le matériel est un objet de convoitise en lien avec la privation inhérente avec la réalité carcérale.

Le vol : symbole du manque

Travaillant pendant les vacances scolaires, j’ai eu l’idée d’apporter des gâteaux. J’ai distribué les gâteaux équitablement entre les élèves. Il restait quatre sachets de gâteaux. Je les ai laissés sur mon bureau avec la volonté de les redistribuer ensuite. Je suis partie dans une autre salle pour faire des photocopies et lorsque je suis revenue les sachets avaient disparu. Cela a fait rire le surveillant présent qui observait mon cours d’arts plastiques. Cet incident ne l’a pas surpris car il a dit qu’il avait l’habitude et qu’il les connaissait. Personnellement, cet incident m’a profondément dérangée car j’ai eu la sensation qu’il n’y avait pas de respect ni de confiance dans cette salle. Je pensais avoir instauré un climat propice à l’échange et à la rencontre, j’ai eu le sentiment de me faire des illusions.

Journal de bord, le 27 février 2018

Le vol est défini dans l’article 311-1 du Code Pénal comme « la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui ». Le voleur prend ce qui ne lui appartient pas. La propriété est ici en question. Après ce vol de gâteau qui peut sembler anodin, d’autres ont eu lieu, notamment du matériel d’arts plastiques mais aussi des dessins exposés devant la salle de cours. Cette dernière disparition à un double effet chez les auteurs : un agacement et une valorisation. Ces créations dérobées serviront à décorer une cellule. Par ce geste, le voleur montre son appréciation favorable. Cette action symbolise un manque de contrôle face à ses désirs. Voler apparaît comme une pulsion puisque les conséquences de cet acte ne sont pas envisagées. Ce manque de contrôle sur soi-même questionne sur la possibilité de se conformer aux contraintes sociales. Mais cette action rappelle également le manque proprement lié à la situation d’enfermement.

Le vol présente une double signification. Il se définit aussi comme le fait de se déplacer dans les airs. Le vol symbolise un acte de liberté. Cette appropriation frauduleuse permet, tout en augmentant la richesse matérielle, d’affirmer sa liberté dans un espace où la personne détenue en est privée. Dans son journal de prison, Albertine Sarrazin écrit : « Ma théorie sur le vol n’est pas paresse, but liberté : à cause du battement de coeur et de l’indépendance absolue » (1976, p. 175). Le vol est alors l’expression de l’insoumission face à l’autorité tout en étant une recherche de liberté. L’adrénaline ressentie lors de l’acte figure cette liberté comprise en son sens premier qui est de faire ce que l’on désire sans contraintes.

Conclusion

Pour conclure, l’inter-venant artistique possède un statut incertain produit par le changement lexical présent dans le discours interministériel. Le discours de celui-ci est lui-même pris dans des impératifs qui le conduisent à une idéalisation de la portée de l’acte de création artistique et de l’image du détenu qui y participe. Cette première approche discursive s’inscrivant dans une idéalisation a été dépassée par le récit d’une expérience individuelle sur le terrain. Cette confrontation au terrain m’a conduite à me libérer de cette idéalisation tirée des propos d’autrui. Mettre en avant les difficultés inhérentes à l’intervention auprès d’un public incarcéré ne conduit pas nécessairement à une dévalorisation de celui-ci. C’est sur ce discours issu d’une expérience concrète que nous pouvons entamer une analyse afin de comprendre les problématiques inhérentes à la population carcérale, car un discours idéalisé nous éloigne d’un véritable affrontement de ces obstacles.