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L’intitulé de cet article, précisément l’expression « imaginaire linguistique postcolonial » au singulier, pourrait, d’emblée, supposer une idée d’uniformité, quand on considère la connotation du terme « imaginaire » renvoyant ici à un imaginaire collectif au sens où Castoriadis définit l’imaginaire social (Castoriadis, 2007, p. 52)[1]. Cette idée d’uniformité pourrait également être suggérée par une conception du vocable « postcolonial » faisant de celui-ci une pensée homogène traversée par une ligne directrice consacrée à l’analyse des suites du colonialisme. Cependant, au-delà de l’unité qui pourrait être déduite a priori d’une approche générique de ces concepts, la problématique de cet article touche au champ littéraire postcolonial non seulement d’un point de vue diachronique qui en souligne les variations internes, mais aussi à travers une perception spatiale distinguant les écrivains du continent de ceux de la diaspora africaine.[2] En effet, si la posture « militante » des premiers, les classiques, se développe dans des espaces nationaux d’où ils entendent redéfinir leur rapport à la langue de l’ancien colonisateur, dans les écritures de la diaspora, le lien à la langue française est surtout pensé en référence à un contexte où l’écrivain est face à des défis liés à son statut de migrant et à la mondialisation. Cette problématique ouvre aussi l’opportunité d’une réflexion relative à la critique formulée par Yves Clavaron à l’encontre du postcolonialisme considéré comme « une démarche critique anhistorique et idéaliste qui vise à donner à des expériences très diverses une cohérence de surface » (Clavaron, 2018, p. 29).[3] Partant du sujet de la langue littéraire, la présente analyse dévoile différents imaginaires littéraires caractéristiques de la littérature postcoloniale ainsi qu’une diversité d’expériences existentielles d’ex-colonisés. S’inspirant de la théorie postcoloniale[4], cette approche critique de la langue littéraire permet d’analyser les contours et les implications d’un imaginaire linguistique militant et autocentré et d’un imaginaire fantasque qui défie les frontières.

1. D’un imaginaire linguistique militant autocentré…

1.1 Deux cas d’engagement sur la question identitaire

Si le concept sartrien de « littérature engagée »[5] – théorisé dans son ouvrage Qu’est-ce que la littérature? – a pu naturellement être appliqué aux écrits des classiques africains au regard de leur contexte d’émergence et de leur verve critique, il peut paraître suranné quand il s’agit des écrivains de la diaspora. Il s’avère cependant également pertinent pour définir une des facettes de l’imaginaire linguistique de ces derniers, comme en atteste le contenu de leurs romans. Néanmoins, une différence demeure notable entre les deux types d’engagement, dont le premier se réalise et se revendique dans une langue littéraire au ton grave, par laquelle les écrivains semblent vouloir récuser la diglossie de fait prévalant dans leurs textes écrits majoritairement en français. L’imaginaire linguistique des auteurs classiques dénote alors un projet littéraire presque systématisé visant à la création d’une écriture envisagée comme bilingue ou plurilingue (avec le français face à une ou plusieurs langues africaines). Ici, le projet et le « processus de décolonisation de la langue littéraire »[6] (Zabus, 1991, p. 6) produisant des textes que Zabus qualifie de « Palimpsest »[7] est clairement assumé. Quant au second type d’engagement, il apparaît moins comme un militantisme porte-étendard identitaire que comme une pratique donnée pour spontanée, presqu’inconsciente. L’idée d’un projet sous-tendu par la volonté de confronter la langue de l’ancien colonisateur et celles de l’Afrique ne semble pas, en l’occurrence, le cheval de bataille du projet d’écriture des auteurs de la diaspora, bien que, dans leurs récits, des mots de langues africaines signent une identité qu’ils ne veulent récuser.

En effet, dans les textes d’Adiaffi et de Nokan, par exemple, l’emploi foisonnant de mots, d’expressions ou de phrases empruntés à des langues africaines n’a pas de commune mesure avec l’apparition intermittente de certains termes africains dans ceux de Miano et de Wabéri. Le mode d’usage de ces langues, dans les textes en français des écrivains classiques, corrobore le projet du bilinguisme ou du plurilinguisme précédemment évoqué. Nombreux sont, de ce fait, les lexies issues de langues africaines et ayant leur équivalent en français, que les auteurs choisissent pourtant d’employer concomitamment avec les mots français qui servent à les traduire, plutôt que d’employer uniquement le terme français. On lit ainsi, dans les textes de Nokan : « Clo Ndri (le rossignol) » (Nokan, 2014, p. 313); « n’zué dan (le fleuve) » (Nokan, 2014, p. 313), et d’Adiaffi : « le sorcier, le Bahifouê » (Adiaffi, 2000, p. 20). Nokan pousse ce projet de faire « cohabiter » le français et les langues africaines jusqu’à l’écriture de la postface de son recueil en langue baoulé (Nokan, 2014, p. 323), postface assortie d’une traduction en français en note de bas de page, procédé sous-tendant une volonté d’accorder aux langues africaines la primauté sur le français.

Quant à la langue littéraire des récits de Miano et de Wabéri, on y note la résurgence spontanée et sporadique de termes issus de langues africaines, dont la présence est le signe d’une culture du langage qui est aussi africaine. Ici, la plupart des termes – peu nombreux – provenant de langues purement africaines, désignent des réalités pour lesquelles l’on trouverait difficilement des équivalents dans la langue française, contrairement aux textes de Nokan et d’Adiaffi où cet usage est également de mise. Ainsi en est-il, dans le texte de Wabéri (2003), des termes « abikou » et « shafeec » (p. 94) désignant l’esprit d’un enfant mort dans sa prime enfance.

Par ailleurs, l’engagement des écrivains classiques vis-à-vis de la question de la langue littéraire est une posture assumée par les auteurs eux-mêmes, à travers la narration de récits dans lesquels, par la voix du narrateur omniscient, ils apparaissent comme les artisans de cette mixtion de langues. Ces narrateurs alternent à leur guise le français et les langues africaines, passent de l’une à l’autre ou aux autres, sans transition, développant ainsi des récits unifiés, du point de vue de l’histoire, dans des inflexions langagières différentes.

Dans les textes des écrivains de la diaspora, a contrario, cette tâche est conférée aux personnages. Ce sont les mots de langues africaines employés par ces derniers dans leurs discours qui font de la langue littéraire de ces écrivains de la diaspora cette langue française mâtinée d’influences africaines.

Il y a ainsi, d’un côté, des écrivains porteurs du projet collectif d’affirmation d’une identité africaine – comme le montre le français « malinkisé » de Kourouma – et, de l’autre, la suggestion par les auteurs de la diaspora d’un engagement individuel sur la question de l’identité africaine. Au demeurant, ces deux cas d’engagement vis-à-vis de la langue littéraire disent la richesse d’un esprit, la flexibilité d’une pensée qui peut se mouvoir aisément d’un idiome à l’autre, et peuvent être interprétés comme un appel à une plus grande valorisation des langues africaines qui constituent une richesse langagière en supplément du français. À ces démarches d’engagement dont le pivot est la question identitaire, s’ajoutent d’autres considérant la langue comme une institution vis-à-vis de laquelle les écrivains postcoloniaux s’arrogent le droit à une créativité qu’ils semblent vouloir sans limite.

1.2 Une liberté créatrice diversement interprétée

Cette liberté créatrice chez les écrivains classiques vise à mettre en mots une certaine anomie régnant dans les sociétés post-coloniales, quand, chez les écrivains de la diaspora, elle autorise une fantaisie langagière par laquelle non seulement ces derniers veulent distinguer leur parole de la parole collective – le celle qui porte la voix de la collectivité –, mais aussi penser la langue littéraire en dehors et au-delà de toute catégorie identitaire.

Le langage de l’anomie, en guise de rappel, est de ceux qui ont été créés par les écrivains classiques dans un contexte où la dénonciation des travers de la société était la principale veine des écrits littéraires. C’est donc un langage portant le sceau d’une gravité qui émanait d’un contexte social et politique déliquescent. Nommer l’innommable et qualifier des situations surréalistes par l’invention de fables littéraires ou par la représentation d’une réalité décadente sous des traits grossis pour la rendre mieux visible ne pouvaient aller sans l’invention des mots adéquats. Sony Labou Tansi et Jean-Marie Adiaffi en ont fait une des particularités de leur création littéraire. La description de L’état honteux (Tansi, 1981) qu’opère Sony Labou Tansi dans La vie et demie appelle ainsi ses néologismes, maintes fois cités par la critique, de « chaïdanisé », « tropicalités », et même l’invention d’un langage de fous : « Gronaniniata mésé botouété taou-taou, moro metani bamanasar karani meta yelo yelomanikatana. Le bruit disait que yelo yelomanikatana signifiait “souverain à vie”. » (p. 128)

Quant à Jean-Marie Adiaffi (2000), il se fait le héraut d’un langage d’invention urbaine décrivant les dangereuses pratiques citadines de jeunes désespérés, défiant des dangers au péril de leurs vies qui ne semblent plus avoir que peu de valeur à leurs yeux, dans une jungle urbaine qui les déshumanise : « Les bôrailleurs veulent railler, dérailler la raillerie, la bêtise humaine. […] L’humanité est au bord du gouffre. Les “enjailleurs” veulent l’enjamber pieds joints. » (p. 31) et « […] le “bôrô d’enjaillement” est un addenda du futur. » (p. 33)

Si l’imaginaire linguistique des auteurs précédents paraît encore quelque peu bridé par la conscience de l’engagement de l’écrivain vis-à-vis de sa société, celle des écrivains de la diaspora dénote le choix, concevable comme une sorte d’engagement, de se poser d’abord et avant tout comme des individus créateurs qui se donnent le droit d’imaginer un art littéraire autocentré. Dans ces conditions, la langue littéraire porte différentes inflexions qui toutes accordent la primauté à une espèce de légèreté contrastant avec le ton sérieux de leurs prédécesseurs. C’est une langue conçue comme un jeu, qui paraît s’inventer au fil du récit, au gré des circonstances et des opportunités que créent certaines péripéties de l’histoire racontée.

Dans L’invention du beau regard (2005) de Nganang, le verbe « dikoumer » (p. 68), par exemple, est de ceux-là : « Cette affaire [celle de M. Dikoum tué par l’amant de sa femme en sa présence] qui avait laissé un verbe dans le langage de tout le monde surtout les hommes peureux soudain devant le manque de coeur de leur : le verbe “dikoumer » (p. 68). Toujours dans la même oeuvre, le terme « sinon », initialement employé dans une phrase comme un terme de coordination, récupéré par le narrateur au détour d’une phrase du récit analysant la situation rocambolesque du personnage policier de D. Eloundou, après la mort d’une femme dans son bureau, devient un mot-personnage à qui est attribué un rôle dans le déroulement de l’histoire :

D. Eloundou retrouva son équilibre […] sinon la secrétaire qui l’avait salué aurait de quoi kongosser… Or il y avait une possibilité de sinon… Quel sinon pouvait le sauver maintenant? … Ce sinon-là pouvait-il élaborer des stratégies? 

Nganang, 2005, p. 81

Ce jeu langagier trouve écho dans 53 cm (1999) où Bessora, dans la fable littéraire qu’elle élabore, dénature des légumes, des flageolets, qui deviennent des personnages à qui elle attribue une « cat’ de flageolité » (p. 21) à l’instar des personnages humains détenant des « cat’ de séjou’ » (p. 26), sans que cette extrapolation dans le récit soit vraiment indispensable.

Par ailleurs, comme l’a fait Jean-Marie Adiaffi au sujet de la langue urbaine de l’anomie, les écrivains de la diaspora reprennent aussi à leurs comptes des mots fleurissants dans les mythologies urbaines, à l’image de ceux du « nouchi » de la Côte d’Ivoire, sur un ton léger qui tranche avec la gravité de celui d’Adiaffi. Ils semblent ainsi vouloir prendre part aux changements en cours, du point de vue de la langue, dans les villes post-coloniales.

Chez ces écrivains de la diaspora, la langue d’écriture a ainsi les dehors d’une langue laboratoire (Pot, 2018, p. 18), langue de contingences dont l’existence semble passagère et pas destinée à être une langue de communication en dehors du stricte cadre littéraire, car calquée, par endroits dans le texte, sur « des solutions particulières, privilégiant l’aspect ludique sur la systématisation » (ibid, p. 40). C’est, en fin de compte, une sorte de langue littéraire utopique dont l’objectif n’est pas sous-tendu par un projet communautaire séculier, contrairement à ce que postule Olivier Pot au sujet de la démarche d’invention des langues : « Inventer des langues ou agir sur la langue, c’est se donner le pouvoir de s’inventer de nouvelles formes de communautés et sociétés, de sociabilité et de communication entre les hommes. » (ibid., p.  81).

Aux imaginaires linguistiques autocentrés des deux générations d’écrivains, l’un axé sur le projet de l’écrivain témoin d’une société et l’autre sur la mise en avant de l’écrivain en tant qu’individu créateur, succède un autre projet relevant spécifiquement de la littérature de la diaspora. Celui-ci, tourné vers le monde, porté par l’idéal de la globalisation, s’annonce déjà, dans une mesure peu étendue, dans le texte d’un écrivain classique comme Adiaffi. Le « roman n’zassa » Les Naufragés de l’intelligence (2000) constitue, en effet, une transition entre ces deux tendances : on y remarque un début d’ouverture au monde de cet imaginaire linguistique, la mention de la conscience d’un univers globalisé par l’emploi de mots de la langue anglaise (« rappelle-toi! Never forget » [p. 15]), par le décloisonnement des frontières entre les langues africaines : Adiaffi, contrairement à Kourouma par exemple, ne se limite pas à l’usage de sa langue maternelle, mais utilise aussi d’autres langues africaines et l’anglais. Ce phénomène transitoire reste cependant marginal, contrairement à ce qui va se produire chez les auteurs de la diaspora.

2. … À un imaginaire fantasque défiant les frontières

2.1 Une langue littéraire-monde

L’imaginaire linguistique des auteurs de la diaspora, à l’image de la « littérature-monde »[8] prônée par Michel le Bris et ses compagnons d’écriture, se traduit, en l’occurrence, par une langue littéraire poreuse au monde. Modelée à partir de l’acquis qu’est le français, cette langue littéraire dévoile l’ambition de ses auteurs, se définissant comme citoyens du monde, pour qui penser en dehors de l’inexorable dynamique de la mondialisation n’est pas envisageable. Cette mondialisation caractérisée, selon Yves Clavaron, « par des processus de mobilité et d’échange : flux, diaspora, hybridation et globalisation, par laquelle l’État-nation se “déspatialise” en développant des stratégies transnationales » (Clavaron, 2018, p. 14), source de créativité pour ces auteurs, se traduit par l’esthétique linguistique de leurs textes. Cette esthétique tient sa richesse des multiples veines langagières qui s’imbriquent, se côtoient, innervent les sociétés francophones post-coloniales, produisant une langue interculturelle. C’est une esthétique qui, en outre, dépasse les frontières du monde francophone, embrassant le monde transatlantique dans une démarche résolue de développement d’un art langagier relevant de ce qu’Achille Mbembe nomme une « pensée à la dimension du monde » (Mbembe, 2017, p. 25).

Patrice Nganang et Léonora Miano, spécifiquement, reproduisent dans leurs romans des particularités langagières camerounaises, témoignages des péripéties de l’histoire coloniale du Cameroun à laquelle ont pris part aussi bien les Allemands, les Anglais que les Français. Le Camfranglais[9] et le Pidgin English[10] camerounais, ces langues interculturelles héritées du passé colonial, sont, dans Crépuscule du tourment 1. Melancholy, analysées par la voix critique du personnage d’Ixora :

L’ancien parler colonial était ici renouvelé, bercé d’une autre musique, enrichi d’images du crû, violenté aussi par toutes sortes de libertés prises pour y forcer une pensée différente, les coutures du parler colonial craquaient, il volait en éclats et ses restes, ramassés à la pelle puis rassemblés, formaient un idiome propre au peuple d’ici, mais qui ne se refusait pas à ma compréhension pour peu que je garde l’oreille tendue.

Miano, 2016, p. 195

La combinaison de ces langues est ainsi le symbole du décloisonnement langagier et, par-delà, culturel, ayant cours au sein de l’espace francophone. Leur reproduction par Miano et Nganang dans leurs textes sert ainsi cet idéal d’ouverture, même si contrairement à Miano, Nganang n’assortit pas ses termes de traduction. Dans les lignes ci-après sont proposés des extraits de la palette lexicale que ces auteurs empruntent à ces idiomes dans le texte de Nganang : « Tchoko » [Ce qu'on reçoit ou donne pour corrompre] (p. 31); « Mami Nyanga » [La femme, surtout la maman, la vieille qui aime se faire belle] (p. 53); « sapack » [Une prostituée] (p. 56); « Mbock » [La prison] (p. 58). Dans le texte de Miano : « Elobi » (p. 210) [dans le Glossaire : « Camfranglais : Quartier populaire assez misérable » (p. 291)]; « Lofombo » (p. 247) [dans le Glossaire : « Camfranglais : Beignet à croûte épaisse et croustillante souvent saupoudré de sucre » (p. 291)], « no hambock me » (p. 247) [dans le Glossaire : « Pidgin English : Ne me dérangez pas » (p. 292)].

Le choix de la traduction par Miano peut être interprété comme celui d’aller jusqu’au bout de la logique d’ouverture au monde, tandis que, chez Nganang, il semble subsister un esprit défiant la réalité de la diglossie, d’où le refus du principe de la traduction.

Il faut souligner que la configuration langagière symbolisant cette interculturation intègre aussi différentes langues africaines : le Douala et le « medu neter, langues des anciens Egyptiens » (Miano, 2016, p. 293), notamment dans Crépuscule du tourment1. Melancholy.

L’ouverture au monde incarnée par cette langue littéraire interculturelle se fait aussi, par ailleurs, en direction du monde anglophone. Miano, par sa langue littéraire, jette un pont entre la francophonie et l’anglophonie. Si la part francophone de cette géographie langagière est traduite par l’esthétique linguistique interculturelle précédemment décrite, celle relative à l’univers anglophone est figurée par un usage foisonnant de la langue anglaise, effectué par la convocation dans le texte de citations émanant de musiciens, de poètes, etc. Derrière les nombreux fragments en anglais qui émaillent le récit de Crépuscule du tourment 1. Melancholy (2016), se trouvent, en réalité, des personnalités originaires de différents endroits du monde anglophone : « Ella [Fitzgerald] et Louis [Armstrong] » (p. 20), « Shange [Ntozake] » (p. 189), « Audre Lorde » (p. 205) et « Liz McComb » (p. 192) sont des États-Unis; « Brathwaite » (p. 293), de la Barbade; « Lorna Goodison » (p. 139), de la Jamaïque; « Ayi Kwei Armah » (p. 83) du Nigeria.

Au regard des origines de ces personnalités qui appartiennent de fait à la diaspora noire, la configuration que dessine la langue littéraire-monde de Miano est, précisément, celle du monde transatlantique dont fait partie le monde francophone. Derrière cette particularité de son esthétique langagière, elle rappelle l’inexorable démarche d’ouverture au monde dont la genèse remonte à l’histoire transatlantique, précisément au commerce triangulaire qui a été aussi, pour mémoire, une histoire de passages des frontières continentales.

Cette esthétique langagière de Miano renvoie, en fin de compte, à la notion de « littérature-monde en français » (Clavaron, 2018, p. 31), notion qui, selon Yves Clavaron, peut « se concevoir comme une forme de post-francophonie » (Clavaron, 2018, p. 31). Elle n’épouse cependant pas tous les contours de cette notion qui contribue à l’avancée de la réflexion sur la francophonie. Clavaron en présente, en effet, le projet comme suit :

On passerait ainsi d’une perspective chronologique plus ou moins liée à l’idée d’un néo-colonialisme à une perspective globalisante et à la définition d’une « poétique-monde », à partir d’un corpus spécifique qui privilégie l’esthétique sur l’identitaire. La conscience post-francophone qui permet de réviser l’universalisme français en une forme transnationale est une façon de penser au-delà des rubriques coloniales et postcoloniales.

Clavaron, 2018, p. 31

L’on se demande, en fait, en considérant l’orientation transatlantique de l’esthétique langagière postcoloniale de Miano, si « penser au-delà des rubriques coloniales et postcoloniales » (Clavaron, 2018, p. 31) – démarche comprise comme prendre en compte et transcender la postcolonialité – ne serait pas une gageure, dans la mesure où cette postcolonialité ayant façonné les sujets postcoloniaux dans différentes dimensions de leur être au monde, est omniprésente et s’impose à eux.

L’esthétique langagière des écrivains de la diaspora prônant le décloisonnement des géographies langagières dans ce monde globalisé, ne fond pour autant pas les voix des individus dans « la foule anonyme » de cette globalisation.

2.2 Éloge de la parole individuelle

La langue des écrivains de la diaspora est aussi le lieu de valorisation des individualités qui évoluent dans les récits. Par cette démarche, ces écrivains laissent ces individus se raconter eux-mêmes, porter leurs propres histoires, se dévoiler comme les allégories vivantes du sens de leurs existences. Cette orientation de leur projet littéraire est comme une invitation, adressée au sujet postcolonial, « à réapprendre à se penser soi-même comme source universelle du sens » (Mbembe, 2006, p. 127). Ce projet se réalise dans les récits polyphoniques de Léonora Miano et d’Abdourahmane Wabéri – où aucune voix centrale ne joue le rôle de narrateur –, où la superposition et/ou l’imbrication des voix produit une langue littéraire au contenu diversifié également ouverte aux « souffles » du monde.

Les voix féminines dans Crépuscule du tourment 1. Melancholy (2016) de Miano, par leurs langages, disent non seulement leurs origines géographiques, sociales, ethniques, mais aussi, pour certaines, leur quête de soi, plus précisément leur quête de voies de redéfinition de soi. Le langage du personnage d’Amandla dénote autant son identité d’Africaine-américaine que son aspiration à renouer avec ses origines africaines. C’est un langage, qui en plus du français, navigue entre le swahili, la langue fon du Bénin et le medu neter. Le fon et le swahili rappellent ses origines, son être : les mots « agbo du Danxomè, Membre du corps des agoodje » (p. 102) [traduits par « femme buffle » et « espoir »] proviennent de la mythologie béninoise qui lui a été transmise par sa mère, et les mots swahili « Umoja » (p. 86) [Unité] et « nguzo saba » (p. 86) [les sept principes de Kwanzaa] sont empruntés à la manifestation culturelle d’origine africaine-américaine dénommée Kwanzaa par laquelle les Africains-américains célèbrent leurs héritages africains et leurs réalisations.[11] Le medu neter est la langue symbole de l’avenir qu’elle rêve, un avenir où les Noirs, les « kémites » (p. 84) dans son langage, maîtriseront leur « tradition intellectuelle et spirituelle. Sous tous ses aspects. […] De façon que la modernité ne nous sépare pas, dit-elle, de nous-mêmes. » (p. 109). Loin d’être de simples paroles, ces mots orientent le mode de vie et de pensée de ce personnage qui remet au goût du jour certains termes du medu neter qu’elle transmet à ses enfants en adoptant, par exemple « Hotep! » (p. 87) en guise de salutation (traduit par : « Je vous salue au nom du puissant d’Asset notre mère. » [p. 87]) Sa vie est aussi rythmée par la référence aux dieux du panthéon égyptien, d’où l’emploi des mots « Nebt-Het » (p. 134), « Het-Hru » (p. 134), « Nut » (p. 134), etc.

Une autre voix du roman de Miano, celle du personnage de Tiki, se distingue en tant que voix d’une native du pays d’Afrique accueillant Amandla. Ce sont, en effet, les propos de Tiki qui dévoilent la diversité langagière contribuant à faire de la langue littéraire de Miano cette langue à caractère interculturel analysée précédemment.

Contrairement au texte de Miano où la distinction entre les personnages est marquée par des mots dévoilant leurs identités, mots métissant une langue française, au reste, correctement pratiquée par ces personnages, dans Transit, Wabéri fait le choix d’opérer cette différenciation des voix de son récit en référence à la maîtrise ou non des normes du français. Cette option paraît comme le refus de faire de la langue le critère de légitimation de la voix d’un personnage. Wabéri donne ainsi, à chaque personnage, le droit à la parole, sans considération pour son niveau de connaissance de la langue française. Il semble vouloir donner à tous les locuteurs du monde francophone postcolonial, dans leurs diversités, la liberté de s’exprimer, la possibilité de faire entendre leurs voix, le droit de n’être pas marginalisés dans la société pour défaut de correction langagière.[12] Les chapitres du récit portant sur la vie du personnage de Bachir Benladen – personnage peu instruit qui, selon ses propres termes, « a fini jusqu’au CM2 » (p. 21) – sont ainsi racontés par le personnage lui-même dans une langue française distordue parlée dans une ignorance des règles quelquefois les plus élémentaires, comme en attestent ces extraits : « Les gens qui connaissent ça, ils vont pas dire Benladen c’est mensonge et menteur. » (p. 22) Dans cet exemple, il y a omission du « ne » de la négation et « c’ » est employé pour un être humain, renvoyant à une comparaison incongrue. On trouve aussi des mots mal orthographiés dont l’écriture est comme une transcription phonétique de ce qu’entend le personnage : « l’airéport » (p. 13) pour l’aéroport et « espliquer » (p. 27) pour expliquer. Ces extraits qui ne donnent qu’un petit aperçu d’une langue qualifiée de « petit français » ou de « français de moussa » en Côte d’Ivoire, par exemple, illustrent un niveau de langue qui détonne avec celui d’un autre personnage, Harbi. Ce dernier, « nanti d’un grand diplôme » (p. 19) obtenu en France, selon certains indices dans ce récit renvoyant à ce pays, fait montre d’une parfaite maîtrise de la langue française, dans les chapitres du roman qui lui échoient.

Les différentes nuances et ressemblances qui décrivent les imaginaires linguistiques postcoloniaux classique et diasporique de notre étude permettent de conclure à une langue littéraire qui est un véritable laboratoire de réflexion sur le monde postcolonial. La diversité des expériences littéraires et humaines caractérisant celui-ci, les variations, au fil du temps, des problématiques qui l’animent, l’évolution aussi du statut du sujet postcolonial qui sort parfois de ce qui peut paraître comme une crispation militante pour embrasser les défis humains et sociétaux suscités par l’évolution temporelle, sont reflétés dans ces imaginaires. Ces imaginaires linguistiques qui révèlent la constance diachronique de l’usage des langues africaines dans les textes en français, semblent aussi porter un appel à une plus grande valorisation de ces langues, manière de conduire aussi, au sujet de l’Afrique, une réflexion efficiente, comme le suggère Souleymane Bachir Diagne :

Penser l’Afrique, penser en Afrique, c’est penser en traduction, dans les langues africaines et les langues d’Afrique aussi que sont aujourd’hui le portugais, le français et l’anglais. C’est penser dans le va-et-vient, c’est penser de langue à langue.

Diagne, 2017, p. 79