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Comment les participants à un jeu réagissent-ils à une tricherie qui modifie l’attribution du gagnant? Et que se passe-t-il s’il s’agit d’un échange marchand trafiqué qui a lieu au sein du jeu? Des réactions émotionnelles risquent de se manifester, mais mèneront-elles toutes à des demandes de réparation alors qu’elle concerne un jeu? Ces interrogations font-elles partie du jeu, ou servent-elles à lui fixer des limites? C’est de ces articulations entre normes sociales et affects ainsi que de leur matérialisation dans des pratiques de jeu, d’échanges marchands et de tricheries dont il sera question dans cet article, cela en prenant pour terrain d’observation un jeu vidéo en ligne.

« Jouer en ligne[1] » évoque le plus souvent l’implication dans un monde où il faut franchir des épreuves ludiques adaptées aux capacités d’un joueur solitaire ou de collectifs formés pour venir à bout de défis plus ambitieux. Dans un MMORPG[2], les batailles sanglantes et les défis épiques s’adossent à une petite économie. Celle-ci s’anime à l’occasion des échanges d’objets utiles en jeu, les personnages des joueurs se débarrassant de leurs objets les plus inutiles et s’en appropriant d’autres. Tous ces objets (par exemple, des armures, des potions, des épées) circulent avec fluidité grâce à des monnaies spécifiques qui ont cours dans le jeu. Pendant ce temps, des apprentis marchands s’efforcent de profiter des aventuriers téméraires et, au surplus, de petits malins dont certains atteignent à peine la dizaine d’années, dépouillent tous ces besogneux du fruit de leur labeur ludique. Lorsque ces échanges se révèlent problématiques, il est immédiatement fait référence à la tricherie. Ce que certains jugent comme une corruption du jeu (Caillois, 1991) relève pourtant d’un subtil accord collectif entre des joueurs pour fixer des frontières aux situations ludiques. Cependant, des participants en pâtissent : ceux qui souhaitent maintenir une interaction ludique ne savent plus à quel cadre commun se référer. Cette confusion débouche sur trois conduites apparemment hirshmanienne (Hirshman, 1970) : (1) considérer que le tour subit fait partie intégrante du jeu; (2) juger la partie trop peu ludique et la quitter rageusement; ou, enfin, (3) se plaindre, à soi-même ou haut et fort en public, dans l’espoir d’une réparation.

Il est donc ici question de rendre compte de ce phénomène que les joueurs appellent unanimement une « arnaque ». La mobilisation des cadrages décrits par Goffman (1991), un des développements théoriques centraux des sciences de la communication, facilite l’analyse de ces formes d’escroqueries dans le contexte du jeu vidéo. Intuitivement, on devrait pouvoir dire que ce type de tricheries correspond à un cadrage ludique appliqué à une forme d’escroquerie en ligne. Pourtant, les parties prenantes ne sont pas toujours en mesure de réalier de nombreux changements consécutifs de cadrages. L’analyse médiatique de la tragédie survenue en plein match de foot au Heysel a pu le montrer en s’intéressant aux cadres mobilisés par les commentateurs sportifs du direct (de Fornel, 1993). Notre enquête de terrain, qui porte sur d’autres formes de médiations à distance, prouve que, dans bien des cas, les joueurs n’appliquent pas les cadrages attendus et considèrent qu’ils sont victimes d’une vraie escroquerie. Le cadrage fournit l’outil pour comprendre la perception et le jugement des protagonists. Cependant, l’adjonction d’une théorie pragmatique des affects (Pailler, 2019; Pailler et Vörös, 2017) intégrant une analyse sociotechnique nous permet d’expliquer pourquoi, dans une situation d’arnaque, émergent souvent des rapports de force défavorables au pigeon, le poussant vers l’adoption de certains cadrages.

Parmi la multitude des jeux en ligne sujets à l’arnaque, il est pertinent de choisir l’étude d’un MMORPG, et plus encore de Dofus (Vétel, 2016). Les MMORPG font le choix de préserver les arnaques dans leur milieu ludique. Deux éléments vont ménager une place de choix à ce phénomène. Premièrement, ces jeux de rôle laissent une large part aux interprétations fictionnelles. Le contexte ludique des échanges marchands n’y fait pas exception et les arnaqueurs jouissent de ressources fertiles pour brouiller les jugements et décourager les plaintes. L’arnaqueur manie les codes du jeu en virtuose parce qu’il est souvent aussi un joueur en ligne passionné. Il commet ses méfaits soit en se faisant passer pour un joueur comme un autre, et ce, au moyen de personnages du jeu habilement utilisés, soit en se faisant passer pour l’entreprise conceptrice du jeu, en proposant à des joueurs de se rendre sur une copie piégée du site internet officiel du jeu. Deuxièmement, le personnage incarné accumule des biens de rareté et d’utilité diverses, ainsi que des quantités de monnaies ayant cours dans le jeu. L’utilité des biens n’est pas la même pour chaque type de personnages joués. Il y a donc un encouragement à démultiplier les échanges entre personnages, produisant autant d’occasions d’arnaquer son prochain. Dofus accroît encore les occasions d’arnaque: il connaît un succès commercial auprès des moins de 25 ans[3], dont les plus jeunes âgés d’une dizaine d’années sont très faciles à escroquer.

De manière à justifier précisément les fondements empiriques de notre démarche, nous revenons, dans la première partie de cet article, sur la littérature qui traite des escroqueries en ligne et de la triche, puis sur la méthode d’enquête que nous avons développée. La deuxième partie montre en quoi le respect ou l’interruption de la séquence d’échange marchand dans le jeu correspond à des types d’arnaques. La troisième partie dresse la cartographie des cadrages mobilisés aux principales étapes de la situation d’arnaque. Elle montre que des affects et des contraintes techniques accompagnent les manières de mettre en action ces cadrages et favorisent certains choix de cadrages ultérieurs pour toutes les parties prenantes. La fin de cette partie décrit en quoi le dispositif technique du jeu en ligne empêche certaines requalifications de jugements d’arnaque en plaintes formulées à l’entreprise, premier marqueur formel de la présence d’affects[4]. La quatrième partie de l’article dépasse l’assimilation d’un affect à un travail de plainte formelle ultérieur, explorant plus en détail la relation synchrone entre affects des joueurs et opérations de cadrage. Elle montre l’évolution des affects et des cadrages au cours de la relation arnaqueur-pigeon.

Littérature et méthodologie

Concernant les arnaques, la diversité des pratiques que nous observons à l’échelle d’un jeu vidéo rend compte d’une dynamique sociale plus large. Du côté des arnaqueurs, il y a un accroissement de la place du numérique dans leurs activités hors la loi. Du côté des victimes, les plaintes et les revendications s’accumulent, sans que ce soit pour autant toujours suivi de réparations. Ce constat peut être précisé par une revue de littérature sur la thématique de l’escroquerie en ligne, une catégorie d’infraction juridique qui entretient des similarités avec les arnaques de jeux en ligne. L’arnaque en ligne appelle également la description d’une méthode d’enquête adaptée.

Revue de littérature autour des escroqueries en ligne

Les escroqueries en ligne sont traitées par la littérature anglo-saxonne en criminologie, en informatique et en cybersécurité. Les objets étudiés sont souvent le scam[5], le phishing (l’hameçonnage) et les fraudes à la vente en ligne. Ces méfaits produisent quantité de traces détectables au niveau des infrastructures informatiques, permettant de les analyser à partir de données quantitatives de seconde main. Les escroqueries dites « romance scam/spam » sont basées sur la prise de contact par courriel pour rencontrer l’âme sœur (Button et al., 2014; Rege, 2009; Whitty, 2018; Whitty et Buchanan, 2012). Le phishing découle de l’usage d’une copie piégée d’un site internet ou d’un service numérique (Jagatic et al., 2007; Jokobsson et Myers, 2007). Dans les deux cas, l’analyse porte sur les techniques informatiques utilisées pour escroquer de l’argent, les arguments rhétoriques les plus fréquents et les réactions psychologiques types des victimes. Une étude récente va un peu plus loin et propose, à partir d’entretiens de victimes de « romance scam » (Sorell et Whitty, 2019), une analyse des critères psychologiques permettant d’expliquer pourquoi certaines victimes se sentent responsables de leur situation. Les auteurs pointent l’intensité de l’investissement émotionnel dans la relation amoureuse. Nous retrouverons ce schème dans les arnaques de jeux en ligne qui engagent le plus le pigeon dans l’échange marchand. Une autre étude qualitative (Cross, 2015) de 85 personnes âgées victimes de scam porte sur la difficulté à se plaindre lorsqu’on se sent coresponsable de la situation d’escroquerie et sur l’effet d’isolement social et de vulnérabilité qui en découle pour les victimes.

La fraude en ligne englobe parfois les catégories de scam et de phishing, référant à toutes les extorsions de fonds en ligne comptabilisés par les autorités. Toutefois, plusieurs études quantitatives en management qualifient de « fraudes » des échanges marchands truqués. La régulation collective des escroqueries est surtout traitée sous l’angle de la réputation et dans le cas du site d’enchères eBay (Chua, Wareham et Robey, 2007; Gregg et Scotte, 2006). La régulation individuelle est traitée dans une étude par entretiens comme un problème de self-control des acheteurs en ligne (Van Wilsem, 2011). Enfin, une analyse de plus de 6000 commentaires négatifs laissés sur eBay permet de dresser une typologie des plaintes d’utilisateurs victimes de fraude (Gregg et Scott, 2008). Nous y retrouvons la plupart de celles présentées dans notre enquête.

Deux études sociologiques en langue française traitent de l’escroquerie en ligne en analysant les récits et les plaintes des victimes. Auray (2012) réalise des entretiens pour traiter l’emprise lors des « romance scams ». Il analyse surtout les techniques basées sur des courriels et des appels téléphoniques afin d’instaurer au long cours une relation de confiance entre victime et escroc. Il détaille enfin les procédés d’isolement de la victime qui finit par se considérer comme responsable de l’arnaque, au point de renoncer à se plaindre. Une autre étude (Benbouzid et Peaucellier, 2016) analyse les données statistiques publiques sur les plaintes déposées à la police pour escroquerie en ligne et celles qui sont centralisées sur des sites web spécialisés, notamment sur le forum lesarnaques.com. L’étude montre notamment que la diversité des récits d’escroqueries en ligne met en difficulté les victimes qui savent moins bien argumenter pour faire coïncider leur expérience avec une escroquerie plus typique, afin de paraître plus légitimes pour obtenir réparation.

Les game studies et la recherche en informatique sur les jeux vidéo traitent de la tricherie, à l’exception de celles qui sont liées aux échanges d’objets et de personnages dans le jeu. De surcroît, la notion de tricherie est souvent essentialisée et définie comme un avantage déloyal (Consalvo, 2007). Des critères techniques associés à des formes de tricherie sont déterminés a priori, afin de développer des méthodes pour identifier puis punir les fautifs (Bardzell et al. 2007; Chen et al. 2009; Joshi, 2008). À contrepied de ces recherches, De Paoli et Kerr (2010) abordent la tricherie comme une controverse sociotechnique latourienne autour de la tension entre possibilités de jeu et jeu légitime. Ils documentent bien la manière dont les tricheurs s’adaptent aux modifications récurrentes du jeu en ligne.

Enfin, comme nous l’avons mentionné plus haut, le traitement fin des arnaques en ligne suppose de s’intéresser aux affects dont certains débouchent sur des plaintes publiques. L’étude des affects n’est pas évidente à articuler à une méthode d’enquête adaptée aux sciences sociales. Dans son enquête sur la sorcellerie, Jeanne Favret-Saada (1985, 2011) étudie l’importance des affects et, notamment, de leur masquage. C’est la raison qui la pousse à endosser progressivement le rôle de désorceleuse, celle qui tente de chasser le mauvais sort, afin de comprendre par sa propre expérience la place qu’occupent les affects dans les cas de sorcellerie. Cette implication personnelle lui permet d’intégrer un cercle de désorceleurs locaux. Par sa propre expérience et grâce à son nouveau statut social, elle peut alors comprendre le rôle joué par les affects dans ce milieu. Nous avons suivi la même méthode d’enquête en cherchant à vivre les situations de pigeon et d’arnaqueur.

Enfin, le déroulement des arnaques en présentiel est longuement analysé par Goffman (1990). Il se focalise sur le rôle consolateur joué par l’escroc qui maintient la victime dans une dissonance cognitive. Auray (2012) parle d’emprise pour les escroqueries à long terme. L’étude de Goffman est précieuse, car elle porte une attention égale au point de vue de l’escroc et du pigeon. Nous chercherons à nous en inspirer même si elle n’aborde ni les spécificités de l’arnaque à distance ni celle du jeu vidéo en ligne. Finalement, nous identifions les opérations de cadrage (Goffman, 1991) réalisées lors d’arnaques dans le jeu en ligne Dofus, tout en restant attentif aux conditions sociotechniques propres au jeu vidéo.

Méthodologie : une ethnographie du virtuel

Notre étude s’appuie sur une ethnographie du virtuel[6] (Hine, 2000) du jeu Dofus, basée sur une observation participante conduite dans le jeu et sur les sites internet qui piègent les joueurs. Le processus d’arnaque a été éprouvé, aussi bien en endossant les habits du pigeon que ceux de l’arnaqueur. Nos données croisent donc sur ce qui est exprimé à chaud en cours de partie et ce qui est restitué à froid lors d’entretiens ultérieurs. Les conclusions sur les techniques les plus populaires ont été croisées avec les récits recueillis sur le forum officiel et lors d’entretiens semi-directifs[7]. Ces croisements de données nous indiquent, selon les situations, que des contraintes orientent la perception ou la compréhension du pigeon, l’empêchant parfois de transformer ses affects en une plainte débouchant sur une réparation.

Cette méthode mixte se justifie en particulier pour effectuer une étude des affects connectés à leurs contextes sociotechniques. Elle permet de recomposer une compréhension feuilletée de notre objet. Cela nous conduit à dépasser l’observation de ce que fait un seul et unique personnage de jeu enfermé dans une fenêtre affichée à la surface d’un unique écran d’ordinateur. Pour ce faire, nous recomposons des comptes rendus de ce que font les joueurs en ligne en nous appuyant d’une part sur des récits factuels de joueurs et de concepteurs du jeu, d’autre part en analysant les activités en ligne des joueurs.

Les entretiens réalisés en face à face ont duré d’une heure et demie à quatre heures. Ils ont été conduits pendant 4 ans auprès de joueurs expérimentés (arnaqueurs ou pigeons) et avec des salariés travaillant pour la plupart sur Dofus au sein de l’entreprise Ankama. Nous comptabilisons 41 entretiens, répartis entre deux grands types d’enquêtés.

La moitié de nos enquêtés sont des joueurs de Dofus (n=21), dont la majorité a été recrutée en présentiel à partir de salons de jeu vidéo (n=17). Enfin, nous avons mené une enquête complémentaire pour recruter des adeptes du jeu à but lucratif, ceux qui tirent une rémunération de leur activité dans le jeu (Vétel, 2018). Elle nous permet notamment de mieux comprendre les débouchés lucratifs de certaines arnaques. La seconde moitié de nos enquêtés ont travaillé à la conception de jeux en ligne (n=20), le plus souvent comme salariés d’entreprises productrices de jeux en ligne (n=15). Une majorité a travaillé plusieurs années chez Ankama (n=11) à diverses périodes entre 2003 et 2015, pratiquant quatre types de métiers en relation avec le jeu Dofus : le design du jeu, le marketing, l’édition de site web et la gestion des communautés de joueurs à l’inclusion du service client.

La manière de conduire les entretiens découle en partie de notre méthode de recrutement, aussi bien auprès des joueurs que des salariés d’Ankama. Les premiers enquêtés ont été recrutés indépendamment, puis nous avons procédé à des recrutements de pairs, de joueurs qui sont amis, en couple, ou encore collègues de travail. Cela a permis des recoupements et des confrontations d’informations.

Il est à noter que les caractéristiques de notre échantillon – toutes résumées en annexe – comportent plusieurs biais, dont la répartition par âge, lieu de résidence, professions et catégories socioprofessionnelles (PCS). Premièrement, la moyenne d’âge est plus basse pour les enquêtés recrutés sur des sites internet de revente de biens du jeu. Deuxièmement, les PCS indiquent une surreprésentation des cadres et des habitants des villes. Troisièmement, il y a une surreprésentation masculine chez nos enquêtés, alors que Dofus attire un certain nombre d’adolescentes.

Les techniques d’arnaque et l’altération de la séquence d’échange marchand

Une première question survient à l’étude de la triche dans les jeux vidéo : pourquoi les concepteurs du jeu vidéo ne suppriment-ils pas les fondements algorithmiques de la tricherie? C’est qu’ils doivent préserver la dimension ludique du jeu vidéo. En effet, c’est l’incertitude qui garantit une bonne part de la dynamique ludique (Malaby, 2007) : si les échanges marchands ont vocation à être ludiques, ils doivent comporter une dose d’aléas relativement plus importante que dans les autres mondes sociaux. Un jeu vidéo en ligne a donc pour spécificité de proposer au joueur un environnement numérique en grande partie sous son contrôle, mais qui lui réserve régulièrement des surprises.

Dans ce contexte, la fréquence des changements émotionnels du vidéojoueur est inhabituellement élevée, ce qui en fait un terrain de choix pour l’étude des affects. Cette tension se mesure à la dose importante de hasard à laquelle le joueur accepte de se soumettre (Auray, 2003). Conséquence de ce hasard accepté, la surprise peut émerger dès l’échange d’objets. Elle se manifeste lorsque le transfert effectif ne convient pas à l’un des marchands. Il s’inquiète du résultat constaté, rassemble des indices pour tenter de refonder ses certitudes, puis décide s’ils confirment son pressentiment de s’être fait avoir. Si l’enquête renforce son inquiétude, le pigeon révise son jugement initial et associe l’échange à une malveillance (Thévenot, 2006) qu’il qualifie souvent d’« arnaque », puis peut aller s’en plaindre en espérant réparation.

Il est toutefois légitime de se demander pourquoi ces arnaques en cours d’échanges marchands à finalité ludique – autrement dit, « pour de faux » – s’accompagnent tout de même d’affects si intenses et de plaintes si véhémentes. Une partie de la réponse est à chercher dans le type d’attachement que les joueurs entretiennent avec leur personnage joué et les objets dont ils l’ont équipé. Le personnage gagne des capacités et des talents au fil de sa progression dans le jeu, notamment en fonction du nombre et du type de monstres tués, si bien qu’après plusieurs mois, voire plusieurs années, le joueur a le sentiment d’avoir littéralement investi dans son personnage. L’investissement se fait en euros pour s’abonner tous les mois de l’année, mais aussi en temps passé à jouer, à l’inclusion de longues séquences de jeu ennuyeuses qui permettent d’aguerrir le personnage et d’obtenir des objets plus rares.

L’observation de situations d’arnaque dans un jeu en ligne, approfondie par des entretiens semi-directifs, est nécessairement riche en données impliquant des affects vécus avec intensité par les joueurs. Cet agencement méthodologique permet d’élaborer une première typologie des techniques d’arnaque mobilisées[8]. Les types repérés diffèrent selon le moment où émerge l’anomalie dans la séquence de l’échange marchand. L’échange marchand suit toujours le même enchaînement temporel : on convient d’abord des termes de l’échange puis, une fois qu’un accord est convenu sur la nature, le prix et la quantité, on concrétise l’échange par un transfert réciproque de biens.

L’un de nos enquêtés fait la distinction entre « tromperie » et « arnaque » suivant qu’il y ait eu ou non transfert réciproque, ce qui correspond à la dichotomie entre l’échange mené à terme et celui qui est interrompu :

Moi je te parle arnaque à partir du moment où il y avait la volonté d’acheter un objet à un prix et que l’autre n’a pas donné la contrepartie quoi, là c’est une arnaque. Par contre s’il te vend un objet qui normalement vaut très cher et il te le vend à pas cher, bon bah […]. Y a une tromperie entre joueurs, comme tu peux vendre une voiture quatre fois son prix si le mec il se méfie pas quoi. (François, 39 ans, concepteur de niveaux de jeu [level designer])

Cette distinction de sens commun semble caractériser une opposition claire. Ce que nous appelons, dans la suite, une « arnaque marchande » intervient effectivement de deux façons dans la séquence : soit sans altérer son déroulement temporel, et alors l’échange est mené à terme, soit en interrompant brusquement la séquence au beau milieu de l’étape de transfert réciproque. Pour qu’un joueur qualifie sans détour la séquence d’« arnaque », il semble que seul le transfert du pigeon à l’arnaqueur doive être réalisé. Comme nous allons le voir, la possibilité de choisir entre ces deux modes opératoires est propre aux arnaques des jeux en ligne.

Une typologie des techniques d’arnaque

Le récit du joueur suivant illustre très concrètement la manière dont une technique d’arnaque peut être vécue par un joueur :

T’avais un anneau de corail, et en fait y donnait plein de trucs et en plus un PA[9]. Et genre moi je faisais le tour des offres et je cherchais celui qui vend l’anneau qui donne aussi le plus en Force. Y avait un anneau corail qui était FM Force[10] et il était mis dans une liste d’anneaux chers, exprès. Et là je regarde, et là j’vois : il est cher mais avec 60 de Force, ouah c’est trop bien! [ton enthousiaste]. Je l’achète vite, je l’équipe et j’fais [pause] « j’ai pas le PA, ho nan, j’ai pas le PA! » [estomaqué] Normalement quand tu fais l’anneau mais sans le PA, c’est nul donc tu le mets à pas cher. Alors là, j’étais triste. (Richard, 18 ans, joueur de Dofus[11])

Cet exemple permet de prendre conscience du degré d’élaboration d’une technique d’arnaque efficace, en l’occurrence celle-ci correspond à un échange mené à terme.

Il existe en réalité trois manières d’arnaquer lors d’un échange mené à terme[12]. La première repose sur l’asymétrie d’information : l’arnaqueur connaît mieux le prix habituel de l’objet que le pigeon. La deuxième est illustrée par le récit de Richard, elle repose sur un objet qui possède un vice, que l’on va tenter de dissimuler au pigeon. La troisième consiste à substituer le bien convoité par le pigeon juste avant de le lui transférer. Les arnaques qui mènent l’échange à terme ne sont pas spécifiques des jeux en ligne ni même à des transactions marchandes sur internet. Cependant, elles constituent un véritable ressort ludique pour certains joueurs et fournissent un matériau comparatif important pour mettre en perspective les arnaques propres aux jeux en ligne.

Les arnaques qui interrompent l’échange rassemblent quant à elles d’autres méthodes tout aussi diverses. Celles-ci peuvent relever d’un phishing, qui consiste à faire croire qu’une transaction est réalisée sur le site web officiel de l’entreprise alors que c’est un site maquillé, généralement dans le but d’extorquer le mot de passe du joueur, ou encore d’un prêt à un fidèle ami rencontré en jeu qui a jadis sauvé plusieurs fois la vie de notre personnage, mais ne rendra étonnamment jamais ce bien si précieux. Les arnaques vont par ailleurs jusqu’aux méthodes d’échange marchand exotiques, lorsqu’un joueur exige le dépôt du bien aux pieds de chacun des personnages marchands, à la manière d’une scène de film américain dans laquelle un otage est échangé contre une valise de billets déposée à proximité, se soldant bien souvent, en jeu comme dans les films, par le seul échange de coups.

Ces techniques d’arnaque, si diverses qu’elles puissent paraître, partagent pourtant toutes la caractéristique de ne jamais permettre le transfert réciproque des biens définis lors de l’accord préalable, qui n’est de facto jamais respecté. Il suffit donc à l’arnaqueur de feindre un accord suivant n’importe quelle condition vraisemblable. C’est précisément l’interruption brutale du transfert des biens qui empêche de parler d’« échange réalisé » et expliquerait que joueurs et concepteurs qualifient cette situation d’« arnaque » avec moins d’hésitation qu’une manœuvre commise lors d’échanges menés à terme. On fera l’hypothèse que ces arnaques impliquent davantage le pigeon qui transfère une contrepartie, une implication qui sera caractérisée ultérieurement en termes d’affects.

La mise à distance puis la plainte formelle seraient facilitées dans ce second type de situations. La focalisation du discours des concepteurs du jeu sur ces arnaques le laisse supposer : le volume de plaintes formalisées par leur remontée jusqu’au service client serait majoritairement composé d’arnaques commises lors d’échanges interrompus. Celles-ci sont spécifiques aux jeux en ligne. Dans un magasin, il est pratiquement impossible d’interrompre en plein milieu l’échange marchand initié avec le vendeur, en faisant mine de reculer la main qui tend le billet dès que le bien est saisi. Lorsque la même scène a lieu dans un jeu en ligne, l’arnaqueur peut très facilement se soustraire à la situation, car il s’expose à des violences se limitant souvent à des incriminations textuelles qu’il peut ignorer. S’il a peur d’être dénoncé à des modérateurs du jeu, il pourra créer spécialement un personnage d’arnaqueur sans lien avec ses autres personnages du jeu, ou bien rapidement se déconnecter afin que le pigeon n’ait pas le loisir de l’identifier. Dans tous les cas, l’impression d’impunité de l’arnaqueur et celle d’impuissance chez le pigeon n’en seront que plus grandes. Le pigeon pourra en revanche se plaindre à l’assistance technique sans se sentir lui-même trop responsable de son malheur.

Les affects matérialisés comme des plaintes formelles seraient donc différents en fonction des deux types d’arnaques. Si l’échange est mené à terme, l’arnaque est attribuée à la responsabilité du joueur, le dissuadant de se plaindre[13]. A contrario, l’arnaque qui se solde par l’interruption de l’échange aboutit plus facilement à une plainte de la part du joueur et est mieux prise en compte par l’entreprise. Ces observations demandent toutefois un cadre d’analyse plus rigoureux pour être précisément expliquées. Dans cette optique, la partie suivante démontre en quoi le design du jeu joue un rôle dans la répartition asymétrique des plaintes en fonction des types d’arnaques.

Les cadrages appliqués aux arnaques dans un jeu en ligne

Les cadrages qui vont être exposés en détail ici permettent de comprendre pourquoi une arnaque peut être perçue par le pigeon comme quelque chose de grave – qui sera interprété « au premier degré » – ou bien comme quelque chose d’insignifiant, voire de drôle – plus couramment qualifié de « blague », d’un tour à prendre « au second degré ». Le Tableau 1 détaille les situations correspondant à ces deux cas de figure.

Tableau  1

Lien entre cadrage et plainte pour chaque type d’arnaques

Lien entre cadrage et plainte pour chaque type d’arnaques

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Comme le résume ce tableau, chacun des types d’arnaques confronte le pigeon à la possibilité de cadrer de deux manières la situation, mais des éléments liés aux techniques d’arnaque semblent pourtant favoriser seulement certains cadrages. La manière de « prendre les choses » dépendrait d’une part du type d’arnaques subies, soit lors d’un échange marchand mené à terme, soit interrompu en plein milieu. D’autre part, ces types d’arnaques conditionneraient les aptitudes à se plaindre pour demander réparation.

L’étude qui permet d’expliquer ces phénomènes est présentée ci-dessous en trois volets. Premièrement, l’analyse par les cadrages est exposée en détail et appliquée au cas des arnaques dans un jeu en ligne, sans différencier les types d’arnaques possibles. Deuxièmement, l’explication porte sur le choix des cadrages en fonction du type d’arnaques et de leurs liens étroits avec certaines médiations numériques. Troisièmement, c’est l’éventualité d’une canalisation des affects sous la forme d’une plainte formelle en fonction du type d’échanges qui est discuté.

Une typologie des cadrages appliqués aux arnaques dans un jeu en ligne

L’arnaque marchande dans un jeu en ligne peut s’analyser en ayant recours aux opérations de cadrage décrites par Goffman. Toutefois, il faut rappeler que les cadrages réfèrent à la fois à des formes de compréhension et à des formes d’action dans l’environnement. Ils ont donc deux rôles : celui d’expliquer l’orientation choisie pour interpréter des informations perçues et celui d’expliquer les conduites qui en découlent (Joseph, 2003).

Pour Goffman, un échange marchand correspond à la catégorie du cadrage primaire, qui se définit ici par la compréhension et le respect de normes sociales communes aux marchands. Comparée à cette situation, l’arnaque classique relève du cadrage fabriqué qualifié d’« abusif » (Goffman, 1991). D’un côté, ceux qui se font rouler interprètent et agissent comme s’il s’agissait effectivement du cadrage primaire de l’échange marchand, de l’autre, ceux qui arnaquent se contentent d’agir en conformité avec ce cadrage primaire, mais l’interprètent comme une manipulation qui vise à s’approprier les biens d’autrui.

Jouer à plusieurs réfère à un cadrage modalisé (Goffman, 1991). Si au sein du jeu émerge une situation d’échange marchand, tout le monde sera enclin à agir conformément au cadrage primaire de l’échange marchand pour garantir l’intelligibilité des interactions, même si le sens de l’action sera interprété différemment, comme ayant des conséquences limitées sur le reste de la vie sociale. Au même titre, dans un jeu en ligne, l’échange marchand joué est un exemple de cadrage modalisé (Berry, 2009; Goffman, 1991) affectant le cadre primaire de l’échange marchand.

Maintenant, si une arnaque a lieu dans le même jeu en ligne, on peut l’interpréter comme une arnaque marchande jouée. Autrement dit, une modalisation ludique du cadrage primaire d’une arnaque marchande, l’arnaque étant elle-même considérée comme une fabrication abusive référant à un échange marchand classique.

On peut alors se demander pourquoi certains considèrent l’arnaque dans un jeu en ligne comme une fabrication abusive, alors que d’autres reconnaissent son encastrement dans un cadre ludique et réagissent donc complètement différemment. Pour répondre à cette question, il faut chercher à comprendre en situation d’arnaque quels sont les indices logiciels qui font pencher le pigeon vers un cadrage plutôt qu’un autre.

Une modalisation ludique limitée aux échanges une fois connecté au logiciel de jeu

Pour comprendre pourquoi les arnaques sont plus ou moins faciles à qualifier de « ludiques », il faut d’abord s’intéresser aux critères qui servent aux joueurs à définir ce qui fait partie du jeu. Il ne sera pas fait, ici, référence à des notions comme en ligne/hors-ligne : l’importance de la dimension technique de notre étude d’un jeu vidéo en ligne contraint à un choix plus précis. Une arnaque compose souvent des ruses qui mobilisent des mécanismes d’échange et visent des objets situés à l’intérieur du logiciel de jeu. Cet intérieur réfère plus précisément aux actions réalisées en connexion, lorsque le joueur est authentifié et connecté à l’univers de jeu avec son personnage. De tels cas sont souvent plus faciles à réorienter vers une visée ludique. Ils ne nécessitent donc pas de se plaindre comme pour une arnaque qui comporte des éléments pensés pour servir hors du logiciel de jeu, hors connexion.

Le fait que, pour le pigeon, l’importance des biens arnaqués soit relative à l’origine en connexion/hors connexion est illustré par les propos suivants :

C’est un jeu, c’est pas une vraie vie. La plupart sont là « Ah ouais j’ai perdu 1000 K[14] » [voix d’adolescent pleurnichard]. Mais 1000 K, qu’est ce que tu viens me faire chier pour 1000 K? C’est un jeu, y a rien de vrai, c’est que du fictif. J’peux avoir 1 million de K, on me les pique? [pause] Bah OK, on me les a piqués, c’est bien! [pause] Le mec y va se faire plaisir avec. « Ouah super j’ai piqué 1000 K » [voix d’adolescent demeuré]. Il a rien piqué. Donc je m’en bas les couilles [pause]. Ah si l’abonnement, le seul truc que si je le perds je le rentabilise pas, c’est tout. (Renault, 24 ans, joueur de Dofus)

Ce jeune apprenti boulanger peu fortuné est en mesure de revendiquer haut et fort sa capacité à relativiser une arnaque visant la monnaie du jeu disponible seulement en connexion (dans l’univers de jeu), mais pas aussi simplement celle d’un élément situé hors connexion, la perte de son abonnement, évoquée avec laconisme.

Du point de vue des joueurs et des salariés, l’arnaque qui préserve la séquence de l’échange est plus facilement perçue comme une partie du jeu. En effet, son objet et les moyens techniques mobilisés pour réaliser l’échange sont largement trouvés en connexion. Autrement dit, il s’agit d’une fabrication encastrée assez nettement dans une modalisation ludique. Requalifier la situation comme ludique est donc plus facile, l’arnaque n’est plus une fabrication abusive, mais se transforme en une fabrication stratégique, mais bénigne, comme peut l’être le bluff d’un joueur de poker (Goffman, 1991). La fabrication fait partie du jeu et est reconnue comme telle, les affects nécessaires pour que la situation d’arnaque débouche sur une plainte formelle ne sont donc souvent pas réunis, comme le précise ce concepteur :

C’est que y a très peu de personnes qui se font arnaquer [par un échange à terme] qui vont nous contacter en nous disant « je me suis fait arnaquer », parce que ou elles savent que de toute façon on va leur dire « bah c’est tant pis pour toi », ou elles auront honte, ou j’en sais rien après, pourquoi vraiment. Mais je pense que ça doit être ça. Parce que sinon je vois pas de raison. (Alan, 26 ans, salarié service client)

Les concepteurs interprètent souvent l’absence de plainte comme étant liée à la honte que peuvent ressentir les victimes ou à l’absence de dédommagement. Ces explications, psychologique et économique, se substituent à la plus répandue : les joueurs admettent normativement qu’il s’agit d’un jeu, ce qui se traduit pour eux par un détachement serein ou pénible de la situation.

Le cas des arnaques où l’échange est interrompu est plus complexe à interpréter pour le pigeon : l’échange serait exclusivement inscrit dans un cadrage modalisé ludique. L’arnaque peut avoir lieu alors que l’objet convoité ou une partie de la transaction marchande est située hors connexion. Le cas de l’arnaque au « flood[15] », qui déconnecte de la partie l’ordinateur du joueur, est le plus patent. Le transfert sans contrepartie d’un identifiant par l’intermédiaire de la messagerie instantanée du jeu est aussi très courant, et plus fréquent encore l’est le phishing, un vol d’identifiants sur un site web externe reproduisant à l’identique le site officiel de l’entreprise. Ce dernier cas, particulièrement difficile à admettre, est évoqué par un joueur encore mal à l’aise avec sa condition de victime :

Je sais pas pourquoi j’ai accepté […] je suis allé sur le site de Google, j’ai cherché, j’ai vu le lien, je suis allé le chercher et dès que j’ai mis le mot de passe j’ai vu que ça marchait pas. J’ai pas compris tout de suite. J’ai vu que c’était pas le site [officiel], enfin j’ai pas vu que c’était pas le site officiel. J’avais des yeux plombés, j’étais super fatigué. Il y avait les mêmes trucs, Ankama, code d’abonnement, vraiment les mêmes trucs. Mêmes images aussi, mêmes décors. (Jorge, 16 ans, joueur de Dofus)

Dans chacun de ces cas, des éléments hors connexion font irruption lors des transactions marchandes du pigeon. Ces situations compliquent singulièrement, pour le pigeon, l’interprétation suivant un cadrage modalisé ludique. L’émergence d’une arnaque basée sur un élément jugé externe au jeu favorise donc un cadrage qui rend les plaintes formelles viables. En effet, le cas permet de justifier le rattachement de l’objet soutiré à des marqueurs extérieurs au jeu, justifiant plus facilement une réparation « matérielle » auprès de l’entreprise. Par exemple, la valeur du bien perdu sera exprimée en nombre d’heures passées à jouer pour l’obtenir, ou en fonction du montant de la dépense en euros pour s’abonner pendant cette durée.

Les issues : apprendre à se faire avoir ou demander réparation?

Avant même de tenter de réinterpréter l’arnaque comme quelque chose de ludique, le pigeon doit prendre conscience qu’il s’est fait avoir. Il se dégage alors de l’interprétation du cadrage primaire de l’échange marchand qui avait été aménagée pour le tromper et adopte les codes adaptés à la nature fabriquée de l’interaction, c’est-à-dire qu’il fait siennes les clés d’interprétation jusque-là réservées à l’arnaqueur. Ce processus de cadrage est plus ou moins coûteux à modifier, en fonction du degré d’adhésion initiale à l’arnaque, et cela s’observe dans les manières plus ou moins virulentes de déployer ce recadrage. Il en découle une certaine capacité à exprimer une plainte formelle, un cadrage habituel à ajouter en complément à la fin de ces séquences d’arnaque.

Si l’arnaque s’appuie sur un échange mené à terme, le pigeon se dégage moins facilement de son cadrage initial. En effet, il s’implique ici dans un échange réciproque en acceptant de bonne foi un bien qui n’a en fait pas les qualités escomptées. Quand il le constate, il ne peut pas facilement remettre en cause le cadrage qu’il vient de mobiliser. Il est surpris de l’issue de l’échange, mais le cadrage qu’il a mis en œuvre est toujours valide pour expliquer la situation : la part principale de l’accord portait sur le déroulement séquentiel des actions et il a été respecté. Les détournements du script mis en œuvre par l’arnaqueur sont ici de l’ordre du détail difficile à percevoir : un chiffre change par exemple en bas d’une fenêtre. Les plaintes consécutives sont donc rarement exprimées avec une grande violence.

A contrario, si l’échange est interrompu, le pigeon rejette d’autant plus facilement le résultat que le cadrage qu’il adopte initialement est complètement remis en cause : il consent au début à un contrat comprenant l’obtention d’une contrepartie, qu’il n’obtiendra finalement pas. Le caractère fabriqué du cadre est évident et émerge spontanément au moment de l’interruption de l’échange. Le cadrage adopté initialement et celui que le pigeon suit après coup sont radicalement différents. Par conséquent, il n’y a ni réciprocité dans l’échange d’objets ni respect de la forme globale de l’accord. Le pigeon peut donc facilement formuler une plainte cohérente avec le dernier cadrage qu’il a adopté. Dans ce cas de figure, les plaintes sortent effectivement plus nombreuses et virulentes.

En définitive, que nous apprennent les cadrages sur les situations d’arnaques étudiées? Dans le cas de l’échange mené à terme, l’équilibre privilégié peut être le cadre modalisé de l’arnaque marchande jouée que favorise la délimitation de la situation en connexion au logiciel de jeu. L’arnaque est suivie d’une atténuation ou d’un « freinage » des plaintes, car il est difficile, pour le pigeon, de rendre facilement intelligible un changement de cadrage si subtil. Lorsque l’échange est interrompu, c’est le cadre de l’arnaque marchande, la fabrication abusive, qui a tendance à émerger et qui s’accompagne d’un renforcement des plaintes : d’une part parce que la nature fabriquée du cadrage de l’arnaqueur est facile à identifier pour le pigeon, d’autre part parce que des éléments impliqués sont situés hors connexion au logiciel de jeu, ils débordent de la frontière logicielle du jeu, ce qui défavorise la modalisation ludique.

Une personne qui opte pour un cadrage met nécessairement en cohérence sa perception de la situation et sa manière d’agir en retour. Pourtant, un joueur en ligne peut cadrer une arnaque qu’il subit comme si elle faisait partie du jeu – sa perception de la situation et sa réaction sont en cohérence –, mais cela ne l’empêche pas nécessairement de prendre l’arnaque très au sérieux, de ressentir une injustice et de souffrir en silence. C’est précisément dans ce type de cas, où il y a une dissonance observable entre jugement et réaction, que la notion d’affect joue un rôle analytique particulièrement important et peut compléter l’analyse par les cadrages – Favret-Saada (2011) parle à ce sujet d’affect non représenté. C’est la raison pour laquelle il sera question, ci-dessous, de l’articulation entre les opérations de cadrage des protagonistes et les affects qui les accompagnent simultanément.

L’articulation des affects numériques et des cadrages

Nous considérons dans la suite qu’un affect intervient comme une manière de mettre en action un cadrage et d’orienter, voire de forcer en contexte confrontationnel d’arnaque, certains choix de cadrages ultérieurs pour toutes les parties prenantes. Pour caractériser ces affects, nous avons identifié tous les passages de nos entretiens avec des joueurs où il est question d’échanges marchands problématiques. Quatre situations se dégagent nettement : l’arnaque (129 occurrences), le hack (81 occurrences), la triche (28 occurrences) et le vol (19 occurrences). Pour chacun, nous avons répertorié les descriptions d’affects associés et les affects non représentés, c’est-à-dire exprimés lors de l’entretien, involontairement et parfois sans s’en rendre compte, en particulier les expressions verbales de souffrance, les rires nerveux, les fautes langagières inhabituelles, les pauses longues en milieu ou en fin de phrase jugées significatives.

Les affects les plus récurrents sont mobilisés dans deux cas de figure liés aux arnaques marchandes dans Dofus. Premièrement, lorsque l’arnaqueur tente de maintenir sur la durée un cadrage fabriqué jusqu’à ce qu’il obtienne le bien d’autrui, il y a un travail de remplacement des affects habituellement exprimés en pareille situation par des affects aux effets supposés rassurants. Méthodologiquement, nous allons étudier ce travail de comédien en creux à partir des récits où l’arnaque échoue. Deuxièmement, lorsque le cadrage fabriqué par l’arnaqueur arrive à son terme et débouche sur un nouveau cadrage dévoilant l’arnaque au grand jour, cette fois-ci commun aux protagonistes, cela s’accompagne de l’expression d’affects intenses.

Le Tableau fait la synthèse des liens entre cadrages et affects du pigeon, la suite détaille chacun des cas et discute de la posture adoptée par l’arnaqueur.

Tableau  2

Lien entre cadrage et affects du pigeon pour chaque type d’arnaques (le cadrage favorisé pour chaque type d’arnaques est souligné)

Lien entre cadrage et affects du pigeon pour chaque type d’arnaques (le cadrage favorisé pour chaque type d’arnaques est souligné)

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En cours d’escroquerie : le travestissement des affects

Du côté du pigeon, c’est souvent le même type d’affects qui émerge quel que soit le type d’arnaques. Dans l’exemple suivant, l’arnaqueur prévoit d’aller aux termes de l’échange :

Un moment y avait quelqu’un qui m’envoie un message personnel qui me fait « ouais j’arrête Dofus je donne tous mes équipements de valeur, viens sur telle map ». J’y vais, pour voir. Là, y sont deux et genre y discutent. Le mec y nous fait « jetez à terre l’item qui a le plus de valeur dans votre inventaire pour que je donne quelque chose adapté à ton niveau de jeu », genre ça sent le gros piège, tu fais pas un échange comme ça normalement. Et après y dit à l’autre de commencer, l’autre y jette une bonne coiffe, bim, y remarche dessus pour la récupérer, donc ça donne l’impression de confiance. Enfin [pause] les combines d’arnaques ça se voit généralement. Quand le mec y cherche à discuter longtemps et par une méthode qui est pas l’hôtel de vente ou échange direct classique, c’est-à-dire Kamas contre items, tout ce qu’est troc d’objets en gros c’est forcément louche. Normalement les échanges c’est assez facile, si y cherchent plus compliqué, c’est que y a, [pause] ya quelque chose qui cloche. (Samuel, 18 ans, joueur de Dofus)

Le doute et la suspicion se renforcent progressivement chez les pigeons les plus attentifs ou aguerris. Le cadrage opposé pour un pigeon peu attentif s’accompagne de la confiance, voire de l’enthousiasme dans sa relation avec l’arnaqueur, qui lui offre après tout quelque chose d’exceptionnel. Samuel continue son récit en décrivant ce qu’il entreprend une fois l’arnaque suspectée :

Puis, le premier me fait « maintenant à toi ». Je jette un item et illico je me fais agresser par le deuxième mec, et forcément l’autre il récupère mon item entre temps et après y se casse. Sauf que à la place j’ai jeté un mauvais item qui ressemble, mais qui est pas cher [rire]. (Samuel, 18 ans, joueur de Dofus)

Le repérage d’anomalies dans la routine falsifiée débouche donc sur des actions pour empêcher l’arnaque, ici le remplacement d’un objet de valeur par une copie de piètre qualité. Il s’agit donc, pour le pigeon potentiel, de déployer à son tour une fabrication abusive suffisamment élaborée pour ne pas éveiller les soupçons de l’arnaqueur, lui faire conserver son cadre fabriqué et mener l’échange à son terme. Observer l’arnaqueur arnaqué provoque bien entendu de l’amusement et de la fierté. Dans le cas d’arnaque interrompant l’échange, par exemple un site de phishing pour voler le mot de passe d’un compte client, le joueur détecte que la copie frauduleuse du site n’est pas exactement fidèle au site original de Dofus et réagit souvent en arrêtant net la séquence.

La démarche opposée consiste donc, pour le pigeon, à suivre exactement le cadrage fabriqué que l’arnaqueur lui propose, voire à ne pas parvenir à en dévier alors même qu’il a des soupçons. Dans ce dernier cas, le pigeon modifie son cadrage puisqu’il perçoit la situation comme une arnaque, mais il conserve sa manière initiale d’agir, comme l’arnaqueur le souhaite. Le pigeon entretient ainsi une forme de dissonance entre jugement et action. Notre expérience de pigeon nous permet d’associer cette situation sans trop hésiter au ressenti d’un malaise. Le pigeon revivra d’autant plus mal ce moment inconfortable une fois la supercherie découverte. On se rapproche alors de la situation d’emprise décrite par Auray (2012) au sujet des scams, dans notre cas sur un temps plus cours. Cette emprise peut donc être traduite par une difficile révision du cadrage d’une situation qui est très coûteuse émotionnellement et qui peut parfois prendre du temps pour déboucher sur l’adoption d’un nouveau cadrage. C’est précisément ici que les affects servent de marqueurs pour repérer ce qui agit sur le pigeon et explique ces modalités singulières de recadrage.

À l’issue de l’escroquerie : une polarisation des affects

Chez le pigeon, les affects les mieux observables émergent avec le changement de cadrage, c’est-à-dire une fois que l’arnaqueur cesse d’entretenir son cadrage fabriqué. Lorsque l’échange est mené à terme, le dénouement le plus classique est le suivant :

J’ai perdu une Dragoune dans l’affaire. Donc ma réaction, c’est lui envoyer des messages privés, l’insulter, enfin… Ma réaction, c’est de l’énervement, c’est tout, je peux rien faire d’autre. (Loïk, 19 ans, joueur de Dofus)

Dans la plupart des cas narrés par des pigeons ou des arnaqueurs, le récit est le même : le pigeon insulte l’arnaqueur en sachant qu’il ne pourra rien faire d’autre, car il pense ne pas pouvoir obtenir réparation auprès d’Ankama. Un niveau de raffinement supplémentaire peut avoir lieu :

Ah moi j’ai beaucoup arnaqué dans Dofus, beaucoup arnaqué [rire léger]. On terminait l’échange, je faisais du passe-passe, hop et après tout de suite je me faisais insulter. C’était genre « Ouais, tu m’as eu, t’es un mmm nin nin, je vais te nin nin [voix d’un enfant en colère] – Bien sûr, à plus tard hein! » [rire léger]. Y en a même, y en a même qui m’ont dit « Ouais je vais retrouver ton adresse IP [voix d’un enfant en colère] – Bah, vas-y hein, moi j’ai un antivirus » [rire franc] (Éric, 25 ans, joueur de Dofus)

Ce cas est également très fréquent, il s’agit d’un pigeon qui menace l’arnaqueur en lui indiquant qu’il dispose de moyens techniques pour la confondre. Les menaces courantes portent sur la transmission à un modérateur de Dofus de l’adresse IP de l’arnaqueur ou d’une capture d’écran prise juste au moment du forfait. Ces menaces sont peu efficaces, car les arnaqueurs utilisent des comptes spécifiques pour l’arnaque et transfèrent rapidement les objets de valeur à d’autres personnages du jeu qu’ils contrôlent ou les revendent dans le jeu à prix modique pour les écouler au plus vite et générer des chaînes de receleurs inconscients de leur statut, autant de clients trop délicats à pénaliser pour l’entreprise.

Les pigeons sont rarement à l’aise pour s’attarder sur un récit détaillé, alors que les arnaqueurs s’expriment avec enthousiasme et ne ratent pas une occasion de revenir sur des détails, en mimant la voix de pigeons préadolescents qu’ils n’ont pourtant jamais vus ni entendus parler. En revanche, tous les arnaqueurs interrogés tentent de légitimer leur démarche :

J’arnaque dans l’objectif, de un me faire de la tune et de deux c’est surtout genre les joueurs arrogants, les joueurs qui tuaient des Noob [débutants] pour rien, etc. J’aimais bien, une p’tite revanche contre les cons [rire léger]. (Antoine, 24 ans, joueur de Dofus)

Tous disent que l’arnaque les divertit, mais personne n’avoue le faire uniquement pour cela. En général, il s’agit aussi de gagner de l’argent, ou d’apporter des justifications morales. En définitive, les arnaques lors d’échanges menés à terme génèrent pour le pigeon de la colère, puis de la résignation. Après coup, il devient plus prudent et suspicieux avant de choisir quel cadrage déployer, mais il ne suspend pas pour autant son implication dans le jeu.

Lorsque l’échange est interrompu, le dénouement est le même pour l’arnaqueur, car il se sépare au plus vite du pigeon. En revanche, les affects du pigeon diffèrent du cas précédent :

Moi quand je me suis fait hacker c’était en cherchant sur Google la page d’abonnement de Dofus avec les mots clés « Dofus abonnement », c’était un site d’abonnement identique, mais quand tu mettais le mot de passe il disait mot de passe incorrect. C’était une heure du matin j’étais fatigué fallait que je me couche, j’avais le code d’abonnement. Le code il s’active que 24 heures donc y fallait que je me dépêche. Quand je me suis réveillé le matin, je me suis connecté sur mon compte, y avait plus rien. J’étais choqué. Tout ce temps passé à essayer de me faire de l’argent dans le jeu quand j’étais bas niveau. Tout ce temps passé dans le jeu, perdu, comme ça [soupire]. (Jorge, 16 ans, joueur de Dofus)

L’absence d’interlocuteur couplée à une perte souvent plus importante que pour une arnaque lors d’un échange mené à terme débouchent fréquemment sur un sentiment d’abattement. Plusieurs pigeons indiquent même avoir abandonné Dofus à la suite de ces incidents :

Mon meneur c’est fait hacker, le hacker il a enlevé tous les gens de la guilde sauf une personne. Donc après on a remonté la guilde sauf qu’y a les trois quarts du noyau dur qui se sont barrés et qui voulaient plus revenir. Après le hack ça a été vraiment, c’est, enfin, tout le monde c’est un peu séparé et le fait déjà que je jouais moins souvent et en plus de ça, ça a fait que j’ai arrêté un moment vu que un moment j’ai arrêté pendant 9 mois je crois, ouais enfin à peu près, et mon pote du collège qui est maintenant au Lycée il a vendu son compte, et donc, moi, j’ai pensé à vendre mon compte (Émile, 16 ans, joueur de Dofus)

Sur le plan des affects, les arnaques lors d’échanges interrompus génèrent, pour le pigeon, un profond découragement qui contraint bien des joueurs à suspendre leur implication dans le jeu pour un temps très long, allant de plusieurs semaines à plusieurs mois, quand ils n’abandonnent pas définitivement le jeu. Quand on les interroge sur leur perte, l’attachement au personnage et à ses objets est parfois évalué par un montant en Kamas ou en euros en cas de revente hypothétique, mais, le plus souvent, tous les joueurs indiquent d’emblée que cela représente un investissement en temps de jeu considérable, sur des périodes de temps qui peuvent s’étendre sur plusieurs années. Ceci explique le véritable traumatisme que peut produire le vol d’un compte client chez un joueur fragile ou très jeune. De nos jours, c’est probablement l’une des principales violences à attribuer aux jeux vidéo.

Concernant le recadrage en fin d’arnaque, la première occurrence est le passage, pour le pigeon, d’un cadrage primaire d’échange marchand à une fabrication abusive, accompagné d’expression de colère dans les échanges menés à terme et d’un abattement dans les échanges interrompus. La deuxième occurrence est le passage, pour l’arnaqueur, d’une fabrication abusive à un cadrage modalisé d’arnaque jouée sur le ton du sarcasme dans l’échange mené à terme, ou d’un cadrage primaire dans l’échange interrompu. Ce dernier cas correspond au « hack de compte » et s’accompagne d’affects ambivalents. L’arnaqueur est souvent euphorique après avoir réussi son coup, mais il peut avoir du mal à le partager sans culpabilité, ce qui le contraint en public à justifier l’arnaque à partir de besoins moralement plus légitimes, notamment le manque de ressources pour jouer ou la punition de joueurs immoraux. En définitive, la fin du cadrage fabriqué s’accompagne alors d’une polarisation forte des rôles de chacun qui permet de vite se dégager de la situation d’emprise et de proximité précédente, au prix d’un intense travail émotionnel de part et d’autre.

Les affects sont donc en grande partie liés aux types de cadrages et non au type d’arnaques réalisées. Ce résultat empirique plaide pour le développement plus poussé du rattachement entre affects et cadrages, notamment en testant la validité de nos résultats sur d’autres terrains liés aux usages du numérique.

Conclusion

La revue de littérature sur les escroqueries en ligne et la triche dans les jeux vidéo nous permet d’établir une liste des malveillances courantes lors de l’usage de services numériques. Le phishing est une copie piégée d’un site internet destinée à récupérer des identifiants clients. Le scam est une relation d’emprise menée sur plusieurs canaux de télécommunication. La fraude est l’altération d’un échange marchand au profit d’une des parties prenantes.

L’ethnographie du virtuel que nous avons menée sur le MMORPG Dofus nous indique en premier lieu qu’un jeu en ligne de ce type condense les trois formes d’escroquerie en ligne classiques pour les vidéojoueurs de Dofus. Le phishing, d’abord, est appelé « hack de compte », puis le scam et la fraude caractérisent deux faces des arnaques marchandes. Le scam correspond à la situation d’emprise réalisée souvent par la messagerie instantanée du jeu, notamment pour échanger des codes d’abonnement. Enfin, la fraude correspond au détournement inattendu d’une interface marchande ou à la vente d’un bien du jeu comportant un vice caché.

En deuxième lieu, la mobilisation des cadrages dans le sillage de Goffman nous permet de replacer ces formes d’escroqueries que les joueurs désignent comme des « arnaques » dans le contexte du jeu vidéo. Les difficultés de recadrage s’expliquent différemment pour les types d’arnaques lors d’échange menés à terme ou interrompus. Notamment, dans les cas où les affects sont non représentés, nous avons identifié comment ils imprègnent la relation arnaqueur-pigeon et peuvent compléter l’analyse des conduites par les cadrages. Pendant le déroulement de l’arnaque, ces affects sont exposés au grand jour avec les traits de la curiosité et de l’enthousiasme du côté du pigeon, alors que, du côté de l’arnaqueur, ils sont présentés sous un jour qui répond aux attentes supposées du pigeon. Si des doutes apparaissent chez le pigeon, mais qu’il ne parvient pas à disqualifier facilement son cadrage initial, cela correspond à une situation d’emprise. Les opérations de modalisation ludique de certaines victimes s’accompagnent alors de l’expression d’affects moins intenses. En revanche, lorsque l’arnaque éclate au grand jour, les affects sont d’autant plus intensément exprimés et polarisés que le pigeon se sent détaché de son cadrage initial et considère de ce fait légitime de protester.

Dans toutes les arnaques perpétrées dans un jeu en ligne, les affects sont donc intrinsèquement liés au travail de cadrage des protagonistes. Concernant le cadrage au cours d’une arnaque réussie, le maintien d’une incertitude au sein de la relation est prépondérant. La relation a cela de particulier qu’elle suppose une vulnérabilité de part et d’autre. Elle peut donc vite se retourner contre l’arnaqueur s’il n’est pas lui aussi sur ses gardes et éventuellement déboucher sur des formes organisées de vigilantisme (Loveluck, 2016). Pour cette raison, Auray (2016) identifie la manipulation mutuelle – dont font partie les arnaques – comme une des composantes constitutives de la relation en ligne. Il montre que la confiance peut très facilement y être exploitée en trois temps : attiser la curiosité, ferrer la victime en s’insérant dans ses routines d’usage, l’escroquer en modifiant subtilement ces routines. Auray conclut son ouvrage en identifiant deux compétences nécessaires aux manipulations mutuelles en ligne : premièrement, la compétence managériale de gestion de ses propres affects (remplacement, atténuation) et de ceux d’autrui (notamment les affects liés aux émotions de peur, de colère, d’exaltation et de curiosité); deuxièmement, la compétence herméneutique de type discursive, soit être capable de s’insérer dans des jeux de langage. Ceux-ci peuvent être oraux, textuels (chatter) comme visuels : manier et interpréter les interfaces graphiques d’un jeu vidéo, deux dimensions, cognitives et perceptives, qui renvoient directement au travail sur les cadres fait par Goffman. Selon Auray, d’un point de vue sociologique, ces deux types de compétences sont d’origine scolaire. Cela explique que, dans notre échantillon, les arnaqueurs aient pratiquement toujours la vingtaine, alors que les victimes sont plus jeunes, sauf pour celles issues des PCS les plus modestes (5 et 6) qui peuvent être un peu plus âgées.

Cela plaide donc pour un élargissement des études des fabrications malveillantes liées aux usages du numérique chez les jeunes et les classes populaires. Au-delà des débats sur les fake news qui pourraient être traités à partir des cadrages, c’est la question du harcèlement en ligne qui devrait à notre sens être analysée en priorité en ce qui a trait aux cadrages et aux affects situés. Il s’agit aussi bien de repenser le design des plateformes et des services en ligne à la lumière de ces enquêtes que de renforcer les efforts d’éducation à ces sujets.

L’outillage des joueurs pour neutraliser leurs plaintes au service client

Dans ce contexte, pourquoi l’outillage des usagers de service en ligne pour analyser leur activité n’est-il pas préférable au changement de design du service afin de résoudre ces problèmes de fabrications abusives? Ce genre de choix relève de la mise en œuvre de véritables politiques des affects, d’arbitrages moraux, et plus seulement en matière de performances économiques ou techniques.

L’outillage pour appréhender des arnaques est effectivement proposé par les administrateurs d’un jeu comme Dofus, mais uniquement avec le souci de prendre en charge les plaintes formelles, celles qui font peser une menace économique sur l’entreprise. En revanche, la prise en compte des affects directement liés aux arnaques n’est pas mise en œuvre par l’entreprise, alors même que son cœur de métier et ses profits économiques reposent sur la vente d’expériences ludiques qui visent à générer une grande variété d’affects.

Les outils qui délèguent au pigeon la résolution de son propre problème ne sont certes pas nouveaux, le journaliste Julian Dibbell (1994) en faisait déjà état à propos des modes de résolution du viol subi par l’avatar d’une joueuse en ligne. Mais là où cet auteur décrit un jeu en ligne associatif avec une régulation collégiale et qui se veut démocratique, les équipements de Dofus produisent quant à eux une justice personnelle dont les possibilités sont surtout cadrées par la technique et les choix moraux de spécialistes de l’informatique.

Avec de tels équipements, le nombre de plaintes des pigeons formulées à l’entreprise devrait donc baisser, entraînant la diminution du temps d’écoute disponible auprès du service client, et ce, pour des raisons de rentabilité économique. Là encore, toutes les modifications de design, qu’elles entraînent des aides au cadrage ou promeuvent des outils de résolution d’arnaque plus expéditifs, concourent à ce que les joueurs deviennent leurs propres écoutants, en postulant qu’ils en aient tous la capacité. On s’éloigne donc du modèle de Goffman dans lequel des professionnels de l’écoute auraient un rôle social de « modérateurs de la société  » (Goffman, 1989) – traduction un peu malheureuse de cooler – et seraient donc en mesure d’apaiser et de protéger ceux qui n’ont pas la capacité d’y parvenir seuls, même outillés.