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« Ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir.... En d’autres termes... Plus ça rate et plus on a de chances que ça marche... »

Les Shadocks

En France, une série de rapports administratifs et parlementaires attire l’attention des autorités sur l’importance nodale de la question des relations entre la police et sa population civile de référence, depuis au moins la fin des années 1970. En effet, depuis le rapport Peyrefitte intitulé Réponses à la violence (qui inclut la recommandation n° 83 : « Améliorer les relations entre la police et les citoyens »), d’autres rapports se sont succédé pour essayer de sensibiliser la police française à la question de ses soutiens dans la société civile et à la nécessité d’instaurer une relation de « confiance » avec la population (par exemple, rapport Belorgey de 1982). Cette question de la démocratisation de la police, posée de manière très générale et peu problématisée, figure au programme français de démocratisation de la société, mais elle a également intégré celui d’autres pays. Elle devient une question publique dans les pays anglo-saxons dès les années 1960. On peut considérer de manière générale qu’elle le doit à l’émergence de phénomènes d’émeutes urbaines qui prennent pour cible la police et font émerger des mises en accusation du travail policier (Wuilleumier et Purenne, 2011), d’abord en Amérique du Nord dans le cadre de la ségrégation raciale des Noirs, mais également en Europe (en particulier en Angleterre et en France au cours des années 1980) dans le cadre du développement de sociétés pluriethniques.

S'il a donné lieu, en Amérique du Nord, à la construction de nouveaux modèles de police que l’on présente généralement à travers la catégorie générique du community policing (Brodeur, 2003a), ce questionnement des relations de la police avec son/ses public(s) peine, en revanche, à se retrouver au centre de l’attention des institutions policières en France, si l’on excepte l’importance accordée par l’ensemble des services de l’État à la question de la qualité de l’accueil au guichet[1] (charte Marianne de 2006). Cette réticence a d’ailleurs conduit les sociologues français de la police à qualifier la police française de police au service de l’ordre institutionnel et de son entretien, plutôt qu’à celui des attentes de la population (Roché, 2005 ; Mouhanna, 2011). Dès lors, comment intéresser la police française à sa relation avec la population, alors même que l’attention aux racines civiles de la fonction policière est essentielle pour distinguer celle-ci de la fonction militaire (Brodeur, 1994 ; Linhardt, 2019) ? Cet enjeu peut sembler d’autant plus crucial que plusieurs recherches en sciences sociales s’interrogent aujourd’hui sur la militarisation de la police dans les pays occidentaux (Dupont et Lemieux, 2005 ; Wood, 2015).

Le souci d’améliorer le lien police/population a favorisé la naissance d’initiatives politiques en France, dont la plus emblématique est la réforme de la police de proximité conduite par le gouvernement de Lionel Jospin (1997/2002) et abandonnée après lui. Cette perspective est incluse à nouveau dans le programme politique du gouvernement après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en mai 2017, à travers son projet d’une « police de sécurité du quotidien » (PSQ). Elle s’inscrit donc aussi en France dans une histoire de l’action publique en matière de police et de sécurité, même si celle-ci se caractérise par son caractère chaotique et discontinu[2]. Cette histoire est celle des réformes de la police de sécurité publique, mais elle est aussi en réalité — et c’est ce que l’on voudrait montrer dans cet article — celle des travaux spécialisés notamment en sociologie de la police. Sur cette problématique déjà ancienne, il est en effet possible d’évoquer deux grandes familles de lecture, l’une substantielle et l’autre procédurale. C’est sur cette dualité que nous insisterons ici, car les conditions de réception par la police française des unes et des autres nous semblent diverger. Nous souhaiterions montrer que la transformation du champ scientifique spécialisé dans l’étude des institutions pénales et, en particulier, le développement du courant de la Procedural justice permettent de remettre à nouveaux frais sur le devant de la scène française cette problématique de la relation police/population que les travaux de recherche invitent à repenser (Maillard et Jobard, 2015 ; Roché, 2016), avec, peut-être, de meilleures chances de succès.

1. Pourquoi la police doit-elle écouter la population ? Deux approches sensiblement différentes

Les moyens tactiques sur lesquels s’appuie une police en prise avec la population sont : la patrouille pédestre, l’établissement de partenariats avec divers segments de la société et l’accent mis sur les problèmes locaux éprouvés par les habitants. Dans la mesure du possible, ces moyens renvoient aussi à la stabilisation du personnel policier, à la participation de la population à la production de la sécurité et à la participation du personnel policier à la vie des quartiers. Mais sur cette base commune coexistent deux approches distinctes de la construction du sens de l’action : l’une substantielle, l’autre procédurale.

Approche substantielle

L’approche substantielle est la plus ancienne et la plus ancrée (recommandation n° 80 du rapport Peyrefitte de 1977 : « Satisfaire les besoins de sécurité de la population »). Elle insiste sur l’importance de construire une police intégrée à la population. La nécessité d’une politique volontariste dans ce domaine s’est imposée au cours des années 1980 et 1990, dans un contexte où l’évolution technologique et sociale a généré le développement d’outils comme les centres d’appel et les patrouilles d’assistance motorisée, qui vont à l’encontre de la proximité de la police avec la population (voir, pour la France, les travaux de Dominique Monjardet). Il s’agissait donc d’abord pour les réformateurs de rétablir une proximité qui, de fait, s’étiolait. La « police de proximité » française a ainsi beaucoup reposé sur le développement de postes de quartier (PDQ, comme au Canada) qui composent une maille territoriale plus fine que les grands commissariats dont dépendent les patrouilles motorisées. On attendait de cette police de quartier un meilleur recueil des demandes de sécurité de la population. C’est la raison pour laquelle on peut parler de modèle substantiel.

Les travaux sur lesquels s’est appuyée cette démarche mettaient tout particulièrement l’accent sur la distorsion qui existe entre, d’un côté, ce que la culture policière se représente être un sujet de sécurité et, de l’autre, ce que la population met derrière ce même terme. Les polices s’intéressent tendanciellement à la lutte contre le crime alors que le « sentiment d’insécurité » de la population au quotidien, tel que le mettent en valeur les enquêtes éponymes, est davantage alimenté par ce qui relève de la petite et de la moyenne délinquance, voire par ce que l’on appelle des incivilités et, plus globalement, tout ce qui renvoie à la dégradation de la qualité de l’environnement de vie immédiat (le quartier), quelle que soit la qualification juridique de cette dégradation (Pottier et Robert, 1997). Les policiers français, dont le style est très légaliste (Lévy, 2016), sont prompts à penser que ces incivilités ne les concernent pas, car la transgression de la loi y est marginale, voire inexistante. L’injonction centrale à écouter la population et à prendre au sérieux ses préoccupations en matière de sécurité sera ainsi vécue par de nombreux agents comme une mise en abyme de leur éthos professionnel et une dissonance cognitive favorisant la souffrance professionnelle. Ainsi de ce gimmick qui revenait sans cesse dans les témoignages des cadres policiers rencontrés en entretien dans les années 2000 selon lequel écouter les demandes de sécurité de la population revenait à entendre « madame Michu[3] se plaindre du chien du voisin qui fait pipi sur son rosier » (Poletti, 2007).

Bien entendu, cette opposition entre voisinage dégradé et délinquance est largement factice, et la recherche en a déjà apporté la preuve. La référence majeure ici est un article célèbre publié en 1982 par James Wilson et George L. Kelling, intitulé « Broken Windows » (Wilson et Kelling, 1982). Ce terme de fenêtre brisée renvoie à une expérience célèbre menée par un psychologue de l’Université de Stanford, Philip Zimbardo. Il avait placé une voiture dénuée de plaques d’immatriculation dans une rue du Bronx à New York (quartier à l’environnement dégradé) et dans une rue de Palo Alto en Californie (quartier très bien entretenu). Dans le premier quartier, la voiture avait été pillée au bout de 10 minutes et détruite en 24 heures, alors que personne ne l’avait touchée pendant une semaine dans le second quartier. La tendance ne s’était inversée, dans le second quartier, que lorsque Philip Zimbardo s’était mis lui-même à pilonner la voiture à coup de masse au vu et au su de tout le monde. Alors, des passants au style très conventionnel s’étaient joints à lui. Que montre cet article ? Tout simplement qu’on peut établir un lien entre environnement dégradé et passage à l’acte délinquant. Autrement dit, qu’une « spirale du déclin » tend à s’enclencher lorsque de petits signes indiquent que l’entretien de l’espace n’est plus assuré par ses propres habitants, que ces derniers ne sanctionnent plus sa dégradation, « que les contrôles sociaux communautaires s’effritent et que l’ordre conventionnel se délite » (Monjardet, 1994 : 163-164). Se préoccuper de l’état des contrôles sociaux communautaires a donc un sens sur le plan sécuritaire.

Cet article a connu un succès considérable au cours des années 1990/2000 en France, mais l’interprétation majoritaire, qui a mis l’accent sur la nécessité d’une intervention précoce des institutions publiques, s’est déployée au mépris de son sens originel. Pour les auteurs américains, la présence policière au milieu de la population n’instaure pas en soi l’ordre public, mais elle participe à un travail d’entretien et de renforcement des mécanismes informels d’autocontrôle, assuré par les habitants d’un quartier, qui permet en définitive de contenir le crime. C’est ce que met en avant le terme anglo-saxon d’« order maintenance », qui s’oppose à celui, français, de « maintien de l’ordre », qui fait quant à lui reposer la tranquillité publique sur la seule action prométhéenne des forces publiques. Dans le modèle des auteurs nord-américains, la population est considérée comme un acteur de la sécurité et non comme un consommateur de prestations policières. Cette représentation du rôle policier comme facilitateur du travail de sécurité des sociétés est bien moins héroïque évidemment que le mandat de lutte contre le crime, qu’elle concurrence directement. Ce déficit de considération pour l’order maintenance est aussi à l’origine de la suppression de la police de proximité par Nicolas Sarkozy devenu ministre de l’Intérieur, au profit d’un pur mandat policier de lutte contre le crime (law enforcement), beaucoup plus flatteur pour le monde policier, lequel fait de la belle enquête judiciaire la principale modalité de distinction professionnelle.

Approche procédurale

Une nouvelle veine de travaux anglo-saxons remet sur le tapis cette question du lien entre police et population à partir des années 1990/2000, dans une approche plus procédurale, qui souligne l’existence d’un lien consubstantiel (et tendanciellement inversé) entre confiance de la population et efficacité de la réponse policière contre le crime. Un nouvel énoncé se déploie ainsi à partir des années 2010 en France selon lequel la police est efficace parce que la population a confiance en elle, et non pas l’inverse, comme aiment le croire les policiers : pour eux, la confiance qui leur est faite est le produit de leur compétence professionnelle dans la lutte contre le crime. Un retournement que Sebastian Roché qualifie de « retour des variables molles » (Roché, 2017). Dans cette approche, la confiance est définie sur un plan microsociologique comme une source d’anticipations favorables que font les individus par rapport aux actions ou intentions d’autrui, des anticipations auxquelles un sociologue comme Niklas Luhmann prête aussi des vertus générales pour favoriser plus largement le vivre ensemble et la coopération (Luhmann, 2006). S’agissant des questions policières, ces nouveaux travaux de recherche spécialisés font de la confiance des citoyens envers les institutions pénales un élément déterminant pour le bon fonctionnement de celles-ci, pour leur efficience même. Non seulement parce que cette confiance tend à faire disparaître les frictions quotidiennes entre police et population (au premier rang desquelles les émeutes anti-police), mais aussi parce qu’elle facilite le travail policier dans son acception la plus conservatrice. Par exemple, la qualité du renseignement que les institutions pénales peuvent recueillir demeure centrale pour lutter contre la criminalité, puisqu’en pratique c’est par des éléments de témoignage que s’élucide la majorité des enquêtes pénales (Brodeur, 2007 ; Soudi, 2018). Or, cette qualité dépend largement de la relation que les agents de ces institutions tissent avec leurs publics. Ou, pour dire les choses de manière triviale : on ne parle pas au policier ou au magistrat si l’on n’a pas confiance en lui.

Au-delà des enjeux d’efficience pour les politiques pénales, les nouveaux travaux de recherche spécialisés soulignent également le fait que l’existence d’une relation de confiance avec les agents des institutions pénales est au principe d’une plus grande légitimité de l’ordre institutionnel, c’est-à-dire d’une plus grande obéissance civile, comme le disent les chercheurs anglo-saxons (notamment Tom Tyler), ou d’un plus grand respect de la population envers les lois et les normes pour prendre des termes plus courants dans le vocabulaire français, ce qui est d’une portée plus large encore.

Dans cette nouvelle approche, la confiance doit donc être recherchée pour elle-même et par tous moyens. Procédurale, elle valorise davantage le contact, éventuellement ponctuel, que la proximité quotidienne. Elle peut ainsi se traduire par le développement d’initiatives de rencontres informelles sans finalités définies, comme c’est le cas du « café police », que l’on voit émerger en France depuis 2018. Mais les travaux de recherche spécialisés corrèlent cette confiance envers l’institution avec la qualité du traitement réservé par la police à la population ; ils tendent ainsi à mettre également l’accent sur les modalités pratiques d’entrée en contact des citoyens avec les agents des institutions. Sebastian Roché, qui est le chercheur français qui a le plus contribué à faire connaître ces travaux en France, propose ici une définition de la confiance envers la police à partir d’une distinction entre trust et confidence. Le terme « confidence » renvoie à la notion de soutien diffus de l’institution policière, c’est une « confiance reconnaissance » qui porte sur la fonction remplie, la protection contre la délinquance ; elle est traditionnellement très forte pour les institutions policières, car il y a peu d’alternatives vers lesquelles se tourner pour bénéficier d’un tel service. « Trust » renvoie à la notion de soutien précis d’une police en particulier et met l’accent sur les notions de crédibilité/fiabilité du service de police, c’est une « confiance espoir » nourrie de l’expérience directe ou indirecte de la police, notamment dans la dimension « qualité de la rencontre » (Roché, 2016 : 33-35). D’où l’attention particulière accordée aujourd’hui dans le cadre de la PSQ à l’idée d’intégrer une fonction contact professionnalisée dans le travail policier.

À partir de ces nouveaux travaux, l’accent sera ainsi moins porté sur la nécessité d’un déplacement des centres d’intérêt policier que sur celle du développement par la police d’une politique relationnelle avec la population (Demailly, 2008), à l’instar de ce qui se pratique dans d’autres métiers. Cette approche favorise une réhabilitation du travail par le verbe, à la manière de ce qui se fait dans les opérations de prévention inscrites dans un répertoire d’action plus horizontal et coopératif avec les populations civiles (Wuilleumier, 2015). Mais les scores de la police française sur des points spécifiques comme le traitement équitable des personnes, la proportionnalité de l’usage de la force ou la satisfaction lors du dépôt d’une plainte sont plutôt mauvais. Or, si les contacts positifs avec les agents des institutions pénales favorisent la confiance que la population leur accorde, les expériences de mauvais contacts avec la police ont, quant à elles, un impact négatif considérable. Les travaux conduits ces dernières années autour de la question française des contrôles d’identité (Zagrodzki et Maillard, 2017) ou des pratiques nord-américaines de stop and frisk (Skogan, 2017) insistent ainsi sur la perte de soutien provoquée par l’entretien de relations conflictuelles avec certaines catégories de population. Le caractère endémique de ces tensions se nourrit, d’une part, d’une pratique d’over-surveillance qui pèse sur ces populations[4] mais aussi, d’autre part, de modalités policières d’entrée en contact, qui, soucieuses d’imposer une autorité policière perçue comme contestée, privilégient une dynamique de rapport de force[5]. Cette nouvelle approche suggère donc aussi un travail sur les styles policiers (Wilson, 1973) ; elle incite en particulier à proscrire les registres d’opposition, voire de confrontation, avec la population, que ce soit dans le cadre de la relation avec leur clientèle directe (celle des mis en cause qui subissent l’usage de pouvoirs coercitifs sur un mode très asymétrique : arrestation, perquisition, placement en garde à vue, etc.), avec les minorités ethniques souvent objets d’une sur-attention policière, mais aussi avec l’ensemble des individus avec lesquels les policiers peuvent être amenés à interagir, notamment à travers les activités de police de la route ou de contrôle des foules.

Les deux approches substantielles et procédurales se distinguent par le fait que la seconde ne prend pas position sur le contenu légitime de la mission de police. Cette deuxième approche favorise donc davantage des standards (procéduraux) de qualité dans le travail relationnel. Cela peut d’ailleurs se traduire, dans certains pays ayant résolument adopté le référentiel du community policing, par l’adoption de standards administratifs minimum : ainsi, la Belgique impose-t-elle à toutes les polices locales le recrutement d’un policier « agent de quartier » pour 4 000 habitants (Delpeuch et Wuilleumier, 2019). Le rôle de cet agent sera de prendre contact avec chaque résident de son secteur. À l’occasion de cet entretien d’accueil, le policier développe une politique relationnelle fondée sur l’écoute — voire sur l’empathie — et les offres (non marchandes) de service, mais il en profite également pour présenter les normes de comportement qui sont attendues du nouvel arrivant : « une main ferme dans un gant de velours », comme aiment à se définir les plus investis de ces agents. La posture d’autorité ainsi construite est ensuite mise à profit pour désamorcer de petits conflits et pour prodiguer des conseils au fil de l’eau. Sur la base de la confiance gagnée auprès des résidents et de la connaissance fine du quartier qui en résulte, l’agent de quartier alimentera aussi, comme nous avons pu le constater, une base de données cartographique consultable par tous ses collègues, dans laquelle figureront de nombreuses informations liées à la configuration sécuritaire du quartier (les points sensibles, les lignes de fuite, les lieux d’implantation de caméras de vidéosurveillance, les coordonnées de vacances des résidents, etc.), des éléments qui pourront se révéler très utiles pour les services d’intervention, mais aussi, le cas échéant, pour les services d’enquête de la police belge. Cet exemple est emblématique d’une fonction contact qui se développe pour elle-même, comme un outil de socialité (Luhmann, 2006), et qui se traduit in fine par une multitude d’actions de police sur mesure[6].

2. L’approche procédurale : une réflexion démocratique soluble dans la pensée gestionnaire contemporaine ?

Au cours des années 2017 et 2018, nous avons mené avec les polices françaises une expérience de recherche partenariale qui visait à encourager les services de terrain (les street level bureaucrats) à installer comme routine l’étude des effets de leurs stratégies d’action sur leur environnement territorial. Le contexte français étant à la critique (interne et externe) d’une évaluation de la performance policière déréalisée, décontextualisée et génératrice d’une « culture du chiffre » artificielle (Matelly et Mouhanna, 2007) qui renforce l’insularité policière (Monjardet, 1996), nous avons proposé d’élaborer, en liens étroits avec les administrations d’État, une méthodologie d’évaluation de l’action de sécurité publique inscrite dans une autre perspective, en l’occurrence celle de l’amélioration des rapports police/population. Cette recherche a débouché, dans certains services de police français, sur la distribution de questionnaires de perception de l’action policière auprès de la population de leur circonscription et, à l’issue du processus, sur la conclusion d’un partenariat entre le ministère de l’Intérieur et une université tierce afin de généraliser le recueil des données de perception de la police par la population en amont du lancement des programmes locaux de PSQ dans les quartiers prioritaires (en d’autres mots, les « quartiers de reconquête républicaine »). La police française aurait-elle trouvé dans cette approche procédurale de la légitimité policière un répertoire sémantique convaincant pour écouter sa population civile de référence ? L’avenir de cette pratique reste encore largement à écrire. Ce premier résultat nous semble, néanmoins, intéressant à analyser.

Une stratégie de capacity building au service d’une nouvelle politique relationnelle

Au printemps 2017, le ministère de l’Intérieur français avait publié un « appel à projets d’études prospectives et stratégiques » comportant un point relatif aux « relations police/population ». Deux perspectives étaient proposées le concernant : « mesurer la perception des habitants, notamment les jeunes, face à la police, ainsi que le ressenti des policiers affectés à ses quartiers » et/ou « évaluer les initiatives prises depuis plusieurs années [...] pour améliorer l’association des usagers à la définition des politiques publiques de sécurité portées par le ministère de l’Intérieur ». Ce cadrage, stato-centré, était largement insatisfaisant d’un point de vue sociologique, et ce, pour deux raisons majeures : d’une part, car le champ scientifique français avait alors déjà produit des résultats, restés inexploités par l’administration sur la perception de la police par les habitants (Roché, 2016) et, d’autre part, car « les initiatives prises depuis plusieurs années [...] pour améliorer l’association des usagers » étaient en réalité fort ténues. Ainsi, fallait-il voir derrière cet appel succinct et peu problématisé (le point relations police/population était décrit en moins de dix lignes) avant tout une reconnaissance de la valeur de l’enjeu « relations police/population » en matière d’action publique de sécurité ou, en d’autres termes, selon nous, une occasion favorable au renforcement de la démocratisation des politiques policières. L’appel du ministère de l’Intérieur valorisait des projets très courts (six mois) de recherche appliquée répondant à une catégorie hybride, dite « recherche opérationnelle », que l’école de formation des cadres de la police nationale (École nationale supérieure de la Police – ENSP) a fait émerger au cours des années 2010 (Wuilleumier, 2018). Nous avons ainsi, avec un de mes collègues, envisagé de saisir cette occasion pour outiller le ministère avec un instrument d’action publique encapsulant les connaissances scientifiques accumulées au sujet de la légitimité démocratique des politiques policières ; cet outil prendrait la forme d’un « manuel d’évaluation de l’action de sécurité publique à destination des professionnels de terrain » (voir Tableau n° 1. Composition du manuel remis en mars 2018). Politistes l’un et l’autre, nous avons puisé notre inspiration dans les travaux de Pierre Lascoumes sur l’instrumentation de l’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005).

Tableau n° 1

Composition du manuel remis en mars 2018

Composition du manuel remis en mars 2018

Tableau n° 1 (suite)

Composition du manuel remis en mars 2018

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En évoquant des enjeux de « mesure » et « d’évaluation », le ministère de l’Intérieur encourageait une telle perspective instrumentale. Nous étions soucieux néanmoins de prendre en compte les capacités pratiques d’appropriation d’un tel instrument par des professionnels par ailleurs très rarement formés aux sciences sociales. Pour ce faire, nous avons suivi, en parallèle d’une démarche documentaire d’état de l’art concernant l’évaluation de l’action de sécurité publique, une démarche de recherche en quatre étapes afin de repérer les leviers permettant de Renforcer les capacités évaluatives dans les services de police[7], comme nous nous y étions engagés. Cette méthodologie a inclus la conduite d’entretiens semi-directifs avec des hauts cadres de l’administration de police et de la gendarmerie au sujet de l’intérêt et des limites de l’outillage institutionnel en matière d’évaluation de l’action de sécurité publique, l’organisation d’un atelier de retour d’expérience universitaire sur l’outillage des acteurs publics par la recherche scientifique et ses aléas, une enquête comparée (par entretiens et recherche documentaire) concernant les outils d’évaluation en place dans des services de police locale de deux pays (Canada, Belgique) connus pour leur engagement en matière de soin apporté à la relation police/population et, enfin, le test d’une première version du manuel, configuré sur l’ensemble de ces bases, dans deux circonscriptions, l’une urbaine et l’autre plus rurale. C’est l’ensemble de ces données qui ont été in fine collectées et mises à disposition du commanditaire, notamment à l’occasion d’un colloque de clôture auquel l’ensemble des acteurs policiers impliqués dans la recherche (français, mais également belges et canadiens) ont participé.

Combattre l’isolement social du policier par les sciences sociales ?

Revenons maintenant à la manière dont les outils de sciences sociales permettant de recueillir la parole de la population sur les questions policières ont été appréhendés par les agents et les services avec lesquels nous avons travaillé. Dans le chapitre 1 de notre « manuel », nous avons valorisé l’ensemble des outils d’évaluation démocratique de l’action policière, qu’ils appartiennent à l’approche substantielle (enquête de victimation, enquête de sentiment d’insécurité) ou à l’approche procédurale (enquête de perception de l’action de police). Le modèle de police professionnelle (Monjardet, 1996 ; Zagrodzki, 2012), fortement ancré dans le contexte français, ne plaidait pas en faveur d’un engouement pour les outils de l’approche substantielle, qui sont inscrits en réalité dans une logique de concurrence directe avec les outils dont dispose l’administration[8]. Mais, si l’approche procédurale semblait plus neutre de ce point de vue, elle n’en mettait pas moins l’accent sur des questions qui nourrissent une mise en accusation parfois très sévère du travail policier, comme la sur-attention discriminatoire envers les minorités visibles ou encore le recours abusif à l’usage de la force (voir Jobard, 2002 ; Fassin, 2011). Nous nous attendions ainsi à ce que la présentation de ces outils suscite aussi, en particulier lors de la phase de test, des polémiques avec nos interlocuteurs. Cela n’a pas été le cas et il me paraît intéressant, à l’issue de ce programme, d’essayer de comprendre pourquoi.

La police française s’est en effet montrée ouverte à l’approche procédurale dans sa globalité. Nous avons par exemple pu insérer dans notre manuel, avec l’assentiment de notre commanditaire, un énoncé général qui réintroduit, à bas bruit et via un détour par la sociologie, la notion de due process of law, alors que c’est une notion considérée comme délicate pour la police, en plus du fait qu’elle est difficile à traduire en français (Brodeur, 2003b) :

Faire un bon travail de sécurité publique, ce n’est pas seulement obtenir des résultats satisfaisants compte tenu des moyens mis en oeuvre, c’est aussi, et peut-être surtout, accomplir ce travail de façon convenable (Sparrow, 2015). Par conséquent, l’évaluation d’une prestation policière doit examiner avec soin la manière dont celle-ci a été réalisée ou, pour le dire autrement, doit s’assurer que la « qualité de service » a été satisfaisante (Reiner, 1998)

Delpeuch et Wuilleumier, 2019 : 31

Après quinze ans d’hégémonie d’une « culture du résultat » autoproclamée, on peut faire l’hypothèse que cette réhabilitation de l’obligation de moyen dans le travail policier ait pu sembler bienvenue aux yeux de nombreux hauts cadres policiers[9]. Mais, au-delà de cette adhésion à la réaffirmation d’un horizon démocratique pour l’action policière, nos interlocuteurs n’ont pas cherché à en négocier le contenu. Les catégories de jugement véhiculées par le courant de la justice procédurale ont été acceptées telles quelles : nous avons pu ainsi également insérer dans notre manuel, sans que cela fasse débat, une dizaine de pages explicites concernant les grilles des enquêtes de perception de l’action de police (tableau n° 2).

Tableau n° 2

Exemples de questionnaire de satisfaction figurant dans le manuel

Exemples de questionnaire de satisfaction figurant dans le manuel
Source : Jackson et al., 2011

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L’évocation de l’impératif d’équité dans le traitement de la population n’a pas généré de réflexes corporatistes, malgré le contexte d’une décision de la Haute Cour française (Cour de cassation) de condamner l’État pour des pratiques discriminatoires en matière de contrôles d’identité par la police (9 novembre 2016). Bien plus, malgré l’importance des représentations agonistiques construites par plus de trente ans d’émeutes anti-police dans les quartiers de ségrégation urbaine, il a été possible de faire entendre des énoncés centrés sur l’expérience des publics, qui, à l’instar du suivant, peuvent tendre à inverser le cours du discours policier ordinaire : « Plus une population met en doute l’impartialité et l’équité des forces de l’ordre, plus les attitudes de mépris de la loi et de non-respect des autorités y sont répandues, et plus elle réagit avec méfiance ou hostilité face aux interventions policières (Maguire et Johnson, 2010) » (Delpeuch et Wuilleumier, 2019 : 33-34).

Comment expliquer la réception favorable d’une approche qui « dénaturalise » ainsi l’usage policier de la force coercitive ? Il nous semble tout d’abord que deux séries d’arguments généraux sont mobilisables. D’une part, l’approche procédurale réactive une attention française à la qualité du service public de police qui lui est antérieure. D’autre part, elle s’inscrit dans la continuité d’une réflexion déontologique, qui, même si elle reste toujours un objet de polémiques et de suspicions dans le monde policier (Mouhanna, 2017), s’incarne dans une série de dispositifs institutionnels et juridiques depuis l’adoption en 1986 du premier code de déontologie policière voulu par Pierre Joxe. L’approche procédurale présente ainsi également des affinités spécifiques avec les sillons du sentier français de démocratisation des politiques policières, davantage que l’approche substantielle qui heurte plus frontalement l’éthos policier. Mais il nous semble également que des éléments relatifs au fonctionnement même des outils d’intelligence et à leur impact sur les attitudes policières doivent être pris en compte. La présentation du manuel dans des circonscriptions nous a permis de constater l’existence d’un écart significatif dans le fonctionnement des instruments d’intelligence de type substantiel et de type procédural liés à la relation de la police avec sa population civile de référence. C’est sur ce point que nous souhaitons nous arrêter maintenant.

Dans l’une des deux circonscriptions, seuls des outils d’information particulièrement rudimentaires, se limitant à une exploitation des statistiques d’activité liées à la lutte contre la criminalité, étaient employés localement. Ces instruments, de type substantiel donc, ne permettaient pas de répondre aux besoins de réflexivité du personnel, que ce soit sur les plans de l’analyse des problèmes locaux, du suivi de l’activité policière ou de l’évaluation des effets de cette dernière. Tous les agents rencontrés ne s’en montraient pas moins ouverts à l’idée de réflexivité professionnelle : si la « culture du chiffre » y était vertement décriée, l’évaluation des effets de l’action conduite était regardée comme une pratique utile, voire désirable. Cela nous a amenés à formuler, à l’issue d’une dizaine d’entretiens individuels et collectifs dans cinq unités territoriales, l’idée d’une réflexivité professionnelle empêchée par les outils d’information mis à disposition des agents (Delpeuch et Wuilleumier, 2019 : 80). Dans quatre des cinq unités rencontrées, les attentes de la population, perçues uniquement à travers le prisme des relations de guichet, apparaissaient obscures ; elles étaient mal décodées par un personnel qui se sentait assiégé de demandes sociales impossibles à satisfaire. Ce ressenti entretenait une fracture entre la police et la population : il n’amenait aucunement le personnel concerné à exprimer le désir de développer son outillage dans ce domaine, mais le poussait plutôt à afficher un total manque d’intérêt pour le questionnement de la population ; il contribuait plus sûrement à nourrir un sentiment d’injustice et de manque de reconnaissance (Honneth, 1992), ainsi que des stratégies d’évitement et/ou de confrontation dans la relation avec la population. Nos entretiens montraient ainsi que le repli sur soi des policiers, si bien documenté par la sociologie de la police, renvoyait aussi à des « anticipations négatives » dans la lecture par la police des intentions des publics d’usagers (Luhmann, 2006). Parallèlement, le personnel de ces unités généralistes accumulait aussi les critères permettant d’identifier une importante souffrance professionnelle : le travail quotidien était décrit comme tendant à se standardiser en un travail répétitif de mise en forme de la délinquance par la production de procédures judiciaires. La souffrance au travail se disait ainsi en termes d’atrophie du répertoire d’action, de baisse du pouvoir d’agir et de réduction du sentiment d’utilité. Dans cette grisaille ambiante, se distinguait une toute petite unité, composée de cinq personnes, et nommée « brigade territoriale de contact » (BTC). Les agents de cette brigade étaient chargés d’aller à la rencontre de la population et de reprendre contact avec des publics définis comme habitant des « déserts policiers ». Ils se sentaient, eux, valorisés professionnellement par les échanges développés au quotidien avec des publics qui s’avéraient bienveillants. Ils faisaient preuve d’imagination pour répondre à des demandes de sécurité pourtant très diverses, réapprenant ainsi tout simplement à faire fonctionner de manière beaucoup plus complète le répertoire d’action policier (Stenning, 2000). Ils faisaient preuve également de créativité pour configurer des outils d’information permettant de consigner la satisfaction de leurs interlocuteurs envers cette politique relationnelle et de démontrer l’utilité de leur mission à des collègues dubitatifs et à une hiérarchie circonspecte[10].

Dans la seconde circonscription, la diffusion du manuel nous a permis d’aller au-delà de cette opposition entre types d’outils et types de pratique relationnelle avec la population : nous avons pu isoler et documenter, toutes choses égales par ailleurs, un effet propre au questionnement de type procédural sur la relation entre un service généraliste et sa population civile de référence. Alors même que l’inquiétude régnait à l’idée d’interroger une population pensée comme ontologiquement insatisfaite de l’action policière en matière de lutte contre la délinquance, un chef de circonscription locale formé aux sciences sociales a demandé à deux agents qu’il avait affectés au programme de PSQ de se saisir de grilles de questions figurant dans le manuel pour interroger des publics ordinaires sur leur perception de la police. L’expérience, que nous avions encouragée, visait à mesurer le niveau de confiance de la population locale envers le service de police de cette commune de grande couronne parisienne, afin de fixer un niveau « T0 » en amont du lancement du programme PSQ censé le bonifier. Mais elle a débouché sur un résultat largement inattendu : la « re-narcissisation » des acteurs policiers. De leur propre aveu, les deux agents ont fait le constat d’une perception de la police beaucoup plus positive que celle à laquelle ils s’attendaient. Une meilleure connaissance des enquêtes sociologiques de perception de la police aurait certes pu suffire à faire connaître cette réalité empirique d’une confiance largement allouée par les populations à l’institution policière. Néanmoins, tel n’était pas le cas dans cette circonscription et les expériences professionnelles ordinaires, proches de celles documentées dans la première circonscription, empêchaient une telle représentation de se frayer un chemin cognitif par d’autres voies. On doit sans doute faire la part ici d’un possible biais de sélection de la population interrogée par ces agents, biais qui a certainement conduit à une surreprésentation des populations avec lesquelles les interactions ordinaires n’entament pas le capital de confiance trust, à côté du recueil d’opinions de confiance confidence ordinairement élevées. L’effet constaté in fine a néanmoins été vers une inversion du discours policier sur la bonne distance concernant leur relation avec la population : réticents initialement devant la démarche de questionnement de la population, ils sont revenus de l’expérimentation avec la volonté de banaliser un travail de contact qui s’était révélé à leurs yeux gratifiant et rassurés sur leur capacité à garder la face lors de telles interactions avec le public (Goffman, 1974).

En conclusion

La piste d’une démocratisation de la police par un travail sur son outillage en instruments d’intelligence (notamment Delpeuch, Ross et Bonnet, 2017) pourrait-elle s’avérer probante et, si oui, pourquoi ? Notre recherche ne nous permet pas de traiter cette question sous tous ses aspects, mais elle offre la possibilité de proposer une hypothèse que d’autres travaux pourront peut-être nourrir à l’avenir. Les outils d’intelligence territoriale inspirés du courant de la justice procédurale semblent, dans certains contextes, constituer une ressource pour lutter contre l’insularité policière et pour nourrir des pratiques policières favorables à l’écoute de la population par la police. Imaginer que la démocratisation de la police puisse passer, ne serait-ce qu’en partie, par un travail sur son outillage en matière d’intelligence territoriale peut paraître néanmoins un énoncé audacieux, voire faustien, si l’on tient compte du fait que le choix de cette approche a aussi été le produit d’une adaptation au nouvel environnement créé par l’application des méthodes du New Public Management à la police (Thévenin, 2016). Mais, si l’instrumentation de l’action publique tend généralement à nuire à la réflexivité des acteurs administratifs, c’est peut-être davantage sous l’effet de choix politiques que par nécessité intrinsèque. C’est sur cette hypothèse qu’est fondée en tout cas la modeste expérience relatée dans cet article qui visait à organiser « scientifiquement » le questionnement de la population par la police et qui a découvert qu’un tel dispositif pouvait constituer une ressource pour combattre un isolement policier subi, plus que choisi par les policiers eux-mêmes.