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Compositeur et critique musical, mais également chef d’orchestre réputé, Hector Berlioz conquiert son succès à l’étranger, et notamment en Russie, grâce à ses tournées de concerts en 1847, puis de 1867 à 1868. Cependant, son image en Russie impériale est construite non seulement à travers sa musique, mais également grâce à ses écrits journalistiques. Dans cet article nous reviendrons sur la célèbre histoire de Berlioz en Russie et nous montrerons comment l’espace médiatique est investi par le compositeur de manière à préparer ou accompagner la réception de ses oeuvres à Moscou et Saint-Pétersbourg. À cette fin, nous ferons appel à de nouvelles sources de presse récoltées dans les archives russes (Syreishchikova 2017).

La liste d’apparitions de Berlioz dans la presse russe du vivant du compositeur dépasse les 300 titres. Il s’agit d’annonces, de comptes rendus, de traductions de ses articles et d’articles de critiques français. La presse russe est donc une source très riche qui ouvre de nombreuses pistes de recherche. Nous nous focaliserons dans le cadre dans cet article sur trois aspects : la place qu’occupent les écrits de Berlioz dans la presse russe au cours de sa vie ; les stratégies médiatiques déployées par Berlioz en vue de son premier voyage en Russie, et les fonctions de l’espace médiatique dans la relation entre Berlioz et la Russie. Mais avant tout, il convient de décrire en quelques mots l’espace médiatique russe au xixe siècle.

Les espaces médiatiques en Russie au xixe siècle

Force est de constater qu’il existe peu de recherches historiques ou sociologiques sur la presse musicale russe au xixe siècle (Livanova 1960-68). Quels sont les titres de journaux les plus importants et quel est leur statut vis-à-vis du régime politique ? Quels sont les réseaux médiatiques musicaux ? Au moment où Berlioz se rend en Russie pour la première fois en 1847, la critique musicale russe s’exerce principalement dans des journaux politiques et littéraires, et notamment dans les grands quotidiens officiels : le Journal de Saint-Pétersbourg (en français), le Sankt-Petersburger Zeitung (en allemand), le Bulletin de Saint-Pétersbourg et le Bulletin de Moscou (en russe), ainsi que dans les journaux semi-officiels L’invalide russe et L’abeille du Nord (tous les deux en russe). Les actualités musicales sont également publiées dans des revues à grand tirage, dites « commerciales », comme Le fils de la Patrie et La bibliothèque pour la lecture.

Il faut également noter une particularité de la vie musico-théâtrale russe du début du siècle : celle-ci est placée sous la tutelle et la censure de la Direction des théâtres impériaux. Jusqu’en 1825, selon l’historien Nikolai Findeisen, « la presse ne pouvait “juger” des spectacles des Théâtres impériaux ; quant aux concerts, ils étaient fréquentés par un public d’amateurs issus des classes supérieures, qui se considéraient comme suffisamment fins connaisseurs de l’art, pour ne pas avoir besoin des critiques de musique[1] » (Findeisen 1902, p. 1252). Les objectifs de la critique musicale sont donc principalement publicitaires. Évidemment, cet état de fait ne favorise pas le développement d’une critique musicale digne de ce nom. C’est seulement dans les années 1860, suite à la fondation des Conservatoires et des Sociétés musicales russes, et à l’apparition des journaux spécialisés, que la presse devient enfin un vrai lieu de débats journalistiques.

Tandis que l’analyse critique de la vie musicale russe est interdite pendant de nombreuses années, la diffusion de l’actualité artistique européenne reste moins contrôlée. Les éditeurs se servent beaucoup d’articles tirés de journaux français, qui présentent une synthèse de la vie musicale en Europe. Les éditeurs russes attirent des lecteurs grâce à des histoires amusantes, des anecdotes sur la vie d’artistes étrangers, ou encore des comptes rendus assez polémiques des derniers événements européens d’après la presse française et allemande. Parmi ces nouvelles et anecdotes étrangères, Berlioz figure en assez bonne place.

La présence de Berlioz dans la presse russe

Avant que sa musique ne soit jouée en Russie, le public russe fait connaissance avec le compositeur français à travers les journaux. Grâce à la circulation de la presse française en Russie, notamment le Journal des débats et la Revue et gazette musicale de Paris, Berlioz se fait connaître en Russie en tant que critique distingué et compétent. À partir de 1833, ses articles sont publiés régulièrement dans des périodiques russes, soit en langue originale dans les journaux francophones, soit en traduction russe. Parmi ces 70 textes (environ), on trouve des textes comme : « Lettre d’un enthousiaste sur l’état actuel de la musique en Italie[2] » (Berlioz 1833a), « Concours annuel de composition musicale[3] » (Berlioz 1833c), « Rubini à Calais[4] » (Berlioz 1834c), « Un début dans le Freyschutz[5] » (Berlioz 1844), « Histoire du harpiste ambulant[6] » (Berlioz 1849) ou encore « Le suicide par enthousiasme[7] » (Berlioz 1864). Le style et le contenu de ces articles correspondent bien au besoin des rédacteurs russes de fournir une lecture divertissante à leur public.

Grâce à ces écrits, le nom de Berlioz se diffuse très vite, et les journalistes russes ont tendance à souligner ses qualités de critique plutôt que ses capacités de compositeur. On le décrit comme : « un critique musical savant » (« Vsemirnoe obozrenie. Muzykal’no-literaturnyj sbornik Gektora Berlioza (À travers chants) » 1862), « un critique musical célèbre » (« Muzykal’nye ispraviteli (A travèrs chants) » 1862), « un critique d’une grande autorité » (Berlioz 1866), « un critique profond de l’art musical » (« Koncert Gektora Berlioza » 1847), « un célèbre compositeur et un critique musical encore plus célèbre » (« Meloči » 1856)[8].

On peut même affirmer qu’avant son premier voyage Berlioz est connu du public russe comme critique musical plutôt que comme compositeur. Avant la première de Benvenuto Cellini, par exemple, un journaliste russe fait la remarque suivante :

Je ne sais pas pourquoi la musique de cet opéra m’intéresse énormément ; peut-être parce que son compositeur écrit dans le Journal des débats des articles excessivement intelligents sur la musique, que je lis avec le plus grand plaisir. Curieux phénomène : le critique est allé travailler ; quelqu’un qui juge les opéras des autres veut vous montrer comment il faut écrire un opéra, et maintenant les accusés deviennent les juges. Voyons ce qu’a produit Berlioz, musicien d’ailleurs tout à fait correct, d’après ce qu’on dit[9]

« Muzykal’nye novosti » 1838

Le critique contribue donc à la crédibilité du compositeur. Avant la présentation de l’ouverture des Francs-juges à Saint-Pétersbourg en 1840, on lit encore :

Nous sommes très curieux d’entendre la composition de Berlioz, d’autant plus que comme critique musical il n’a pas de rival à Paris. Son regard est juste, et si la capacité créatrice de son âme est à la hauteur de son esprit critique, nous trouverons sans aucun doute dans les oeuvres de Berlioz beaucoup de beauté originale[10]

« Otzyv nemeckogo kritika » 1840

Le statut de Berlioz évolue à un tel point qu’il devient pour la presse russe une sorte de témoin de l’actualité française au moment de la révolution en 1848. On publie alors plusieurs de ses articles du Journal des débats, qui contiennent des critiques indirectes des événements postrévolutionnaires et de la vie musicale parisienne.

On trouve même un cas de falsification de ses écrits. Un de ses articles, « Voyage musical en France » (Berlioz 1848b) paru dans la Revue et gazette musicale de Paris en 1848 est repris dans la revue russe Bibliothèque pour la lecture. Dans la publication russe, on trouve un passage qui prétend présenter très naturellement les paroles de Berlioz, alors que ce texte ne figure point dans l’article original :

Mais que pouvons-nous dire de cette intention évidente de détruire les derniers restes de goût musical à Paris, déjà la ville du monde la moins musicale, la plus obtuse en mélodie et en harmonie ? Paris était mauvais en ce qui concerne la musique : mais maintenant, je ne sais même pas ce que c’est et comment l’appeler ! À moins que ce ne soit une république ! Jusqu’à présent – jusqu’en février – Paris ne comprenait rien à la musique : mais il y avait au moins du talent, le feuilleton musical ; il y avait de l’art, du charlatanisme [...]. Tout a été bouleversé par la tempête de février […][11]

« Muzykal’nye novosti » 1848, p. 95

Écrit dans un style littéraire proche de celui de Berlioz, ce passage en remplace un autre qui figure dans le texte français. On ne sait toujours pas s’il s’agit d’une erreur ou d’un geste volontaire des éditeurs pour renforcer le caractère critique du texte de Berlioz.

Ce dernier semble néanmoins ignorant de son succès en tant qu’écrivain en Russie. Rappelons qu’il ne sait pas lire le russe, et que les journaux russes ne sont sans doute pas très présents en France. D’ailleurs, il essaie une seule fois d’éditer ses écrits en Russie (il s’agit du Traité d’orchestration en 1842), mais vraisemblablement sans jamais recevoir une réponse de la part de l’éditeur russe. En revanche, Berlioz met en place plusieurs stratégies médiatiques pour préparer ses voyages en Russie, et surtout sa première tournée de concerts en 1847. Il utilise notamment de façon indirecte sa position de critique pour travailler son réseau.

Les stratégies médiatiques déployées par Berlioz

En 1845, au moment où Berlioz commence à préparer son voyage en Russie, il rencontre à Paris Michael Glinka, compositeur russe alors peu connu qui cherche des appuis dans le monde musical parisien. Berlioz organise un concert de ses oeuvres, puis écrit un article élogieux qui parait dans le Journal des débats en France (Berlioz 1845a), et ensuite dans le Bulletin de Saint-Pétersbourg et le Bulletin de Moscou en Russie (Berlioz 1845b et 1845c). Dans cet article, il rend un avis très favorable non seulement sur la musique de Glinka, mais également sur la Chapelle impériale russe (qu’il n’a d’ailleurs jamais entendue) et sur le General Lvov, son directeur. Grâce à cet article très réussi du point de vue stratégique, il obtient d’un seul coup deux partisans dans le monde russe. Tout d’abord Lvov, qui – à la suite de cette publication – envoie une lettre à Berlioz en l’invitant à venir en Russie ; et ensuite le prince Vladimir Odoïevski, défenseur de Glinka en Russie, qui en 1847 publiera deux articles fondamentaux sur Berlioz. Il est impressionnant de constater à quel point l’approche de la presse russe envers Berlioz change à partir du moment où les Russes apprennent l’affection du compositeur français pour Glinka et pour leur propre musique. Le même phénomène se reproduit quand Berlioz écrit un article sur Dmitri Bortnianski en 1850.

Critique professionnel, Berlioz comprend également l’importance de l’autopromotion dans les médias. Une fois arrivé en Russie, il écrit deux textes purement publicitaires : d’une part, une autobiographie, et d’autre part une lettre à Odoïevski, sous forme d’annonce.

Le premier texte (Berlioz 1847) est l’une des rares autobiographies de Berlioz écrites dans une optique publicitaire ; son intérêt vient du fait qu’elle permet de constater les aspects de sa vie qu’il met en valeur pour un public étranger : la bataille avec son père pour le droit d’être musicien, les difficultés du pauvre artiste à Paris, le lauréat du concours de composition, les oeuvres majeures, les voyages en Allemagne et en Italie, la carrière de chef d’orchestre, sans oublier les relations influentes. Finalement, il en dit très peu à propos de sa musique et de son style, à part qu’il s’agit d’une « reproduction musicale de ses impressions » ou d’un « mélange de musique et de discours » (ibid., p. 1) dans Lélio. Il ajoute néanmoins quelques mots pour mettre en valeur ses oeuvres : la « célèbre marche des Pèlerins », ou encore Benvenuto Cellini dont les deux ouvertures, dit-il, « sont très connues » (ibid.). Finalement, il semblerait que ce document – considéré par les premiers musicologues comme un texte publicitaire par excellence (Fouque 1880) – n’ait jamais été jamais publié dans la presse russe.

Le deuxième texte est écrit plutôt dans le style d’une annonce (Berlioz 2003, p. 269-270). Peu après l’arrivée de Berlioz en 1847, le critique russe Odoïevski, qui prépare un article sur le compositeur, lui demande d’écrire quelques phrases sur sa biographie. L’intéressé lui envoie un petit texte, rédigé déjà sous la forme d’une annonce. Comme le remarque Vladimir Stassov, Berlioz ne manque pas d’exagérer son succès : « La lettre de Berlioz au prince Odoïevski ne disait pas toute la vérité, essayant de convaincre le public russe que Faust, dont il se préparait à jouer les meilleurs extraits à Saint-Pétersbourg, avait eu, soi-disant, un énorme succès à Paris. Ce n’était pas le cas[12] » (Stassov 1896, p. 83). Cette excellente note publicitaire était susceptible d’être publiée sans modifications. Mais dans son article, Odoïevski ne reprend que quelques-uns des renseignements transmis par Berlioz. Par exemple, il ne mentionne ni la médaille reçue après la présentation de La damnation de Faust, ni la dédicace de la Symphonie fantastique à l’Empereur de Russie sur laquelle Berlioz insiste tellement.

Dans ces autoreprésentations médiatiques, il est intéressant de constater les aspects de sa vie et de son activité que Berlioz met en valeur pour un public étranger. Par exemple, il ne parle guère de ses activités comme critique musical ou de sa rencontre avec Glinka en 1845 – des faits qui intéressent alors les Russes au premier chef. On voit ici le décalage entre la manière dont Berlioz pense ou souhaite être perçu, et la réalité des représentations qui circulent dans l’espace médiatique et culturel russe.

Les fonctions de l’espace médiatique

La presse sert néanmoins de moyen de communication bidirectionnelle et de dispositif d’échange d’informations entre Berlioz et la Russie. Ayant accès aux journaux français, les Russes apprennent la parution de l’article de Berlioz sur Glinka et la Chapelle impériale en 1845 et le traduisent deux semaines après sa parution initiale dans le Journal de débats (Berlioz 1845a). De son côté, Berlioz apprend le succès de son Requiem à Saint-Pétersbourg en 1841 grâce à un article d’un correspondant de Saint-Pétersbourg, « Lettre sur la Russie », paru dans la Revue et gazette musicale de Paris (Guillou 1841). Cette nouvelle lui donne l’idée d’effectuer un voyage en Russie. Dans ce même article de Joseph Guillou encourageant les artistes français à venir en Russie, Berlioz trouve des conseils pratiques pour organiser une tournée de concerts à Saint-Pétersbourg – en particulier, les spécificités de la saison musicale et son rapport avec le calendrier religieux. Par ailleurs, dans un autre article paru dans La Revue et gazette musicale, un correspondant de Saint-Pétersbourg indique que Berlioz serait attendu avec grand intérêt en Russie : « On est fort curieux ici d’entendre cet ouvrage et les symphonies de M. Berlioz exécutés sous sa direction » (« Chronique étrangère » 1845).

Globalement, la presse française est la principale source d’informations pour les Russes sur la musique de Berlioz. À travers la presse, et notamment les articles de la presse française repris dans la presse russe (parfois sans attribution), le lecteur russe peut suivre le développement de la carrière du musicien, non seulement comme compositeur mais également comme chef d’orchestre de grande renommée. La réputation de Berlioz comme l’un des plus grands chefs d’orchestre de l’époque sera d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles la Société musicale russe l’invitera en Russie en 1867-1868.

Il est assez curieux que la presse russe s’appuie sur des journaux français (surtout le Journal des débats) comme source d’informations sur la réception de Berlioz en Allemagne, en Angleterre ou dans d’autres pays. Vraisemblablement, les journaux français sont plus accessibles que d’autres à Saint-Pétersbourg. Il est également probable que les rédacteurs russes aient tout simplement l’habitude de consulter et traduire plutôt la presse parisienne, notamment les articles du Journal des débats, qui présentent une synthèse de la vie musicale en Europe.

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L’espace médiatique russe au xixe siècle est donc complexe, plurilingue, interculturel et transnational, et divers acteurs y déploient diverses stratégies qui correspondent à leurs objectifs propres. Berlioz, toujours soucieux de faire avancer sa carrière, ne maîtrise pas l’image qui est faite de lui dans la presse russe. Très présent dans cet espace médiatique en tant que critique, à travers un choix éditorial qui correspond aux priorités de la presse russe, il est souvent plus connu pour ses écrits que pour ses compositions musicales.

En même temps, Berlioz tente de se servir de cet outil formidable qu’est la presse, aussi bien pour faire son autopromotion (tout en ayant une idée assez approximative de ce que les russes savent de lui), que pour développer des stratégies de communication dans une perspective de « réseautage » avec des acteurs russes. L’enthousiasme de Berlioz pour la Russie, qu’il exprime dans ses articles sur Glinka, Lvov ou Bortnianski, contribue à l’intégration rapide de son oeuvre dans le système de valeurs de la culture musicale russe.

Dans quelle mesure peut-on être acteur de sa propre réception dans un contexte linguistique et culturel très éloigné ? Est-ce que la place des écrits de Berlioz dans l’espace médiatique russe est particulière ? Ou pourrions-nous trouver les mêmes mécanismes chez Wagner, Schumann ou Liszt ? Il s’agit ici d’un champ de recherches riche, car transnational et transculturel, et finalement très actuel, car nous y voyons émerger les prémices de l’espace médiatique mondialisé qui nous connaissons aujourd’hui.