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L’ouvrage Affect and Social Media: Emotion, Mediation, Anxiety and Contagion, structuré en quatre axes, pose des questions d’actualités sur l’omniprésence du numérique dans notre vie quotidienne tout en interrogeant des notions difficilement saisissables, telles que les émotions et les sentiments.

Le premier axe aborde le thème des émotions numériques à partir d’exemples qui montrent comment le harcèlement et les abus sexuels se sont propagés rapidement à travers les médias sociaux. Le deuxième est centré sur les notions de médiation et de connexion à travers les médias sociaux dans les mouvements féministes et l’éducation. Le troisième axe propose des études de cas sur l’insécurité et l’anxiété suscitées par les nouvelles technologies et, enfin, le quatrième axe démontre l’effet de contamination émotionnelle résultant de la diffusion des émotions à travers les médias sociaux. Pour ce faire, les auteures et auteurs recourent principalement à trois cas de figure : les lieux de travail, la diffusion des images sur Facebook et les règlements et les contrôles dans le secteur politique et journalistique. Ce recueil étant constitué de chapitres rédigés par des chercheuses et chercheurs provenant de différentes disciplines, les éditeurs ont tenté de fluidifier les transitions entre les axes par des images et des illustrations artistiques prises durant la conférence Affect and Social-media[1], tenue à l’université East of London le 7 novembre 2018.

Très riche, l’introduction explore un large éventail de concepts liés à la culture des médias numériques. Cette réflexion s’étale de la pédagogie à la pornographie, et au-delà, pour tous ceux qui souhaitent comprendre le rôle clé que jouent les médias sociaux sur les sentiments et les affects. La revue de littérature proposée, très étendue, traite des plateformes de médias sociaux, du pouvoir de la communication et du marketing, de la transmission, des « fausses nouvelles », des données, de l’interaction et de la communication homme-machine (la conception et le développement de systèmes interactifs entre les deux), de l’activisme numérique et de la philosophie de la technologie. L’introduction fait notamment état du rôle démesuré des médias sociaux dans nos vies émotionnelles, lesquels modulent continuellement nos humeurs et nos sentiments, ou encore transmettent des sensations qui nous traversent comme une infection ou une contagion. Afin de rendre compte des nouveaux rôles des médias sociaux aujourd’hui, les 17 chapitres de cet ouvrage collectif combinent ainsi recherches empiriques et théoriques (comme la théorie des affects, la théorie du genre, etc.) effectuées par des chercheuses et chercheurs de plusieurs disciplines.

Le premier axe, composé de cinq chapitres, fournit un aperçu nuancé du contexte historique des émotions numériques, de nos relations complexes avec les Big Data et de l’intelligence artificielle sur la base des exemples d’harcèlements et d’abus sexuel (Luke Stark, p. 42-51). Les textes de cette partie expliquent comment l’utilisation des médias sociaux s’est développée au cours des dernières années pour permettre à de nombreux utilisateurs d’exprimer des émotions et des sentiments. Helen Powell (p. 13-17) rappelle ainsi l’intensification des sentiments et des sensations qui se produisent lorsque les utilisateurs de Facebook, par exemple, interagissent avec les autres réseaux sociaux : ils forment divers champs virtuels (de haine, de séduction, de désire, de débat, de sympathie, etc.) dans lesquels les participants ont du mal à gérer leurs émotions. Dans cette suite, les travaux de Luke Stark et de Maurizio Mauri (p. 52-63) exemplifient les tensions qui existent à travers les outils informatiques dans le monde des entreprises (entre deux employés, par exemple), mais aussi dans le monde universitaire (entre un enseignant et ces étudiants).

Les auteures du second axe, majoritairement issues des champs de la sociologie et de la théorie du genre et de l’éducation (Rebecca Coleman, Alyssa D. Niccolini, Jessica Ringrose et Kaitlynn Mendes), expliquent que l’instauration de la confiance à travers les médias sociaux est une aspiration que porte chaque politicien. Sur la base d’enquêtes qualitatives, ces dernières démontrent que les médias sociaux pourraient être un outil politique de médiation extrêmement efficace. Dans cette partie, les auteures s’intéressent à la rapidité et à l’efficacité des médias sociaux dans la diffusion des émotions et des sentiments avec des exemples issus de l’éducation et des mouvements du féminisme.

Sous cette thématique, un chapitre se démarque tout particulièrement : « Mediated Affect and Feminist Solidarity », de Ringrose et Mendes (p. 85-97). Il présente Twitter comme un outil au service de la solidarité féministe contre le harcèlement sexuel. Ce chapitre rappelle les différents épisodes de contestation en ligne où la politique identitaire s’est heurtée à des affects d’opposition (Mendes, 2015; Mendes et al., 2019). En s’appuyant sur la notion d’économies affectives et de la théorie du genre, les auteures ont voulu montrer comment les réseaux sociaux ont créé un espace pour une nouvelle forme de solidarité féministe. Plus précisément, elles se sont appuyées sur l’exemple des mouvements féministes sur les réseaux sociaux pour la défense des droits des femmes.

Dans le troisième axe (cinq chapitres), les auteurs explorent les conséquences affectives de l’intersection entre un discours et une plateforme médiatiques. Selon la psychologie positive, le bonheur est un objet mesurable d’autoculture et d’amélioration psychologique (Ahmed, 2015). Cela est mis en relation avec l’idée que certaines machines seraient capables de prendre ce discours scientifique pour créer des programmes et des activités destinés à améliorer le bonheur de l’utilisateur (notamment ses désirs sexuels). Les chapitres 10, de Zara Dinnen (p. 113-120), et 11, de Sophie Bishop (p. 122-130), cherchent ainsi à identifier et à décrire trois mécanismes : le non-bonheur permanent, la réduction du spectre émotionnel du corps et la production organique d’habitudes. Ces deux auteures avancent que cette technologie médiatique pourrait moduler les capacités affectives du corps humain en produisant des habitudes préemptives pour créer ce que Jamie Hakim, dans le chapitre 12, qualifie de « régime psychologique positif du bonheur » (p. 135). Par ailleurs, Dinnen et Bishop abordent l’anxiété comme une structure quotidienne du sentiment et relient le processus d’articulation affectif et discursif de l’insécurité à la dynamique non consciente d’une « médiation technologique ». Hakim explore pour sa part l’idée de « Chemsex[2] » dans le contexte du Royaume-Uni. Il dresse le bilan de l’essor des médias sociaux et des plateformes de partage de vidéos et de l’industrie du divertissement sexuel. Cet axe se conclut par un questionnement sur les préjugés qui affectent le mode de vie des personnes homosexuelles en se demandant pourquoi les vidéos pornographiques affectent leurs images et leurs émotions (Stephen Madisson, p. 141-151).

Dans le quatrième et dernier axe, les auteurs présentent l’essor exponentiel des médias sociaux, la relation homme-machine, et les risques que peuvent provoquer cet essor en contaminant nos émotions (Yiǧit Soncul, p. 157-166). Basées sur des cas pratiques comme celui du masque d’Ebola, les nouvelles données empiriques fournissent des analyses sur des sentiments comme la peur, l’anxiété et la terreur. Le chapitre « Emotions, Social Media Communication and TV Debates », de Morgane Kemmich (p. 178-186) est particulièrement intéressant sur ce point. L’auteure y explique la relation entre les émotions exprimées sur les médias sociaux et les débats télévisés et montre la prolifération des émotions et des sentiments sur les médias sociaux à la suite de débats télévisés. Les quatre chapitres regroupés sous cet axe montrent, entre autres, que cette conjoncture métamorphose parfois le paysage médiatique dans sa globalité. Par exemple, l’étude de Kemminch explore les sentiments propagés sur les médias sociaux qui ont affecté la population américaine à la suite de débats politiques aux États-Unis, comme la peur, l’admiration, la frustration, la haine, l’amour, etc. Dans sa globalité, cet axe met en évidence le rôle majeur joué par les journalistes dans la transmission et le développement des émotions.

En somme, nous retenons de l’ouvrage la place prépondérante de la culture numérique contemporaine comme nouveau véhicule des émotions et des sentiments des êtres humains, et ce, à l’aide de nombreuses notions issues de la théorie de l’affect (sensation, émotion, sentiment, humeur, etc.). Les coordonnateurs de l’ouvrage ont su soutenir une cohérence vitale entre des regards provenant d’études critiques des affects inspirées par la théorie féministe avec ceux de contributeurs des domaines de la psychologique et de l’informatique. Il s’agit d’une exploration incitant à une réflexion parfois effrayante, mais profondément fascinante, entre autres à travers des émotions numériques.

L’ouvrage ne propose pas de conclusion générale. En revanche, les collaboratrices et collaborateurs ont intégré une image qui présente la relation entre le lien homme-machine, qui ouvrent à différentes interprétations en fonction de la formation du lecteur (Figure 1). Cela dit, c’est autour des notions de réalité augmentée et d’intelligence artificielle que l’attention et les illustrations dans l’ensemble du recueil portent. Ainsi, bien que des incompréhensions théoriques subsistent, ces illustrations fournissent des modèles pratiques dans les différents cas de figure. Les images sélectionnées par les éditeurs de l’ouvrage afin de démontrer la « transmission des affects » sont tirées des présentations faites lors du colloque Affect and Social-media de 2018.

Figure  1

Prise photographique pendant la conférence de Vered Elishar-Malka et Yaron Ariel (Yezreel Valley College, Israël) intituléeSocial media, Legacy media, and the public, in the Trump(ing) era[3]

Prise photographique pendant la conférence de Vered Elishar-Malka et Yaron Ariel (Yezreel Valley College, Israël) intituléeSocial media, Legacy media, and the public, in the Trump(ing) era3

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Enfin, notons que l’ouvrage n’a pas tant pour ambition de formuler des propositions précises sur les affects, mais plutôt d’en pointer les nuances et de soulever des exemples qui les représentent. Toutefois, nous regrettons l’absence d’une synthèse générale et d’un fil conducteur plus évident entre les différents chapitres. Dans l’ensemble, malgré le manque d’unité et la diversification des domaines des chapitres (communication, psychologie, politiques, informatique, etc.), le recueil réussit à dresser un portrait impressionnant des changements de notre société contemporaine attribuables au numérique. Il en ressort que nous nous retrouvons pris dans les flux affectifs des pratiques médiatisées dans un horizon toujours plus étendu et indéterminé. Cet ouvrage s’ancre avec pertinence dans un domaine de recherche d’actualité, soit les « humanités numériques », et souligne le besoin de renouveler nos façons de définir et de pratiquer les affects dans les médias sociaux.