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Organisé conjointement par l’équipe de recherche « Musique en France aux xixe-xxe siècles. Discours et idéologies » (émf) de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (oicrm) et par le réseau international de recherche « Musique et nation », le colloque international et interdisciplinaire Musique et sorties de guerres (xixe-xxie siècles) se proposait d’entamer une réflexion sur l’utilisation de la musique dans les transitions vers la paix à la suite d’un conflit armé. Se déroulant du 18 au 20 octobre 2018 à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, le colloque a réuni une trentaine de chercheurs internationaux, qui ont étudié les restructurations du monde musical découlant d’une sortie de guerre. L’événement a donné lieu à une grande diversité de communications s’interrogeant sur la réorganisation d’institutions musicales, sur la contribution des pratiques musicales aux ajustements identitaires et leur mise au service des relations internationales, ainsi que sur le rôle de la musique dans un processus de deuil et de transition à l’issue d’une guerre. C’est d’ailleurs en fonction de ces fils rouges qu’est organisé le présent compte rendu. Proposant une structure qui diffère de celle suggérée par le programme du colloque, cette recension s’appuie sur les diverses thématiques soulevées par les communications, sans suivre l’ordre chronologique des séances.

Réorganisation d’institutions musicales

À la suite d’un conflit, l’ensemble de la société se mobilise dans le but de se reconstruire et de recréer ses organisations. Toutefois, les tensions découlant des hostilités continuent de résonner lors des remaniements de différents établissements, notamment les institutions musicales. Un cas illustrant cette dynamique a été étudié par l’historien Aurélien Poidevin[1] dans son analyse de l’organisation de l’Opéra et l’Opéra-Comique de Paris de la période d’Occupation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En exposant les diverses tensions, les compromissions, les exclusions et la réintégration des artistes et des cadres – parmi lesquels des collaborateurs et des résistants du régime de Vichy – au sein de ces organisations, l’historien a démontré la complexité du processus culturel du retour à la paix.

Le musicologue Emmanuel Reibel[2] s’est, quant à lui, intéressé au cas de la presse musicale française à la fin de la guerre franco-prussienne (1870-1871), en se penchant sur les enjeux inhérents à la reprise de la publication après une interruption causée par un conflit. En explorant l’ambiguïté qui surgit entre la nécessité de cultiver une mémoire musicale de la guerre, de contribuer à l’actualité et d’entamer un réveil de la vie artistique, Reibel a souligné que l’utilisation de la critique musicale à des fins de régénération esthétique, morale et sociale engendrait une relative paralysie du jugement critique puisqu’elle répondait à une volonté de démontrer une fierté patriotique.

L’édition musicale française a également fait l’objet d’analyses par les musicologues Rachel Moore[3], Barbara Kelly[4] et Deborah Mawer[5]. La première a abordé les stratégies employées par les éditeurs français pendant la Grande Guerre pour contrer l’hégémonie des institutions allemandes et favoriser la publication de partitions françaises visant la promotion d’une culture dite « nationale ». Toujours dans le contexte de la Grande Guerre, Kelly s’est quant à elle penchée sur les éditions d’oeuvres de Mozart réalisées par Saint-Saëns dans lesquelles le compositeur français s’est éloigné de l’influence de l’interprétation romantique allemande. La musicologue a par ailleurs démontré que ces publications favorisaient la présentation de Mozart comme figure implicitement apolitique et neutre, appartenant à une tradition européenne plus vaste, afin de maintenir l’artiste « au-dessus du champ de bataille ». Enfin, Mawer a analysé la collection de partitions L’École moderne publiée en 1926. Servant à rivaliser avec le milieu de l’édition musicale allemande, la collection contribuait aux initiatives de démobilisation culturelle et était considérée comme source de fierté nationale et de modernité par des compositeurs français tels que Ravel et Fauré.

Abordant la notion de neutralité politique en musique, l’historien Adam J. Sacks[6] s’est concentré sur le cas allemand sous la République de Weimar en étudiant les nombreuses réformes du Conservatoire de Berlin entre 1918 et 1933. Sacks a avancé l’hypothèse que l’institution s’est avérée un lieu de confluence, voire de refuge, pour faire de la musique un discours fondamental pour la guérison d’après-guerre, véhiculant des idéaux démocratiques, humanistes et moraux. Alors que selon Sacks, la réorganisation du Conservatoire de Berlin a répondu à une volonté de rétablir une fierté nationale au sein de la société berlinoise, d’autres institutions semblent avoir été mobilisées pour entretenir un esprit nationaliste. C’est ce qu’a présenté l’historien et musicologue Fritz Trümpi[7], qui a abordé le cas de la nationalisation du Théâtre de Cluj[8] à la suite de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois en 1918. Après avoir été sous administration hongroise, l’institution est devenue en 1919 le premier Opéra national de Roumanie[9]. Toutefois, au lieu d’affirmer le statut national du théâtre, l’institution a plutôt attesté de la continuité des réseaux impériaux dans les territoires de la monarchie perdue – réalité qui a notamment pu être observée par l’identité des musiciens du théâtre : peu de Roumains étant engagés, c’est une hégémonie germanophone qui a gardé sa place au sein de l’organisation.

Un cas de nationalisation musicale a également été l’objet de la conférence de Pablo Palomino[10], qui s’est penché sur le cas de la révolution mexicaine de 1910 et de la guerre civile qui en a découlé. L’historien a souligné l’importance des événements pour l’émergence d’une identité nationale dans laquelle s’inscrivait la culture musicale. Lors du retour à la paix, l’État révolutionnaire a favorisé l’émergence de musiciens professionnels, d’ensembles et de professeurs pour permettre une modernisation de la vie musicale et la mise en place d’une réflexion sur la définition d’une musique nationale mexicaine.

La transformation d’activités musicales à la suite de l’implantation d’une nouvelle organisation politique était également au coeur de la présentation de la musicologue Yolanda Acker[11], qui a pris comme objet d’étude la création d’orchestres nationaux en Espagne au moment de la Guerre civile espagnole (1936-1939). Acker a démontré que la victoire de Franco s’est accompagnée d’une nécessité d’illustrer les nouvelles convictions du régime[12], notamment par la substitution de l’Orquesta Nacional de Conciertos, initialement fondé en 1937 à Barcelone par le gouvernement républicain, par l’Orquesta Nacional de España en 1940 à Madrid. Alors que le premier ensemble avait pour mission de soutenir une démocratisation musicale, le second soutenait l’idéologie franquiste par la programmation de musique espagnole à des fins nationalistes. L’utilisation de la musique par le régime de Franco a également été abordée par la musicologue Belén Pérez Castillo[13], qui a étudié les activités musicales quotidiennes dans les prisons espagnoles de 1939 à 1943. Interprétant ces activités comme le résultat d’une stratégie d’asservissement des dissidents par le régime franquiste[14], la chercheuse a souligné que l’utilisation de la musique dans le milieu carcéral servait comme outil de propagande et de rééducation pour endoctriner les prisonniers, par l’exaltation patriotique et la glorification du catholicisme national.

L’utilisation de la musique à des fins propagandistes constitue également le point d’ancrage de la communication de la musicologue Anna Barbara Kastelewicz[15], qui s’est intéressée au programme culturel officiel Kultura[16] déployé dans les camps spéciaux soviétiques en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Cette initiative visait à fournir aux captifs une activité significative ciblant l’éducation, la distraction et le divertissement, mais qui révélait également la supériorité culturelle soviétique. Orchestres, chorales et troupes de théâtre ont été créés dans divers camps, dont Buchenwald et Mühlberg, afin de présenter du répertoire soviétique et des oeuvres composées à l’intérieur des prisons.

Ajustements identitaires et relations internationales

Le recours aux activités artistiques pour le contrôle et l’orientation idéologique d’un groupe après un conflit, mais également comme vecteur d’échanges internationaux, était au coeur de la communication de Karine Le Bail[17], qui s’est concentrée sur l’Allemagne d’après-guerre, plus précisément en zone d’occupation française. L’historienne s’est penchée sur les initiatives de démobilisation culturelle entreprises par les Français pendant la période d’occupation alliée en Allemagne, et plus spécifiquement sur l’utilisation de la musique comme outil de rééducation et de dénazification du peuple allemand. Ayant étudié la création du Südwestfunk, poste de radio de Baden-Baden, Le Bail a souligné le rôle de la radio dans la reprise d’échanges artistiques franco-allemands, participant ainsi à la pacification et à la réhabilitation de l’ennemi dans les représentations collectives.

En plus de constituer un milieu d’interaction culturelle, la radio peut également s’insérer dans une perspective internationale par son important pouvoir médiatique et sa capacité à atteindre un vaste public. Maristella Feustle[18] en a d’ailleurs fait la démonstration en analysant les résonances outremer d’émissions radiophoniques américaines dans le contexte de la Guerre froide. La musicologue a affirmé que le jazz servait d’instrument diplomatique servant à encourager le développement du genre en urss, mais a également rempli un objectif plus vaste : celui de la diffusion de l’image d’une société américaine ouverte à l’encontre du totalitarisme[19].

L’utilisation de la musique dans une perspective de diplomatie culturelle a également été étudiée dans le contexte d’après-guerre par Friedemann Pestel[20], qui a analysé les tournées controversées des Orchestres philharmoniques de Berlin et de Vienne[21]. L’historien a reconstruit la tumultueuse tournée américaine du Philharmonique de Berlin en 1955, sous la direction du chef autrichien Herbert von Karajan – pendant laquelle l’histoire de l’orchestre berlinois sous le Troisième Reich a été soigneusement passée sous silence –, ainsi que le concert du Philharmonique de Vienne dirigé par Carl Schuricht et présenté au siège de l’onu à New York l’année suivante – par lequel l’ensemble viennois a voulu s’afficher en tant que victime de l’invasion allemande. Pestel a démontré que ces tournées ont répondu à un besoin d’évoluer dans un contexte de globalisation et d’internationalisation des marchés musicaux propre au xxe siècle, tout en servant à recréer une certaine fierté nationale. La musique comme objet de diplomatie culturelle a également servi à la négociation d’après-guerre, un aspect abordé par le politologue et musicologue Damien Mahiet[22]. Ayant pour objet d’étude les Congrès de Vienne (1814-1815) et de Paris (1856), Mahiet s’est concentré sur l’utilisation de la musique lors de ces réunions diplomatiques pour analyser son rôle déterminant dans l’élaboration de la paix, par son utilisation favorisant le divertissement et l’interaction entre les participants.

Alors que la musique a été utilisée comme vecteur de rapprochement entre diverses nations, elle a également servi à des besoins de consolidation identitaire auprès de groupes nationalistes. Cette dimension était au coeur de la communication de Michael Wedekind[23], qui a analysé l’utilisation ambivalente du folklore musical autrichien dans la région du Tyrol par le régime austrofasciste (1934-1938), puis nazi (1938-1945), répondant selon l’historien à des besoins d’affirmation identitaire. Wedekind a ensuite remis en cause un prétendu nouveau départ culturel après 1945, qui selon lui relevait plutôt de stratégies d’amnésie, de disculpation et de relativisation de l’histoire, alors que les acteurs de l’époque niaient toute infiltration idéologique dans la musique populaire. La reconnaissance de la malléabilité et la plasticité de la musique ont par ailleurs été au coeur de la communication de l’historienne Jessica Gienow-Hecht dont il sera question ultérieurement.

L’étude de l’utilisation politique de la musique traditionnelle était également au coeur de la présentation de Sébastien Carney[24], qui a analysé la reconstruction de la musique traditionnelle bretonne après la Grande Guerre, projet visant à « receltiser » la Bretagne. Selon l’historien, la réorganisation des ensembles de bagadoù, formations musicales constituées d’instruments typiques bretons, a été effectuée principalement par les nationalistes bretons, que l’occupant nazi soutenait, voyant une occasion pour encourager le nationalisme régional et ainsi fragmenter l’hégémonie française.

L’usage de la musique visant à la (ré)affirmation identitaire a également été étudié par l’ethnographe Chorshanbe Goibnazarov[25], qui a pris pour cas d’étude le Badakhshan[26] et a analysé les conséquences de la Guerre civile du Tadjikistan (1992-1997) sur la musique de la région. Ayant présenté l’Ensemble du Badakhshan, composé de musiciens et de danseurs actifs dès la période soviétique, Goibnazarov a souligné la contribution du groupe dans l’effort de revendication identitaire tadjik à l’échelle nationale et internationale à travers la présentation d’un répertoire d’oeuvres folkloriques autrefois bannies sous l’urss. La contribution de pratiques musicales pour le renforcement de l’affirmation identitaire constituait le noyau de la communication de la cheffe de choeur Alla Generalow[27], qui a étudié le cas du Séminaire théologique orthodoxe de la ville kosovare de Prizren[28]. Lieu d’enseignement orthodoxe pour de jeunes hommes de 14 à 19 ans, le Séminaire est présenté par Generalow comme un centre religieux et un point focal de la vie culturelle pour la population locale serbe, notamment, par la présentation de chants sacrés. Selon la communicatrice, le Séminaire s’est doté du rôle de perpétuation de la culture, de l’identité et des traditions serbes au Kosovo à travers le chant, soulevant toutefois la question de l’instrumentalisation d’adolescents à des fins politiques.

Si la musique contribue à la consolidation identitaire, elle peut également être utilisée comme outil de communication, faisant office de langage commun dans un environnement bouleversé par un conflit. Cette dimension a été abordée par Laudan Nooshin[29], qui a pris pour cadre l’héritage de la Révolution iranienne (1978-1979) et de la Guerre Iran-Irak (1980-1988) ; ayant étudié le rôle de la musique dans Bashu. Le petit étranger [30], l’ethnomusicologue a conclu que l’art des sons constituait un acte de survie. En raison de son contexte symbolique faisant allusion aux violences psychologiques découlant de la guerre, Bashu a été banni pour n’être présenté en première qu’en 1989.

En plus de permettre la communication, la musique a été utilisée pour faciliter la transmission d’idées ou de messages, dont la teneur patriotique a pu se trouver renforcée par l’existence de conflits armés. C’est ce dont a rendu compte la conférence de Martin Guerpin[31], qui s’est intéressé au rôle de la musique populaire dans la sortie de deux conflits majeurs : la guerre franco-prussienne et la Grande Guerre. Le musicologue a soulevé le rôle des chansons dans la perpétuation, mais également la réinterprétation et le redéploiement de la figure de l’ennemi en France. Alors qu’en 1871, l’Allemagne est présentée comme un envahisseur à combattre, entretenant ainsi une animosité et une volonté de revanche jusqu’en 1914, à la fin de la Grande Guerre, les Allemands sont caractérisés comme des barbares, sauvages et criminels dans des chansons non plus patriotiques, mais humoristiques et satiriques. Guerpin a également mentionné les aspects de la guerre qui sont passés sous silence, tel que la brutalité des Français pendant la Première Guerre mondiale, faisant de la chanson un vecteur mémoriel parcellaire, voire tronqué, du conflit. L’étude de Guerpin a été appuyée par un récital commenté[32] dans lequel était présentée une variété de chants nationaux et patriotiques. À travers l’interprétation de la mezzo-soprano Catherine Harrison-Boisvert et de la pianiste Monique Han, la musicologue Kimberly White a exploré le parcours de deux chanteuses de café-concert dont la carrière a connu un essor important à la fin de la guerre franco-prussienne : Rosa Bordas et Marie- Thérèse Abbiate, dite Amiati, lesquelles ont marqué les années suivant le conflit par leur image et leurs engagements. La conférencière a souligné que ces chants ont été perçus comme une transposition des souffrances de la patrie et de la résistance morale des Français face à l’envahisseur prussien, tout en ayant revêtu une fonction cathartique par laquelle les Français ont pu trouver réconfort et soutien au sein d’une nation traumatisée et endeuillée. White y a par ailleurs décelé une forme de discours « protoféministe » à travers la caractérisation du rôle de la femme en tant que figure participative importante dans le conflit, que ce soit en tant que cantinière, infirmière ou mère.

Deuil et retour à la paix

La fonction de la musique comme vecteur de deuil collectif à la suite d’une période bouleversée par une guerre a également été étudiée dans un contexte de création musicale, à travers la mise en musique de souvenirs, voire de traumatismes. Devant un tel cas, peut-on mesurer le degré d’intervention de la musique dans le processus de deuil qui suit un conflit armé ? Une oeuvre peut-elle constituer une manifestation matérielle d’une sortie de guerre ? Telles sont les interrogations soulevées par le musicologue Hervé Lacombe[33] dans une présentation témoignant des échos de la guerre franco-prussienne dans l’ouverture dramatique Patrie (1873) de Bizet. Ayant effectué une mise en récit de l’actualité politique par l’utilisation de caractéristiques musicales descriptives appelant au deuil, au renouveau et à l’optimisme universel, Bizet s’est ainsi engagé dans un processus de défense musicale française dans un contexte où la France a été vaincue et où la culture allemande semblait s’y imposer.

L’utilisation de la musique comme manifestation d’une sortie de guerre, mais également comme vecteur de dénonciation des horreurs produites par un conflit, a été étudiée par la musicologue Judy-Ann Desrosiers[34], qui a présenté le témoignage de résistance du compositeur catalan Roberto Gerhard dans le ballet Pandora , oeuvre composée en 1942-1943 au lendemain de la Guerre civile espagnole.

L’analyse de références musicales pour la mise en lumière d’un message politique a également été utilisée par la musicologue Lesley Hughes[35], qui s’est penchée sur le quatuor Minimax créé par Paul Hindemith dans le but de dénoncer le militarisme germanique de la Première Guerre mondiale. Par le truchement d’une mélodie maladroite, répétitive, fausse, voire grotesque, Minimax est devenu pour Hindemith un témoignage de sa désillusion face à la réalité du conflit, tout en lui permettant d’exprimer le traumatisme de son expérience.

Spécialiste de l’histoire culturelle de la musique, Jean-Sébastien Noël[36] a, quant à lui, abordé la question du deuil et de mémoire musicale par l’étude d’un recueil de chants de ghettos et de camps lituaniens élaboré par l’écrivain Shmerke Kaczerginski, et dont la fonction visait la reconnaissance de la résistance culturelle et du deuil du génocide juif. L’ouvrage, qui rassemble des témoignages de partisans lituaniens résistants et d’artistes exilés à New York après la Seconde Guerre mondiale, a contribué à la construction d’une mémoire patriotique des camps tout en y conférant une dimension transatlantique unificatrice des peuples juifs. La création d’une mémoire collective à la suite d’un conflit a également été abordée par Barbara Milewski[37] à travers l’étude du film Chansons interdites (Leonard Buczkowski, 1947). Soulignant l’importance de l’utilisation des chansons de rue – interdites dans les ghettos – pour le soutien psychologique des Polonais, la musicologue a retracé le fil rouge du long-métrage, qui expose l’utilisation de la musique comme échappatoire au traumatisme des ghettos.

Toujours dans cette thématique de mémoire, Torbjørn Ottersen[38] a proposé une analyse théologique du Dresdner Requiem (1947-1948) de Rudolf Mauersberger, messe de morts vouée à la commémoration des bombardements de la ville de Dresde en 1945. Selon le musicologue, l’oeuvre liturgique représenterait une apologie du nazisme, ainsi qu’une cure spirituelle et symbolique attestant de la volonté du peuple allemand à racheter son salut. Par l’esthétisation et la mise en musique des bombardements de Dresde, le Requiem illustrerait la destruction et ses conséquences, mais également la souffrance et la culpabilité de plusieurs Allemands dans la période d’après-guerre. La situation fortement compromise du compositeur après le conflit n’a toutefois pas été évoquée (Mauersberger a été membre du parti nazi dès 1933), et nous porte à nous questionner sur la légitimité de l’artiste à être assigné d’une telle commande.

Alors que ce cas illustrait la création d’une oeuvre liturgique comme vecteur de rédemption contribuant au processus de deuil, le Requiem de la réconciliation (Requiem der Versöhnung, 1995) a été présenté par Andrea Moore[39] comme incarnation d’une volonté de pardon entre différents peuples. S’inscrivant dans un processus de retour à la paix, l’oeuvre a été créée afin de commémorer le cinquantenaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout en s’affichant comme une mise en musique de la fin de la Guerre froide. Fruit du travail conjoint de quatorze compositeurs originaires de nations impliquées dans ces conflits, dont Luciano Berio, Judith Weir et György Kurtág, l’oeuvre s’est revendiquée « monument d’après-guerre » par l’aboutissement d’une culture mémorielle rendant hommage aux victimes ; le Requiem témoignerait de la douleur des peuples persécutés, mais également de celle des Allemands, qui sont demeurés contenus dans leur culpabilité. La musicologue a critiqué la tentative de création d’un mémorial musical de la guerre, du fait que l’interprétation du Requiem demeure quasi impossible à cause de l’absence d’une édition complète.

La musique comme réponse au devoir de mémoire et de souvenir a également été abordée par Cécile Quesney[40], qui a présenté l’hommage aux déportés politiques rendu par la Radio française le 2 novembre 1945, dans lequel le thème du désespoir du déporté en quête de liberté a été rendu par diverses oeuvres dont Chanson de la déportée de Dutilleux et Chant des déportés de Messiaen. Par son analyse de l’évolution et de la pluralité des pratiques commémoratives dans l’immédiat après-guerre, la musicologue a affirmé que ces chants, à travers la célébration de la libération, la glorification de la Résistance et l’hommage aux victimes, ont permis la construction d’une mémoire collective, traumatique et conflictuelle de la guerre et de l’Occupation.

La fonction réconciliatrice de la musique était au coeur de l’étude d’Émilie Aussems[41], qui a observé la portée et les limites des initiatives locales pour la reconstruction de la paix à travers la musique en Bosnie-Herzégovine. En utilisant une approche politologique et ethnographique singulière, Aussems a étudié les concerts interreligieux et interethniques visant à rassembler les différentes communautés d’une même ville à travers leurs intérêts communs de 1992 à 1995. En normalisant les relations entre les participants, ces événements ont permis, selon la chercheuse, de développer une reconnaissance et un respect de l’autre, entraînant un renforcement et une confiance de l’identité nationale. La musique s’est donc articulée comme expérience commune et a rempli des rôles de socialisation, d’amusement et de rassemblement contribuant à la réconciliation des peuples.

Le pouvoir pacificateur de la musique peut également être utilisé au coeur même d’un conflit, alors qu’elle devient le véhicule de revendications antimilitaristes. Cet aspect a été traité par Michael J. Kramer[42], qui a présenté le groupe Con Bà Cu (cbc), composé de jeunes Vietnamiens qui se sont produits dans les zones d’occupation américaine pendant la Guerre du Vietnam (1955-1975) en s’insérant au sein du mouvement politique de promotion de la paix, en essor depuis le Festival Woodstock de 1969.

La revendication d’un idéal pacifique, voire humaniste, par l’entremise de la musique a finalement été remise en cause par l’historienne Jessica Gienow-Hecht[43]. Alors qu’elle a souligné un rapprochement entre le monde de la musique classique et l’activisme pour les droits de la personne – basé, selon elle, sur le pilier commun que constitue l’appel à l’universel –, la chercheuse a exprimé son scepticisme face à l’image positive que projette le milieu musical entendu comme « classique ». Gienow-Hecht a démontré la plasticité de la musique en prenant pour exemple la Symphonie no 9 de Chostakovitch, qui a été présentée en tant qu’hommage aux droits de la personne après la Seconde Guerre mondiale, mais dont les thèmes auraient déjà servi à la propagande staliniste en 1932. Elle a donc soutenu que cette malléabilité a été – et continue d’être – mise au service d’une multitude d’intentions politiques et artistiques.

Conclusion

Pourquoi la musique constitue-t-elle un outil politique si efficace ? Telle était l’interrogation principale qui apparaissait en filigrane tout au long des communications du colloque. Son principal objectif était de comprendre les diverses fonctions qu’a remplies la musique dans les transitions suivant l’arrêt des hostilités ; l’importante diversité des conférences a permis d’observer de multiples conflits, divers acteurs culturels ayant contribué au retour à la paix ou au maintien des hostilités, ainsi que la panoplie des répertoires mis au service de discours de résistance. La multiplicité des études a permis de rendre compte de la plasticité de la musique, cette faculté essentielle qui lui permet d’être reprise à des fins aussi diverses que sociales, politiques, humaines ou esthétiques. Les approches musicologique, historique, politique, ethnographique et ethnomusicologique ont permis d’étendre la portée de l’objet d’étude et d’établir un terrain de réflexion commun à travers un territoire disciplinaire très large. En outre, il était possible de remarquer une prédominance d’études de cas découlant des événements occidentaux majeurs du xxe siècle, notamment les deux guerres mondiales – les autres conflits demeurant peu, voire pas du tout traités.

Cette étendue d’études a ainsi posé des défis importants en ce qui a eu trait à la contextualisation de certains terrains d’études et soulevé des questionnements méthodologiques intéressants. Les conférences ayant eu comme objet d’étude des territoires extraeuropéens auraient gagné en compréhension en exposant les spécificités de leurs terrains. Ce sont justement ces conférences portant sur des événements peu ou pas étudiés – la Révolution iranienne (1978-1979) et la Guerre Iran-Irak (1980-1988), la Guerre civile du Tadjikistan (1992-1997) ou encore la Guerre du Kosovo (1998-1999) –, qui ont interpellé les membres de l’auditoire. La position particulière des chercheurs en regard de leur terrain d’étude a soulevé la question fondamentale du degré de neutralité face à l’objet de recherche, surtout lorsque l’événement demeure relativement récent. Ces positionnements, plutôt rares et inhabituels dans l’étude des conflits du xxe siècle, sans être dépourvus d’intérêt méthodologique, ouvrent le débat sur la manière d’observer un terrain de recherche marqué par un conflit récent, tout en gardant une distance critique avec les positions idéologiques sous-tendant l’étude.

La présentation de ces diverses études nous invite maintenant à tourner le regard sur l’analyse de la réception des oeuvres, concerts et activités culturelles en période d’après-guerre. Quels impacts ces événements ont-ils eus sur le public ? Comment peut-on comparer les différents vécus découlant d’une mise à terme d’hostilités ? Peut-on étudier les expériences plus intimes des sorties de guerres ? Peut-on retrouver des points de convergence, malgré la multiplicité des cas présentés ? Il est désormais nécessaire de poser un regard croisé et commun afin de dégager la fonction exacte qu’a exercée la musique au fil de ses multiples utilisations dans les conflits géopolitiques qui ont construit le monde d’aujourd’hui.