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Dans un article de Libération du 16 mars 2006 consacré à la francophonie[1], Natalie Levisalles, tout en posant le débat inhérent à cette francophonie, relève la confusion que la notion peut porter et engendrer en termes de configuration politique, historique et culturelle. Il est vrai que la francophonie est perçue, sans aucun doute, comme une volonté politique de regrouper tous ceux qui ont, en commun, la langue française, voire maintenant au-delà. Il faut se rappeler la candidature infructueuse de l’Arabie saoudite à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) en 2016 et 2018. N’eût été la question des droits de l’homme, ce pays en serait membre aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, la langue française reste encore un socle qui regroupe plusieurs pays de civilisations et de cultures diverses. C’est pourquoi elle soulève autant de questions, vu le lien tissé qui peut être affectif, politique ou civilisationnel :

Le français depuis des décennies suscite une multitude de discours, de débats, d’ouvrages et de discussions publiques ou privées en Europe et particulièrement en France. Sous le thème bien connu de la « francophonie », l’enjeu de ces débats, pétris de considérations affectives à propos de la « belle langue française », appréhendée comme objet de désir, est bien plus politique que linguistique. Les étrangers, et notamment les écrivains étrangers de langue française, qui entretiennent avec elle un lien particulier, s’accordent sur la nécessité de la soustraire à la menace de son essoufflement.

Canut, 2010, p. 141

La combinaison de désir, d’affect et de politique rappelle le contexte historique de l’imposition de cette langue lors de la conquête coloniale. Il s’agissait, comme on le disait alors, « d’apporter la civilisation et de faire aimer la France ». Cette vision implique un objectif à la fois politique et culturel. De nos jours, la francophonie, malgré la prégnance politique qui fait penser à un néocolonialisme, est surtout culturelle. C’est aussi l’engendrement d’une forme d’humanisme, c’est-à-dire une manière d’être au monde. Or, un tel humanisme est caractérisé par une configuration centre-périphérie et il en a résulté ce qu’on peut appeler le monolinguisme du centre et le bilinguisme de la périphérie. Cette distinction idéologiquement marquée pose, au niveau de la langue et de l’écriture romanesque, toute une série de questions et de réactions :

Le fait que, pour ces bilingues de la périphérie, le français ne soit jamais aussi évident que pour un monolingue du centre crée un rapport très affectif, souvent passionnel, avec cette langue : presque tous parlent d’amour partagé ou déçu, de reconnaissance et de mépris, d’abandon et de retour de la flamme.

Levisalles, 2006, p. 3

Ceci se vérifie tout au long du dossier que Libération consacre à la francophonie en mars 2006 où différents auteurs manifestent et disent les raisons de leur choix de la langue française comme outil d’écriture. Abdourahman Waberi parle de non-choix : « J’écris en français parce que tout écrivain habite la langue qui s’est imposée à lui. » (cité dans Levisalles, 2006, p. 7) Quant à Véronique Tadjo, elle voit moins dans le français une contrainte qu’une chance : « C’est ma langue d’écriture, celle dans laquelle je me sens à l’aise. Et je trouve qu’elle est aussi un bon outil pour découvrir le monde. » (cité dans Levisalles, 2006, p. 8) Alain Mabanckou affirme : « J’écris en français parce que […], cette langue, je l’ai trouvée chez moi, en parfait état, riche, imagée, étincelante. » (cité dans Levisalles, 2006, p. 10) Ananda Devi emploie, elle, une métaphore prométhéenne : « On ne choisit pas sa langue. C’est elle qui vient nous habiter. Et une fois dans cette demeure, elle brille doucement et brûle lentement, feu sacré dont nous serons d’éternels voleurs. » (citée dans Levisalles, 2006, p. 12) Quant à Sami Tchak, il consacre dans La couleur de l’écrivain (2014) tout un chapitre à Samila question de la langue. Pour lui, c’est un legs historique : « J’écris en français non par choix mais parce que mon pays, après avoir été une colonie allemande, était devenu un protectorat français. […] le français que je n’ai pas choisi, est devenu ma boussole dans le monde. » (p. 46) En analysant toutes ces déclarations, on ne peut s’empêcher de se rappeler ce que Lise Gauvin observait déjà en 1999 : « La situation des écrivains francophones a ceci d’exemplaire que le français n’est pas pour eux un acquis mais plutôt le lieu et l’occasion de constantes mutations et modifications. » (p. 13) On serait tenté de soutenir que cette affirmation est dépassée, mais la langue française est vivante et continue d’interroger, de faire débat, de susciter des polémiques. Où situer les écrivains qui l’ont héritée, et l’utilisent pour écrire leur histoire personnelle et collective? Comment négocier son quotidien avec cette langue quand on sait qu’elle a servi, lors de la conquête coloniale à déstructurer l’environnement psychologique immédiat? Comment s’opère cette diglossie? On peut soutenir que dans l’emploi du français aujourd’hui, il n’y a plus « […] le désir d’interroger la nature […] du langage et de dépasser le simple discours ethnographique. » (Gauvin, 1999, p. 14), mais il s’agit dorénavant de la réappropriation qui crée une intériorité psychologique et intellectuelle mise à mal par la violence coloniale (Traoré, 2003). Grâce à la créativité et à la transfiguration, se fait jour une génération d’auteurs aux imaginaires qui s’enchevêtrent.

1. Réappropriation, création et intériorité

Depuis la conquête coloniale des pays africains, il y a eu aussi, indéniablement, un enjeu de civilisations et de cultures qui s’est ajouté aux objectifs économiques et impérialistes. Un rapport de force, par conséquent, s’est établi parce que la langue française ne s’est pas implantée dans des territoires vierges. Il suffit d’en rappeler le symbole pour savoir les conditions dans lesquelles le français s’est imposé avec toute la violence qu’on connaît.

En effet, lors de la colonisation, la langue a joué un rôle prépondérant en tant qu’instrument d’inculcation de savoirs, d’une emprise intellectuelle et psychologique puisqu’une langue, faut-il le souligner, permet à l’individu de mieux appréhender sa réalité immédiate. Or, le français est désormais devenu cette langue qui permet de désigner, d’appréhender et de concevoir sa réalité quotidienne et aussi d’accéder à un niveau de projection, ce qui a un impact sur l’univers intellectuel et mental de celui à qui on a imposé la nouvelle langue. Son environnement est, par cette imposition forcée, déstructuré et la conséquence est la difficulté à saisir sa réalité immédiate puisque la conquête, dans sa logique idéologique, crée un centre auquel doit se référer la désormais périphérie.

L’imposition de la langue a donc désorganisé l’univers intellectuel et psychologique préexistant, pour implanter une conception des réalités d’ailleurs. Ce fait suscite chez qui utilise cette langue en Afrique francophone, par exemple, un questionnement constant chez le locuteur, soit un citoyen lambda, un intellectuel conscient ou même un écrivain : « Comment intégrer aux codes de l’oeuvre et de l’écrit le référentiel qui renvoie à différents systèmes de représentations culturels? » (Gauvin, 1999, p. 16) C’est ce que l’écrivain indien Raja Rao explique dans son roman Kanthapura : « Cette histoire n’a pas été facile à raconter. Car il s’agit de faire passer dans une langue qui n’est pas la nôtre l’esprit qui nous est propre. » (1938, p. vii) De ce questionnement a résulté toute une série de phénomènes que décrit si bien Jean-Marc Moura dans Littératures francophones et théorie postcoloniale (1999). Selon Moura, qui s’appuie sur la terminologie de Bill Ashcroft, de Gareth Griffiths et d’Helen Tiffin développée dans The Empire Writes Back (1989), ce qu’on a appelé la périphérie a rejeté les normes du centre. Faut-il vraiment parler d’un rejet ou d’un choix autre que celui impérialiste? La question reste ouverte. De toute façon, il y a une volonté, de l’annulation ou du refus du privilège du français en tant que langue coloniale. Mais en même temps, on note une appropriation et une restructuration du langage du centre (Moura, 1989, p. 84). La périphérie s’émancipe dès lors de la pratique de la langue telle qu’elle a été présentée par le centre. L’émancipation crée un foisonnement dans la production, ce qui a d’ailleurs conduit à des renouvellements esthétiques observables, surtout dans les romans, mais aussi dans le langage quotidien. Vu de cette manière, on peut, en termes chronologiques, parler de monolinguisme, de diglossie et de polyglossie dans l’espace francophone, ce qui aboutit à l’hétérolinguisme (Moura, 1999, p. 85). Moura explique que l’écrivain francophone postcolonial devient alors un passeur de langues ou un utilisateur de l’interlangue (p. 93), dont l’objectif est de provoquer une rupture linguistique et surtout d’exprimer le moi profond. Hampaté Bâ a illustré cela à foison dans L’étrange destin de Wangrin (1973) et que d’aucuns ont appelé la pratique de l’ethnotexte. L’incarnation et l’apogée de l’invention d’une troisième langue (ou d’une tierce langue) seront consacrés par la parution du désormais classique en la matière, Les soleils des indépendances (1968) d’Ahmadou Kourouma, où les calques syntaxiques et lexicaux le disputent aux approximations, accumulations ou précisions parenthétiques tout en transgressant la langue.

À l’analyse de ce travail, dans son essai La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique (1995), Makhily Gassama conclut : « Kourouma asservit la langue française […], il interprète en malinké, pour rendre le langage malinké en supprimant toute frontière linguistique. » (p. 23) Kourouma, interviewé par Lise Gauvin, exprime mieux son projet :

Il ne s’agit pas de traduire. Il s’agit de montrer comment les gens voient le problème, comment leurs sentiments se succèdent comment les mots se succèdent dans leur pensée […]. Le problème c’est que je ne trouvais jamais de mot exact qui correspondait à ce que je voulais dire.

Gauvin, 1999, p. 30

On peut affirmer que tous ces phénomènes décrits relèvent du passage d’un monolinguisme vers un plurilinguisme, comme le montrent plusieurs études, textes et articles. Cependant, au-delà de toutes ces pratiques de réappropriation, plus encore, « [c]e travail consiste à inventer une nouvelle intériorité. » (Mbembe, 2013, p. 140) Comment oublier que l’imposition de la langue française s’est faite dans un contexte de violence et, par conséquent, a créé un écartèlement psychique et intellectuel? Il faut aussi souligner que cette nouvelle intériorité est la conséquence de l’imbrication des cultures françaises, africaines et francophones dans toute leur diversité ou pour faire court, de la culture contemporaine tout en n’oubliant pas le côté historique. La nouvelle intériorité se construit en prenant en compte la réalité historique et aussi la contemporaine, pour mieux appréhender une nouvelle donne, la projeter et exprimer tout ce qui touche à l’affect, au psychique et à l’intellectuel, en vue de la création d’un univers qui embrasse le tout qui signifie autrement. Une bonne illustration en est, par exemple, Confidences (2016) de Max Lobe où l’histoire du Cameroun, et plus précisément la guerre de l’indépendance, relue et revisitée par le témoignage d’un personnage qui intègre l’histoire et la raconte à travers sa nouvelle intériorité regroupant passé et présent, ce qui fait éclore un nouvel univers. Il s’agit aussi, avec cette réappropriation de la langue, d’inventer son propre centre et sa perception. Du coup, la question du centre et de la périphérie s’estompe. Le nouvel univers mis en place fait éclater les limites et l’enfermement :

Après tu viendras parler ici comme un [sic] chèvre beeeh! beeeh! C’est le Blanc qui a dit que… c’est le Blanc que… Le Blanc a dit quoi? Qu’est-ce qu’il t’a dit? Laisse-le en dehors de tout ça-là! C’est le Blanc qui te demande de tuer ta soeur et ton fils qu’elle porte en dedans de son ventre? C’est le Blanc qui te demande de faire ça? Oh comme tu es chèvre! Non, tu n’es même pas seulement, parce que la chèvre a encore un peu de quelque chose en dedans de sa tête, elle... Tu es mouton! mouton-cochon! Schwaaan jusqu’aaah.!!!! Animal! Animal de brousse!

Lobe, 2016, p. 223

En plus de ces formations lexicales et syntaxiques, on voit tout un univers qui se dessine et qui décrit une réalité dépassant la dualité; c’est l’expression d’une perception sur soi, tournée vers soi et exprimée pour soi. Les passages suivants de Confidences (2016) sont la manifestation de cet état d’esprit :

  • « Au pays, dans ce genre de configuration où l’homme ne dote ni n’épouse officiellement la femme avec laquelle il vit et baise, on dit qu’ils font du viens-on-reste. » (p. 52)

  • « […] pas d’inquiétude, mon frère! Notre papa président a potabilisé toutes les eaux du Cameroun. » (p. 74)

  • « La serveuse-portable nous rappelle qu’ici au Trocadero Bar, la bière est non glacée. » (p. 238)

  • « Tu sais, mon frère, la vie c’est trois choses : le mangement, le boivement […] et le baisement! » (p. 241)

  • « Ce qui est fendu n’a pas défendu à ce qui est tendu de pénétrer. » (p. 78)

Dans L’impératif transgressif (2016), Léonora Miano constate que « [c]hez les auteurs subsahariens, ce n’est pas la langue française seule qui s’écrit, mais aussi toutes les autres, celles qui contribuent à façonner l’environnement linguistique dans lequel on baigne. » (p. 95) Et elle ajoute :

Au contact des sensibilités subsahariennes, ces langues subirent une dilatation permettant qu’elles soient pliées au vouloir-dire des peuples. Elles furent plongées dans une marinade d’épices saupoudrées de piment et passées à la braise dans la langue française du cohabiter avec celles des peuples. Il ne s’agit pas de les enrichir [...], mais de les rendre digestes, propres à la consommation.

p. 93-94

L’appropriation crée des images propres, mais se fait également par des symboles français réactualisés et resémantisés à souhait. Tel est le cas dans Confidences, qu’on citera encore :

Rien de mieux qu’une bonne bière pour se rafraîchir. Je me suis installé à quelques pas, au bar l’Élysée. Depuis la terrasse de l’Élysée, j’aperçois le palais présidentiel de notre papa président. Et si François Hollande prenait ses jumelles pour épier notre papa? je pense en rigolant.

Lobe, 2016, p. 209

C’est ici la mise en relation des mondes qui caractérise l’ouverture et l’échappée[2]. Du coup, la langue échappe à son origine pour signifier dans un espace différent. C’est l’illustration de ce qu’Édouard Glissant appelle les lieux communs (1996, p. 33). Les symboles de l’Élysée et la mention du président français mis en un contexte de bar au Cameroun, même travestis, répondent à une signification qui relie deux civilisations, deux espaces géographiques pour produire une projection, c’est-à-dire une capacité de s’imaginer démultipliable. C’est en ce sens que la réalité virtuelle n’est pas vaine. Créative et démiurgique, elle abolit la frontière du binaire et, par là-même, la référence à un quelconque centre : « Tout le monde veut et peut avoir son morceau de mondialisation : un smartphone. On se like et se poke sur Facebook. On twitte. On whatsappe. On vibere. On skype. » (Lobe, 2016, p. 207) Léonora Miano évoque cette capacité d’absorption dans L’impératif transgressif : « La langue s’étant acclimatée dans les pays subsahariens où elle est employée, bien qu’à la marge parfois, elle est une des tonalités d’un environnement linguistique capable d’absorber des apports récents. » (2016, p. 88).

2. Transfiguration et scénographies postcoloniales

Lise Gauvin qualifie la pratique décrite ci-dessus de « poétique de l’incertain », « du doute » ou « du soupçon ». Achille Mbembe, lui, la nomme « scénographie postcoloniale ». Les deux appellations sont symptomatiques du contexte historique et du formatage psychologique contemporain. Elles situent bien la question de la langue française et l’histoire de son imposition en Afrique francophone, par exemple. L’imposition de la langue a transformé l’environnement immédiat de ceux qui ont subi la violence. Si Gauvin parle de poétique de l’incertain, c’est sûrement pour montrer ce caractère de doute, de tâtonnement et d’hésitation, qui détermine l’activité de l’inconscient postcolonial. Du côté de Mbembe, la scénographie postcoloniale dit la nouvelle réalité qui se fait par des couches superposées dans l’imaginaire, d’où les phénomènes de répétition et de redoublement, et l’accumulation qu’on a observée précédemment. Au niveau concret, c’est la création des écoles bilingues comme celles du Burkina Faso. Les jeunes apprenants ne commencent plus leur apprentissage ou leur acquisition du savoir uniquement par le français. Dans ces écoles, le jeune écolier burkinabé, à côté du français, a sa langue ou une des langues majoritaires de la région. Ainsi, l’élève est amené aussi bien à apprivoiser et définir son environnement qu’à le traduire dans une autre langue. La scénographie postcoloniale constitue donc un état d’esprit nouveau dans le maniement de la langue française par les locuteurs conscients d’être des dépositaires d’une langue acquise, apprise, intégrée et employée pour se projeter dans le monde, grâce à une refondation des imaginaires.

3. Refondation et imaginaires enchevêtrés

Dans L’impératif transgressif, Miano, parlant du foisonnement et de la production de la langue française par les peuples à qui on l’a imposée, observe que

[c]’est celui que l’on est devenu qui façonnera le jour qui vient. Il n’y a pas forcément à s’alarmer de ces discordances, elles peuvent se révéler fertiles et ont leur place sur la partition. Elles sont peut-être les contractions indiquant le bon déroulement du processus de revitalisation en cours.

2016, p. 71

La production romanesque francophone est un lieu où l’on trouve cette abondance de la langue, telle que remarquée à travers Confidences. Cette richesse, qui s’exprime non seulement par « l’acclimatation » de la langue, mais aussi par l’adaptation aux réalités nouvelles, cette fois pour exprimer le moi profond, prend des tournures qui dépassent les calques, et démontre sa vitalité. Le Nouchi ivoirien, sur le plan linguistique, peut servir d’exemple pour montrer cette vitalité. En mélangeant les langues nationales ivoiriennes et le français, le Nouchi exprime une coexistence d’imaginaires qui s’imbriquent. Lors de la 39e session de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie qui a eu lieu à Abidjan, en juillet 2013, le président Alassane Ouattara s’adresse à Abdou Diouf, en Nouchi : « Président, nous sommes enjaillés [contents] de toi. Certains diront, président, nous sommes fans de toi. Le président Diouf est vraiment un président chocó [stylé, classe]. » (Jeune Afrique, 2015)[3].

C’est « une refondation des imaginaires » (Miano, 2016, p. 84) qui aurait pour premier objectif de corriger l’ambivalence créée par la contingence historique. Le Nouchi devient cet « […] espace où la langue française est traversée par d’autres, imprégnée par d’autres imaginaires, rythmes et perceptions. » (Miano, 2016, p. 94) On assiste dès lors à une refonte de l’intellectuel à travers l’imaginaire francophone. L’intertextualité abonde en ce sens. Sa présence massive chez plusieurs auteurs, particulièrement Mabanckou (Verre Cassé) ou Tchak (Hermina, Place des fêtes, La fête des masques), en témoigne. En devenant palimpseste, employée comme hypertexte ou hypotexte, l’intertextualité noue et l’histoire et l’imaginaire en dépassant les clivages idéologiques. En reprenant, par exemple, le texte d’Émile Zola, J’accuse (1898), écrit dans ce contexte d’arbitraire dans la France du XIXe siècle et en le plaçant au Congo, dans son roman Verre Cassé (p. 17-18) où le personnage, l’Escargot entêté, vit la même situation d’injustice et d’arbitraire, Mabanckou reconfigure les contextes et dévoile des situations similaires et propres à la condition humaine. Tout au long du roman Verre cassé, la pratique de l’intertextualité transfigure les projections, c’est-à-dire la capacité de s’inventer par la superposition des titres autant français que des espaces géographiques différents. Dans ce cas, la langue n’est plus ici un moyen d’asservissement ni le véhicule d’une idéologie qui naguère créa l’absence, la négation, puis l’ambivalence. Placée cette fois-ci au niveau culturel, la langue transcende les hiérarchisations. C’est dans cette perspective de reconfiguration que se situe probablement le travail de l’écrivain francophone d’aujourd’hui. La langue est ainsi évacuée de l’idéologie dont elle était le canal autrefois, c’est-à-dire le vecteur d’implantation d’une vision, d’un regard sur le monde. Débarrassée de cette pesanteur historico-idéologique, elle devient productrice et Mabanckou peut parler de lui comme un « double je » qui considère la langue française comme un outil ouvrant sur le monde, tout comme Véronique Tadjo.

J’ai vécu la francophonie comme un état, une manière d’être. J’ai fini par comprendre avec le temps ce que cette « deuxième culture » m’a apporté. La francophonie est une fenêtre ouverte, une invitation à l’éclatement, à la rencontre de l’Autre. Ma vision du monde est sans doute constituée de cette disparité que je dois à ma double culture, à mon double je […].

2011, p. 56-57

Dans Le Monde est mon langage (2016), l’imagination devient une forme d’exploration : « J’ai choisi depuis longtemps de ne pas m’enfermer, de ne pas considérer les choses de manière figée, mais de prêter plutôt l’oreille à la rumeur du monde. » (p. 11) Cette transcendance est aussi une invention et une réinvention du monde, un partage de singularités. Glissant parle en ce sens de « poétique du divers » où les singularités renouvelées peuvent appréhender le chaos-monde dans une multiplicité infinie. C’est ce qu’illustre la pratique de l’intertextualité chez Tchak qui va au-delà du divers. Déjà, dans Place des fêtes (2001), le personnage, quand il évoque le destin de son père, convoque Cahier d’un retour au pays natal (1939) d’Aimé Césaire :

Quant à papa, ma foi, c’est une autre paire de pantoufles. Lui, il s’accroche à son idée de retour comme une punaise à un chien errant. Rien à faire pour lui enlever de la tête cette idée de retour au pays natal comme dans un cahier martiniquais.

p. 12

Les singularités se répondent malgré les époques différentes. Dans Hermina, c’est plutôt un mélange des imaginaires par des citations prises dans des romans des époques différentes. En effet, le roman est construit en grande partie, de passages d’autres romans qui décrivent et disent les faits et gestes des personnages. Ceux-ci n’ont plus besoin d’articuler leur pensée. Elle est déjà dite et exprimée à une époque et dans un autre contexte similaire et en un autre lieu. Ce qui montre que les imaginaires se rencontrent et se démultiplient à l’infini. Il y a donc, une multitude de références qui fonctionnent de manière exponentielle.