Corps de l’article

En novembre 2015, des attentats ont été commis dans une salle de concert à Paris et dans un stade à Saint-Denis. À Manchester, un homme s’est fait exploser à la sortie de l’Arena, immense salle de spectacle, faisant de nombreuses victimes. Ces événements ont renforcé le rôle déjà croissant des forces de l’ordre dans l’encadrement des événements musicaux. Ces derniers se tiennent souvent lors de festivals, qui sont le plus souvent étudiés sous l’angle des pratiques culturelles, de leur stratification sociale et de l’instrumentalisation de la culture dans le développement économique local (Dubois et al., 2012 ; Ethis, Fabiani et Malinas, 2008 ; Négrier, Djakouane et Jourda, 2010). Pourtant, le contrôle auquel sont soumis les événements musicaux en fait un cas d’étude pertinent de la recomposition des rapports entre forces de l’ordre et société. C’est particulièrement vrai en France, où les organisateurs de tels événements sont de plus en plus nombreux à indemniser la police nationale et la gendarmerie lorsque le préfet requiert leur présence. Cette facturation est inhabituelle au regard du cas français. En effet, la multilatéralisation des polices[1] y est moins marquée que dans d’autres contextes (Jobard et Maillard, 2015), en particulier nord-américain ou britannique (Jones et Newburn, 1998). Les autorités nationales sont centrales dans la définition de l’ordre public en France, une approche qui caractérise la gestion des foules festives, dans la musique ou le sport. Elle se différencie des méthodes de « crowdmanagement » impliquant plus directement acteurs publics et privés, notamment des représentants des publics (par exemple, des supporters de football), privilégiées dans certains pays d’Amérique et d’Europe du Nord.

Peu d’enquêtes (notons quelques exceptions : Van Liempt et Van Aalst, 2012 ; Walker, 2017) abordent les effets sociaux des différents modes d’action policiers dans des activités qui en sont a priori éloignées — voire qui semblent à première vue tout à fait opposées, à l’instar du spectacle musical, généralement perçu comme un moment de liberté et de fête. Les festivals mettent aux prises de nombreux acteurs : police nationale, police municipale, gendarmerie, services de sécurité privés, organisateurs musicaux, publics, etc. Rationalités sécuritaires et économiques s’y entremêlent, à l’instar de ce qui se passe dans les centres commerciaux, où autant « une situation pacifiée facilite la consommation, autant la présence excessive de forces et de dispositifs de sécurité la diminue » (Bonnet, 2012 : 41). Ainsi, ce contrôle policier est source de tensions, nourrissant des oppositions croissantes parmi les professionnels de la musique.

La gestion policière de ces événements donne également un rôle central au préfet, représentant de l’État dans les départements, qui dirige l’action des forces de l’ordre en matière d’ordre public et de police administrative. Il établit les moyens nécessaires à la sécurisation des événements, anticipant « la sensibilité de l’événement, les risques ainsi que l’état de la menace[2] » (Ministère de l’intérieur, 2018 : 9) terroriste. Les recherches sur la police ont souligné le pouvoir discrétionnaire de leurs agents (Campbell, 1999 ; Wilson, 1973) ; le cas des festivals témoigne au contraire de celui des préfets, et donc de l’investissement de l’État dans la sécurité d’une activité privée, l’organisation de concerts, et ce, sous une forme facturable. En variant les dispositifs de sécurité et les montants de l’indemnisation, les préfets influent sur les relations entre forces de l’ordre et administrés. Comme l’ont montré les recherches sur les street-level bureaucrats, l’exercice de ce pouvoir contribue à la qualification des ressortissants de l’action publique et à leur contrôle (Lipsky, 1980 ; Dubois, 2010), notamment au sein de l’institution préfectorale (Spire, 2008). Dans le cas de l’indemnisation des forces de l’ordre par les organisateurs d’événements musicaux, il convient cependant de se demander sur qui s’exerce ce pouvoir discrétionnaire, et avec quels effets ? Par ailleurs, que révèle la mise en oeuvre de « droits », mais aussi de « passe-droits » par l’autorité préfectorale (Bourdieu, 1990) des relations entre État, police et société ?

Dans un premier temps, l’enquête réalisée est détaillée. Puis, sont présentées les spécificités du cas français et du dispositif d’indemnisation des forces de l’ordre lors d’événements culturels. Ensuite, les déterminants du recours différencié à l’indemnisation des forces de l’ordre par les préfets sont examinés. Finalement, l’article revient sur la concertation — ou l’absence de — entre les parties prenantes à propos du dispositif de sûreté[3], et ce qu’elle dit de la définition de cette dernière comme territoire professionnel.

Dispositif d’enquête

Cette enquête s’inscrit dans le prolongement d’une thèse de sociologie, réalisée entre 2011 et 2017, sur les espaces musicaux et leurs programmateurs (Picaud, 2017). Afin d’étudier spécifiquement l’indemnisation des forces de l’ordre, je m’appuie sur une enquête qualitative incluant des entretiens (n=11 ; enregistrés, durant entre une heure et demie et deux heures), des observations et l’analyse de différentes sources documentaires. Les cas d’étude et entretiens correspondants sont anonymisés, à la demande de plusieurs répondants.

Quatre entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des organisateurs de festivals de musiques actuelles et électro, dans différents départements. Le cas du SONO, festival renommé, est approfondi dans cet article. Trois organisateurs se sont mobilisés contre l’indemnisation des forces de l’ordre, dont les montants vont de 9 000 à 40 000 euros ; l’un est exonéré du paiement. Tous sont indépendants (ils n’appartiennent pas à une multinationale de l’événementiel du type Live Nation). Ces festivals accueillent entre 20 000 et 40 000 spectateurs. Deux de ces organisateurs, dont les festivals ont lieu dans des villes françaises moyennes, perçoivent des subventions publiques et ont de bonnes relations avec la mairie d’accueil. Le troisième festival, SONO, existe depuis un peu moins de dix ans, et son organisateur ne perçoit pas de subventions. Ses relations avec le maire de la petite commune rurale qui l’accueille sont bonnes. Le dernier festival, à Paris, est très peu institutionnalisé et ne perçoit aucune subvention. Deux entretiens ont également été réalisés avec, d’une part, la directrice et la juriste d’un syndicat de professionnels des musiques actuelles, et, d’autre part, avec deux cadres du Centre national de la chanson et des variétés et du jazz (CNV), dont l’un était affecté à la gestion du « Fonds d’urgence » constitué de subventions publiques et mis sur pied après les attentats de 2015 pour soutenir les salles. Malgré mon insertion antérieure dans le milieu musical, j’ai eu beaucoup de difficulté à enquêter auprès des organisateurs sur l’indemnisation. Ils craignent souvent que toute intervention publique provoque une augmentation de facture l’année suivante.

Deux entretiens ont également été conduits avec un ancien préfet, commissaire de police, chargé de la commission nationale dédiée à la sécurisation des événements culturels après 2015, ainsi qu’avec le directeur de cabinet du préfet de département où se tient le festival SONO. Un autre entretien a été mené avec un membre d’une association européenne promouvant de « bonnes pratiques » de sécurité auprès des maires, notamment dans l’événementiel nocturne ; un entretien a été réalisé avec trois agents administratifs du ministère de l’Intérieur, qui gèrent le versant financier de l’indemnisation de la police (les montants facturés sont gérés distinctement pour la police et la gendarmerie). Enfin, j’ai interrogé l’adjoint à la sécurité d’une mairie d’arrondissement de Paris, qui est également référent pour les questions de divertissement nocturne.

En parallèle de ces entretiens, les conventions établies entre préfectures et organisateurs quant à la facturation des services de la police ou de la gendarmerie ont été recueillies pour plusieurs festivals (n=11). Elles précisent notamment le nombre d’heures, de membres des forces de l’ordre, de véhicules facturés. Elles sont analysées de façon conjointe avec d’autres documents concernant l’indemnisation des services de la police (rapports parlementaires, guide de sécurité, circulaires, etc.), et augmentées d’une revue de presse[4] à ce sujet, tant dans la presse française généraliste (Le Monde, Le Figaro, etc.) que spécialisée (Tsugi, Trax, Les Inrocks, La Scène, La Gazette des communes, AEF, etc.).

Finalement, les dispositifs de sécurité mis en oeuvre par la police ont été observés à l’occasion de plusieurs festivals et grands événements, en région parisienne et dans d’autres métropoles. J’ai également assisté à plusieurs reprises à des rencontres organisées par les professionnels de la musique sur la sécurité des événements (notamment les Paris Electronic Music Week, le MaMA festival ou la Nights Conference 2018 à Bruxelles). Le festival SONO, étudié de façon plus approfondie, programme des musiques actuelles, en particulier du reggae, dans l’est de la France, et accueille environ 20 000 festivaliers sur trois jours. L’organisateur propose des billets à un tarif bas, par choix politique. J’ai assisté à une réunion préparatoire de l’événement en sous-préfecture, qui rassemblait les organisateurs du festival, le maire de la commune concernée, la gendarmerie, le directeur du cabinet du sous-préfet, des pompiers, un représentant du département et de la sécurité civile, afin d’évaluer en amont le dispositif d’ordre public. J’ai pu consulter le dossier et les conventions de ce festival pour plusieurs années, les études de ses publics, m’entretenir avec plusieurs salariés et avec le maire. J’ai également consulté les échanges par courriel entre sous-préfecture, préfecture, gendarmerie et organisateur sur les négociations de la facturation. Ces observations offrent des éléments qui pallient l’absence du discours de celles et de ceux qui mettent en pratique le dispositif de sûreté du festival, les gendarmeries et commissariats contactés, comme les agences de sécurité privées, ayant jusqu’à présent refusé un entretien.

L’indemnisation des services des forces de l’ordre

En France, le rôle des pouvoirs publics est central dans la définition et le maintien de l’ordre public, quoique le ministre de l’Intérieur ait affirmé le souhait de « créer les conditions de l’émergence d’une filière de la sécurité privée plus forte » (Blanes, 2018). C’est principalement à cette dernière qu’incombait la gestion des événements musicaux. Toutefois, les espaces nocturnes ont toujours fait l’objet d’une attention des pouvoirs publics (Hadfield, 2009), ce dont témoigne par exemple la multiplication de lois encadrant les rave parties en France (Pourtau, 2005) au cours des années 1990. Mais le rôle des forces de l’ordre publiques dans la gestion des événements musicaux s’est modifié récemment. Cela a été dit, les attaques terroristes de 2015 ont transformé le regard sur les événements culturels, désormais identifiés comme des cibles potentielles. Les salles et festivals de musiques actuelles ont augmenté leurs dispositifs de sûreté, pour un surcoût d’environ 110 millions d’euros entre 2015 et 2017 (chiffres du CNV) : investissement dans la vidéosurveillance, location de matériel du type barrières et balises en ciment anti-voitures-bélier, augmentation du personnel de sécurité. Ce coût est difficile à assumer pour les professionnels du live, dont la plupart sont des entreprises peu lucratives, voire des associations. Les subventions publiques, comme le mécénat culturel, sont également en baisse. La concentration économique du secteur live français et l’implantation de multinationales de l’événementiel comme Live Nation ou Lagardère demeurent encore limitées par rapport à d’autres marchés musicaux nationaux (Royaume-Uni, Allemagne, États-Unis, etc.), mais menacent de façon croissante les indépendants du secteur (Picaud, 2019). Dans ce contexte, les coûts de la sécurité deviennent un enjeu central pour l’existence même des festivals.

La sécurité privée, payée par les organisateurs de spectacles, concerne généralement l’intérieur de la salle ou de l’événement et les contrôles d’accès. Quant à la sécurisation des abords des salles ou autres lieux de festival, sur la voie publique, elle revient à la police nationale ou à la gendarmerie[5], qui peuvent être assistées d’agents privés. Or, depuis 1995, un décret prévoit l’« indemnisation » des forces de l’ordre lorsqu’elles gèrent des événements culturels ou sportifs. La mise à disposition d’un policier est facturée 20 € de l’heure, soit environ la moitié de ce qu’il en coûte à l’État, un coefficient multiplicateur étant affecté aux événements lucratifs. Cette indemnisation peut être appliquée à « certains événements, quels qu’en soient la nature ou l’objet » pour des « missions de service d’ordre qui ne peuvent être rattachées aux obligations normales incombant à la puissance publique » (Circulaire n° INTK1804913J). Un « périmètre missionnel » définit donc les activités facturables qui sortent des missions régaliennes des forces de l’ordre (voir Figure 1). Entrent ainsi dans le périmètre la sécurisation des flux de population et la prévention des troubles à l’ordre public imputables à l’événement, appréciés au cas par cas. Par exemple, si un festival occasionne un embouteillage à l’entrée de la ville, l’intervention des gendarmes pour fluidifier la circulation peut être facturée aux organisateurs ; il en va de même pour l’orientation ou l’encadrement des spectateurs dans une gare.

Figure 1

Schéma du « périmètre missionnel »

Schéma du « périmètre missionnel »

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Ce périmètre donne lieu à des interprétations juridiques variables (Lavaine, 2018) et ouvre ainsi des « passes » dans le droit (Lascoumes et Le Bourhis, 1996), en offrant une marge de manoeuvre conséquente dans la qualification des situations. Un préfet interrogé affirme à propos d’un grand festival de musiques actuelles :

Les services de l’État lui faisaient payer le dispositif de déviation de la circulation qui était mis très en profondeur [il était lointain du site]. Très sincèrement, je ne pense pas que c’était à lui de prendre en compte ce genre de choses. J’ai fait remonter à l’époque, mais... C’est remonté[6] ! [rires, sous-entendant que son signalement n’a pas eu d’effet].

La définition du montant de la facturation, comme celle des moyens mobilisés (personnels, véhicules), revient aux préfets, en collaboration avec les forces de l’ordre. L’indemnisation fait l’objet d’une convention. En 2009, le bénéfice total de ces facturations était de 30 millions d’euros (Cornevin, 2009) ; il est cependant difficile d’accéder au chiffrage actuel, dont on pourrait supposer qu’il est en augmentation. Ces indemnisations sont centralisées par le ministère de l’Intérieur, elles ne sont pas perçues par les gendarmeries ou commissariats locaux. Elles étaient initialement destinées plutôt à l’événementiel sportif, qui représente la part la plus importante des conventions de facturation :

Alors, pourquoi ça a été mis en place ? Parce que, normalement, c’est un service public, mais c’est une mise à disposition, en quelque sorte, privative de moyens de l’État, donc c’était justifié administrativement, juridiquement, par ce biais-là. [...] C’est entré dans les moeurs, et les organisateurs des matches de foot ont les moyens de payer, donc ça n’a pas posé de problème. Mais les organisateurs d’événements culturels, c’est autre chose. Parce que j’ai eu, franchement, la surprise de constater que c’est souvent un dispositif associatif, et qu’effectivement, leur équilibre financier est extrêmement précaire.

Ancien préfet spécialiste de la sécurité des événements culturels, ancien commissaire de police, entretien réalisé le 12-12-2018

Quoiqu’il existe depuis 1995, le recours à l’indemnisation des forces de l’ordre demeurait minoritaire dans le domaine culturel jusqu’au milieu des années 2010, et, surtout, les factures restaient peu élevées (moins de 10 000 € le plus souvent, même dans de gros festivals). Deux phénomènes concourent à l’accroissement des signatures de conventions, ainsi qu’à l’augmentation des dispositifs de sécurité et des montants facturés. D’abord, la perception du risque terroriste. Mais intervient surtout, ensuite, la réduction des dépenses publiques qui touche les forces de l’ordre. Elle conduit les pouvoirs publics nationaux à faire des économies et à chercher de nouvelles sources de financement. L’indemnisation est en outre perçue comme une forme de subvention indirecte, puisque le coût réel n’est pas facturé aux organisateurs d’événements. Dans un rapport de la mission parlementaire sur la sécurité, les députés appellent d’ailleurs à en « renchérir le coût horaire pour le rapprocher du coût effectif de la prestation » (Thourot et Fauvergue, 2018).

Jusqu’en 2018, une grande partie des festivals semble peu concernée par l’augmentation des indemnisations, mais selon des représentants du ministère de l’Intérieur interrogés[7], le but est la généralisation du dispositif. Les préfets ont ainsi reçu plusieurs instructions à ce sujet. En 2017, le festival des Eurockéennes payait 30 000 €, montant augmenté à 250 000 € en 2018. Certaines manifestations ont été interdites ou annulées, faute de moyens suffisants ; ce fut le cas, cette même année, de Microclimax sur l’île de Groix en Bretagne. Les organisateurs n’ont pas pu réunir les 20 000 € demandés un mois avant la tenue du festival, pour une affluence estimée à 450 personnes par jour. Or, le Syndicat des musiques actuelles (SMA) compte 75 festivals de taille intermédiaire parmi ses 300 adhérents, de plus en plus affectés par des problèmes budgétaires liés à de telles factures. En 2018, quatre festivals étaient concernés par la facturation des services des forces de l’ordre, auxquels s’ajoutent six festivals en 2019. En l’absence de chiffres nationaux, le plus gros festival enquêté fournit quelques éléments de chiffrage. La sécurité y représente 10 % du budget total, entièrement dédiés à la sécurité privée, la présence des forces de l’ordre n’étant pas facturée. Dans un autre festival enquêté, la sécurité représente près d’un tiers du budget total de l’événement, dont 5 % d’indemnisation. En 2017, la préfecture a voulu tripler ce montant, pour atteindre environ 20 000 €. La mobilisation des organisateurs, qui se sont exprimés dans la presse nationale, a finalement permis que l’augmentation ne soit que de 1 500 €. Le cas du festival SONO offre un exemple plus draconien. En 2019, l’organisateur paie environ 30 000 € d’indemnisation et plus de 100 000 € de sécurité privée. L’indemnisation a été multipliée par plus de 5 de 2014 à 2017, avec une augmentation du nombre de gendarmes (jusqu’à une quarantaine par jour) et de véhicules facturés (voir graphique 1[8]), lesquels sont passés de 0 à 15. En 2018, la facture initialement établie par la préfecture était 6 fois plus importante qu’en 2014, alors que les effectifs facturés n’étaient que 3,5 fois supérieurs. À la suite de négociations tendues entre préfecture et organisateurs, elle a finalement été revue à la baisse pour revenir aux montants payés en 2017.

Graphique 1

Évolution de la facturation des services des forces de l’ordre au festival de musique SONO

Évolution de la facturation des services des forces de l’ordre au festival de musique SONO
Source : Conventions entre la préfecture et le festival SONO, 2014-2019. Retraitement de l’auteure

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L’augmentation des festivals concernés et des coûts d’indemnisation a conduit les organisateurs de festivals à se mobiliser. Ils contestent la définition des activités « n’incombant pas » à la puissance publique et dénoncent une marchandisation des missions régaliennes :

Ça a été ça, finalement, le débat : est-ce que nous, en tant qu’organisateurs, nous sommes responsables si jamais il y a une explosion d’une bouteille de gaz, est-ce que nous sommes responsables d’un attentat terroriste ? Non. Donc ça dépend du droit régalien, c’est les impôts, c’est le peuple. C’est pas à nous, organisateurs, de payer les conséquences. D’ailleurs, on paie déjà beaucoup de choses. Où arrêter notre périmètre de sécurité ? On dit que le parking, c’est pas nous, mais si quelqu’un se déshydrate sur le parking, on sera impliqué quand même. On sait jamais où s’arrête notre responsabilité.

Directeur d’un festival de musiques électroniques dans l’ouest de la France, entretien réalisé le 17-12-2018

De nombreux articles de presse sont publiés quant aux risques que l’indemnisation fait peser sur l’existence de festivals, les organisateurs faisant parfois intervenir l’ancien ministre de la Culture Jack Lang. La mobilisation se transporte également sur le terrain juridique. Deux syndicats de professionnels de la musique, le PRODISS et le SMA, ont déposé un recours contentieux devant le Conseil d’État demandant l’annulation de la Circulaire n° INTK1804913J, au motif qu’il s’agit d’une mission régalienne qui ne saurait être à la seule charge des organisateurs (SMA, 2019b). Ce recours est encore en jugement, mais il a conduit plusieurs préfets à suspendre la facturation à l’été 2019. Dans d’autres cas, ces mobilisations ont exacerbé les tensions existantes entre organisateurs, forces de l’ordre et préfecture.

Les déterminants du recours différencié à l’indemnisation par les préfets

La forte variabilité des pratiques d’indemnisation sur le territoire français, voire l’absence de facturation, résulte du pouvoir discrétionnaire du préfet dans l’application de la circulaire. Trois dimensions semblent centrales dans l’établissement de la facturation par le préfet, en dehors de l’état de la menace terroriste.

Premièrement : l’évaluation par le préfet des ressources publiques de sécurité mobilisables et de celles qui sont considérées comme nécessaires selon les caractéristiques du territoire concerné. Le chef de cabinet du préfet du département où se tient le festival SONO explique ainsi que, contrairement à un territoire comprenant de grandes villes et disposant de forces mobilisables en cas de problème, son département, plutôt rural, est peu doté en gendarmes par rapport à d’autres. Les forces de l’ordre prévues pour le festival sont donc composées aussi de réservistes, un effort supplémentaire qui doit être anticipé, organisé, et qui est donc facturé. D’autres villes apportent, elles, le concours des polices municipales, qui secondent la police nationale ; elles réduisent alors la présence de forces de l’ordre supplémentaires et, donc, la facture. Les représentations préfectorales sur les risques associés à un territoire influent également sur leur imputation de la présence des forces de l’ordre à l’événement musical. Ainsi, l’un des préfets interrogés, ancien commissaire de police, n’a jamais facturé les policiers lors d’événements dans les quartiers prioritaires de la ville, d’une part pour y favoriser l’organisation d’événements, d’autre part parce que ces espaces présentent pour lui une question d’ordre public de fait[9] :

Je me souviens que, quand l’appréciation était laissée aux chefs de police locaux, effectivement, on avait une très grande latitude. Soit on appliquait strictement le texte, soit on assouplissait les choses en fonction justement des négociations menées, et puis de… du ressenti à la fois pour la population, pour les autorités locales, pour l’équilibre local de… par exemple, un événement dans un quartier sensible, moi, j’ai jamais fait payer en service payant.

Ancien préfet spécialiste de la sécurité des événements culturels, ancien commissaire de police, entretien réalisé le 12-12-2018

Deuxièmement, les préfets entretiennent des représentations sociales différentes suivant les événements musicaux et les risques différentiels associés à leurs publics. Aussi, pour reprendre les mots d’un chef de cabinet du préfet d’un département de l’est de la France, « la sécurité n’est pas une science exacte[10] », et elle s’appuie sur des évaluations basées en partie sur des éléments difficiles à objectiver, notamment le « risque » (Amoore, 2013), selon les événements et publics envisagés. Les représentants professionnels des organisateurs d’événements soulignent ainsi qu’à taille égale, les festivals les plus touchés par l’augmentation de l’indemnisation sont ceux qui diffusent du reggae et des musiques électroniques, alors que les festivals de musiques classiques, comme le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, qui attirait plus de 86 000 personnes en 2018, sont exemptés de facture, malgré la présence de la police ou de la gendarmerie. Les préfets sont également susceptibles d’adapter l’indemnisation en fonction de leur « complicité » avec « [leurs] notables » (Worms, 1966), notamment les élus locaux :

Sur un même territoire, [pour un festival de musiques actuelles] de 20 000 personnes [par jour], trois jours et camping, [les organisateurs] paient 3000-4000 euros, alors que, moi, on me demande 20 000 euros pour une nuit de 22 h à 4 h du matin. Donc il y a quand même un problème... Je reçois un public à haut risque ? […] Pour [l’autre festival], le sous-préfet s’entend très bien avec le maire. Nous, il y a un délit de faciès aussi — les musiques électroniques, on est toujours pris pour des sauvages.

Directeur d’un festival de musiques électroniques dans l’ouest de la France, entretien réalisé le 17-12-2018

Les différents genres musicaux attirent des publics socialement différenciés, susceptibles par exemple de consommer des substances psychoactives ou d’engendrer des troubles variables à l’ordre public. Néanmoins, les dispositifs de prévention (comme le « testing », mis en oeuvre en Allemagne et aux Pays-Bas) témoignent des vertus de ces approches par rapport à une prise en charge uniquement répressive.

Troisièmement, on retrouve une série de paramètres relatifs au format des événements et à leur modèle économique. Les préfets prennent notamment en compte le nombre de festivaliers, la durée du festival et des concerts, la présence et la jauge d’un camping, ainsi que la configuration (cours d’eau, route, etc.) et la taille du site. L’indemnisation sera également demandée de façon plus systématique lorsque l’événement est perçu comme étant à but lucratif. À cet égard, les préfets méconnaissent le fonctionnement économique du monde culturel et, plus particulièrement, la situation délicate des festivals indépendants, menacés par une concentration économique allant en augmentant et par les coûts croissants des cachets d’artistes. Les organisateurs tentent ainsi de nuancer la catégorie d’événements « à but lucratif », mettant en avant la diversité des situations et leur contribution à l’animation économique et culturelle des territoires (SMA, 2019a). Les critères déterminant le recours à l’indemnisation mêlent ainsi des enjeux territoriaux et des caractéristiques propres aux événements concernés dans la définition d’un « intérêt général » (Lascoumes et Le Bourhis, 1996).

Néanmoins, le pouvoir discrétionnaire des préfets et leur recours différencié à l’indemnisation doivent aussi se comprendre à l’aune de leur position au sein du « champ territorial » (Bourdieu, 1990), et en fonction des rapports de force entre organisateurs, polices, et représentants des pouvoirs publics locaux et nationaux. Ce champ influe aussi sur les possibilités de mobilisation des organisateurs, qui dépendent parfois politiquement et économiquement de la collectivité locale qui les accueille et qui ne peuvent guère contester ses orientations, dès lors qu’elle s’aligne sur les demandes du préfet :

On est pieds et poings liés. Si on dit quelque chose, le festival n’existe plus et nos salaires n’existent plus. […] On essaie de négocier avec [la Mairie], on leur dit « c’est trop cher », donc au lieu de mettre 16 portiques on en a mis 12, on essaie de négocier certaines choses.

Administrateur d’un festival du sud de la France, entretien réalisé le 23-10-2017

La définition du dispositif de sûreté : une concertation entre préfecture, forces de l’ordre et organisateurs ?

La définition du dispositif de sûreté est également marquée par l’exercice du pouvoir discrétionnaire des préfets. Or, la circulaire précisant l’application de l’indemnisation stipule que les conventions doivent donner lieu à une « concertation » en amont entre les parties concernées. L’interprétation de ce terme donne lieu à des conflits qui témoignent en creux de la permanence du monopole des représentants de l’État sur (l’organisation de) la violence légitime, et ce, même lorsqu’elle est facturée. Les organisateurs souhaiteraient davantage de transparence et de dialogue sur les missions et lieux d’affectation des policiers ou gendarmes, afin d’éviter les « doublons » avec les agents de sécurité privés. Un seul des organisateurs rencontrés a pu collaborer avec le commandant de gendarmerie concerné afin de définir conjointement le dispositif, ce qui a abouti à une facture moins élevée. Lors de la réunion préparatoire de l’édition 2019 du SONO, le commandant de gendarmerie a présenté le dispositif de façon très concise, sans qu’il y ait de dialogue à ce sujet, les débats n’ayant porté que sur la localisation du poste de commandement opérationnel, en raison de difficultés pour y installer des lignes téléphoniques.

L’absence relative de visibilité sur le dispositif conduit également les représentants professionnels des organisateurs de festivals à y voir une récupération pour des missions n’entrant pas dans le périmètre facturable, notamment en ce qui concerne le contrôle des stupéfiants — lequel relève des missions régaliennes. Dans un courriel où l’organisateur du SONO tente de négocier le montant de l’indemnisation, le préfet indique, parmi les critères retenus pour la définition du dispositif de sûreté, le « niveau de délinquance et [la] présence de stupéfiants[11] ».

On n’est pas contre la sécurité, bien sûr qu’il faut de la sécurité, mais si c’est pour avoir des plantons sur les festivals qui font stup’, euh, désolés, mais nous c’est pas pour ça qu’on paie. On paie des impôts pour ça. On va pas payer des maîtres-chiens à l’entrée qui sont hyper dissuasifs. On paie pour les attentats, OK, mais en plus, l’objet de la convention, il est hyper détourné.

Représentante d’un syndicat d’organisateurs d’événements musicaux, entretien réalisé le 21-05-2019

Afin de prouver leur bonne volonté, les organisateurs sont prompts à souligner leur adhésion à une sûreté irréprochable. Les dossiers de sécurité des festivals sont très étoffés et décrivent en détail les missions des agents de sécurité privés. C’est le cas de celui du SONO, dont le directeur a d’ailleurs créé une entreprise de conseil en sécurité et en sûreté, spécialisée dans l’événementiel culturel. Les transformations récentes ont en effet mené à une professionnalisation de la sûreté privée et à la revendication de sa nécessité par les organisateurs, en parallèle avec l’intervention des forces de l’ordre.

Néanmoins, cette conception de la concertation n’est pas nécessairement partagée par les préfets, pour qui la définition des dispositifs de sûreté reste la prérogative de l’État, fussent-ils indemnisés. Ici aussi, les représentations des préfets à propos des organisateurs de festivals influent sur la façon dont peut être envisagé l’échange. Pour le directeur de cabinet du préfet du département du SONO, les réticences de l’organisateur du festival à payer l’indemnisation comme ses questions précises sur le dispositif de sûreté sont autant de preuves de ses prises de position politiques et de son opposition aux forces de l’ordre, voire de son irresponsabilité. Il rappelle ainsi qu’un festivalier s’est noyé dans la rivière attenante (désormais interdite d’accès) lors de la première édition du festival, lui déniant toute légitimité sur le sujet. La concertation se traduit pour lui davantage par la participation des différents acteurs aux réunions de sécurité préalables à l’événement et par l’existence d’un poste de sécurité commun. Dans ce dispositif, le préfet, puis la gendarmerie ou la police orchestrent la sûreté, là où les organisateurs d’événements souhaiteraient une organisation un peu moins hiérarchique et un rôle plus actif. Cette exigence apparaît comme une remise en question, voire une violation des frontières du territoire professionnel des forces de l’ordre par des individus dont la compétence n’est nullement reconnue. L’écart des cultures professionnelles et des styles de vie entre hauts fonctionnaires de l’État, représentants des forces de l’ordre et organisateurs culturels renforce les stéréotypes entretenus de part et d’autre. Les propos de l’ancien préfet dirigeant la commission de sécurisation des événements culturels, ancien commissaire de police, qui a fréquenté les organisateurs plusieurs mois durant afin de produire un guide de sûreté à leur intention, en témoignent :

Je suis arrivé dans la mission avec ces a priori : « Ah ! vous savez, les cultureux… », etc. Et j’ai été, en trois semaines, totalement bluffé. […] Et je vous dis, le groupe [de travail que nous avions constitué], même si au départ c’étaient des images soixante-huitardes [les organisateurs se comportaient comme des clichés soixante-huitards], au bout de deux, trois séances, c’était réglé. Et le plus vindicatif d’entre eux a été totalement convaincu par [la méthode proposée].

Ancien préfet spécialiste de la sécurité des événements culturels, ancien commissaire de police, entretien réalisé le 12-12-2018

Les représentations des deux partis, comme la définition des territoires professionnels et du monopole de l’État dans l’exercice de la violence légitime, freinent le dialogue sur la mise en oeuvre des dispositifs de sûreté. Pourtant, une concertation plus franche amoindrirait probablement les réticences des organisateurs de festivals à l’encontre de l’indemnisation.

Conclusion

L’analyse témoigne du pouvoir discrétionnaire des préfets dans la définition des dispositifs de sûreté, tout autant que du rôle de leurs représentations sociales, certaines esthétiques musicales étant davantage ciblées que d’autres par la facturation. Les relations des préfets avec les élus locaux sont également déterminantes dans l’établissement de la facturation. La généralisation du recours à la facturation des services des forces de l’ordre suscite des oppositions parmi les organisateurs de festivals. Ils se mobilisent à l’échelle locale et nationale en revendiquant la dimension régalienne de la sûreté. Selon eux, la généralisation du recours à l’indemnisation et l’augmentation constante de cette dernière menaceraient également la diversité des expressions musicales et risqueraient d’accentuer les inégalités territoriales, en causant la disparition de festivals indépendants. Se retrouvent là deux définitions concurrentes de « l’intérêt général », qui s’affrontent pour orienter le pouvoir discrétionnaire des préfets : la sûreté, d’une part, et l’animation et le développement économique des territoires, d’autre part. Comme cela est déjà arrivé pour des matches de football, le recours à la justice pour définir le « périmètre missionnel » lors d’événements musicaux offrirait peut-être aussi des « passes du droit » dans la lutte contre les facturations.

Si ces mobilisations ont pour l’instant limité la hausse des factures, la généralisation du recours à l’indemnisation des forces de l’ordre signale une transformation de l’intervention publique dans le domaine culturel. Elle rend compte de la montée en puissance d’une approche sécuritaire des événements culturels, en particulier ceux dont la nature est festive et musicale (non savante). Malgré les contestations, la professionnalisation de la gestion de la sûreté parmi les organisateurs témoigne aussi de son essaimage. De fait, les voix contestant le bien-fondé de la sursécurisation des événements musicaux se font rares, alors que les risques dont ils font l’objet ne sont pas toujours clairement établis. Si les « demandes » de sécurité du public sont régulièrement invoquées, elles restent difficilement objectivables, et semblent même contestées à travers plusieurs messages laissés par des festivaliers mécontents de la répression sur la page Facebook du festival SONO. On observe du reste des phénomènes de contestation tout à la fois comparables et de plus grande ampleur dans le cadre de spectacles sportifs, à l’image des mobilisations de supporters de football qui ont mené à la création d’une mission d’information parlementaire sur le sujet à l’Assemblée nationale. Alors que les événements musicaux se présentent comme des instants de liberté et de joie, leur police croissante tend à les transformer en espaces de consommation culturelle strictement réglementés. Aussi, force est de constater que la facturation des services de police pose également la question d’une forme de contrôle, économique et non plus policier, de l’expression musicale et de l’appropriation citoyenne de l’espace public.