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L’oeuvre de Jacques Poulin débute en 1967 avec la parution de Mon cheval pour un royaume, un roman qui fait peu de vagues à l’époque et qui serait même, aux dires de l’auteur, « l’histoire la plus stupide publiée en 1967[1] ». L’absence d’une véritable réception et le jugement sans équivoque de Poulin sur ce premier roman n’ont pas empêché Paul Socken d’y noter, comme il le signale dans l’ouvrage qu’il consacre à l’oeuvre de Poulin en 1993[2], la mise en place des thèmes principaux qui allaient marquer les romans subséquents — exception faite du thème politique, qui n’apparaît plus aussi dominant. Pierre Hébert, qui inscrit sa lecture de Mon cheval pour un royaume dans le sillage de Socken, suggère que le premier roman de Poulin offrirait « un réservoir de sens et de formes, un prétexte, voire un pré-texte à toute l’oeuvre poulinienne[3] », et que, de là, il serait possible d’en faire ressortir la « grande unité dans la quête obsessionnelle de quelques valeurs fondamentales, de même que dans le recours à des techniques ou à des formes d’écriture privilégiées[4] ». Si le retour au premier roman publié est apparu important au milieu des années 1990, c’est que l’oeuvre romanesque que construit Poulin, qui reçoit une réception favorable de la part de la critique journalistique dès la parution de Jimmy (1969), s’est imposée comme une des oeuvres les plus marquantes de la littérature québécoise. Plusieurs de ses romans font effectivement figure d’incontournables, notamment Les grandes marées (1978), Le vieux Chagrin (1989) et Les yeux bleus de Mistassini (2002), et bien entendu Volkswagen Blues (1984), qui a joué un rôle majeur dans le réinvestissement de l’imaginaire québécois au début des années 1980 en devenant le roman phare de son américanité, voire de la franco-américanité tout entière.

C’est d’ailleurs cette américanité de l’oeuvre que soulignait, à l’automne 1989, un premier dossier de Voix et Images, alors que Jean-Pierre Lapointe, qui en dirigeait la réalisation, s’interrogeait sur le succès que connaissait Poulin, à l’instar de Gabrielle Roy, Roch Carrier et Michel Tremblay, tant auprès de la critique journalistique québécoise que canadienne-anglaise. Si Lapointe explique le succès de Tremblay et de Carrier au Canada anglais « par la tentation qu’il éprouve de projeter dans ces oeuvres certaines vues stéréotypées de la société québécoise[5] », il remarque qu’une telle explication ne tient pas dans le cas de Poulin « puisque ses histoires, comme ses personnages, se dérobent le plus souvent à toute lecture historique, sociale et politique[6] ». Et s’il ne sombre jamais dans la lecture stéréotypée du Québec, précise Lapointe, c’est que

Poulin s’annonce résolument comme un écrivain de l’américanité québécoise et c’est en définitive par cette dimension que depuis longtemps il se démarque de beaucoup d’écrivains québécois contemporains. C’est par elle aussi qu’il offre à ses lecteurs, francophones comme anglophones, une sensibilité qu’ils reconnaissent instinctivement[7].

En un sens, c’est l’expression de cette américanité québécoise qui attirera d’abord l’attention de la critique savante sur les romans de Poulin, puisque jusque-là, remarque Lapointe, malgré l’engouement de la critique journalistique, la critique universitaire peinait encore à saisir le véritable apport de cette oeuvre singulière à la littérature québécoise. Le dossier de Voix et Images que dirige Lapointe servait en quelque sorte à remédier à la situation en proposant des études qui exploraient l’originalité de Poulin par le biais de l’héritage américain sur son oeuvre et, ce faisant, sur l’ensemble de la littérature québécoise.

Trente ans après la parution du dossier de Voix et Images qu’a dirigé Jean-Pierre Lapointe et plus de cinquante ans après la publication de Mon cheval pour un royaume, les nombreuses études consacrées aux romans de Jacques Poulin — ouvrages, chapitres de livre, articles savants, thèses de doctorat et mémoires de maîtrise —, tant au Québec que dans le reste du Canada et à l’étranger, démontrent qu’il est bien devenu un écrivain internationalement consacré de la littérature québécoise. Or, cette consécration semble pour beaucoup tenir au succès des quelques romans publiés au cours des années 1980 et 1990, alors qu’il semble y avoir moins d’intérêt pour la production récente de Poulin, que certains trouvent trop répétitive. Pourtant, la récurrence des thèmes ne signifie pas que l’écriture stagne, qu’elle n’avance plus. André Brochu, au sujet d’Un jukebox dans la tête, souligne que le lecteur y entre effectivement comme dans un univers qu’il connaît bien, reconnaissable au style, à la simplicité du récit et à la présence de certains thèmes chers à Poulin : « Des éléments toujours semblables prennent place dans les histoires racontées, ce qui n’empêche pas, chaque fois, un renouvellement de la matière[8]. » D’ailleurs, cette impression de répétition, de ressemblance entre les romans, s’impose comme l’une des thématiques mêmes de l’écriture poulinienne. Dans La tournée d’automne, par exemple, le Chauffeur lit la critique du dernier livre de son ami Jack, parue dans Le Devoir : « D’un livre à l’autre, disait le chroniqueur, on retrouve le même personnage avec les mêmes caractéristiques[9]. » Comme si la critique n’était pas assez claire, il ajoute : « Ça veut dire que tu commences à répéter les mêmes choses. Que tu n’arrives pas à te renouveler. » (TA, 22) Pour calmer son ami, il lui raconte aussitôt qu’il a lu quelque part qu’un écrivain qui n’aimait pas les critiques qu’on lui faisait avait décidé un jour « de ne plus lire les articles et de se limiter à compter le nombre de lignes que le critique a consacrées à son livre » (TA, 22-23). Idée qu’accepte immédiatement Jack en affirmant : « Il est grand temps que j’apprenne à ne pas tenir compte de l’opinion des autres et à détester mes livres par moi-même. » (TA, 23) On voit ici toute l’ironie de Poulin, qui se joue des codes de l’écriture pour marquer son indépendance d’écrivain et, du même coup, celle de l’univers qu’il a créé. À travers cette thématique de la ressemblance, notent les auteurs de l’Histoire de la littérature québécoise, il « prend ainsi un malin plaisir à multiplier les recoupements avec les romans antérieurs, créant une sorte de complicité avec son lecteur[10] », mais sans pour autant tomber dans la recette : « C’est que, pour Poulin, toute véritable écriture est une réécriture, de la même façon que toute véritable lecture est une relecture[11]. » Et au fil des « réécritures », ce qui paraît être pareil n’est toujours que semblable, et l’oeuvre, loin de faire du surplace, construit un univers qui se distingue un peu plus d’un roman à l’autre.

Si pour Poulin l’écriture est une réécriture, il semble donc qu’une « relecture » de l’ensemble des romans s’impose. Le présent dossier s’inscrit dans le sillage d’un colloque qui s’est tenu à la Maison de la littérature de Québec les 26 et 27 octobre 2017. Les participantes et les participants avaient été invités à aborder l’oeuvre de Jacques Poulin à partir du thème « Une poétique de l’entre-deux : espaces, cultures et identités dans les romans de Jacques Poulin ». La réflexion s’appuyait sur le postulat que, si la question de l’américanité constitue encore aujourd’hui un angle d’approche privilégié, on a aussi pu constater que l’écriture de Poulin se veut le lieu d’un récit intime où le sujet hésite constamment entre le repli sur soi et l’inévitable ouverture à l’autre — comme en fait foi l’importance des intertextes comme fondements mêmes de l’écriture romanesque, mais aussi la délicate investigation des relations humaines dans les romans de l’auteur. La question de l’entre-deux apparaît centrale à cette écriture de l’intime, car les romans de Poulin mettent en scène différentes postures intermédiaires qui s’inscrivent dans une tentative d’ensemble de redéfinition de l’être et de l’espace. Il nous a semblé que cette question, donc, permettait d’approfondir la lecture des romans de Poulin en l’amenant au-delà des thèmes qui leur sont habituellement associés, notamment en soulignant leur contrepartie, qui vient en quelque sorte compléter le sens du récit. Il en va ainsi, par exemple, de l’énonciation de l’américanité, dont l’omniprésence fait souvent oublier le rapport positif que les protagonistes entretiennent avec leur héritage français, voire avec la France. De manière assez remarquable, également, l’intertexte américain, qui a fait l’objet de plusieurs études, trouve son pendant français à travers les références musicales : aux auteurs tels qu’Ernest Hemingway, Jack Kerouac ou Raymond Carver s’ajoutent Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré, se rejoignant quelque part entre les deux, dans une certaine conscience francophone d’Amérique qui apparaît aussi dans l’écriture de Gabrielle Roy ou dans les chansons de Félix Leclerc. L’américanité et la francité ainsi tissées au gré des références permettent de construire un entre-deux imaginaire auquel, finalement, adhère Jacques Poulin. En un sens, l’aspect répétitif que plusieurs critiques ont associé à l’écriture de Poulin relève peut-être, aussi, de cette posture de l’entre-deux, l’univers construit par cette écriture hésitant entre la mémoire d’un héritage, d’une part, et l’obligation d’accepter que le temps ne s’arrête jamais et que le présent finit toujours par imposer un moment où le protagoniste doit accepter de passer à autre chose, d’autre part. En plaçant cette question de l’entre-deux au coeur de la relecture des romans de Poulin, les articles retenus pour le présent dossier parviennent à leur offrir un éclairage nouveau qui en souligne toute la richesse.

L’étude que je propose en ouverture du dossier aborde la question des rapports interpersonnels dans l’ensemble de l’oeuvre de Poulin. Il pose d’emblée le roman Volkswagen Blues comme un roman de l’entre-deux, c’est-à-dire un roman transitoire où se produirait un changement important dans la manière qu’ont les personnages de négocier leur rapport avec le monde qui les entoure. Avant ce roman, il appert que les personnages de Poulin échouent constamment dans leur tentative d’intégrer l’espace social, alors qu’ils arrivent à trouver une sorte d’équilibre dans les romans subséquents. Ce changement, je l’explique par l’image du scaphandrier telle qu’elle apparaît à mi-chemin de la route que suivent Jack Waterman et la Grande Sauterelle, dans la description que Jack Waterman fait du « complexe du scaphandrier ».

L’article d’Isabelle Proulx pose pour sa part le roman Faites de beaux rêves dans une poétique de l’entre-deux où l’écriture hésite constamment entre le rêve et la réalité. Proulx rappelle que le roman, publié en 1974, paraît à un moment transitoire du récit social tel qu’il se donne à lire dans la littérature québécoise, c’est-à-dire entre le moment d’affirmation du « roman du pays » des années 1960 et la montée d’une écriture plus intimiste des années 1980. C’est en contextualisant le roman de Poulin dans ce « moment de l’entre-deux » que Proulx parvient à nous en offrir une lecture originale.

Pamela V. Sing s’intéresse pour sa part à la représentation de la Métisse, à travers le personnage de Pitsémine dite la Grande Sauterelle, telle qu’elle apparaît dans Volkswagen Blues et dans L’homme de la Saskatchewan. Sing note que la question de l’identité métisse est loin de faire consensus lorsque vient le temps de définir la rencontre des premiers habitants francophones sur le territoire avec les Autochtones. La lecture qu’elle propose de ces deux romans permet de nuancer l’utilisation que fait Poulin des références autochtones et métisses en précisant qu’elles ne sont pas réductibles à la mise en écriture de stéréotypes identitaires.

Stefania Cubeddu-Proux propose quant à elle une lecture inédite de l’oeuvre de Jacques Poulin en tant que roman policier. Puisque les références aux polars et, plus spécifiquement, à des figures connues de détectives se multiplient d’un roman à l’autre, il est permis de se demander si elles ne laisseraient pas sur la narration une marque par laquelle il serait possible d’associer, même de manière lointaine, les récits de Poulin au genre du polar. Ce questionnement qui motive l’étude de Cubeddu-Proux permet une relecture de l’oeuvre à travers la loupe du détective.

Alors que Cubeddu-Proux s’intéresse à un autre genre romanesque pour décrire l’écriture de Poulin, Hélène Destrempes fait intervenir un autre type d’art souvent évoqué pour définir la particularité de son style, soit la musique. Si on a souvent parlé de « la petite musique » caractéristique de l’écriture fine de Poulin, peu se sont intéressés à son rôle dans le récit et, plus particulièrement, dans la construction des personnages. Pourtant, remarque Destrempes, la musique agit bien sur la narration en offrant, souvent, un substitut à une parole que les protagonistes semblent réprimer, comme s’il leur était difficile de nommer les sentiments qui les habitent.

Finalement, Jean Morency propose, dans l’article qui clôt les études du dossier, d’examiner plus spécifiquement le « cycle de Jack Waterman », qu’il inscrit dans la poétique de l’entre-deux en raison de l’expression qu’on y retrouve d’une certaine franco-américanité, laquelle se définit chez Poulin par la mise en relation des pôles que représentent l’américanité et la francité de la culture québécoise. Dans son étude, Morency démontre bien comment l’oeuvre de Poulin trouve tout son sens à travers la mise en série des romans, laquelle révèle une réflexion soutenue de l’auteur sur l’américanité de la culture québécoise. Morency souligne par ailleurs que dans les romans plus récents, où réapparaît le Jack Waterman de Volkswagen Blues, une tension se fait sentir entre le désir de proposer le « grand roman de l’Amérique », entreprise de représentation totale du territoire, et l’esthétique intimiste que les personnages associent davantage à leur héritage français.

Ces études, qui permettent d’apprécier la richesse et la complexité de l’oeuvre de Jacques Poulin dissimulées derrière une apparente simplicité narrative, sont suivies d’une riche bibliographie réalisée par Tania Grégoire.