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Introduction

Depuis plus d’une trentaine d’années, l’implant cochléaire (IC) permet à des personnes, enfants et adultes, qui présentent une surdité profonde de retrouver un certain accès aux stimuli auditifs (Middlebrooks, Bierer, & Snyder, 2005). L’IC est un appareil chirurgicalement implanté dans l’oreille interne qui produit une stimulation électrique au niveau des fibres nerveuses auditives (Raman et al., 2011). Chez les adultes, les bénéfices apportés par l’IC sont en tout premier lieu de nature auditive. Un nombre important d’études ont été menées sur le sujet et celles-ci tendent à démontrer que l’IC permet aux adultes d’améliorer significativement leur capacité à reconnaître auditivement la parole (voir Gaylor et al., 2013, pour une méta-analyse sur le sujet). On note pourtant une importante variabilité dans les résultats observés chez les adultes qui reçoivent des IC, particulièrement chez les personnes pour qui la surdité était présente à la naissance ou est apparue en bas âge : on parle dans ce cas de surdité congénitale ou prélinguistique.

Les écrits scientifiques font peu mention de la perception de l’entourage des personnes présentant une surdité prélinguistique sur les bénéfices rapportés en lien avec le port de l’implant (Kennedy, Stephens, & Fitzmaurice, 2008). En effet, quelques recherches traitant de la perception des proches significatifs ont été recensées, mais celles-ci ont été effectuées auprès de porteurs de prothèses auditives (voir Preminger & Meeks, 2010). À ce jour, deux études ont traité de l’impact de l’IC selon la perspective des proches (Chen et al., 2016; Kennedy et al., 2008). Dans la présente étude, nous nous sommes intéressés à la perception des bénéfices quotidiens procurés par l’IC par des personnes sourdes de naissance et l’un de leurs proches significatifs (personnes entendantes). Les résultats permettront aux équipes d’intervenants des différents centres de réadaptation d’améliorer leurs pratiques et de mieux accompagner les adultes ayant une surdité prélinguistique et leur entourage tout au long du processus entourant l’implantation cochléaire, tant au moment de l’évaluation de la candidature pour l’implant que durant la période de réadaptation intensive post-implant et le suivi à long terme en réadaptation. Cette étude exploratoire donne donc la parole à un groupe de porteurs d’implants qui a jusqu’ici reçu peu d’attention de la part des chercheurs ainsi qu’à leurs proches[1].

1. Surdité et implant

La déficience auditive est une condition médicale répandue : en 2015, l’Organisation mondiale de la santé estimait que quelque 360 millions de personnes dans le monde présentaient une surdité causant des incapacités significatives (soit une perte auditive de plus de 40 décibels (dB) à la meilleure oreille). La perte auditive peut avoir des conséquences physiques, psychologiques et sociales, principalement reliées à des difficultés de communication, à des interactions sociales réduites et à l’isolement (Manchaiah & Danermark, 2017). Plus encore, la perte auditive peut avoir un impact négatif sur l’estime de soi et la confiance en soi et peut exacerber des symptômes d’anxiété et de dépression (Knutson & Lansing, 1990). Les partenaires de communication des personnes qui présentent une déficience auditive rapportent également des conséquences négatives : ceux-ci, en plus des problèmes de communication, peuvent vivre de la colère et de la frustration, avoir une vie sociale moins riche et se sentir embarrassés dans certaines situations sociales (Hétu, Jones, & Getty, 1993; Stephens, France, & Lormore, 1995). Les répercussions de la surdité ne se limitent donc pas aux personnes elles-mêmes, mais touchent aussi leurs proches (Newman & Weinstein, 1986). Par conséquent, tant la personne qui présente une surdité que sa famille et ses proches peuvent avoir besoin de soutien des services de réadaptation (Preminger & Meeks, 2010).

Pour les personnes dont le degré de surdité est au moins sévère à profond, l’IC est devenu, au cours des trois dernières décennies, un élément incontournable de la prise en charge en réadaptation. Malgré certains gros titres de journaux rapportant le « miracle » de l’implant cochléaire, l’« oreille bionique » ou encore la possibilité de « guérir la surdité », cette technologie ne rend pas une audition normale à ses usagers et plusieurs des conséquences connues d’une perte auditive demeurent, notamment en ce qui a trait à la communication et aux interactions sociales. Les IC permettent bien sûr d’améliorer la communication (Heydebrand, Mauze, Tye-Murray, Binzer, & Skinner, 2005; Välimaa, Sorri, & Löppönen, 2001) et la qualité de vie (Damen, Beynon, Krabbe, Mulder, & Mylanus, 2007; Gaylor et al., 2013; Hinderink, Krabbe, & van den Broek, 2000; Sladen et al., 2017; Straatman, Huinck, Langereis, Snik, & Mulder, 2014). Toutefois, la majorité des études sur les bénéfices de l’implantation cochléaire chez les adultes portent sur des groupes de personnes présentant une surdité acquise ou évolutive, c’est-à-dire survenue à un certain moment de la vie d’une personne alors que son audition était intacte auparavant ou que son degré de perte auditive était moindre et s’est accru au fil des ans.

Or, contrairement aux personnes devenues sourdes, les sourds de naissance qui reçoivent un implant à l’âge adulte obtiennent souvent des bénéfices mitigés en ce qui a trait au gain auditif (Craddock, Cooper, Riley, & Wright, 2016; Schramm, Fitzpatrick, & Séguin, 2002; Teoh, Pisoni, & Miyamoto, 2004a). Pour plusieurs, ces personnes sont considérées comme de mauvais candidats pour l’implantation cochléaire (Jeffs et al., 2015; Peasgood, Brookes, & Graham, 2003). Les effets à long terme de la privation sensorielle sur les circuits neuronaux sont bien documentés et pourraient expliquer le peu de bénéfices auditifs obtenus par ce type de personnes (Campbell, MacSweeney, & Woll, 2014; Teoh, Pisoni, & Miyamoto, 2004b). Pourtant, quelques études récentes ont démontré que ces individus retiraient des bénéfices, différents certes, mais néanmoins notables (Kaplan, Shipp, Chen, Ng, & Nedzelski, 2003; Klop, Briaire, Stiggelbout, & Frijns, 2007). Par exemple, 25 adultes ayant une surdité prélinguistique (apparue avant l’âge de trois ans) ont rapporté des bénéfices subjectifs importants (Watson et al., 2003) dans un questionnaire de type oui/non visant à comparer leur condition pré et post-implant. Millette, Gobeil, Bhérer et Duchesne (2011) ont comparé les scores d’habiletés auditives avec le sentiment d’utilité et la satisfaction avec l’implant de 13 adultes ayant une surdité prélinguistique. Les résultats ont montré que la quasi-totalité des participants avait rapporté un haut degré de satisfaction envers l’implant et trouvaient que celui-ci était utile au quotidien, et ce, en dépit de résultats très variables aux tâches de perception de la parole. Enfin, Straatman et al. (2014) ont démontré l’absence de corrélation entre les scores d’habiletés auditives et les résultats à des questionnaires de qualité de vie chez 28 adultes ayant une surdité prélinguistique qui avaient reçu un IC à l’âge adulte. Ces auteurs ont conclu que l’amélioration de la qualité de vie notée après avoir reçu l’implant n’était pas nécessairement liée aux performances auditives.

Les études menées jusqu’ici misent le plus souvent sur des questionnaires qui amassent des informations générales, par exemple à l’aide de mesures globales de la qualité de vie reliée à la santé (health-related quality of life; voir Straatman et al., 2014). D’autres études ciblent la qualité de vie reliée à l’implantation cochléaire (Hinderink et al., 2000). Quoi qu’il en soit, la collecte de données effectuée au moyen de questionnaires présente plusieurs limites. D’abord, la nature de l’information obtenue de cette manière demeure relativement superficielle, les questionnaires étant généralement bâtis à partir d’idées « préconçues » sur le phénomène étudié (Stephens, Ringdahl, & Fitzmaurice, 2008), en plus d’offrir aux participants un choix limité de réponses. De plus, lors de l’envoi de questionnaires, souvent seuls ceux qui sont motivés y répondent (Most, Shrem, & Duvdevani, 2010). En outre, plusieurs personnes ayant une surdité depuis la naissance présentent des difficultés en lecture (Bélanger, Baum, & Mayberry, 2012), ce qui rend problématique la participation même de ces personnes à la recherche.

L’entrevue semi-dirigée est donc un moyen de créer des conditions optimales de communication pour une personne ayant une surdité (Jeffs et al., 2015); dans la présente étude, elle a permis l’exploration en profondeur de l’impact quotidien de l’IC chez une population pour laquelle il existe très peu de données issues de la recherche. De plus, malgré l’importance qu’occupent les proches dans la vie des personnes ayant une surdité, les études qui ont considéré leur point de vue demeurent à ce jour pratiquement inexistantes.

2. Objectifs de l’étude

L’objectif de la présente étude était d’explorer les bénéfices – au-delà du gain auditif – et les limites vécus et perçus au quotidien par des adultes présentant une surdité prélinguistique et ayant reçu un IC à l’âge adulte, ainsi que par un de leur proche significatif en vue de mieux saisir la perception des proches concernant les bénéfices obtenus et les limites vécues par les personnes porteuses d’un implant. Dans une perspective exploratoire, notre but était de découvrir l’expérience quotidienne de l’IC à partir de deux points de vue. Le croisement des perspectives est particulièrement important dans le cas de cette population, car l’expérience clinique montre fréquemment des divergences de perceptions entre les propos rapportés par l’usager et ceux de leurs proches. Par exemple, une personne se dit satisfaite de son implant et affirme le porter régulièrement alors que sa famille rapporte que ce n’est pas le cas. Un autre usager indique avoir autant de difficultés de communication qu’avant et ne voit aucune amélioration alors que sa conjointe constate des progrès au quotidien et mentionne que la communication est devenue plus facile depuis l’implant.

3. Méthodologie (guides d’entrevue et participants)

Deux guides d’entrevue (un pour le porteur d’un implant, l’autre pour le proche) ont été élaborés par une équipe multidisciplinaire d’intervenants spécialisés en déficience auditive (orthophonistes, audiologiste et psychologue) et abordaient les thèmes généraux suivants, tant chez le porteur d’implant que chez le membre de son entourage : la perception de l’efficacité et de l’utilité selon les différents contextes de port de l’implant (par exemple à la maison, au travail, en groupe, dans les loisirs, etc.), la satisfaction générale quant à l’implant, les changements observés depuis l’implant, les limites ou les inconvénients. Chaque guide d’entrevue contenait entre cinq et sept questions ouvertes pouvant être complétées par des sous-questions. Les deux guides d’entrevue ont été élaborés avec une visée d’abord et avant tout clinique, sans a priori théorique.

Les sept participants porteurs d’un IC ont été recrutés à l’intérieur d’un échantillon de 21 personnes qui avaient participé à une étude antérieure de notre équipe de recherche visant à mesurer les habiletés auditives et à les mettre en lien avec les bénéfices subjectifs de l’IC chez des adultes ayant une surdité prélinguistique qui avaient reçu l’implant à l’âge adulte (Duchesne, Millette, Bhérer, & Gobeil, 2017). Les participants devaient répondre aux critères suivants : 1) avoir une surdité bilatérale sévère à profonde en moyenne apparue avant l’âge de trois ans; 2) avoir reçu un IC après l’âge de 14 ans et avant l’âge de 65 ans; 3) utiliser son implant depuis au moins un an; 4) avoir le français ou la langue des signes québécoise (LSQ) comme langue d’usage. Au préalable, nous avions exclu du processus de recrutement les personnes ayant une surdicécité (qui sont soumises à des critères de sélection différents pour l’implantation cochléaire en raison de la double déficience). L’âge maximal avait été fixé à 65 ans afin d’exclure les personnes susceptibles de présenter des caractéristiques cognitives et communicationnelles associées au vieillissement normal. Sur le formulaire de consentement, les participants pouvaient cocher une case intitulée « J’accepte d’être contacté.e à nouveau pour une autre recherche. » Au moment d’entreprendre la présente étude, nous avons effectué un échantillonnage intentionnel en contactant les personnes qui avaient coché cette case (sans ordre préétabli, 19 des 21 participants ayant coché la case). Les sept premières personnes qui ont accepté, trois femmes et quatre hommes, ont été rencontrées dans le cadre de la présente étude. Elles ont participé à une entrevue semi-dirigée de 45 à 60 minutes. Les entrevues ont été menées par un psychologue possédant une longue expérience avec les adultes ayant une déficience auditive et n’ayant aucun lien thérapeutique avec les participants. Malgré leur nombre relativement restreint, nous considérons que ces sept participants constituent une source d’information suffisamment variée et riche pour répondre aux objectifs de l’étude, notamment en raison du fait que leur degré d’habiletés auditives avec l’implant était très variable, et ce, après 7 à 13 années de port de l’appareil. Le Tableau 1 présente les caractéristiques de ces sept participants. Nous leur avons attribué des prénoms fictifs afin de préserver leur identité.

Tableau 1

Caractéristiques de chaque porteur d’un IC (n = 7) et de son proche significatif (n = 6)

Caractéristiques de chaque porteur d’un IC (n = 7) et de son proche significatif (n = 6)

*La personne désignée par Sonia (sa soeur) n’a pas pu participer à l’entrevue.

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Au moment de leur entrevue portant sur leur perception des bénéfices quotidiens de l’IC, nous avons demandé à chacun des participants de nous indiquer une personne qui leur est proche et qui pourrait à son tour participer à une entrevue individuelle, de manière séparée. Trois porteurs d’un implant ont indiqué leur mère, trois autres leur conjoint ou conjointe et, enfin, l’une avait indiqué sa soeur, qui avait accepté de participer, mais qui n’a pas pu se présenter à l’entrevue (pour cause de maladie) (voir le Tableau 1). Toutes ces personnes sont entendantes et ont participé à une entrevue individuelle d’environ 60 minutes, menée par un psychologue différent, celui-ci oeuvrant spécifiquement auprès d’usagers porteurs d’un IC et n’ayant pas non plus de lien thérapeutique avec les participants porteurs d’un implant.

La participation de deux psychologues possédant une longue expérience en déficience auditive a permis d’assurer une communication fluide avec les personnes présentant une déficience auditive, en plus de bien cerner tant les contenus factuels qu’émotifs abordés par les participants. Les entrevues avec le porteur d’un implant et le membre de son entourage ont eu lieu séparément afin de permettre à chacun des participants de s’exprimer librement. Les entrevues ont été enregistrées en audio et vidéo afin d’en faciliter la transcription verbatim.

4 Traitement et analyse des données

Les données d’entrevues des personnes porteuses d’un implant ont été transcrites verbatim par deux des cliniciens impliqués dans le projet en raison de certaines caractéristiques dans la parole des personnes sourdes de naissance qui la rendent parfois difficile à comprendre pour une oreille non exercée. Les cliniciens, grâce à leurs connaissances en langue des signes québécoise, ont également pu transcrire certains extraits où des porteurs d’un IC complétaient leurs propos parlés avec des signes (deux des participants utilisaient des signes et l’oral). Les données d’entrevues des proches ont été transcrites par la deuxième auteure, alors étudiante de deuxième cycle en orthophonie.

La description interprétative a servi de cadre général d’analyse inductive dans la présente étude (Sandelowski, 2000). Cette méthode nous est apparue adéquate parce qu’elle permet notamment de répondre à des préoccupations cliniques (Gallagher, 2014). En effet, il était important pour les équipes cliniques qui oeuvrent auprès des adultes sourds de naissance de mieux comprendre l’expérience vécue par ceux qui reçoivent un implant et leurs proches pour ainsi avoir accès à un portrait nuancé de l’utilisation quotidienne de l’implant. Notons que même s’il manque un proche, soit la soeur de la participante Sonia, nous avons décidé de conserver les propos de cette porteuse d’un implant pour les analyses, car ils contribuent à la richesse de la description, bien qu’ils n’aient pu être croisés avec ceux de sa soeur entendante. Par ailleurs, comme il s’agissait d’une étude exploratoire dans un champ de recherche pour lequel il existe peu de données antérieures sur lesquelles s’appuyer, aucune hypothèse n’avait été émise quant aux résultats attendus.

Nous avons effectué une analyse thématique, qui consiste à identifier, à analyser et à interpréter des thèmes à partir des transcriptions. L’analyse a été effectuée de manière indépendante par différents membres de l’équipe de recherche qui ont lu les entrevues et ont élaboré deux grilles de codification thématique (une pour les porteurs d’un implant et l’autre pour les proches). La première étape ayant mené à l’élaboration des grilles de codification consistait à identifier les extraits retenus. La deuxième étape était de décrire l’idée saillante de chacun de ces extraits et de lui attribuer un code. Les différents codes ont subi des modifications au fur et à mesure du processus d’analyse, par l’ajout de thèmes émergents et la fusion de thèmes sur le même sujet général. Toutes les analyses ont toujours été effectuées par deux membres de l’équipe de recherche qui ont par la suite pu s’entendre sur les thèmes les plus saillants et sur une grille de codification commune. Les deux sources de données ont fait l’objet d’une analyse différenciée sur NVivo.

5. Résultats

Les résultats se rapportant aux personnes sourdes porteuses d’un implant sont d’abord présentés, suivis de ceux de leurs proches.

5.1 La perspective des adultes ayant une surdité prélinguistique sur les bénéfices et les limites de l’implant

Une amélioration sur le plan auditif et celui de la communication est apparue comme un fait central de l’expérience des porteurs d’implants. La découverte et l’appréciation des sons environnementaux, l’amélioration de la communication, par une lecture labiale facilitée grâce à l’implant et par une augmentation du sentiment de confiance en soi dans les échanges communicationnels ont été évoquées par l’ensemble des participants. Quelques limites ont aussi été mentionnées par les participants.

Par exemple, Angela décrit les sons qu’elle entend maintenant qu’elle a un IC : « Tu sais, c’est sûr qu’avant je n’entendais pas le téléphone, les oiseaux, les criquets, euh... la litière de chat, tout le moindre bruit, mais là maintenant je les entends. » Ces sons environnants, anodins pour les personnes entendantes, apparaissent importants pour les porteurs d’un implant. George va ainsi plus loin que la simple appréciation et exprime un émerveillement quant aux sons qui l’entourent et qu’il n’entendait pas auparavant : « Les bruits de vagues, c’est quelque chose de merveilleux ». Plus loin dans l’entrevue, George indique que cela ajoute de la richesse à son monde : « […] c’est plus vivant autour de nous. » Les propos de Sonia illustrent également une excitation à découvrir les nombreux bruits qu’elle ne connaissait pas au début de son expérience avec l’implant :

Je me souviens quand je suis sortie de l’hôpital avec mon appareil... oh, c’est quelque chose! Les gens qui parlaient, les autobus, les autos, la circulation de tout dans la ville de Québec... il mouillait, les clignotants de l’auto, les essuie-glace, les gouttes qui tombent sur les vitres... J’arrêtais pas de demander à quelqu’un qui m’accompagnait, je lui posais des questions : « C’est quoi ça? C’est quoi ça? »

Tous les participants ont mentionné que dans l’ensemble, leur communication était meilleure avec l’implant, bien que tous n’aient pas exprimé cette amélioration de la même façon : alors que certains ont exposé des bénéfices concrets, d’autres ont parlé de changements personnels profonds. Ainsi, quatre des sept participants ont affirmé que la lecture labiale, bien que toujours essentielle lors des échanges communicationnels, se trouve facilitée par l’ajout d’une entrée auditive procurée par l’implant. Par exemple, Francis trouve qu’il est moins fatigué à la fin de la journée parce que sa lecture labiale est plus facile :

C’est certain que c’est pas « pas épuisant », oui c’est épuisant, mais beaucoup moins que des prothèses [auditives]. Ça me demande toujours de la concentration parce qu’il faut quand même que je regarde les gens pour comprendre, mais ça me demande moins d’efforts avec ça.

George pousse plus loin son analyse des raisons qui améliorent sa lecture labiale : « Avec l’implant, sans être facile, c’est beaucoup mieux. Parce que je capte mieux les consonnes. Je comprends mieux, autrement dit, j’attrape plus de “lettres” quand on me communique. » Ces deux derniers extraits suggèrent que l’amélioration sous-tend néanmoins le fait que la communication au quotidien demeure difficile pour Francis et George.

Julia indique que son implant est particulièrement utile lors des échanges avec des locuteurs qui ne facilitent pas la lecture sur leurs lèvres, « surtout les gens qui ont [une] grosse barbe ou qui n’articulent pas beaucoup, je comprends mieux ». Enfin, deux participantes, Julia et Sonia, ont exprimé un sentiment de fierté du fait de maintenant pouvoir converser au téléphone sans aide. Julia est fière de dire qu’elle s’occupe maintenant elle-même de ses appels téléphoniques : « […] maintenant c’est moi qui prends des rendez-vous, c’est moi qui parle, qui fait tout ça là ». Elle ajoute qu’elle est « maintenant une personne indépendante », ce qui laisse non seulement croire qu’elle avait auparavant besoin d’aide pour communiquer avec des personnes entendantes dans certaines situations, mais aussi qu’elle a, depuis l’implant, amélioré son degré d’indépendance, son autonomie. Sonia évoque également sa fierté de ne plus avoir besoin d’une aide extérieure pour converser au téléphone : « […] même ma machine de relais Bell, elle a pris le bord![2] ». De tels propos suggèrent que Sonia se sent plus « incluse » qu’avant, du fait qu’elle peut maintenant communiquer directement avec les personnes entendantes et avoir des échanges plus directs et spontanés.

Trois des participants, trois hommes, ont discuté abondamment de la manière dont l’implant avait augmenté leur confiance en eux et entraîné un changement d’attitude plus profond. Les extraits suivants suggèrent que les habiletés de communication, perçues comme étant meilleures grâce à l’implant, ont amené les trois participants masculins à « oser » davantage dans leurs interactions sociales avec les entendants. Par exemple, Mark avait l’habitude de faire semblant d’avoir compris, d’abandonner la partie lorsqu’il ne comprenait pas ce que quelqu’un venait de dire alors qu’avec l’implant il se sent « plus en confiance », il essaie plus de comprendre. Il dit qu’il ne signalait pas son incompréhension pour ne pas déranger ses interlocuteurs, parce qu’il ne croyait pas qu’il finirait par comprendre; avec l’implant, il est davantage persuadé qu’il peut comprendre et demande maintenant aux interlocuteurs de répéter lorsqu’il n’a pas compris :

Avant je croyais que mes limites étaient vraiment... je ne voulais pas être un fardeau, je ne voulais pas faire répéter cinq fois. Pis maintenant, vu que je sais que j’ai beaucoup plus de chances de comprendre plus facilement, bien, je le dis.

Simon parle quant à lui de sa sociabilité en général, qui a augmenté depuis l’implant : il se sent moins gêné avec les inconnus et hésite moins à demander à l’interlocuteur de s’adapter. Deux extraits de l’entrevue avec Simon sont éloquents :

Avant ça quand j’avais pas d’implant, j’étais trop stressé, j’avais trop peur avec les autres. Aujourd’hui, j’ai pas peur. Je peux parler à n’importe qui que je connais pas, je peux demander « peux-tu parler plus lentement un petit peu? » [...] J’ai moins peur d’aller dans les endroits où je connais pas beaucoup les gens.

Francis indique que sa confiance en lui s’est améliorée, qu’il s’agit même d’un changement important. Ainsi, il est persuadé que, sans implant, il n’aurait pas osé demander un premier rendez-vous galant à sa conjointe actuelle : « Je suis sûr que [l’implant] a joué un rôle, ça m’a rendu confiant. Et ça a marché. Avec mes prothèses, j’aurais pas eu le courage de le faire. » Pour Francis, il semble que cet événement soit l’indication d’une plus grande inclusion dans le monde des entendants.

En ce qui a trait aux désavantages ou aux limites de l’implant, peu de participants se sont exprimés spontanément sur le sujet. Lorsque questionnés directement, tous les participants ont indiqué leurs difficultés à communiquer dans les situations de groupe; les propos de Sonia illustrent exactement ces difficultés : « Au niveau de la communication en groupe, ça, on peut oublier ça, j’ai de la misère à comprendre ». De plus, tous les participants ont abordé l’utilisation du téléphone, plus facile pour certains que pour d’autres. Francis doit demander qu’on n’utilise pas le téléphone avec lui au travail car la communication est trop difficile : «  […] dans un nouveau milieu de travail, j’ai fait exactement la même chose : “Je peux pas téléphoner”, j’ai expliqué tout ça. » Enfin, deux participants ont évoqué l’aspect « voyant » de l’implant.

En somme, les résultats indiquent que les participants porteurs d’un implant ont été plus enclins à mettre de l’avant les avantages que les limites. De plus, alors que plusieurs des propos des porteurs d’un implant sont axés sur le bénéfice sensoriel concret et semblent plus directement liés à l’utilisation d’un IC et au fait qu’il permet un accès auditif accru, d’autres propos tenus par les participants traduisent des gains plus larges, des retombées positives liées à l’utilisation d’un implant au quotidien.

5.2 La perspective des proches sur les bénéfices et les limites de l’implant

L’épanouissement du porteur d’un IC, de meilleures relations familiales et parentales et une certaine admiration envers le proche sourd sont au coeur de l’expérience des proches entendants. Le rôle de soutien, de guide, voire de modèle linguistique envers son proche sourd traverse également le vécu des proches. Des limites ont aussi été mentionnées par les participants.

Le mot épanouissement semble bien résumer les propos de cinq des six proches significatifs des porteurs d’un implant cochléaire; ce mot a été utilisé de manière littérale par trois d’entre eux pour qualifier les interactions personnelles plus riches et l’ouverture plus grande vers les autres de leur proche sourd depuis l’implantation cochléaire. Par exemple, Marie (mère de Mark) mentionne avec émotion qu’« il s’est épanoui beaucoup depuis son implant, il a changé beaucoup, s’est épanoui, s’est ouvert beaucoup plus depuis ». Deux autres mères voient non seulement des bénéfices dans la vie de leur enfant sourd, mais également dans la leur et celle de leur famille : « […] ça fait en sorte que la vie est plus belle pour elle et pour nous autres aussi. La voir plus épanouie veut, veut pas, ça complète. » (Alice, mère d’Angela). Sabine (mère de Simon) abonde dans le même sens : « Pour lui, c’est une nouvelle vie et pour nous autres aussi. » Enfin, Giselle croit que l’implant a changé la vie de George, son conjoint, qu’elle a connu avant qu’il obtienne son implant : « Moi c’est comme ça que je le vois, que ça a changé sa vie. » Elle ajoute plus loin qu’elle trouve exceptionnel ce qu’il réussit à accomplir : « Je trouve ça épatant ce qu’il a réussi à faire, pis ce qu’il fait encore compte tenu de sa surdité. C’est assurément pas tout le monde qui réussit à s’épanouir comme ça. »

Quatre des six participants ont exprimé de l’admiration pour leur proche sourd, soit parce qu’il ou elle avait eu le courage d’aller vers l’implant, soit par sa persévérance ou sa détermination. Marie explique que Mark a été rejeté par certains de ses amis sourds lorsqu’il a posé sa candidature pour un implant, mais qu’il est allé jusqu’au bout : « J’étais fière qu’il persiste dans sa décision d’aller jusqu’au bout de son idée, puis de vouloir améliorer sa situation. Je suis très fière de lui. » Alice estime que le processus d’implantation cochléaire de sa fille Angela, avec ses hauts et ses bas, lui a beaucoup appris et elle salue les qualités de sa fille : « Elle m’enseigne beaucoup aujourd’hui avec son courage, sa détermination, sa volonté de réussir. » De même, Florence admire Francis, son conjoint, qu’elle trouve de plus en plus déterminé et qu’elle voit progresser avec son implant : « C’est quelqu’un qui est persévérant, qui va tout faire pour avancer [...] il est beaucoup plus fonceur qu’avant. »

Le thème des relations familiales a été abordé par la totalité des participants, et ce, de diverses façons. D’abord, deux mères ont indiqué que leur enfant s’était rapproché du reste de la famille élargie depuis l’implant, par exemple avec les cousins (Marie) ou les neveux (Sabine). Marie trouve même que Mark s’est rapproché de ses soeurs (entendantes) depuis l’implant :

Ça l’a rapproché aussi, parce que même ses soeurs trouvaient que souvent dans les rencontres, il se tenait plus à l’écart, tandis que là, ils ont du plaisir ensemble. Ils vont rire, pis, oui, ils sont plus rapprochés.

De plus, quatre participants ont amené des réflexions sur la condition de parent de leur proche sourd, soit en ayant observé directement la relation de leur proche sourd avec ses propres enfants, soit de manière hypothétique (projet de fonder une famille). Tous ont exprimé une confiance dans les capacités de leur proche sourd à remplir pleinement son rôle de parent (malgré des inquiétudes préalables chez deux des conjoints). Par exemple, Alice attribue à l’implant la complicité entre Angela et son fils (entendant) : « Il va avoir 12 ans mon petit gars [petit-fils]. Oui, ça a changé quelque chose [l’implant], elle a une belle complicité avec son fils. » Marie estime quant à elle que c’est peut-être le fait que Mark soit père de deux fillettes entendantes qui a fait pencher la balance en faveur de l’implant car il tenait beaucoup à les entendre, à les comprendre et pensait ainsi mieux assumer son rôle de parent : « […] parce que ça le rend plus sécure aussi dans son rôle de père, de parent » (Marie). Elle parle également de la qualité de la relation, amenée par l’implant selon elle : « Il a une belle relation avec ses enfants. Je pense plus belle que s’il avait pas cet implant-là. »

Jason, père d’un jeune enfant (entendant) qu’il vient d’avoir avec Julia, exprime qu’au moment de l’arrivée du bébé, il avait des inquiétudes, mais que celles-ci se sont estompées : « Je m’inquiétais beaucoup pour les enfants. Parler avec moi c’est un facteur, mais élever des enfants... si tu vois que je la laisse seule dans la semaine avec les enfants, c’est que j’ai entièrement confiance. » Enfin, Florence, qui songe à fonder une famille avec Francis, exprime d’abord des inquiétudes face à la capacité de Francis de bien stimuler un enfant sur le plan du langage. L’ayant vu progresser avec son implant, mieux comprendre, améliorer sa parole même, ses inquiétudes sont presque disparues au moment de l’entrevue : « Avant j’avais peur d’avoir un enfant. J’avais peur que Francis [ait] de la misère au niveau du langage puis c’est quelque chose qui me préoccupe de moins en moins. »

Par ailleurs, tous les proches significatifs des porteurs d’un implant se voient, à un moment ou à un autre du parcours de leur proche, comme un soutien, un guide, ou même un modèle linguistique : ils estiment jouer un rôle particulier auprès de leur proche sourd étant donné la présence de l’implant dans leur vie. Ce rôle s’actualise d’abord dans l’exploration des sons environnementaux, où ils aident leur proche à identifier certains sons. Sabine est renversée de constater que son fils Simon entend parfois des bruits qu’elle-même n’a pas entendus : « […] là il entend tous les petits oiseaux et me dit : “Maman, c’est quoi, qui a fait ça?” Des fois c’est juste un petit bruit, je ne l’entends même pas, un petit écureuil. » Giselle rapporte qu’elle aide son conjoint George à identifier des sons encore aujourd’hui malgré le fait que celui-ci a son implant depuis sept ans : « […] par exemple, quand on sort dehors. C’est quoi ça? Bien, c’est un oiseau. Il reste des petites choses comme ça, de… d’identification de bruits. »

Toutefois, le rôle qui est le plus souvent ressorti est celui de modèle linguistique, parfois presque d’intervenant : des mots comme pratiquer, développer, montrer (dans le sens d’« enseigner »), sont revenus dans les propos de quatre participants. Ainsi, Marie préfère que Mark lui téléphone plutôt que de lui envoyer des textos; selon elle, cela aide son fils à améliorer ses habiletés auditives : « […] ça l’habitue aussi à développer encore plus son sens de l’écoute ». Florence indique qu’elle devait souligner à son conjoint qu’il était en train de s’améliorer sur le plan de la communication, pour l’aider selon elle, à améliorer son estime de lui et sa confiance en ses propres capacités : «  […] il fallait qu’on lui fasse des remarques aussi à Francis […] lui dire : “Hé, as-tu remarqué… on t’entend bien mieux au téléphone, on comprend plus ce que tu veux dire.” » Certains participants vont jusqu’à corriger la parole de leur proche sourd, voyant que celui-ci semble maintenant capable de moduler sa parole sur présentation d’un modèle grâce à l’entrée auditive fournie par l’implant. Sabine explique l’accent aigu à Simon qui, selon elle, ne se formalise pas de se faire reprendre : « Il disait un thé glace. [...] je lui ai dit : “Il y a un accent là, ça fait glacé.” Ça fait que là il est content. Il a toujours à réapprendre des petits mots. » Florence, elle, renforce la bonne production du /s/ chez Francis :

Il commence à dire « sssss », il a jamais été capable de faire ça. Avant, il faisait toujours des « ch »; il y a un mot dernièrement [...] il a sorti le /s/, puis il l’a vu comme j’ai fait : « Hé! t’as fait un /s/! »

Enfin, Giselle se questionne sur le processus d’apprentissage des mots chez George, à qui elle dit enseigner des mots nouveaux : « […] il l’enregistre […] quelque part dans sa mémoire. Puis, la fois d’après, j’ai plus besoin de le lui redire. Je le dis une fois puis c’est ancré là. »

Finalement, alors qu’une mère dit ne voir aucune limite ni aucun désavantage à l’implant cochléaire (« je ne vois pas de limite », dit Sabine), les cinq autres proches entendants semblent avoir davantage conscience des limites de l’implant, comme le montrent plusieurs extraits d’entrevue. Giselle va droit au but en ce qui concerne le téléphone : « […] par téléphone, ça ne fonctionne pas. » Marie admet également que les échanges téléphoniques peuvent être laborieux avec Mark : « Quand je suis au téléphone, je suis obligée de répéter des mots deux ou trois fois parce que je sais qu’il ne les a pas bien saisis. » L’autre situation la plus souvent mentionnée est la compréhension dans le bruit et en situation de groupe : « Là où c’est plus limité aussi c’est dans le bruit » (Marie); « les soupers où il y a plusieurs personnes » (Giselle).

En somme, les résultats indiquent que les proches des porteurs d’un implant ont été plus enclins à mettre de l’avant les avantages que les limites. Contrairement aux porteurs d’un IC eux-mêmes, qui ont évoqué des retombées liées à la perception auditive, plusieurs des propos tenus par les proches décrivent des retombées qui s’observent dans des sphères différentes en allant au-delà des capacités auditives et de la communication. Il s’agit d’impacts plus globaux, voire plus profonds, qui ont trait aux relations interpersonnelles, tant en ce qui concerne le proche sourd que la famille en général.

6. Discussion

Cette étude avait pour but d’effectuer une exploration des bénéfices et des limites vécus et perçus au quotidien par des adultes présentant une surdité prélinguistique et ayant reçu un IC à l’âge adulte, ainsi que par un de leurs proches significatifs. Nous présentons maintenant une comparaison des points de vue, des perceptions et du vécu de chaque participant en décrivant les zones de convergence (et de divergence) entre les porteurs de l’implant et leurs proches. Nous verrons que les zones de convergence s’actualisent de façon différente selon les points de vue, à la manière d’un miroir, entre les porteurs d’un IC et leurs proches.

De façon générale, tant les porteurs d’un implant que les proches semblent voir plus d’avantages que de limites à l’implant. Ce résultat rejoint ceux de Mistry, Ryan, Maessen et Bance (2014), qui ont sondé des couples dont un membre était porteur d’un implant en leur demandant de répondre à un questionnaire sur la qualité de vie reliée à l’implant. Les scores des conjoints entendants étaient fortement corrélés avec ceux des porteurs d’un implant (majoritairement devenus sourds). Dans la présente étude, les proches entendants ont toutefois semblé un peu plus conscients des limites que les porteurs d’un implant. Ceci n’est pas surprenant puisque ces personnes sont entendantes et que leur regard est extérieur à l’expérience de l’implant. Ils sont en mesure de comparer avec leur propre situation d’entendants, pour qui les conversations téléphoniques ou le bruit ambiant n’est habituellement pas un problème. D’ailleurs, il ressort globalement des résultats que les porteurs d’un implant ont mis de l’avant l’observation de bénéfices concrets; leur expérience se vit de l’intérieur, elle est sensorielle. Du côté des proches, puisque leur expérience se vit d’un autre angle, ils ont plutôt offert une interprétation des changements relationnels chez leur proche.

Tant les porteurs d’un implant que leur proche ont évoqué l’importance des bruits de l’environnement : alors que les porteurs d’un implant expérimentent une découverte, le proche entendant peut jouer un rôle de guide dans cette découverte en aidant à l’identification des différents bruits. Cette importance accordée aux sons environnementaux est une particularité des personnes ayant une surdité prélinguistique. Celles-ci, contrairement à la majorité des personnes qui reçoivent un IC à l’âge adulte après être devenues sourdes, découvrent les sons au lieu de retrouver un accès auditif perdu depuis plus ou moins longtemps. Bien que les seuils auditifs après l’implantation soient semblables chez tous les porteurs d’un implant, que la surdité soit pré ou post-linguistique (Eisenberg, 1982), leur expérience avec un implant est très différente. Comparativement aux personnes ayant une surdité acquise, les personnes avec une surdité prélinguistique ont vécu la majeure partie de leur vie totalement ou en partie sans input auditif. Ainsi, l’IC permet à ces personnes de devenir plus conscientes de leur environnement sonore. La majorité des 12 participants à l’étude de Zwolan, Kileny et Telian (1996), a rapporté une amélioration dans la perception des sons de l’environnement après l’implantation. Dans une autre étude réalisée en Suède, 17 personnes ayant reçu un implant cochléaire à l’âge adulte ont dit se sentir « en contact avec le monde qui [les] entoure » (Hallberg & Ringdahl, 2004).

Pour conclure au sujet des bénéfices plus « tangibles », notons que, bien que les proches ne l’aient pas souligné, plusieurs porteurs d’un implant ont confié avoir plus de facilité à lire sur les lèvres grâce à l’ajout d’une entrée auditive. Ce résultat a été corroboré dans des études quantitatives sur les habiletés audiovisuelles (c’est-à-dire les habiletés combinant l’audition et la lecture sur les lèvres) de sourds prélinguistiques porteurs d’un implant. Tant Duchesne et al. (2017) que Moody-Antonio et al. (2005) et Craddock et al. (2016) ont observé des améliorations statistiquement significatives dans les scores de reconnaissance audiovisuelle de la parole pré et post-implantation.

Une autre zone de convergence entre les porteurs d’un IC et leur proche concerne la confiance en soi. Du côté des porteurs d’un implant, particulièrement les hommes, ceux-ci ont indiqué que leur confiance en eux avait augmenté, qu’ils osaient davantage aller vers les autres grâce à l’implant. De tels résultats concordent avec ceux de Kennedy et al. (2008), dans l’une des seules études à avoir documenté, à l’aide d’un questionnaire ouvert, le point de vue des proches de porteurs d’un implant (n = 35). Ces auteurs ont souligné que les principaux bénéfices rapportés par les proches concernaient l’aspect psychologique, notamment par l’amélioration de la confiance en soi du porteur d’un implant (majoritairement des devenus sourds). Dans la présente étude, cette notion de confiance semble s’actualiser dans les propos des proches sur les relations familiales, qui leur sont apparues plus fréquentes avec la famille élargie et plus solides avec les propres enfants de leur proche sourd. Sur ce point, les études rapportent une augmentation significative des interactions des sourds congénitaux avec leur entourage après l’implantation (Klop et al., 2007). Most et al. (2010) ont également démontré une amélioration significative des habiletés sociales et une baisse du sentiment de solitude chez 38 porteurs d’un implant avec une surdité prélinguistique ayant répondu à un questionnaire. À l’instar de Most et ses collaborateurs, nos résultats suggèrent que l’implant a des impacts psychosociaux bénéfiques chez les adultes ayant une surdité prélinguistique.

Quant à la vision des proches, celle-ci s’est exprimée par la notion d’épanouissement, qu’on peut rapprocher du construit de participation sociale, largement employé en réadaptation. La participation sociale s’actualise notamment dans les interactions, ce qui permet aux individus de se développer personnellement et d’intégrer la société (Office des personnes handicapées du Québec, 2009). La communication est un vecteur de participation sociale puisqu’elle permet d’entrer en relation et d’établir des liens sociaux dans tous les contextes de vie. On peut en conclure que les proches ont observé une participation sociale accrue grâce à l’IC.

Un dernier résultat, que l’équipe de recherche n’attendait pas, est provenu des proches qui ont évoqué la possibilité de modeler (avec un certain succès) la parole de leur proche sourd, ce qui suppose qu’une amélioration de la parole est possible, même après plusieurs années de port de l’appareil. Or l’expérience clinique de notre équipe avait jusqu’ici plutôt montré que l’amélioration de la parole n’était pas un bénéfice attendu de l’implantation cochléaire pour cette population. Par conséquent, l’équipe avait tendance à modérer fortement les attentes de ces candidats à l’implant en la matière même si quelques études antérieures avaient effectivement conclu à une certaine amélioration de l’intelligibilité de la parole chez des sourds de naissance ayant reçu un implant (Klop et al., 2007; Wong, 2007; Zwolan et al., 1996). Toutefois, sur le plan clinique, nous nous questionnons sur ce comportement, particulièrement celui des deux conjointes, apparemment calqué sur celui d’une orthophoniste. L’intervention orthophonique auprès des proches ne vise pourtant pas à en faire des intervenants, mais plutôt à leur proposer d’utiliser certaines stratégies qui leur permettent de continuer à remplir leur rôle de proche significatif d’une personne ayant des difficultés de communication. À titre de comparaison, des études menées auprès de personnes aphasiques et leurs proches ont souligné que si le fait de modeler le langage ou la parole de son proche ayant des difficultés à communiquer peut promouvoir l’autonomisation, cela peut aussi avoir l’effet inverse en créant une dynamique de domination, en plus de mettre l’accent sur la déficience (Gillespie & Hald, 2017; Simmons-Mackie & Damico, 2008). Afin d’explorer plus avant le rôle des proches auprès des personnes sourdes porteuses d’un implant, de futures études pourraient documenter les stratégies mises en oeuvre par les proches pour « stimuler » le langage et la parole de leur proche sourd, par l’observation de la communication dans des dyades. Ceci permettrait une analyse plus poussée des dynamiques familiales en vue de promouvoir une communication « égalitaire » où chacun conserve son rôle, de parent, d’enfant, ou de conjoint, au lieu que l’un soit l’élève et l’autre le maître.

Enfin, une meilleure compréhension de l’expérience des personnes sourdes de naissance qui reçoivent un IC à l’âge adulte et de leurs proches permettra aux cliniciens qui oeuvrent directement auprès de cette clientèle d’établir un pronostic plus juste et d’adapter leur counseling, par exemple durant le processus d’évaluation de la candidature, en modérant les attentes de la personne et de sa famille, voire en recommandant d’autres solutions que l’implantation cochléaire. Par ailleurs, les intervenants de santé et services sociaux de toute la province qui recommandent des candidats de tous âges pour l’implant pourront profiter d’une appréciation plus juste des bénéfices qui peuvent être attendus pour cette catégorie de personnes. Nous pensons aux difficultés liées à la compréhension dans le bruit et à l’utilisation du téléphone qui ont été mentionnées par les participants. Plus largement, les résultats de cette étude renforcent la pertinence de travailler à l’amélioration de l’environnement pour mieux l’adapter aux personnes ayant une surdité.

Conclusion

Bien que les résultats de la présente étude ne sauraient être généralisés à toute la population des adultes ayant une surdité prélinguistique qui reçoivent un implant cochléaire, ils ajoutent au peu de connaissances actuellement disponibles au sujet de cette population, notamment sur les bénéfices quotidiens amenés par l’implant cochléaire. De plus, les perspectives croisées de la personne porteuse d’un implant et d’un proche significatif confèrent un caractère novateur à cette étude. Soulignons également que, bien que quelque peu restreinte en fonction de l’âge et de la durée du port de l’implant, la variation au sein du groupe de porteurs d’un implant a tout de même permis de faire ressortir les impacts de l’implant cochléaire dans la vie de ces personnes. Toutefois, étant donné les durées de port des implants assez longues, nous ne pouvons exclure le fait que les résultats soient associés à l’implantation cochléaire certes, mais aussi à une évolution personnelle au fil des étapes de la vie.

Même lorsque les mesures objectives que sont les scores d’habiletés auditives demeurent relativement faibles chez ces personnes, celles-ci rapportent néanmoins des bénéfices subjectifs manifestes. Nous croyons, à l’instar de van Dijkhuizen, Boermans, Briaire et Frijns (2016), que le counseling préimplant, la prise de décision concernant la candidature et l’établissement du pronostic ne doivent pas uniquement se focaliser sur le gain auditif, mais doivent inclure des éléments plus subjectifs ou moins « quantifiables », comme le plaisir entourant les sons environnementaux et des retombées psychosociales positives. Le recours à l’implant cochléaire ne doit toutefois pas être considéré comme une manière de « réparer » la surdité profonde; il s’agit plutôt d’un outil qui peut certes améliorer la communication, mais qui ne répondra pas aux attentes de ceux qui pourraient souhaiter « faire disparaître » la différence. L’importance des proches dans la vie des personnes sourdes et les rôles qu’ils jouent auprès d’elles, en appellent à la nécessité de les inclure dans le processus réadaptation, et ce dès la démarche de candidature à l’implantation cochléaire, dans la perspective de leur fournir tout le soutien nécessaire pour les aider à continuer de jouer leur rôle auprès de leur proche sourd.