Corps de l’article

Introduction

La mise en place d’activités à caractère éducatif dans l’espace muséal au Québec s’inscrit dans un vaste programme visant à ouvrir ce lieu à des publics plus diversifiés. Comme le rappelle Montpetit (2017), le « virage vers les visiteurs » a grandement influencé les transformations réalisées dans l’espace muséal au Québec depuis les années 1970. C’est dans la foulée de ce virage que des initiatives de médiation culturelle se sont développées, mettant de l’avant « des pratiques d’interprétation susceptibles d’aller à la rencontre des publics, de les impliquer et de s’adresser adéquatement à tous ceux qui franchissent les portes d’un établissement muséal » (Montpetit, 2017, p. 184). En promouvant des pratiques de médiation culturelle à visée éducative et interactive, cette démarche vise à actualiser la mission sociale et citoyenne du musée, de manière à ce que les arts et la culture souscrivent à davantage d’inclusion sociale (Barrère et Mairesse, 2015 ; Chaumier et Mairesse, 2013 ; Daignault et Schiele, 2014 ; Lafortune, 2012).

Il y a déjà plus de 20 ans que le Musée d’art contemporain de Montréal (MACM) propose des ateliers de création artistique par le biais de son programme éducatif, tels que les « Moments Créatifs ». Ouverts aux publics adultes de tous âges et sans aucun préalable artistique, ces ateliers, proposés les mardis, mercredis après-midi ainsi que les mercredis soir, attirent majoritairement des femmes, retraitées pour la plupart. Fondés sur une démarche singulière de médiation culturelle ancrée dans l’idée que tout le monde dispose des capacités à créer, ces ateliers misent sur la découverte et l’accès à l’art contemporain, en invitant les participant.e.s à réaliser leurs propres créations inspirées d’oeuvres exposées au musée. Si la médiation culturelle offre généralement une palette d’interventions variées, celle proposée dans le cadre des « Moments Créatifs » vise principalement à bâtir des ponts entre le voir et le sens que l’on porte à ces oeuvres, tels que les significations, les symboles, les émotions vécues, l’interprétation et l’appropriation (Lacerte, 2007). Par ailleurs, une troisième opération s’ajoute à la rencontre du « voir » et du « sens », celle du « faire » (Loser, 2010).

Cette forme de médiation culturelle questionne les liens qu’il est possible de faire entre l’art et l’inclusion sociale des femmes qui y participent, puisque ces dernières fréquentent ces ateliers en majorité. Bien que la notion d’inclusion sociale soit souvent utilisée pour réaffirmer dans l’espace muséal son « rôle social par le biais d’actions en faveur de publics fragilisés » (Mairesse, 2012, p. 20), ici, nous configurons cette notion comme le potentiel offert de réaliser ses aspirations et de créer des liens sociaux à travers un rapport singulier aux arts (Lacerte 2007, Barrère et Mairesse, 2015), en l’occurrence ici, à l’art contemporain.

Cet article veut décrire et comprendre l’expérience vécue par les femmes dans le cadre de leur participation aux « Moments Créatifs ». De manière plus spécifique, à partir du point de vue des participantes et des membres de l’équipe, cet article examine comment et à quelles conditions le dispositif de médiation culturelle déployé dans ces ateliers contient le potentiel de favoriser l’inclusion sociale des participantes.

Précisons qu’au départ, l’intention n’était pas de se centrer sur la dynamique spécifiquement vécue par les femmes au sein des « Moments Créatifs », mais sur l’ensemble des participant.e.s. Or, nos observations et la présence récurrente de femmes en grand nombre au sein de ces ateliers nous ont amenées, au fil de nos analyses, à porter un regard en direction de ces femmes.

Après une brève présentation du cadre méthodologique et des fondements conceptuels de la recherche, nous exposerons les principaux résultats de l’expérience vécue par les femmes inscrites aux ateliers « Moments Créatifs ». À la lumière de ces résultats, nous montrerons à quel point les liens qu’il est possible de faire entre art et inclusion sociale s’inscrivent dans un processus complexe constitué de dimensions à la fois individuelles, collectives, sociales, culturelles, contextuelles et organisationnelles.

Cadre mÉthodologique

La recherche s’est déroulée entre 2016 et 2018[1]. Au niveau méthodologique, nous avons mené une étude de cas (Hamel, 1997) de nature qualitative. Quatre stratégies complémentaires de cueillette de données ont été employées : une analyse des documents internes au musée, des entrevues semi-dirigées individuelles, des entrevues de groupe ainsi que des observations participantes.

L’analyse des documents internes du musée a été réalisée à l’été 2016. Trois types de documents ont été analysés : les rapports annuels disponibles (sections titrées éducation ou activités éducatives), les articles sur les ateliers parus dans la revue du MACM et les fiches de commentaires concernant l’atelier remplies par les participant.e.s au cours de l’année 2015-2016 fournies par les responsables. Ces analyses ont permis de déceler les objectifs et les avenues qui se dessinaient derrière cette activité au fil des ans. Nous avons également pu saisir le profil des participant.e.s, les propositions artistiques et pédagogiques faites au fil des années ainsi que le degré de satisfaction des participant.e.s en regard de ces ateliers.

À l’aide d’une stratégie d’échantillonnage volontaire, 21 participant.e.s (n=21) ont été rencontré.e.s dans le cadre d’entrevues individuelles (18 femmes et 3 hommes). De plus, 10 professionnel.le.s du musée associé.e.s à ces ateliers (n=10), médiateurs/médiatrices à l’animation et aux visites et membres de la direction ont également été rencontré.e.s, dont 4 en entrevues individuelles et 2 groupes de 3 personnes en entrevues de groupes. Ces entrevues d’une durée approximative de 60 à 90 minutes ont été retranscrites, codifiées et ont fait l’objet d’une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2003). Par ailleurs, nous avons réalisé neuf observations participantes à trois moments distincts, qui ont été consignées dans un rapport écrit à partir d’une grille élaborée au préalable (Peretz, 2004).

RÉsultats

Inspirées des travaux sur les visiteurs des musées de Dufresne-Tassé (2015) et de Mouchtouris (2013), nous envisageons l’expérience vécue aux « Moments Créatifs » comme un itinéraire, c’est-à-dire comme une expérience à analyser en tenant compte des différentes temporalités qui la composent, soit avant, pendant et après la participation aux ateliers. À partir de ces aspects conceptuels, nous avons procédé à l’analyse des données à la lumière de cet itinéraire (avant, pendant, après). Toutefois, à la suite de nos observations participantes, nous avons choisi de fractionner cet itinéraire selon un découpage en six temps directement lié à la démarche de médiation culturelle observée dans les ateliers.

Ces six temps se définissent ainsi : Temps 1) Avant la participation : il s’agit de tenir compte des différents facteurs ayant favorisé la décision des personnes de se rendre aux ateliers une première fois, puis de manière récurrente ; Temps 2) L’accueil : ce deuxième temps définit les éléments contextuels liés à l’accueil matériel et humain lorsque les participant.e.s arrivent à l’atelier ; Temps 3) La visite : ce temps fait référence à la présentation des oeuvres exposées au musée choisies en fonction d’une programmation préalable, qui inspireront la création ; Temps 4) La démonstration : après la visite, les participant.e.s rejoignent l’atelier où, à travers une démonstration interactive, les médiateurs/médiatrices expliquent les procédés artistiques et techniques inspirés des oeuvres présentées ; Temps 5) : Le moment de la création : après cette démonstration, les participant.e.s sont invité.e.s à rejoindre leur espace de travail où est disposé le matériel nécessaire, de manière à créer leur propre oeuvre en s’inspirant de celle présentée durant la visite et des procédés expliqués durant la démonstration ; et Temps 6) Après l’atelier : ce temps fait référence au vécu immédiat des participant.e.s après l’atelier, tels que leurs ressentis, leurs émotions ainsi qu’à la manière dont se réalisent la conservation des oeuvres ou encore la poursuite de la création à l’extérieur.

Les données émanant des entrevues mettent en lumière des profils relativement variés pour les femmes qui participent aux « Moments Créatifs », notamment du point de vue de leurs parcours professionnels : infirmière, professeure, technicienne en laboratoire, employée dans le réseau de la santé et des services sociaux, secrétaire au gouvernement, brigadière scolaire, cheffe d’équipe, organisatrice communautaire, pigiste ou encore chargée de projet événementiel. La plupart sont retraitées et expriment un intérêt pour les arts en général. Plusieurs ont vécu leurs premières expériences avec les arts durant leur enfance, soit au sein de leur famille, soit par l’intermédiaire de l’école.

À partir du croisement des données issues de nos observations et recueillies lors des entrevues, nous présentons ici l’expérience vécue par les participantes et les membres de l’équipe qui conceptualisent et animent l’activité « Moments Créatifs », cela au fil des six temps évoqués plus haut, de manière à examiner comment et à quelles conditions le dispositif de médiation culturelle déployé dans ces ateliers contient le potentiel de favoriser l’inclusion sociale des femmes qui y participent[2].

Temps 1 : Avant la participation

C’est au moment de leur retraite que la plupart des femmes ont décidé d’expérimenter les « Moments Créatifs ». Bien que certaines aient eu des activités artistiques durant leur vie active, pour plusieurs, leurs responsabilités professionnelles ou familiales ont parfois constitué un frein à la pratique artistique. L’arrêt de l’activité professionnelle est alors une fenêtre d’opportunité leur permettant un « laisser aller à faire », à pouvoir enfin réaliser leurs aspirations artistiques, comme l’exprime cette participante :

J’ai attendu 11 ans pour m’inscrire aux Mardis créatifs ! J’ai espéré. J’ai souhaité. Et j’étais tellement contente que ça existait encore en 2014. C’est la première chose [que j’ai faite] à ma retraite. […]. Au niveau professionnel, moi comme j’étais coordonnatrice, cheffe d’équipe, donc j’étais responsable. [...] Donc mon énergie était là, et en même temps, j’avais aussi ma mère, donc j’étais moins disponible.

Pour quelques-unes, se rendre pour la première fois à ces ateliers a nécessité d’oser « passer la barrière pour venir », soit parce que cette démarche leur demandait de dépasser leurs a priori au sujet de l’art contemporain, soit encore parce qu’elles avaient des appréhensions quant à leurs compétences artistiques. En effet, même si la logique pédagogique des ateliers ne requiert aucun préalable artistique, certaines ont ressenti une crainte de ne pas être à la hauteur, surtout chez celles qui avaient peu ou pas de pratique :

Ça me plaisait, puis en même temps, je me disais : « Ah! Peut-être que je n’ai pas ce calibre-là » […]. Et je commençais en arts, j’avais très peu touché les arts plastiques. […] Puis à un moment donné, j’ai dit : « Bien peut-être que ce n’est pas de mon niveau », puis là je me suis dit : « Bien j’y vais. ».

Une fois le pas franchi, plusieurs facteurs ont contribué à ce qu’elles choisissent de réitérer l’expérience de manière récurrente. Parmi ces facteurs figurent les émotions de plaisir et « l’ambiance bon enfant », mais surtout la logique pédagogique des ateliers structurée autour du non-cours et de la non-contrainte :

Je trouvais qu’on riait, on avait du plaisir. En tout cas, ça a été un moment agréable avec les personnes. Et puis ce n’était pas des cours […], le professeur n’est pas là pour dire : « Hum ça, ce n’est pas correct… Ça c’est… Vous n’avez pas la technique. » ou bien « Ce n’est pas ça qu’on vous demande. ».

Par ailleurs, le regard d’un autrui significatif, tel que l’entourage proche, posé sur l’oeuvre créée, a aussi été pour certaines un facteur déterminant au renouvellement de l’expérience : « j’ai montré ça [mon oeuvre] aux gens de mon entourage. Là mon père a trouvé ça beau. Il y a une de mes premières oeuvres, qu’il a encadrée même ! Il aimait ça. C’est lui-même qui l’a fait encadrer. Alors je me suis dit, c’est une bonne partance, ça commence bien. » Le non-jugement des médiateurs/médiatrices et des autres participant.e.s figure aussi parmi les conditions essentielles à la récurrence de leur participation : « il n’y a personne qui m’a jugée. Ça, c’était important […]. C’est pour ça que je pouvais retourner la semaine suivante. » De plus, si plusieurs reviennent de semaine en semaine aux ateliers, c’est aussi parce qu’elles y trouvent un lieu de rencontre ainsi qu’un moment de détente et de « découvertes de nouvelles choses » qui les sortent de leur quotidien.

Temps 2 : L’accueil

Pour les participantes interviewées, l’aménagement des locaux, le matériel fourni ainsi que la manière dont elles sont accueillies par les membres de l’équipe sont des dimensions importantes. Elles apprécient, à l’unanimité, l’abondance et la qualité du matériel mis à leur disposition, notamment en regard du prix qu’elles paient pour participer aux ateliers (15 $ à chaque atelier[3]). Aux côtés de cet aspect matériel, elles disent ressentir une bienveillance de la part des membres de l’équipe qui « sont très attentifs à [leurs] demandes » et leur réservent systématiquement un « excellent accueil », prenant soin, par exemple, de se présenter à chaque début d’activité, d’engager la discussion avec certaines concernant le programme du jour ou sur d’autres sujets. À leurs yeux, tous ces éléments « font qu’il est confortable de travailler ».

Temps 3 : La visite

Durant nos observations, nous avons eu l’occasion d’expérimenter les différentes visites d’expositions proposées en amont de la création. Ces visites sont de deux types. La Grande Visite, d’une durée de 45 minutes, se réalise au début de chaque cycle de création. Animée par des médiateurs/médiatrices attitré.e.s aux visites guidées, elle vise à découvrir l’ensemble des oeuvres du corpus sélectionné pour la création. La Petite Visite, d’une durée de 15 minutes, se déroule par la suite chaque semaine. Dirigée cette fois-ci par les médiateurs/médiatrices à l’animation, elle permet de revoir en profondeur l’oeuvre du corpus et les procédés techniques utilisés par l’artiste, desquels découlera la création mise au programme du jour.

La Grande Visite est appréciée de plusieurs participantes, car elle « permet d’en apprendre davantage sur les artistes, leurs démarches », « leurs parcours », et « d’être en contact avec des oeuvres avant l’atelier ». Pour d’autres, elle « développe une curiosité, un apprentissage, un éveil » et « aiguise le regard », qui leur « permet d’apprécier encore plus l’art contemporain ». Néanmoins, quelques-unes trouvent cette visite « parfois trop longue, [car] ça ne laisse pas assez de temps pour créer ».

Soulignons que pour ces deux types de visites, l’approche utilisée et privilégiée par les médiateurs/médiatrices est interactive, ce qui, selon les participant.e.s, permet de s’exprimer librement au sujet de l’oeuvre ainsi que de « réfléchir de façon ouverte et d’approfondir sa pensée ».

Temps 4 : La démonstration

Une fois les visites terminées, les participant.e.s se dirigent vers l’atelier où les médiateurs/médiatrices expliquent les différentes étapes de création reliées à l’oeuvre présentée. La démonstration est faite devant le groupe pour une période de 15 à 20 minutes. Tel que l’explique cette médiatrice, il s'agit d'« adapter la proposition de l’artiste et de proposer des techniques qui permettent d’exécuter une création durant le temps de l’atelier, […] montrer des notions, malgré qu’on ne soit pas ici dans un cours formel en art, […] rendre tous les participants ‟sécuresˮ en leur passant des trucs, […] [en démystifiant] le modèle professeure et apprenti-élève et de vivre l’expérience au même titre que les participants ».

Durant cette démonstration, nous avons observé comment les médiateurs/médiatrices s’efforcent de simplifier des procédés complexes afin de donner le goût de faire en toute liberté. L’une d’elles explique qu’il s’agit d’inviter « à ne pas se casser la tête », à se lancer et à aller vers ce qui les inspire. À ce propos, plusieurs participantes soulignent le professionnalisme et la qualité des explications données à cette étape : « c’est pertinent, ils nous montrent les erreurs… les écueils, possibles. […] Puis ce n’est jamais très long c’est bien mesuré, c’est bien travaillé, c’est professionnel. » D’autres reconnaissent tout le travail de préparation réalisé en amont par les médiateurs/médiatrices, puisque « travailler pour un maximum de résultat dans un minimum d’effort […] demande beaucoup de préparation ». Une autre mentionne que « les animateurs sont ouverts… on peut poser des questions, ils expliquent comment faire tout ça, mais après, on fait ce qu’on veut, on n’est pas à l’école… On n’est pas surveillé. » Toutefois, bien qu’une majorité apprécie cette étape, quelques-unes, plus pressées de créer, trouvent ce temps trop long, notamment en raison des questions posées par les autres. Par ailleurs, certaines trouvent parfois que les médiateurs/médiatrices utilisent un ton « un peu infantilisant ».

Temps 5 : Le moment de la création

La création est un moment central aux yeux des participantes interviewées. Comme le rappelle une des membres de l’équipe, le procédé qui se déploie fait qu’on « s’inspire d’une oeuvre sans utiliser les mêmes matériaux [que l’artiste], on passe par la technique et on fait des raccourcis efficaces pour que les participants soient fiers de ce qu’ils font ». Toujours selon cette membre, l’intention de départ est de sortir des sentiers battus afin que la liberté de création offerte et attendue permette à chacune de s’investir personnellement et de vivre une expérience « valorisante sans contrainte ou liée à une performance académique », où ce qui compte, c’est « le processus de création et non le résultat fini ».

Qu’offre de particulier cette proposition et quelle philosophie sous-tend-elle ? Pour les médiateurs/médiatrices, elle « laisse place à l’imagination dans une société organisée et contraignante », elle « permet d’essayer des méthodes d’expression qu’ils ne s’étaient jamais permis d’explorer », « de révéler l’expression créatrice de chaque personne », de « faire tomber les barrières et les préjugés [envers l’art contemporain et les artistes] » et de « s’offrir un temps à soi qui libère des contingences ».

Comment les participantes répondent-elles à cette proposition ? Pour plusieurs, créer à partir d’une oeuvre leur offre une « liberté de créer à partir d’une proposition claire et définie », avec « des techniques simplifiées » et « des médiums variés », faisant que la création devient « accessible à tous », une « approche facile pour tout le monde », qui ne nécessite pas de talents particuliers et à travers laquelle « tout le monde peut réussir à faire quelque chose selon son talent, selon son envie », sans aucun jugement. Il s’agit donc « d’accepter l’aventure de créer », c’est-à-dire de « créer, [sans faire] exactement ce qui est demandé », de « sortir de ses limites », et de « développer sa créativité ». Plusieurs soulignent également « aimer le côté spontané de l’exercice », « l’autonomie dans le processus de création » et « le respect de tous ». En somme, il s’agit d’une « expérimentation […], alors ça se peut que ça glisse ailleurs […]. Mais c’est ça le but […], c’est d’expérimenter. »

Du point de vue des participantes, plusieurs émotions traversent ce moment de création, comme un « état de bien-être », un « sentiment de plaisir » et d’« amusement », allant même pour certaines à comparer ce moment à du « yoga mental ». Pour une des participantes, « c’est dans les moments de création que je suis la plus heureuse finalement. […] J’essaie d’avoir ça [la création] un petit peu dans ma vie de tous les jours, je veux dire, c’est dans ce temps-là que je me sens le mieux finalement. » Les médiateurs/médiatrices constatent également à quel point ce moment apporte du bien-être, stimule le dévoilement de vécus personnels et « agit sur les personnes en les valorisant, en haussant l’estime de soi ». Par ailleurs, quelques participantes éprouvent des sentiments contradictoires en disant ressentir à la fois le fait d’être « confrontées et satisfaites », « une frustration et un plaisir » ou encore « se sentir nulles et contentes ».

Même si plusieurs racontent qu’elles aiment socialiser au moment de la création, la dominante qu’elles expriment est de préférer « être dans sa bulle », c’est-à-dire de « [faire] les choses seules ». Cette disposition se traduit par le fait d’être « dans le moment présent », de « lâcher l’objectif de résultat » et de constater que c’est « un privilège d’avoir un moment où on ne pense à rien d’autres ». En se concentrant sur ce qu’elles souhaitent faire, elles sont « dans [leur] monde », ce qui leur permet d’oublier toutes les choses sans rapport à la création, n’apercevant plus personne et ne se laissant pas « influencer par les créations des autres ».

Temps 6 : Après l’atelier

Plusieurs aspects pourraient être abordés dans ce temps, tels que la conservation et le partage de leurs oeuvres ou encore la poursuite de la création à l’extérieur du cadre des ateliers. Néanmoins, l’aspect relié aux ressentis et aux émotions vécus après l’atelier apparaît particulièrement significatif dans l’expérience vécue par les femmes. Ces sentiments surgissent certes, directement après l’atelier, mais aussi dans le cadre de l’exposition que le MACM consacre aux oeuvres créées par les participant.e.s.

Une fois par année, une exposition, organisée par le directeur du programme, permet d’exposer et de donner à voir au public qui fréquente le musée « les oeuvres créées au cours de ces ateliers ». Selon une médiatrice, cette exposition, « boucle la boucle d’une façon tellement forte », car elle valorise les productions des personnes qui ont accepté qu’elles soient exposées. Elle constate à quel point « les participants sont tellement fiers! […] C’est un levier, ça donne tellement de force… C’est une vitrine aussi pour notre programme dans le musée, parce que les projets sont présentés. » Lors de nos observations, nous avons remarqué à quel point l’ensemble de ces oeuvres, accrochées dans le hall d’entrée et le corridor conduisant aux ateliers, produit un effet traduisant le concept « Seul ensemble » expérimenté au sein de ces ateliers, c’est-à-dire « de voir que tout le monde a eu le même thème, les mêmes matériaux, le même support, et [qu’]il n’y a aucune image qui est identique, qu’on ait 4 ans, qu’on ait 70 ans, [et que] chacun va intégrer des éléments connus à des éléments nouveaux. Alors c’est très révélateur, [ça révèle] l’expression créatrice de chaque personne », comme le souligne un membre de l’équipe.

Plusieurs participantes disent ressentir un certain plaisir « de savoir qu’il y a d’autres gens que nous-mêmes ou nos proches qui voient qu’est-ce qu’on a fait ». D’autres mentionnent à quel point cette exposition est « valorisante », car « les gens sont fiers quand on montre ce qu’ils ont fait ». Par ailleurs, voir ses oeuvres exposées au public constitue une sorte de compensation à l’absence de reconnaissance qu’elles éprouvent parfois dans le cadre de leur vie quotidienne, tel que l’exprime cette participante « moi je trouve ça important. C’est comme une reconnaissance, parce que dans la vie on n’a pas de reconnaissance, […] ça fait plaisir. » À ce propos, pour l’une des participantes, la mise en valeur de ses créations dans le cadre de cette exposition publique montre que « je ne suis pas juste quelqu’un qui a consommé, mais [qu’]aussi le musée est fier de montrer ce que les gens font […]. Bien il y a comme une reconnaissance là aussi de notre apport. » Ultimement, l’exposition de leurs oeuvres procure à certaines un sentiment d’appartenance à un projet commun, puisque « tout le monde va sentir qu’il a participé à un projet, puis c’est ça le résultat que ça a donné […] c’est rassembleur ».

Si nous avons déjà mentionné plusieurs des effets ressentis par les participantes au cours des temps précédents, ceux qu’elles disent éprouver directement après l’atelier convergent autour des mêmes thèmes. Le sentiment de bien-être mental et physique est en effet unanimement exprimé : « tu es comme allégée, ça fait du bien, comme quand tu as fait de l’exercice physique, après tu relaxes, ça fait du bien », « c’est énergisant », « on sent la détente et la relaxation », « c’est moins cher que chez le psy et ça me procure le même bien-être ». Au sortir de l’atelier, plusieurs disent ressentir un sentiment de confiance, une plus grande affirmation de soi et une certaine fierté reliée à la réalisation de leurs oeuvres, à leur accomplissement et à leur réussite : « on se sent satisfaite d’avoir créé quelque chose en deux heures », « de pouvoir dire qu’elle crée, qu’elle a créé, […] d’avoir réussi à accomplir quelque chose ».

Discussion

La mise en lumière des six temps reliés à l’expérience vécue par les femmes au sein des « Moments Créatifs » montre à quel point les liens qu’il est possible de faire entre art et inclusion sociale ne sont pas systématiques et ne vont pas de soi. Ces liens s’inscrivent dans un processus complexe constitué de dimensions à la fois individuelles, collectives, sociales, culturelles, contextuelles et organisationnelles. Par ailleurs, à travers l’expérience des « Moments Créatifs », on voit comment cette complexité ne peut faire fi de la dimension genrée et des rapports sociaux de sexe qui ont longtemps assigné les femmes à des rôles prédéfinis, les éloignant des diverses possibilités auxquelles elles auraient pu souscrire au niveau professionnel dans le domaine des arts et de la culture ou tout simplement de leur goût à s’y inscrire dans leur temps de loisir.

Autrement dit, il ne suffit pas de proposer une activité de création artistique à travers une pratique de médiation culturelle pour provoquer un sentiment d’inclusion sociale. D’autres facteurs contribuent à générer ou à alimenter ce sentiment, comme les mécanismes pédagogiques et techniques mis en oeuvre dans l’action de médiation culturelle, les principes philosophiques et les objectifs visés par cette action, les dispositions individuelles des participantes, la cohésion de groupe, le contexte socioculturel voire sociopolitique ainsi que le contexte organisationnel de l’espace où se déroule l’action. Ici, comme le souligne Nancy Fraser (2012), la mise en place du dispositif, tel que déployé dans l’atelier des « Moments Créatifs », considère les femmes qui s’inscrivent à cette activité comme des partenaires à part entière mettant de côté cette subordination à laquelle elles ont longtemps été soumises et qui les a souvent freinées dans leur désir de créer ou tout simplement de développer sans entraves une pratique artistique et de s’y consacrer dans leur temps de loisir.

Dans le contexte des « Moments Créatifs », le processus d’inclusion sociale prend vie, d’une part, à partir des aspirations des femmes et, d’autre part, autour du format singulier de médiation culturelle déployé dans ces ateliers. Nos résultats montrent à quel point les aspirations des femmes constituent un moteur important du processus d’inclusion sociale. Pour le sociologue Chombart de Lauwe (1964), les aspirations, formées de désirs et d’espoirs, sont à la source des transformations, surtout si elles se sont accumulées depuis longtemps sans pouvoir se réaliser. Ces aspirations se situent à l’interstice du social et du personnel. Elles sont en lien direct, d’une part, avec la manière dont se construit le rôle social des femmes dans les contextes socioculturels et, d’autre part, avec l’histoire individuelle de chacune d’entre elles. À cet égard, les responsabilités familiales ou professionnelles ainsi que les stéréotypes sociaux péjoratifs généralement associés aux femmes dans les mondes de l’art (Buscatto, 2014) les ont exclues de la sphère artistique durant leur vie active, alors que la plupart souhaitaient y participer. Ce mécanisme d’exclusion, traversé par une inégalité de genre, participe à contraindre l’action des femmes. Il entrave leur possibilité de faire des choix de vie conformes à leurs aspirations. Or, pour Nussbaum (2016), la possibilité de réaliser ses propres aspirations joue un rôle essentiel dans la vie des personnes, en ce qu’elles débloquent le pouvoir et amènent à agir de manière à choisir de mener la vie qu’elles ont des raisons de valoriser.

Les « Moments Créatifs » constituent, pour ces femmes, une fenêtre d’opportunité leur permettant de réaliser leurs aspirations d’accomplissement et de vivre pleinement pour soi à travers la création artistique. Cela dit, la plupart ont attendu le moment de leur retraite pour vivre l’expérience de ces ateliers, comme si elles pouvaient « enfin [faire] jeu égal avec leurs partenaires masculins » (Guichard-Claudic et al., 2001, p. 81). Autrement dit, le temps de la retraite constitue également une possibilité pour ces femmes de vivre leurs aspirations à travers une recomposition de leur vie quotidienne (Guichard-Claudic et al., 2001), où les sensations de bien-être et l’émotion du plaisir prennent une place prépondérante. La dimension des émotions est d’ailleurs au coeur du processus d’inclusion. Dans le contexte des « Moments Créatifs », un espace-temps informel, non conventionné et où l’erreur est autorisée, voire valorisée, il devient en quelque sorte possible pour ces femmes d’échapper au contrôle social qui gouverne leurs émotions dans le cadre de leur vie quotidienne.

Le format de médiation culturelle déployé dans ces ateliers, ancré dans un esprit d’expérimentation, d’accessibilité, de découverte, d’autonomie, de liberté, de non-jugement et de non-contrainte, permet aux femmes de dépasser les contraintes sociales et personnelles, afin de vivre individuellement leurs aspirations, tout en évoluant dans une dynamique de groupe valorisante. À cet égard, on se rapproche de la conception fournie par Billette et ses collaborateurs (2012), pour qui l’une des conditions de l’inclusion sociale se situe dans la reconnaissance de chaque individu en tant que membre socialement valorisé, c’est-à-dire « lorsqu’il est reconnu dans ses capacités à décider et agir pour soi-même au même titre que tous les autres citoyens » (Billette et al., 2012, p.18). Le sentiment de reconnaissance éprouvé à travers ces ateliers est effectivement au coeur du vécu de ces femmes. À l’instar d’Honneth (2002), nous voyons comment le regard d’un autrui significatif, comme leurs proches et l’instance même du musée, leur permet de combler un besoin de reconnaissance qu’elles ne trouvent pas forcément dans le cadre de leur vie quotidienne. Par ailleurs, le principe de non-cours, tant apprécié par les femmes, favorise le développement d’une plus grande confiance et permet d’acquérir de nouvelles compétences, notamment parce que les médiateurs/médiatrices ne se placent pas en position d’autorité, mais plutôt « en posture modeste, [invitant] chacun à la discussion et à l’échange à partir des propositions » (Chaumière et Mairesse, 2013, p. 132-133).

En situant au second plan le rapport oeuvre-destinataire, le dispositif de médiation culturelle déployé au sein des « Moments Créatifs » comporte, tel que le souligne Fontan (2007), une forme de participation au sens large. C’est ce qui permet aux femmes de vivre une expérience, parfois inédite, de prendre conscience de leur potentiel, de s’installer dans l’espace public d’un point de vue artistique et de nourrir de nouvelles aspirations (Belhadj-ziane, Allaire et Morin, 2015).

Conclusion

Les pratiques de médiation culturelle orientées vers l’inclusion sociale se manifestent de plus en plus sur le territoire québécois et invitent à ce que nous portions une attention particulière à leurs mises en forme, à leurs modalités d’expression, à la production des nouveaux savoirs qu’elles génèrent et aux enjeux qu’elles soulèvent (Lafortune, 2012). À cet égard, tandis que l’espace muséal peut, à bien des égards, constituer un espace de reproduction des mécanismes d’exclusion sociale, nous venons de voir comment, à travers une pratique singulière de médiation culturelle telle que proposée aux « Moments Créatifs », il peut aussi comporter des espaces particuliers d’inclusion sociale à l’intérieur desquels les femmes peuvent s’y définir, s’y reconnaître et réaliser des accomplissements conformes à leurs aspirations.