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Dans les suites de la révolution de septembre 1830 menant à l’indépendance de la Belgique par rapport au Royaume des Pays-Bas, le législateur a rapidement placé l’exercice des prérogatives régaliennes au coeur de ses priorités. Au premier rang de celles-ci se retrouve l’exercice de la sécurité publique. Construction sociale et politique, elle résulte de l’addition des demandes individuelles ou collectives de la population aux priorités politiques ou institutionnelles. Depuis l’avènement de l’État moderne, la sécurité se caractérise par son but collectif, à savoir protéger les biens, les personnes et la vie en société en assurant notamment l’application de la règle ; ou par son but individuel, soit garantir la sûreté face à l’arbitraire et répondre au sentiment — difficilement objectivable — « d’être » en sécurité (Bonelli, 2010 ; Houte, 2015). En 1830, il s’agissait de bâtir un appareil sécuritaire articulé entre « Police » et « Justice » qui soit le symbole du « régime de liberté » du jeune État. Il devait également être en mesure de répondre aux « dangers » identifiés comme pouvant porter atteinte à la stabilité du royaume (les étrangers, les vagabonds, la classe ouvrière et les « orangistes », nostalgiques du régime hollandais). Enfin, le système sécuritaire devait satisfaire aux équilibres de la société belge marquée à la fois par un « unionisme » initial entre élites catholiques et libérales et par une très forte tradition d’autonomie locale, plaçant la commune au coeur du jeu politique et social.

Le système policier qui résulte de ces exigences est donc pluriel. Au coeur de l’articulation des institutions chargées de l’exercice des fonctions de police judiciaire (répression des crimes et délits) ou de police administrative (maintien et rétablissement de l’ordre public), le choix a été fait par les révolutionnaires de refuser toute centralisation excessive. On instaure également des contrepoids entre institutions et fonctions de police, pour aboutir à un assemblage équilibré entre les corps et leurs missions (Keunings, 2009 ; Campion et al., 2015). Sous l’ordre des bourgmestres, les polices communales — aux visages variables — exercent l’essentiel de la « police quotidienne ». Ces policiers locaux maintiennent un lien très fort, presque clientéliste, avec leur bourgmestre, qui est notamment responsable de l’évolution de leur carrière. Dans les agglomérations comptant plus de 30 000 habitants, le maintien de l’ordre est également assuré par les gardes civiques, milices bourgeoises mobilisées en cas de trouble (Veldeman, 2012).

Des institutions à caractère national sont malgré tout instaurées. Dans la stricte continuité de la gendarmerie française (1795-1815) et de la Koninklijke Marechaussee néerlandaise (1815-1830), les autorités confirment l’existence d’une gendarmerie dès les premiers jours de l’indépendance. C’est un corps militaire qui exerce sa compétence sur l’ensemble du territoire. Ses autorités de tutelle sont le ministère de la Guerre pour son organisation et sa discipline, le ministère de l’Intérieur en ce qui concerne ses missions de police administrative et celui de la Justice pour ses fonctions judiciaires. La gendarmerie compte un peu moins de 1 000 hommes au lendemain de l’indépendance. Au cours du XIXe siècle, l’armée reste largement mobilisée en cas de grèves ou d’émeutes. Enfin, bien que les révolutionnaires aient largement dénoncé le principe de la « haute police », s’empressant de la supprimer, une sûreté publique est organisée dès les premières semaines de l’automne 1830. Non sans faire débat, elle assure la protection de l’État face aux dangers « politiques » qui le menacent (Huyttens, 1844 : 176).

Né dans un contexte révolutionnaire marqué par un double projet politique (faire triompher l’indépendance nationale et imposer le modèle démocratique à participation restreinte d’une royauté parlementaire), ce système policier correspond au besoin de l’exercice de la sécurité telle qu’elle est pensée au sein d’un État centralisé, bourgeois et unitaire du XIXe siècle. Or, il est remarquable d’en constater la grande stabilité. Bien que les critiques à son égard se multiplient dès les années 1840, il ne sera finalement repensé dans ses fondements qu’à l’extrême fin du XXe siècle (1998-2001).

Le contraste entre 150 ans de quasi-stabilité et ces trente dernières années de réformes continues de l’organisation policière est saisissant. Il convient de l’examiner au regard de l’histoire sociopolitique belge : quand, comment et pourquoi la police a-t-elle été réformée ? Dans cet article, nous voulons prioritairement comprendre dans quelle mesure la structure de l’appareil policier reflète et reconduit les clivages de la démocratie qui s’est construite après 1830. De manière subsidiaire, nous montrons comment la structure policière et les pratiques qui en découlent traduisent et alimentent les débats sociaux et politiques ayant cours dans le pays. Nous cherchons ainsi à historiciser les notions de police et de sécurité, étudiées à travers le prisme du cas belge depuis le premier tiers du XIXe siècle. Dans ce but, nous effectuons la synthèse d’une littérature qui, bien qu’existante, reste trop souvent fractionnée en fonction de critères chronologiques ou institutionnels. Nous la complétons par la mobilisation de documents politiques ou issus de ce que l’on peut appeler la « littérature grise » relative à l’organisation policière, lesquels témoignent du processus d’élaboration des questions sécuritaires en Belgique.

C’est donc dans une perspective historique que nous revenons sur le sens, les circonstances et la temporalité des transformations survenant au sein de l’appareil policier belge. L’articulation entre accélération de réformes lors des périodes de crise et situation figée le reste du temps est une clé de lecture de l’exercice des fonctions policières dans le royaume (Fijnaut, 1979 : 1033 ; Fijnaut, 2001 ; Campion, 2017a). D’une part, nous établissons la succession et la typologie des crises entraînant une adaptation du cadre policier. D’autre part, nous tentons également de comprendre les causes et les circonstances de la stabilité puis des réformes policières ; pourquoi, en effet, a-t-il été si difficile parfois de faire évoluer la police au sein d’un système démocratique pourtant de plus en plus abouti et inclusif ?

Une police témoignant des clivages historiques de la société belge

La compréhension des réformes policières passe par leur mise en dialogue avec les caractéristiques du cadre institutionnel et politique belge. Un premier constat s’impose alors : à l’exception des occupations allemandes des deux guerres mondiales, la Belgique ne connaît pas de changement de nature de son régime politique après 1830. Un second constat doit aussi être fait : dans ses structures sociopolitiques, la Belgique est marquée par un paradoxe identique à celui de l’appareil policier. Il faut d’abord constater la grande stabilité du modèle politique qu’elle instaure après la révolution, et ce, malgré le développement rapide de trois clivages dans l’arène politique.

Initialement soumise au clivage entre élites catholiques et libérales, sa vie politique s’ouvre ensuite lentement au gré de la transformation du droit de vote (1830 : suffrage censitaire ; 1893 : suffrage universel tempéré par le vote plural où, si les hommes majeurs ont le droit de vote, tous n’ont pas le même nombre de voix selon des critères de richesse, de diplôme ou de charge de famille ; 1918 : suffrage universel masculin pur et simple ; 1948 : octroi du droit de suffrage aux femmes). L’évolution de la définition du corps électoral témoigne de la prégnance de la question sociale à partir des années 1860. Le mouvement ouvrier naissant fait de l’obtention du droit de suffrage son premier combat, structurant l’opposition autour du clivage travail/capital. Dès la fin du XIXe siècle, la Belgique est également traversée par des soubresauts linguistiques relatifs à l’équilibre entre l’usage du français et du néerlandais dans la société et au sein de ses institutions.

Jusqu’en 1961, la Belgique demeure une monarchie constitutionnelle centralisée et unitaire. Or, à partir de cette date, les réformes institutionnelles se succèdent sans discontinuer. Elles redessinent perpétuellement l’architecture politique du pays. Contrastant avec la situation qui prévalait depuis 130 ans, le pays devient progressivement un État fédéral, composé de communautés et de régions dont les compétences et les structures se définissent au gré de six réformes successives. La fédéralisation des structures politiques et administratives de la Belgique est le marqueur d’un débat politique d’abord lié aux tensions linguistico-communautaires et aux déséquilibres économiques entre Flandre et Wallonie.

Depuis l’indépendance, autour de ces clivages, la société belge s’est progressivement structurée en piliers, constituant des « mondes » clos et cohérents qui encadrent les citoyens à travers les étapes et les multiples aspects de leur existence. Le visage de l’appareil policier est le miroir de ces clivages et de la fragmentation qu’ils ont provoquée. Découlant de la transformation progressive des figures du risque, dont la dangerosité est reconnue à la fois par les institutions et par (certaines franges de) la population dans ce cadre spécifique, la structure policière est également influencée par le contexte international, marqué par des questions géopolitiques, économiques ou sociales, qui désigne lui aussi des facteurs de risque à contrôler. Sa forme dépend donc de l’application à la sécurité publique du concept de sécuritisation tel que pensé par les spécialistes de la sécurité internationale, et varie en fonction de la désignation et de la légitimation d’une menace nécessitant la mise en oeuvre d’une action publique spécifique à son égard (Buzan, Waever et De Wilde, 1998 ; Balzacq, 2018 ; Schuilenburg, 2012).

Jusqu’en 1945 au moins, ce sont les clivages sociopolitiques habituels (qu’il s’agisse de l’opposition centre/périphérie, des questions liées à la religion — portant sur la place de l’Église catholique dans la société et, notamment, sur son investissement dans l’enseignement —, ou des luttes de la classe ouvrière) qui éclairent les étapes de la transformation des structures policières belges, son évolution comme ses freins. Dans un second temps seulement, et sans nécessairement prendre le dessus, d’autres éléments « contextuels » (situations économiques, faits divers, professionnalisation des institutions, idéologisation des enjeux sécuritaires) se superposent à ces facteurs principaux, mettant plus ou moins de pression sur les structures policières. Après 1945, le lien entre le visage de la police et les logiques sous-jacentes à ces trois clivages est moins évident. Ainsi, la structure policière contemporaine ne reflète qu’à la marge les structures fédérales du pays, la crise communautaire n’ayant marqué que tardivement et partiellement de son empreinte l’appareil policier. Par conséquent, au-delà des seuls clivages sociopolitiques mentionnés plus haut, il faut se demander de quelles autres « crises » l’appareil policier du pays est également aujourd’hui le reflet.

De la Belgique indépendante à la Belgique deux fois restaurée (1830-1945)

La latitude dont bénéficient les instances locales dans l’exercice de la sécurité à partir de 1830 s’explique par deux facteurs principaux. D’une part, le poids des clivages sociopolitiques amenés par la jeune démocratie belge justifie en grande partie les choix posés : tant l’équilibre que l’unionisme entre catholiques et libéraux ayant fondé la révolution se retrouvent dans l’organisation policière. Ainsi, en refusant toute centralisation excessive de l’exercice des fonctions policières, le législateur assure un équilibre de fait entre les élites catholiques et libérales. D’autre part, le poids de l’histoire immédiate explique le point de vue des révolutionnaires. La primauté donnée aux instances locales incarne une garantie libérale de sûreté, réaction assumée à la vision centralisatrice et répressive des systèmes policiers établis par les régimes français et le Royaume des Pays-Bas.

Sur le terrain, les bourgmestres — compétents en matière de maintien de l’ordre et responsables des polices communales — coopèrent ou s’opposent au point de vue défendu par le ministère de l’Intérieur en ce qui concerne les affaires policières, selon les couleurs politiques des uns et des autres. Les conflits sont nombreux. Au parlement, il est question, en juin 1864, d’une résolution prise par des habitants catholiques de la ville de Louvain ; ceux-ci voudraient organiser des « corps francs » permettant à chacun de veiller à sa sécurité, car ils ne trouvent pas « contre les menaces des libéraux une sécurité suffisante dans la police communale », laquelle est aux ordres d’un bourgmestre libéral. La nouvelle provoque la colère du gouvernement, qui s’inquiète de l’image du pays à l’étranger ; le ministre libéral des Affaires étrangères n’accepte pas de laisser penser que le pays est « livr[é] à l’anarchie, au désordre, qu’il n’y a plus de sécurité en Belgique[1] ». En 1884, le bourgmestre de Bruxelles, le libéral Charles Buls, est accusé d’inertie devant l’agitation anticatholique. Le gouvernement, dorénavant catholique, enjoint alors à l’armée d’occuper la rue, face à ce qu’il considère comme de l’inaction de la police communale. Les débats qui en résultent sont vifs, chaque camp restant sur ses positions (Keunings, 2009 : 56).

Les polices nationales (gendarmerie, armée ou sûreté publique) gèrent les « risques » dont la perception de la dangerosité est partagée par les catholiques et les libéraux. Par exemple, en ce qui concerne les étrangers ou le mouvement ouvrier naissant, une unanimité existe quant à la nécessité de les surveiller et, si nécessaire, d’exercer à leur égard différentes formes de coercition mêlant logiques policière, judiciaire et administrative. La montée en puissance progressive de la gendarmerie, dès le second tiers du XIXe siècle, est donc une réaction aux conséquences sociales de l’industrialisation ; entre 1875 et 1914, ses effectifs doublent, passant de 1 500 à plus de 4 000 hommes. Elle répond ainsi à ces circonstances nouvelles tout en offrant une solution aux insuffisances parfois criantes des polices locales, qu’elles soient liées aux effectifs disponibles, aux moyens alloués, à la formation ou à la capacité du personnel à remplir les missions qui lui sont attribuées par la loi (Tixhon, 2002).

La Première Guerre mondiale constitue le premier moment d’accélération de la question policière. La conjonction de l’apparition d’un acteur extérieur dans le débat policier (l’occupant allemand) et d’une union politique nationale normalisant progressivement la participation socialiste à la gestion de la chose publique rabat les cartes de l’action sécuritaire. Dans un contexte de pénurie couplé à une hausse de la criminalité dont les effets se font encore sentir en 1918-1920 (Rousseaux, Leloup et Vrints, 2014), le phénomène s’accentue. Les réorganisations policières de l’après-guerre sont également à lire dans le contexte politique de restauration de la société et des institutions belges, dont le caractère unitariste avait été mis à mal durant l’occupation du pays par la Flamenpolitiek allemande, qui cherchait à amplifier le clivage linguistique entre néerlandophones et francophones pour provoquer, à terme, la dissolution du pays.

En avril 1919, la police judiciaire près les Parquets est instaurée. Rattachée au ministère de la Justice et placée sous l’autorité des procureurs du Roi, cette police nationale est spécialisée dans la répression des crimes et des délits (Welter, 2011). Sa création, portée par le ministre socialiste de la Justice Émile Vandervelde, s’intègre dans une dynamique plus large de réformes au sein des domaines judiciaire et pénitentiaire (De Ruyver, 1988 ; Polasky, 1995). Entre le climat réformiste de 1919-1920 et l’immobilisme qui avait prévalu tout au long du XIXe siècle, alors que s’étaient multipliés de vifs débats sans lendemain sur l’utilité d’une police de répression du crime (Callier, 1912 ; Servais, 1921), la différence est notable. Si la crise sécuritaire de la guerre marque ici ses effets, elle n’est pas la seule en cause. Le sentiment d’insécurité est un phénomène plus ancien, remontant aux transformations sociales et logistiques — notamment la révolution de la mobilité — du tournant du siècle qui, bien avant le conflit, avaient engendré des questionnements sur les insuffisances policières en matière de mobilité ou de formation (López, 2016). En 1919, la nouveauté est que, grâce aux improvisations pour répondre à la pénurie d’effectifs en territoires occupés entre 1914 et 1918, preuve a pu être faite de l’efficacité de cette spécialisation policière.

Dans une société désormais transformée par l’adoption du suffrage universel, la libéralisation du droit de grève et une reconnaissance accrue du fait syndical, la gendarmerie devient la pierre angulaire de l’architecture policière. D’abord, parce qu’elle remplace l’armée et les gardes civiques dans l’exercice des fonctions de police administrative. Ensuite, du point de vue gouvernemental, ce corps concentre les qualités permettant de contrebalancer les « risques » de la démocratisation en cours : commandement centralisé, spécialisation accrue — comme en témoigne l’apparition d’unités dédiées au rétablissement de l’ordre —, mais, surtout, caractère militaire, garantie de sa disponibilité et de ses compétences spécifiques.

Ainsi, l’identité militaire de la gendarmerie est considérée par les gouvernements successifs regroupant catholiques et libéraux comme un gage de la supposée neutralité politique de l’institution. Il s’agit en réalité d’une affirmation artificielle, s’expliquant par le fait que la majorité de la hiérarchie de la gendarmerie est conservatrice : elle se méfie de l’essor du parti ouvrier comme de tout mouvement remettant fondamentalement en cause les équilibres sur lesquels repose la société belge. Cette identité militaire s’accorde également à l’intérêt d’une police centralisée, pour faire contrepoids à l’autonomie communale et à la responsabilité des bourgmestres en matière d’ordre public. Durant l’entre-deux-guerres, de plus en plus d’élus locaux sont issus du parti ouvrier puis, à partir de 1925, du parti communiste : l’on craint dans les milieux gouvernementaux que ceux-ci fassent preuve de mansuétude à l'égard de certains troubles de l’ordre public, soulignant d’autant l’intérêt d’une police comme la gendarmerie (Campion, 2016).

Les budgets alloués à ce corps sont le signe de son nouveau statut : s’il est de 39 859 000 francs en 1920, le budget de la gendarmerie augmente à 147 756 911 francs en 1930, puis à 159 607 302 francs dix ans plus tard. Ainsi, en supposant que le budget de 1920 correspond à un indice de 100, celui de 1930 atteint donc la valeur de 370. Ce pic, qui fait suite à une déflation décidée la même année, témoigne sans conteste d’une décennie de croissance soutenue. Celle des années trente est plus nuancée : baisse des budgets jusqu’en 1936, puis retour à la croissance pour atteindre un indice de 400 en 1940. La part que le budget de la gendarmerie occupe au sein du budget total de la Belgique illustre également l’attention accrue portée à ce corps : elle est de 0,42 % en 1920, et dépasse le 1 % en 1930 ; en 1940, elle a légèrement baissé pour atteindre 0,71 %[2]. Le cadre théorique des effectifs atteste lui aussi la montée en puissance du corps : il passe de 4 900 hommes en 1918 à 6 000 hommes en août 1919, puis à 6 800 en 1921 ; il atteint les 8 200 gendarmes à la veille de la Seconde Guerre. Par conséquent, le quadrillage du territoire est amélioré, et l’appréhension de l’espace par les gendarmes se trouve redéfinie. Le corps devient moins statique (motorisation)[3], échange mieux les informations (instauration d’un réseau radio autonome)[4] et dispose d’une puissance de feu accrue (armes individuelles et collectives).

Malgré ces évolutions, il n’y a pas, durant l’entre-deux-guerres, de remise en question des équilibres fondamentaux du modèle instauré en 1830. L’importance des polices communales comme la méfiance envers les « polices politiques » perdurent. En témoignent les craintes rapidement exprimées, dans l’après-guerre, à l’égard de la sûreté militaire, instaurée en 1915 en Belgique non occupée. En avril 1919, Jules Destrée, éminent député socialiste, s’inquiète de sa persistance ; il appelle à rentrer dans « la norme, dans le régime des garanties auxquelles nous étions habitués » pour que « tout ce qui est police secrète et sûreté militaire disparaisse et que nous ayons la garantie d’échapper dorénavant à l’arbitraire que cette situation entraîne[5] ».

La Seconde Guerre mondiale constitue un second moment de tensions. Les Allemands exercent dès l’été 1940 une étroite tutelle sur l’appareil policier et judiciaire belge « occupé ». Celui-ci veut assurer une politique de présence, garante d’un hypothétique « moindre mal » pour le pays et sa population (Wouters, 2006 ; Majerus, 2008 ; Campion, 2011 ; Zurné, 2017). Pour la première fois, des réformes s’attaquent aux fondements de la structure policière en place depuis un siècle. Outre des arguments à caractère professionnel mobilisant le prétexte d’obtenir une efficacité accrue de la police, les Allemands et les milieux collaborateurs justifient ces réformes par des motifs politiques et par la nécessité d’exercer une tutelle privilégiée sur les polices.

D’abord, un appareil politico-administratif de coordination des polices se met en place, autour de la Police générale du Royaume (PGR). Fondé en 1934, cet organe administratif était jusqu’alors resté un acteur mineur des politiques policières. Il connaît un essor sans précédent durant la guerre. Ensuite, les effectifs de la gendarmerie augmentent de près de 30 % entre 1941 et 1943. Ils atteignent près de 11 000 hommes à la veille de la Libération, en septembre 1944. Dans la foulée de la fusion des communes réalisée au sein des principales agglomérations du pays, les polices communales y sont centralisées. Des forces parapolicières et paramilitaires nouvelles, comme les gardes wallonnes et flamandes, prennent en charge la protection de lieux sensibles (usines, lignes électriques…) et s’impliquent dans la traque aux réfractaires et aux résistants. Seule la police judiciaire, « protégée » par la magistrature, est moins impactée par les réformes de cette période.

L’analyse de ces dernières met en lumière un double processus : outre le renforcement policier, un changement d’échelle de la logique policière s’observe dans le pays. Sans évolution fondamentale de la législation, le centre de gravité ne se situe plus exclusivement à l’échelon des communes. Progressivement, une optique policière nationale, mais aussi « régionale » se met en place. Le colonel Emiel Van Coppenolle — d’obédience nationaliste flamande —, commandant à la fois la PGR (1941) et la gendarmerie (1943), est la principale figure de cette nationalisation (Van Coppenolle, 1953 ; Van Coppenolle, [s. d.]). Pour la première fois, la question linguistique est inscrite à même les structures policières ; la gendarmerie est ainsi progressivement réorganisée suivant les deux cadres linguistiques distincts, tandis que des gardes régionales apportent leur soutien aux forces occupantes. Les réformes menées durant la guerre remettent au coeur de l’action policière les notions de politique et d’idéologie : les polices sont, dans l’esprit des autorités collaborationnistes, des outils au service des réformes implantées au sein de la société belge occupée en vue d’y développer un « Ordre nouveau[6] ».

Avec la Libération, une normalisation de la vie publique s’amorce dans le pays. Caractérisée par l’importance qu’elle accorde au fait épuratoire (Campion, 2011), elle débouche sur un retour — parfois provisoire — à l’organisation policière d’avant-guerre. L’appareil policier reprend un tour unitaire, décentralisé, en apparence apolitique, dans une Belgique qui se refonde comme démocratie.

Accumulation des crises de légitimité policière (1945-1992)

Si les crises des guerres mondiales laissent des traces sur l’organisation policière, celles-ci restent in fine relativement superficielles. Il faudra attendre une addition d’autres crises, de natures différentes de celles jusqu’ici rencontrées, pour que l’institution soit finalement transformée en profondeur. Au cours de la seconde partie du vingtième siècle, les enjeux policiers glissent progressivement vers de nouveaux questionnements, qui placent au coeur des débats le « ce que fait la police » et le « ce qu’elle peut/doit/sait faire ». Surtout, ces débats n’impliquent plus seulement les acteurs traditionnels et qualifiés par la pratique (élites policières, administratives, politiques ou judiciaires) ; deux nouveaux acteurs s’y investissent : d’une part, des experts universitaires — lesquels apportent une caution scientifique ou un regard critique sur les réformes — et, d’autre part, l’opinion publique. À partir du début des années septante, il faut en effet noter la multiplication des enquêtes, rapports, publications et travaux universitaires sur la question policière. Ces écrits, encouragés à la fois par l’ouverture d’un champ scientifique neuf et par la demande des autorités publiques, qui multiplient les financements pour étudier les enjeux de la sécurité publique, émanent des écoles de criminologie des universités du pays ou de l’Institut national de criminologie et criminalistique (INCC). Théoriquement fondée en 1971 et effectivement mise en place à partir des années 1990, cette institution publique a pour mission d’apporter, outre une expertise en criminalistique (police technique et scientifique), des éléments permettant d’orienter les politiques publiques et les stratégies en matière policière ou judiciaire.

Chronologiquement, la première difficulté vécue par la police est liée à des tensions politiques. En juillet 1950, dans le contexte de la résolution de la Question royale, débat portant sur l’opportunité pour le roi Léopold III de reprendre l’exercice de ses prérogatives constitutionnelles à la suite du conflit, une consultation populaire est organisée. Si elle soutient le retour du roi, elle révèle de très fortes disparités régionales entre la Flandre, ayant majoritairement voté pour, et la Wallonie, qui s’y oppose. Les manifestations se multiplient dans le pays (L’Entrée, 2017). Le 30 juillet 1950, des gendarmes tuent quatre manifestants communistes près de Liège ; le drame est à la fois le climax et le début de la résolution pacifique de la Question royale. En ce qui concerne l’institution policière, il débouche sur un questionnement majeur : les détracteurs de la gendarmerie (les élus communistes) interrogent la nécessité d’une telle institution dans une démocratie parlementaire[7], tandis que ses défenseurs (le gouvernement, les sociaux-chrétiens, les libéraux et, bien entendu, le corps lui-même) veulent en fortifier le cadre légal. Ces derniers poussent au vote d’une loi organique qui, bien que citée dans la Constitution de 1831, n’avait jamais encore été adoptée[8]. Des positions intermédiaires — soutenues notamment par les socialistes — soulignent que l’adoption de la loi garantirait la fin des abus supposés du corps et représenterait un moyen de refonder une institution policière au service de la population, et non chargée de sa répression. Après bien des péripéties, la loi organique sera finalement adoptée en 1957[9] : elle renforce, d’une part, la place de la gendarmerie dans l’appareil policier et militaire belge, et lui garantit, d’autre part, les conditions d’une indépendance inédite par rapport à ses autorités de tutelle. La loi confirme notamment l’existence d’une direction générale de la gendarmerie au sein du ministère de la Défense et reconnaît de ce fait son statut de force armée à part entière (De Tollenaere, 1959). Son adoption représente la dernière étape du processus d’autonomisation du corps, qui avait commencé dès la fin de la Première Guerre mondiale, et à l’issue duquel c’est l’un de ses membres qui, pour la première fois, en avait pris la tête.

À partir du début des années soixante, le débat porte sur les polices locales. Les facteurs du retour à l’avant-plan de cette problématique sont multiples : fusion progressive des communes entraînant également celle des polices, intérêt renouvelé des élus communaux concernant ce sujet, mais surtout action gouvernementale. En 1981, le ministre de l’Intérieur revient sur les termes du débat toujours en cours pour clarifier les priorités gouvernementales en matière de sécurité publique. Dans le respect de l’autonomie locale, il entend « améliorer qualitativement la police belge, en particulier la police communale, par une professionnalisation accrue et l’étude d’un armement et d’un équipement plus adéquat, ainsi que des programmes de formation[10] ». Graduellement, les polices communales montent en puissance dans l’appareil policier belge. Les effectifs estimés des 589 polices communales atteignent environ 18 000 hommes et femmes en 1985 ; ils sont alors à peu près équivalents à ceux de la seule gendarmerie (Team Consult, 1988 : 96-101). Mais cet essor survient sans que soit repensée l’articulation policière globale, créant les conditions d’un déséquilibre et de chevauchement de compétences au sein de l’institution[11].

C’est donc une accumulation de critiques déjà connues qui explique le regain d’intérêt des autorités centrales à l’égard des polices communales à partir des années 1960. Le délai entre le début des réflexions (1961) et l’adoption effective du cadre législatif uniformisant les polices communales (1985) souligne le rôle des « crises » : seuls des événements anormaux permettent de dépasser les blocages persistants. Au tournant des années 1980, la sécurité devient un objet politique prioritaire ; la thématique de « l’insécurité » est au coeur des préoccupations sociales dans le monde occidental (Bonelli, 2010 ; Bourgoin, 2013). La Belgique ne fait pas exception : le parlement bruisse de débats sur la criminalité, les élus dénonçant une « situation [qui] s’est brusquement détériorée », devenant une « calamité qui inquiète ceux qu[’ils] représent[ent] ». Cette criminalité en hausse serait notamment le fait de jeunes, de bandes urbaines ou de personnes fragilisées par le contexte économique. Le grand banditisme serait également en plein essor[12]. Mais ce sont surtout des faits divers où les polices sont impliquées qui traumatisent alors la société belge : vague d’attentats des Cellules communistes combattantes (militants d’extrême gauche) en 1982-1985 ; attaques criminelles jamais élucidées des « tueurs du Brabant », qui ont fait 28 morts lors de braquages aux butins dérisoires (1982-1985) ; drame du stade Heysel en mai 1985 (39 morts), lors de la finale de la coupe européenne de football entre Liverpool et la Juventus.

Enfin, des critiques ciblées envers certaines polices se superposent à ce mouvement de fond et à ces événements exceptionnels. Ayant bénéficié des effets et des espaces d’autonomie laissés par la loi de 1957, la gendarmerie est de plus en plus perçue comme étant une institution indépendante et hors de contrôle. Dès les années 1970, dans ses tentatives de répression du trafic de drogue, le corps mène des opérations hors du contrôle judiciaire et à la limite de la légalité (Fijnaut, 1983). En juin 1980, un député socialiste souligne la nécessité de « l’incorporation de la gendarmerie dans la nation[13] ». Constamment renforcée, celle-ci ne se soucie que peu de ses tutelles politiques ou judiciaires ; elle devient hégémonique, investissant missions et territoires policiers[14].

Les polices belges ne sont dorénavant plus soumises aux tensions politiques, sociales ou économiques « externes » ; elles en sont le coeur, révélant des insuffisances anciennes et une perception inédite des enjeux sécuritaires, laquelle est portée par un regard se voulant rationnel, scientifique, au détriment des seuls facteurs idéologiques ou fondés sur l’usage et la « pratique ». Dans un contexte international marqué par une crise économique rampante et par les conséquences de la guerre froide qui menacent l’équilibre politique, les polices belges sont perçues comme n’étant plus à même de répondre aux enjeux de l’ordre. Elles subissent une crise de légitimité à double sens : la confiance de la population à leur égard diminue, tout comme celle que leur portent les autorités politiques et judiciaires de tutelle. Cette situation remet en cause la nature même du lien social en Belgique. Le constat est sans appel : les principes énoncés en 1830, considérés jusqu’alors comme un gage de stabilité et de bon usage de la force publique, sont dorénavant inadéquats.

Un consensus s’établit peu à peu quant à la nécessité de repenser les équilibres, la coordination et la répartition des tâches au sein de l’appareil policier. Les pistes de réformes sont nombreuses : démilitarisation de la gendarmerie, fusion des polices urbaine et rurale, redéfinition des pouvoirs du bourgmestre en matière administrative et des autorités judiciaires en matière de recherche, vote d’une loi de police générale en sont les principales. Cette crise de confiance débouche sur deux initiatives majeures. D’abord, en 1986-1987, le ministre de l’Intérieur, un socialiste flamand, commande à un cabinet d’audit une analyse de la situation de la police belge (Team Consult, 1988 ; De Valkeneer, 1989). S’il démontre les limites de l’organisation policière, l’audit insiste également sur les conséquences de son éclatement, soulignant par ailleurs que les budgets alloués pourraient être mieux utilisés. Le parlement instaure par la suite une commission d’enquête chargée « d’examiner la manière dont la lutte contre le banditisme et le terrorisme est organisée[15] ». Ses conclusions constituent un changement de perspective majeur : pour la première fois, en dehors de toute influence étrangère, elles soulignent la possibilité d’aboutir à un accord politique sur la manière d’établir dans le pays une police unifiée, aux contours encore imparfaitement définis.

Le gouvernement veut apporter des réponses « immédiates, concrètes et structurelles » aux travaux de cette commission. Elles seront formalisées dans un plan, présenté à la Pentecôte 1990, destiné à mieux coordonner l’offre policière, à en réformer le contrôle et, ultimement, à « améliorer la justice au regard des droits de l’homme et des libertés démocratiques[16] ». À sa suite, en juillet 1991, une loi démilitarisant la gendarmerie et actant son rattachement au ministère de l’Intérieur est votée[17]. En 1992, le Parlement vote une loi sur la fonction de police[18]. Le législateur y redéfinit d’abord la raison d’être des polices, qui doivent « veill[er] au respect et contribu[er] à la protection des libertés et des droits individuels, ainsi qu’au développement démocratique de la société ». Ensuite, il définit les tâches policières et la manière de les accomplir. Si la police n’y est pas encore unifiée, on place dorénavant au coeur de son exercice la notion de coordination entre services pour limiter le phénomène, à la fois réel et en partie mythifié, de « guerres des polices ».

La crise de légitimité démocratique de l’exercice de la sécurité débouche sur d’autres dynamiques, renforcées par un contexte électoral tendu. Il faut rappeler qu’en novembre 1991, l’extrême droite fait une percée remarquable aussi bien en Flandre qu’en Wallonie. Les commentateurs parleront à cet égard de « dimanche noir ». En réaction, des politiques spécifiques sont instaurées, notamment à destination des villes. Celles-ci contribuent à repenser les termes et les composantes de l’exercice de la sécurité publique. À partir de 1992, des contrats de sécurité sont formalisés entre l’État central, les régions et un nombre limité de communes (Bruxelles et les centres urbains touchés par le déclin industriel, tant en Flandre qu’en Wallonie), caractérisées par un manque de cohésion sociale ou un haut taux de criminalité enregistrée[19]. Ces contrats s’articulent autour d’un volet de prévention, mais aussi d’un volet policier, qui permet aux communes de bénéficier de ressources budgétaires complémentaires. Pour réaliser ces politiques, le gouvernement instaure ensuite le Secrétariat permanent de la politique de prévention (SPP), instance administrative rattachée au ministère de l’Intérieur qui aspire à devenir incontournable dans la mise en oeuvre de solutions non exclusivement policières afin de répondre aux problèmes urbains, au premier rang desquels l’insécurité réelle ou ressentie.

L’affaire Dutroux : du drame à la révolution copernicienne (1996-1998)

La situation policière aurait pu rester dans cet entre-deux, marqué par des réformes qui, bien que sensibles, n’en étaient pas moins partielles. À nouveau, toutefois, un événement extérieur vient bouleverser les polices. L’affaire Dutroux débute durant l’été 1996. Marc Dutroux est un pédophile ayant enlevé et tué plusieurs jeunes filles. Lorsqu’il est arrêté à la suite de son dernier rapt, la société belge se rend rapidement compte que, bien qu’il était connu des services de police, Dutroux a bénéficié de « dysfonctionnements » de l’enquête, renforcés par une concurrence exacerbée entre services de police. L’opinion publique se fait de plus en plus critique envers le fonctionnement des institutions démocratiques. En octobre, une « marche blanche » réunit à Bruxelles plus de 300 000 personnes, obligeant les autorités politiques à réagir.

Rapidement, le principe d’une réforme de la Justice faisant place à la figure de la victime s’impose. Dans le même temps, le débat policier revient à l’avant-plan : les discussions portent une fois de plus sur l’opportunité d’unifier l’appareil policier ; on veut se mettre d’accord sur la priorisation des logiques policières locales et nationales. Les critiques à l’égard de la gendarmerie sont à nouveau très dures. Ainsi, le député libéral Antoine Duquesne dénonce à la Chambre :

La gendarmerie, dont l’état-major selon certains semble de plus en plus politisé, apparaît aujourd’hui toute-puissante et pourrait, si l’on n’y prend ici même pas suffisamment garde, devenir un véritable État dans l’État. Disposant de moyens financiers que l’on pourrait presque qualifier de plantureux […], elle ne semble plus vouloir rendre de comptes à personne. Pire, elle a tendance à prendre les magistrats pour des gêneurs dont il serait plus simple de se passer[20].

Néanmoins, les débats n’aboutissent à aucun accord, tant est sensible pour les parlementaires et les policiers eux-mêmes la remise en cause de ces équilibres anciens qui définissent l’identité belge[21].

Les choses s’accélèrent à partir de février 1998, lorsque survient l’impensable. Alors qu’il consultait le dossier d’instruction au palais de justice de Neufchâteau, Marc Dutroux s’évade. S’il est repris après quelques heures de cavale, l’événement constitue un électrochoc sans précédent. Sous pression, les partis politiques retournent négocier. Bien que des craintes demeurent, un accord se dégage entre les huit partis démocratiques traditionnels (socialistes, sociaux-chrétiens, libéraux et écologistes wallons et flamands) pour instaurer une police intégrée tant à l’échelle locale que fédérale. Cette police intégrée doit répondre à la concurrence entre services et à leur déficit de légitimité, et a pour vocation d’intégrer en une seule institution les quelque 18 000 policiers communaux, 15 500 gendarmes et 1 200 policiers judiciaires qui cohabitaient alors en Belgique (Van Outrive, 1997). La circulaire du 10 avril 2000 organisant la nouvelle police locale en résume ainsi la philosophie :

[U]ne structure policière moderne doit principalement répondre aux attentes de la population en matière de sécurité. Les débats ont fait apparaître que seule une police intégrée, structurée à deux niveaux, pouvait faire face aux problèmes de société, et plus particulièrement aux problèmes de maintien de l’État de droit et de l’ordre public. Cette formule avait également le mérite de mettre fin à un certain nombre de tensions, voire de conflits, existant entre les différents services de police[22].

La loi qui en découle provoque une révolution policière à l’échelle du pays[23]. Elle officialise la fin du pluralisme policier qui prévalait depuis l’indépendance ; elle clarifie également l’articulation policière entre dynamiques nationales et locales. D’une part, dans la continuité de 1830, la priorité est accordée à la police locale ; d’autre part, celle-ci est bien plus encadrée qu’elle l’était : on veut éviter l’inefficacité, les limites, la politisation qu’avaient pu connaître certains corps dans le passé. Le législateur met l’accent sur une volonté d’uniformiser le service policier envers la population en fonction d’indicateurs chiffrés, renforçant la tutelle du ministère de l’Intérieur sur les zones de police. Si les bourgmestres et autres élus locaux y jouent encore un rôle majeur, la gestion des corps se fait de manière plus collective qu’auparavant, notamment grâce à l’instauration de zones de police pluricommunales ainsi qu’à la systématisation des conseils de police en leur sein.

Le centre de gravité de la police se situe à l’échelle locale, la police locale regroupant environ 35 000 hommes et étant organisée dans près de 200 zones mono- ou pluricommunales. Un seul corps de police est chargé d’assurer les missions policières de base. En l’absence de moyens suffisants à l’échelle locale, la police fédérale, alors forte de 9 000 hommes et de 3 000 civils, assure quant à elle, dans le respect des principes de spécialité et de subsidiarité, des missions de police administrative et judiciaire spécialisées ainsi que des missions supralocales. C’est aussi elle qui est responsable des missions d’appui aux zones de police (Duhaut, Ponsaers et Pyl, 2002).

Le renouveau policier n’est pas seulement structural ; il est également doctrinal : les efforts sont désormais mis à mieux définir la manière de travailler et les priorités de la police pour répondre au constat d’une distance de plus en plus grande entre la population et elle. En parallèle à la réforme, le choix est fait d’adopter le modèle de la police de proximité, orientée vers la population, et à l’écoute de ses besoins de sécurité.

Bien qu’il s’agisse d’un concept relativement vague dans les faits, rencontrant de nombreuses résistances tant policières, politiques que populaires, son choix est important (Séron et al., 2004 ; Francis, 2017). Après la loi sur la fonction de police de 1992, il ancre l’exercice de la sécurité au sein de la société belge dans une dynamique articulée, se voulant cohérente et inclusive. Surtout, il redéfinit le sens de l’action policière comme étant au service et au profit des citoyens, et non seulement d’autorités ou d’institutions politiques. Enfin, il démontre que la police et la sécurité publique sont dorénavant, pour la société belge, des objets de réflexion, mais aussi des objets réflexifs, articulant pratiques et expériences, savoirs scientifiques, logiques managériales, et conceptions politiques de plus en plus formalisées.

La police contemporaine, entre menace terroriste et retour de la question linguistique

Il ne faut pas croire que la mise en oeuvre simultanée d’un nouvel édifice et d’une conception inédite de la police au tournant du siècle constitue l’ébauche d’une stabilité de longue durée. Ces dernières années, en effet, de nouveaux facteurs contribuent à transformer la manière d’envisager la police en Belgique. Si tous les débats initiés n’aboutissent pas, ils font toujours de la police un objet politique dont ils soulignent parfois le caractère problématique, nécessitant d’être constamment amélioré.

Le premier constat concerne le rôle de la police dans la société : bien davantage qu’un simple organe de la sécurité, champ primordial d’intervention de la puissance publique, elle doit plus que jamais s’articuler avec la Justice, les autorités locales, les administrations et les acteurs privés pour répondre aux attentes (supposées) des citoyens en cette matière. Depuis le milieu des années 2000, l’exercice de la sécurité est ainsi planifié, structuré, quantifié et formellement priorisé. La sécurité fait également l’objet d’une mise en scène, notamment lors de conseils des ministres thématiques, comme celui de mars 2004[24]. À son issue, la philosophie de « sécurité intégrale » est formellement adoptée, concept selon lequel « la criminalité, les incivilités et la sécurité routière [sont abordées] dans le contexte le plus large possible, sous tous leurs aspects. L’idée fondamentale en l’espèce est l’attention permanente tant pour la prévention et la répression que pour le suivi des auteurs et des victimes[25] ». Des plans de sécurité nationaux, déterminant les priorités d’action, sont rédigés. Par la suite adaptés à l’institution policière fédérale, ceux-ci servent de base pour déterminer les axes prioritaires de travail au sein des zones de police, à la rencontre de priorités nationales et de spécificités locales.

La menace terroriste joue un rôle majeur dans l’actualité récente des questions policières. Près de vingt ans après la réforme des polices, une commission parlementaire instaurée à la suite des attentats de mars 2016 à Bruxelles souligne — avec un ton qui se révèle toutefois moins négatif qu’à l’époque — les difficultés de l’exercice de la fonction policière. Les débats menés dans le sillage de cette enquête parlementaire ont débouché sur le renforcement des unités centrales de la police, notamment les services spécialisés en matière de police judiciaire, les unités spéciales ou celles actives au sein de la coopération internationale.

Surtout, la menace terroriste ouvre la voie à de nouveaux intervenants dans le domaine de la sécurité publique. Elle replace à l’avant-plan le débat portant sur les « tâches prioritaires » de la police dans une démocratie européenne au début du XXIe siècle. Depuis 2014, le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité objecte que la police n’a pas les moyens d’effectuer toutes les missions qui lui sont confiées dans l’espace public. Selon lui, elle doit se recentrer sur les plus importantes d’entre elles, au nom d’une rationalisation devant déboucher sur une présence accrue de policiers dans les rues. Non sans rencontrer une certaine résistance policière, le gouvernement dresse la liste des champs d’intervention où la police pourrait continuer à être active, et de ceux qu’elle peut déléguer à d’autres services ou à des sociétés privées[26].

Car la police n’est plus seule. Elle doit désormais partager son territoire comme son champ d’action avec le secteur privé qui, encadré une première fois en 1934 par le législateur, occupe une place accrue dans l’exercice de la sécurité depuis les années 1990 (Leloup, 2019). De « nouveaux acteurs » de la sécurité, figures de proximité de la prévention et de la répression, agissant dans le cadre de la politique des villes, se multiplient depuis la même période (Smeets, 2005). Qui plus est, face à la menace terroriste, les militaires apportent eux aussi leur soutien aux policiers et sécurisent l’espace public depuis 2015. Ce phénomène brouille les frontières des limites de l’ordre public. Il provoque une attitude parfois ambiguë des policiers, qui hésitent sur l’attitude à adopter face à ces renforts particuliers. D’un côté, ils ne peuvent les critiquer, au nom de la solidarité entre services ; de l’autre, la présence des militaires participe à une remise en question de la spécificité et du savoir-faire des policiers (Campion, 2017b ; Campion, 2018). La mobilisation de l’armée va de pair avec la création d’une nouvelle direction au sein de la police fédérale, chargée de la « sécurisation » de certains lieux publics ou bâtiments officiels ; ses membres n’exercent que des compétences policières restreintes, en vue de dégager des effectifs qualifiés pour des missions plus complexes[27].

Enfin, la question communautaire représente une dernière source de tensions autour des polices. On interroge effectivement l’adéquation du modèle policier belge à la fédéralisation à l’oeuvre dans le pays : d’une part, une dynamique de fusion des zones de police est soutenue par les autorités publiques depuis 2015[28], rencontrant plus d’intérêt en Flandre qu’en Wallonie. D’autre part, en raison de cette décentralisation accrue au profit des régions, des services de la police fédérale se sentent menacés dans leur existence (Matgen, 2015)[29]. Le débat se focalise à Bruxelles, où certains politiciens néerlandophones voudraient procéder — au nom d’une meilleure efficacité policière, officiellement ; officieusement pour des raisons communautaires — à une fusion des six zones de police actuelles. Il s’agit là d’un nouveau front dans le vieux débat relatif au statut particulier de Bruxelles, à la fois comme ville, capitale et région fédérée au sein de l’échafaudage institutionnel belge (De Pauw et Easton, 2017).

Conclusion

La Belgique a placé la question policière au centre de ses préoccupations post-révolutionnaires, dans une volonté d’organiser un appareil sécuritaire reflétant le « régime remarquable » de libertés définissant la jeune démocratie, et qui soit capable également de faire face aux « risques » de l’époque, qu’il s’agisse des populations ouvrières ou des étrangers. Il en a découlé un appareil policier pluriel mettant l’accent sur les polices communales, au détriment d’une police centralisée, décriée à la suite des dominations étrangères vécues sous les régimes français (1795-1814) puis sous le Royaume des Pays-Bas (1815-1830).

Ces choix ont perduré. Ils répondaient en fait aux caractéristiques de la démocratie belge, qui s’est structurée au long du XIXe siècle autour de clivages sociopolitiques et de piliers idéologiques organisant les familles catholiques, libérales puis socialistes, tout en excluant de la citoyenneté la majorité de la population. Si ses limites et ses insuffisances étaient connues, le statu quo policier était un moindre mal, à même de fournir un cadre idéologique, mais aussi politique et pragmatique à la régulation de la vie sociale. Contrairement à d’autres pays d’Europe, la Belgique ne connaît pas de changement de régime au cours du XIXe siècle ; malgré ses difficultés et des tensions portant sur des enjeux sociaux ou linguistiques, l’organisation politique y reste stable, favorisant la perpétuation de l’équilibre policier issu de 1830.

Au contraire, le XXe siècle se caractérise par de multiples et plus substantielles réformes : relativement timides entre 1914 et 1957 — marquées alors par l’expérience des guerres et les pressions centrifuges qu’elles imposent à l’État belge —, elles sont fondamentales à partir de 1980, redéfinissant les équilibres initiaux du système policier. Prises dans leur globalité, ces réformes s’articulent autour de deux déterminants essentiels de l’institution policière : son caractère centralisé ou non d’une part ; son caractère généraliste ou spécialisé d’autre part.

Ce qu’il faut retenir, ce sont les causes et la chronologie des réformes des polices belges. Celles-ci résultent de moments de crise dont la nature évolue avec le temps. Deux phases principales sont discernables. D’une part, les (sorties de) guerres mondiales, traversées à la fois par des enjeux sécuritaires et des tensions autour des structures de l’État, sont des étapes marquantes. Elles se caractérisent par une volonté de « nationaliser » les polices, lesquelles deviennent le signe du rétablissement du monopole légitime de la violence entre les mains des autorités et le symbole de la Patrie restaurée. Cette tendance à la « nationalisation » est également une conséquence de la démocratisation accrue de la société belge au XXe siècle. Une police plus centralisée offre des contrepoids à une police localisée, aux ordres directs de bourgmestres jugés trop dépendants de leurs électeurs.

D’autre part, durant la seconde moitié du XXe siècle, d’autres types de crises sont à l’origine des réformes au sein des polices (« faits divers », crises de légitimité policière ou politique, difficultés économiques). La crise communautaire qui structure actuellement la vie politique belge pèse également de plus en plus sur les logiques policières. À ces facteurs multiples, pour bien comprendre leurs transformations, il faut ajouter des éléments endogènes : le poids institutionnel toujours plus important des polices, entre autres, est primordial ; la scientifisation des questions policières, au sein et en dehors des institutions, est un autre élément à considérer. Tout cela mène à une réappropriation progressive des questions policières par le débat politique et le pouvoir législatif.

Ces facteurs s’additionnent pour créer une situation inédite ; les réformes se multiplient. Elles reflètent les tensions inhérentes à la démocratie belge de la fin du XXe siècle : on veut répondre aux enjeux de l’État post-providence ; on veut rapprocher police et population, répondre au sentiment d’insécurité ressenti par cette dernière, tout en refusant de limiter cette réponse à son seul volet policier et répressif.

Les « crises », moments de tension situés en dehors du fonctionnement « normal » des institutions et nécessitant une réaction spécifique, sont un facteur d’évolution de la police au sein de la démocratie belge. Ce terme recouvre pourtant des réalités aux visages multiples : les crises touchent d’abord au modèle sociopolitique belge, elles portent sur l’existence même du pays, sur son contexte économique ou sur les formes de la légitimité de ses institutions. Elles concernent ensuite la police en elle-même. Malgré leurs natures diverses, ces moments vécus en marge de l’ordinaire ont un point commun : ils sont les seuls qui permettent au débat sur la police en démocratie d’éclore dans le pays. Il faut des pressions « exceptionnelles » pour dépasser les équilibres policiers en place en Belgique, sans quoi il paraît difficile, voire inenvisageable, de les transformer, que ce soit par désintérêt, manque de moyens ou par volonté de conserver de fragiles compromis sociaux ou politiques.

À ce titre, le système policier en place est à la fois le révélateur et le thermomètre de la situation du royaume. Outil et témoin de la démocratie et de ses soubresauts, il incarne et met en lumière l’ensemble des équilibres et des clivages qui ont façonné le pays depuis l’indépendance — impossible à réformer d’abord, en perpétuels questionnements et mutations depuis…