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Sensibles aux blessures portées à l’environnement et à l’histoire, au corps social et aux corps intimes, nombre d’écrivains cherchent à marquer ces failles par des formes textuelles nouvelles. C’est depuis ce contexte que Stéphane Vanderhaeghe publie Charøgnards[1], journal apocalyptique voué à une ruine qui dévore tout. Comme Antoine Volodine, il attache la dissolution d’une société et de ses espaces à celle d’une langue et de ses littératures. Comme Céline Minard, avec son cosmonaute du Dernier monde[2], et Elsa Boyer, avec son petit employé des Heures creuses[3], Vanderhaeghe transforme la fin du monde en une intense expérimentation sur la solitude, ses angoisses et, surtout, sur les discours qui s’y tiennent en l’absence de tout auditoire possible. Cette littérature s’invente aussi au diapason d’un mouvement culturel qui la dépasse, d’un engouement globalisé pour l’apocalypse et ses variations infinies qui circulent entre science et science-fiction, entre poésie et productions à gros budgets. Le monde contemporain se découvre et se pense d’autant mieux qu’il a été vidé de ses structures et de ses habitants, ses contours ébréchés servent de décor à des régressions historiques ou à l’invention d’un futur encore inassimilable.

Charøgnards s’impose à nous comme objet d’étude par la surprenante variété des dissolutions qui s’y produisent simultanément, situées d’abord dans le microcosme contrôlé d’un village français anonyme, répercutées ensuite dans la matérialité même de la langue et du livre. Nous tenterons de répondre à ces paris hétérodoxes en ouvrant nos pages à l’auteur, que nous avons invité à expliquer certaines de ses intentions et de ses influences. Nous souhaitons ainsi souligner quelques pistes d’analyse essentielles et enrichir nos perspectives sur les deux romans qu’il a publiés à ce jour : Charøgnards et À tous les airs : ritournelle[4]. Interrogé d’abord sur la porosité entre l’univers de Charøgnards, voué à une éradication progressive mais certaine, et le contexte contemporain, Vanderhaeghe reconnaît que tous deux sont traversés par un même malaise diffus mais paralysant :

Chaque époque entraîne sans doute son lot de menaces et de violences tout en nourrissant ses propres angoisses. La nôtre n’échappe pas à la règle. Entre le terrorisme, la recrudescence des extrémismes et l’urgence climatique, par exemple, les menaces sont omniprésentes, fluctuent, se déplacent sans cesse. Il apparaît difficile aujourd’hui d’avoir confiance en l’avenir, ou en sa possibilité même. Quant à ce que la littérature peut face à cette situation, la réponse est probablement la même que toujours : à proprement parler, rien. Si la littérature avait le don d’infléchir durablement le cours du monde, ça aurait fini par se savoir…[5]

Si elle ne peut contrecarrer ces menaces, la littérature n’en reste pas pour autant impuissante selon Vanderhaeghe. Soit elle détourne ses lecteurs de leurs angoisses, en guidant leur attention dans des décors et par des chemins familiers, soit elle campe absolument sur le champ qui lui est le plus fondamental, celui de l’invention du langage. Vanderhaeghe ne cache pas sa méfiance face aux artifices d’une littérature de divertissement et fait ainsi écho à la pensée des situationnistes et à celle de Jean Baudrillard. Comme eux, Vanderhaeghe reconnaît une valeur éthique et esthétique à la manifestation formelle des plaies et des vides qui trouent le présent :

Il existe une littérature qui, elle, comprend qu’elle ne peut rien, et le dit. Son seul pouvoir est un pouvoir purement rhétorique, sa seule emprise est celle qui porte sur la langue. Contrairement à la première, c’est une littérature peut-être désabusée, consciente des ruines qui l’entourent, à commencer par celles de la littérature en tant que telle, dans son histoire, son évolution et ses prétentions au fil des siècles et des catastrophes[6].

On ne s’étonnera donc pas que Charøgnards soit un texte déterminé par de forts paris poétiques ni que ceux-ci soient menés jusqu’à leur extrémité. Ce sont ces paris, d’ailleurs, qui compliquent le résumé de son intrigue et la saisie des faits fondamentaux de la diégèse. Notons tout de même que le livre prend la forme d’un journal tenu quotidiennement par un narrateur dont on ne saura in fine que peu de choses. Le village français où il réside avec sa compagne, C., et leur nourrisson, se trouve toujours davantage cerné par des charognards (corbeaux, corneilles, craves, chocards et autres choucas) dont la présence semble annoncer le massacre prochain des habitants[7]. Ceux-ci, effrayés, disparaissent les uns après les autres, alors que le monde extérieur semble ignorer ces événements. Ce sera ensuite à la famille du narrateur de fuir, alors qu’il refusera lui-même de quitter les lieux avant d’avoir terminé l’écriture d’un scénario de téléfilm. Contrairement aux Oiseaux d’Hitchcock, auquel Vanderhaeghe adresse un clin d’oeil explicite, nous ne verrons jamais les charognards attaquer les habitants du village. Il n’empêche, la conclusion des événements est annoncée d’emblée par un récit-cadre consacré au journal du narrateur : une civilisation à l’identité imprécise décrit, dans un français tordu, comment ce journal a été préservé par ses archivistes après son extirpation depuis « l’hystoire tréfọnds ». Ces êtres du futur nous offrent le journal sous sa forme brute, abîmée, sans numérotation de pages ni table des matières, avec comme seuls repères des dates floues et répétitives, qu’il s’agisse des jours de la semaine ou d’une suite d’« Aujourd’hui » et autres « Demain ». Son lecteur ne peut s’assurer d’aucun repère stable pour identifier un événement ou un passage, à défaut de procéder à sa propre numérotation[8]. Notons encore que la dégradation matérielle du manuscrit répercute et magnifie celle de l’univers fictionnel : les lettres imprimées s’estompent rapidement dans la dernière tranche du texte jusqu’à se retrouver entièrement absorbées par une couche d’encre grise puis noire.

Jeux dans l’espace

Charøgnards travaille donc la ruine dans sa réalité directement matérielle, tangible et visuelle, autant que par des manifestations métaphoriques nettement complémentaires. Son scénario et ses jeux se déploient dans une configuration qui oppose sensiblement temps et espace, le premier se déréglant et le second se tenant à ses bornes. Sur le plan temporel, la section des « Ouvertissemens », c’est-à-dire le scénario métatextuel qui précède le manuscrit, n’offre qu’une vague notion de la distance historique qui sépare la composition de celui-ci, dans une époque assimilable à notre présent, et celle de sa découverte et de sa préservation. Les unités temporelles et archéométriques de cette société ne sont pas assimilables aux nôtres :

En affect, comme nous avọns laissé entendre ε comme le lectans animaginera facilement, le délabrant étact dans quel l’homanuscrit fut détrouvé après tout ce temps, tel était que sọn cọntenu était illectible. Les pages-siennes toutes étaient détrempées, souillées, limonées, tel certaines que la texture-leur effritait vite au moindre cọntact ainsi qu’à la vive luminescence. […] Nous estimọns auɭourd’hui sọn volumen total la déperte entre h10 ε h15, que nous avọns attenté de ramener à h7//h8. En toute cause l’étact, le documens que nous présentọns auɭourd’hui est décomplet – le lectans gårde ceci à l’esprit en le pårcourans[9].

Si la distance temporelle reste indécidable, les mentions des noms déformés de Céline (« Féline »), Aymé (« Aÿme »), Lévi-Strauss (« Clevy-Strauss »), nous permettent au moins de fixer l’ordre des époques[10]. Quant à l’espace, il participe à la désagrégation de l’univers fictionnel d’une manière différente de ce qu’instaurent volontiers les récits apocalyptiques qui, depuis La route de l’écrivain américain Cormac McCarthy (The Road, 2006), travaillent les distances longues, l’errance, les catastrophes à portée planétaire. Les failles creusées par Charøgnards le sont sur un mode plus local et plus contenu, qu’on associe ou non l’étude de cet espace, comme le proposait Gérard Genette dans « La littérature et l’espace[11] », à celles de la disposition des signes sur la page et de l’épaisseur de la tranche du livre sous le doigt. Vanderhaeghe aime faire tourner ses personnages sur une scène circonscrite, que ce soit le cimetière où se répète l’inlassable ritournelle des veuves dans À tous les airs, ou le village où se déploie la catastrophe de Charøgnards. Cette découpe d’un microcosme, d’une aire d’expérimentation, repose nécessairement sur sa mise à l’écart du monde extérieur : le monde intime et directement sensible n’existe plus dans la continuité du système plus vaste de la société nationale, ou d’une expérience globalisée. La scission est marquée dès la première entrée du manuscrit du narrateur, lorsque celui-ci file avec sa famille sur une « route en ligne droite perdue, comme la rainure de cette double page, au milieu des champs qui se déploient de part et d’autre », et où il imagine « de nets tracés vus du ciel, un quadrillage prêt à recevoir au-delà des marges glauques une écriture régulière et soignée, impeccablement rythmée de sillon en sillon[12] ». Pour entrer au village, il doit forcer un barrage de charognards, qui lui cèdent le passage avec un respect moqueur. Dès cette première scène, l’auteur instaure un doute quant à la réalité des oiseaux, qui pourraient être imaginés, rêvés, qui pourraient être le produit d’un délire ou les manifestations performatives des taches noires qui se multiplient sur la page de roman. Quoi qu’il en soit, le narrateur ne sortira plus de la double frontière du village et de son journal. Dès le dimanche suivant, sa « connexion » est coupée ; encore huit jours et les cartes de crédit ne fonctionnent plus au village ; puis le téléphone se transforme en télégraphe élémentaire. Ce ne seront finalement plus que la radio et la télévision qui persisteront, capables de nourrir la « foi cathodique[13] » inébranlable des habitants au-delà de la coupure de l’électricité. En parallèle, alors qu’un exode s’était rapidement mis en branle depuis le village, les télévisions nationales ne font état d’aucun problème. C., dont le travail se trouve en ville, ne remarque ailleurs ni inquiétude, ni charognards. Le malaise que produit le texte se nourrit largement de ce contraste névrosant entre les mondes du dedans et du dehors, le lecteur se montrant incapable de choisir entre les solutions de la folie, du déni ou du gaslighting.

L’espace du village reflète aussi la conquête des charognards de manière plus directe. Sa ruine se manifeste d’abord par un abandon, qui le vide des institutions du quotidien, ainsi que par un silence rapidement oppressant. Les habitants traversent les rues avec célérité et discrétion pour aller se ravitailler. Les premières dégradations prennent la forme d’un saccage de désespoir, alors que les fientes d’oiseaux commencent à strier le paysage. Si la normalité se maintient superficiellement dans quelques lieux de sociabilité, les sermons du prêtre du village se font, eux, chaque dimanche, de plus en plus hystériques. Un jour les cloches se taisent :

J’ai poussé la porte de l’église dans un grincement convenu. Ils étaient là aussi. S’étaient engouffrés par je ne sais quelle embrasure. Juchés sur le rebord des bénitiers, les bancs, les prie-dieu, avaient pris possession du confessionnal, des porte-cierges, de l’ambon, trônaient fièrement sur le crâne tonsuré des saints naguère polychromes, figés dans le marbre ou le plâtre et la fiente, et sur l’autel, qu’ils se partageaient à deux ou trois, l’un d’entre eux, me voyant approcher, a déployé ses ailes en croix, les a maintenues longuement dans cette position jusqu’à ce que, le bec fendu par la menace, son regard noir harponné au mien, je le gratifie d’un semblant de génuflexion [...][14].

C’est la confrontation du narrateur et des bêtes qui reste au centre de l’objectif. Les décors de dévastation ou de carnage de Charøgnards sont suggérés plutôt que représentés :

Je me refuse encore à décrire ce que j’ai entrevu avant presque aussitôt de détourner le regard ; à donner vie au tableau trop vite complété par mon imagination acculée. L’odeur de pisse et de sang était insupportable. L’était tout autant cette sourde rythmique qui me perfore encore le crâne[15].

Dans les dernières entrées de son journal, le narrateur se met à ressasser de manière explicite les films hollywoodiens de fin du monde, de monstres et de catastrophes. Il ne lui reste plus qu’à se barricader chez lui et à risquer de rares coups d’oeil sur les ruines du village, les maisons, rues et voitures sur lesquelles une couche de fientes catalyse l’action corrosive du temps. Dans un basculement monochrome, ce seront finalement « d’obscures flétrissures », des « taches sombres » et une traînée d’un « noir uniforme, sans relief, sans contour[16] » qui absorberont les espaces intimes du narrateur jusqu’à la surface de sa peau. Vanderhaeghe délègue au lecteur la tâche d’imaginer le détail des espaces, alors que sa prose se concentre sur le mouvement même de la désagrégation, sur son amplification et la contamination toujours plus totale de la diégèse et de son élocution. C’est par son avancée et par ses hoquets que le langage doit faire sentir la ruine, par des suggestions plutôt que par des descriptions et des explications qui feraient décélérer l’angoisse du narrateur.

De manière apparemment paradoxale, trois lieux sont décrits avec une parfaite minutie dans le journal. Ce sont trois inventaires, d’ailleurs numérotés, des chambres de la maison : la première est réservée aux amis et au grand-père ; la seconde est celle du couple et dégage un fort sentiment d’intimité ; la troisième est celle de l’enfant, émouvante par l’absence du garçonnet. Ces descriptions minutieuses rappellent nettement certains paris romanesques d’Alain Robbe-Grillet, notamment lorsque le narrateur de Charøgnards travaille à reconstituer la vie intime de son épouse par l’analyse des objets de son quotidien. Contrairement à La jalousie, l’enjeu n’est cependant pas de percer une possible dissimulation mais de repousser une amnésie de plus en plus envahissante.

Face à ces configurations spatiales fondamentales mais discrètes, à ces descriptions éludées, à ces inventaires qui disent le vide, on ne se surprendra pas que Vanderhaeghe ne revendique pas un rapport traditionnel aux ruines :

Les seules ruines que je vois apparaître dans les deux romans que j’ai publiés à ce jour sont peut-être celles de la littérature elle-même, ou d’une certaine idée de la littérature et du roman en particulier. À tous les airs est à sa façon un cimetière littéraire dans lequel ont été enterrées bon nombre de références ou de lectures passées. Le texte final compose peut-être, au gré des diverses possibilités narratives avec lesquelles il joue, un roman en ruines, voire ruiné par ses propres ambitions. Quant à Charøgnards, on peut sans doute le lire comme l’évocation d’un monde en ruines, dont la représentation se désagrège au fil de pages. […] Je n’éprouve pas de fascination particulière pour les ruines, au sens romantique du terme, et je ne pense pas qu’il y ait dans mon travail d’écriture – du moins pas consciemment – la moindre nostalgie pour un monde déchu. Ces ruines revêtent à mes yeux un caractère davantage ludique[17].

La ruine – c’est notre propos – a connu une multitude de nouvelles formes et de nouveaux rôles depuis qu’elle s’est imposée à l’imaginaire romantique. Roland Mortier expliquait déjà, en 1974, comment le motif s’était attaché à l’imaginaire apocalyptique dès la fin de la Révolution française, résonnant avec l’horreur encore récente des exécutions et des églises et des châteaux dépecés par les foules. C’est depuis des siècles que la littérature a su détacher la ruine d’un rapport unipolaire avec l’Antiquité, afin de l’imaginer plutôt comme une charnière entre les époques, parfois entre un présent vulnérable et un futur qui s’annonce :

La ruine émeut précisément parce qu’elle a un sens que n’a plus le simple débris, parce qu’elle renvoie à un avant, et parfois à un après. Elle rend tangible le mouvement de l’histoire, la notion d’un écoulement irréversible, et elle leur confère une signification douloureusement prémonitoire. [...]

Rétrospective ou projective, la sensibilité « ruiniste » est l’indice d’un malaise et d’une inquiétude[18].

Nous l’avons dit, un net sentiment de menace se dégage de Charøgnards. La décomposition fondamentale de l’univers du narrateur et la prémonition d’un futur tordu et déphasé stimulent nécessairement une prise de vue élargie sur l’histoire, sur les ravages qu’impose le temps à l’espace et, à travers lui, à la structure même du langage et du texte.

La ruine qui se fait

La ruine que met en scène Vanderhaeghe n’est donc pas seulement celle d’un lieu, mais une désagrégation plus fondamentalement littéraire et donc autrement plus composite. C’est celle d’une communauté, de ses décors, de son quotidien, des liens intimes d’une famille, celle aussi de la santé mentale du narrateur, de son corps, de sa mémoire, de sa sexualité, de sa prise sur le temps, de son identité comme sujet – ne serait-ce que pronominal. C’est la ruine d’une grammaire, d’une prose et de sa mise en page, de sa lisibilité, de la langue elle-même. Il ne restera au lecteur, vers la fin du manuscrit, plus aucun des repères stables qui forment l’assise essentielle d’une réalité romanesque. Charøgnards se lit ainsi comme la mise à l’épreuve des possibilités de la ruine plus que de celles des ruines : comme l’illustration d’un processus de décomposition plutôt qu’une image figée hors du temps.

Nous ne chercherons pas à traquer tous ces mouvements, qui obéissent chacun à leur rythme propre, mais à cerner quelques manifestations de la ruine qui répondent à celle des espaces de la diégèse. C’est la langue, d’abord, qui se révèle morcelée dès la première page. Le lecteur doit donc progresser lentement afin de négocier le dialecte bâtard de la civilisation qui aura trouvé et préservé le manuscrit du narrateur. Comme un monument antique dont on devinerait encore les volumes et les usages, le français pompeux des « Ouvertissemens » reste décryptable. Des signes mathématiques, des umlauts, des ronds en chef et des o barrés aux échos scandinaves créent des interférences visuelles, alors que l’orthographe et la syntaxe sont alourdies par des précautions bureaucratiques et des maladresses qui rappellent de mauvaises traductions automatiques. Certaines de ces déformations – erreurs ou évolutions, au choix – s’avèrent plus humoristiques ou poétiques que fastidieuses : on notera ainsi la « parturition » du livre pour sa parution, l’« homanuscrit » pour le manuscrit, l’« hombre » pour l’homme, ou encore « frelaté » pour relaté. Si les « rédicteurs » de la préface stipulent finalement qu’« il n’est d’existence que médiée pår le langage », le lecteur sera donc prêt à interpréter la distorsion de celui-ci comme une forme d’énigme ou de jeu. Équilibre, donc, avec la prémisse apocalyptique, laquelle résonne plutôt avec le registre prémonitoire et tragique des ruines de la Rome de Du Bellay ou de la Nicosie de Cervantès.

Ce sont, de manière plus générale, toutes les facettes de l’expression qui sont progressivement corrompues dans le roman. Les plus visibles touchent à la distribution de caractères en calligrammes abstraits ou vaguement figuratifs : ceux-ci sont tissés en nuages, en vers et filaments, en blocs, en gradins puis, à la toute fin du volume, d’étroits signes de ponctuation sont imprimés en blanc sur fond noir pour former les contours d’un corbeau aux ailes déployées. La découpe du texte répond aux hésitations et aux obsessions du narrateur, qui creusent des trous dans le corps du texte, des absences, des élisions. Cela se manifeste aussi par une parataxe qui apparaît dès l’amorce du récit, par l’omission de pronoms et de mots de liaison, pour ensuite s’amplifier jusqu’à une fragmentation finale de son univers :

un sourire s’éteindre

des corbeaux

des corbeaux

un sac plastique pris dans un grillage de rouille

une larme noire comme la bile

des corbeaux

la carcasse d’un chien

des corbeaux

et des corbeaux

des pylônes électriques

le corps sans vie d’une femme

au milieu des corbeaux

que tu étreins[19]

La forme télégraphique communique l’urgence de l’écriture, l’angoisse du narrateur, l’économie aussi de la « peau de chagrin » de son carnet, les pages blanches tenant la mesure du temps qui lui reste avant son extinction dans le silence. L’écriture doit rester en mouvement, manifestation performative de la survie du scripteur et de sa civilisation : « C’est peut-être pour ça que j’écris en fin de compte. Pour tenter de préserver ce langage dans lequel peu à peu le monde s’éteint et je me dissous[20]. » Il se promet qu’une fois le carnet rempli, il continuera d’écrire sur les murs, le plafond, les meubles, les volets de sa demeure, sur sa peau, dans l’air avec son doigt, pour se construire une « armure d’encre » contre les charognards. Vers la fin du carnet, dans une des dernières lignes lisibles malgré les lettres qui s’estompent, il poursuit : « Comprendre qu’une fois parvenu à la dernière page, une fois lâché le dernier mot le dernier point en bas sur la couverture, tu t’anéantirais aussitôt dans cette ultime goutte d’encre[21]. » Conscient de ne pouvoir exister au-delà des limites de son écriture, le narrateur-auteur ne s’éteint enfin que par l’épuisement de son médium. Dans notre entrevue, Vanderhaeghe explique comment cette angoisse de la fin aimante le livre dans son entièreté :

Le mouvement que dessine le texte me paraît double – un premier élan vise l’épuisement et la disparition totale, y compris celle du langage ; l’autre tente, à partir de ce premier mouvement, de reconstruire ce qui a disparu et donc de refonder en quelque sorte la langue qui s’est épuisée, élimée, abîmée au fil des pages. La matérialité de cette langue naît sans doute de là, de ce double mouvement qui s’enraye. Quant à la fin du texte, il s’agissait paradoxalement de tenter de donner forme à cet épuisement, à cet effacement, à cette disparition, soit à ce qui n’en a pas, ce qui se soustrait précisément à la forme. Charøgnards a été pensé comme un texte viral, un texte dont la mécanique finirait par se retourner contre lui, un texte qui faute de matière narrative – le roman raconte autant qu’il cherche à matérialiser la perte, la dissolution de l’intrigue en tant que telle –, s’en prendrait à sa matérialité propre. L’idée préalable étant que la catastrophe n’est telle que si elle parvient à s’anéantir elle-même. Et donc en ce sens, la « fin du monde », en tant que concept, demeure à jamais une fiction puisque la fin du monde n’aura jamais lieu, ou n’aura lieu qu’en détruisant ce lieu d’où on peut la dire[22].

Si l’écriture, donc, fait rempart contre l’effacement, elle ne représente évidemment pas un principe inoffensif, puisque le narrateur n’échappe à l’apocalypse qu’en la mettant toujours un peu mieux en scène. Le lecteur saisit rapidement le lien allégorique qui attache les charognards à la matérialité du livre, ses calligrammes, ses signes d’encre noire trouant la page blanche : plus ces signes prolifèrent, plus la diégèse s’abandonne aux oiseaux. À plusieurs reprises, leurs noms éclatent dans l’espace typographique et le colonisent, ou les lambeaux d’une phrase se trouvent tirés et tranchés sur une double page en un calligramme-charogne. Le narrateur est lui-même sensible à l’envahissement de ses carnets par « ces mots qui à tour de rôle les remplissent et les salissent, / dévorent, voraces, la blancheur de ces pages maculées de tous les impossibles que ma prose à bout de souffle / condamne / épuise / charogne sans vergogne[23] ». Ce n’est que dans les dernières entrées du journal qui lui aura servi d’aide-mémoire, de talisman et de testament que le narrateur-scripteur parvient à se « reconnaître, enfin, dans ces hordes de charognards qui noircissent le paysage et [lui] crèvent les yeux[24] ». Si cette allégorie s’avère passablement satisfaisante pour le lecteur désorienté par l’érosion de ses repères, ce n’est pas une clé qui lui permettrait de rétablir une éventuelle logique fondamentale du récit. Vanderhaeghe, qui aime à parsemer ses romans de codes et de jeux[25], s’assure plutôt de court-circuiter les lectures herméneutiques de Charøgnards. Il signale même la futilité de l’exercice en laissant son narrateur s’y essayer : face à ce qui pourrait être un couple de corbeaux dictateurs, celui-ci médite qu’on « pourrait presque y voir une allégorie – sauf qu’elle m’échappe, à moi, si tel est le cas[26] ». Plus loin, il suggère que les charognards pourraient représenter un jeu pervers que Dieu mènerait avec les hommes. Il reconnaît aussi que son lecteur pourrait, à bon escient, le croire atteint d’une psychose hallucinatoire et lire son texte « comme une petite allégorie inoffensive, un exercice de style visant à rendre vraisemblable ce qui ne l’est pas ; peut-être ferait-on des corbeaux la métaphore d’une menace sourde et impalpable, simple prétexte à imaginer le pire – de la littérature bénigne en somme, comme toute littérature[27] ». Privé de clés, le lecteur de Charøgnards – comme celui d’À tous les airs, d’ailleurs – n’a d’autre choix que de combler les failles creusées dans le texte en s’octroyant une marge de liberté interprétative. Vanderhaeghe, en entrevue, interroge cette tension entre jeu et structure en tranchant le noeud gordien : « Et si tout ceci était gratuit ?[28] »

Généalogie

Si Charøgnards semble bien éloigné des paysages romains mélancoliques et de leurs marbres élimés par les siècles, la lente désagrégation de l’encre, de la page, du sujet, de son monde, nous permet d’explorer une poétique de la ruine poussée à ses limites. Attachée encore à la configuration des espaces, elle nous aide à les placer au coeur de questions formelles et génériques, nous encourage à reconsidérer la généalogie du récit contemporain de la ruine. On retrouve chez Vanderhaeghe, nous l’avons noté, des traces explicites de l’influence de Robbe-Grillet. Dans les inventaires minutieux, d’abord, par lesquels le narrateur reconstitue par quelques bibelots un quotidien grugé par l’oubli et la paranoïa. Dans ces petites enquêtes, aussi, qui invitent le lecteur à recomposer une absence dans une silhouette de poussière ou de fientes et suggérer ainsi une chronologie qui échappe progressivement aux repères du journal. Vanderhaeghe explique :

Les fantômes de Beckett, de Robbe-Grillet, de Duras, et les fantômes qui les habitaient à leur tour, habitent en nous certainement, qu’on le veuille ou non. Il se trouve que c’est de là que je viens pour ma part – c’est avec ces auteurs, cette littérature, que j’ai appris à lire. Le « nouveau roman » et le postmodernisme américain qui lui était contemporain et partageait bon nombre de ses préoccupations. Le fameux essai de John Barth, par exemple, « The Literature of Exhaustion », résonne fortement avec certains des textes de Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman. C’est donc mon point de départ, contingent autant que choisi[29].

Nous l’avons dit, c’est l’identité même du narrateur qui se délite dans Charøgnards. Son adresse passe du « je » au « tu » dans le dernier quart du texte, alors qu’il scande une litanie d’images, de sensations, d’angoisses à cet inconnu qu’il sera bientôt face à lui-même : « Une putain de maladie terminale. Tu en crèveras. / À la version future de toi qui lira ces lignes, un peu de compassion / : tu aurais aimé que cette maladie ou une autre vous emporte plus tôt / : tu aurais aimé ne pas t’infliger la relecture de ces lignes / : tu aurais aimé ne pas avoir eu à les récrire[30]. » Il nous faudrait donc tracer le fil depuis Michel Butor (La modification) et Georges Perec (Un homme qui dort), faire signe vers les jeux de chiffres et de lettres chers à ce dernier[31]. Soulignons simplement la variété et la densité des dialogues littéraires qui exacerbent la poétique de la dissolution et de la déroute chez Vanderhaeghe[32].

Il n’est pas aisé de cerner des trajectoires constantes au coeur de Charøgnards, de cadrer un récit sans repères et sans règles stables, de dire le mouvement des calligrammes et le gris de l’encre qui sature la page. Mais c’est ce progrès ininterrompu vers la disparition qui lui donne sa place dans le champ du récit contemporain de la ruine : Vanderhaeghe brise, pièce par pièce, son univers et notre prise sur lui, révélant par le fait même les parasites qui s’y nichent. Charøgnards se montre trop méticuleux pour être surréaliste, trop instable pour faire nouveau roman, trop littéraire pour être hollywoodien, trop joueur pour n’être qu’un cas d’étude. C’est donc qu’il doit être un artéfact neuf. Neuf, mais proche encore d’un héritage littéraire qui aura résisté au temps.