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À quoi sert la police dans le régime parlementaire ? Comment encadrer et contrôler le travail de ses agents pour garantir sa légitimité dans un État de droit ? Quels sont les liens entre la police et l’idéal libéral-républicain de la démocratie ? Les questions au coeur de ce numéro thématique de Lien social et Politiques relèvent, en théorie comme dans les faits, de l’ordre du paradoxe, tant les expressions empiriques et les modalités de fonctionnement de la démocratie (parole, négociation, compromis) et de la police (force, obéissance à l’autorité) apparaissent antinomiques (Jobard, 2001). À telle enseigne que « l’opacité policière est plus épaisse dans les sociétés démocratiques que dans les autres, parce que la contradiction y est la plus aiguë. La police y est l’instrument de la force dans des sociétés qui se fondent sur la prohibition de la force, elle exprime en permanence la contradiction entre la force et la loi, et le caractère insoluble et permanent de cette contradiction » (Monjardet, 1996 : 281).

Ces tensions et contradictions ont gagné en acuité au cours des dernières années. D’un côté, on assiste à un renforcement des exigences démocratiques, car les mécanismes d’encadrement propres à la démocratie représentative, soit le contrôle par un gouvernement redevable devant le parlement, semblent insuffisants. De l’autre, comme on le verra plus loin, la pression d’autres logiques se renforce.

Par la métaphore du « chèque en gris », Jean-Paul Brodeur soulignait l’ambivalence qui régit les relations entre l’autorité politique et les policiers, et qui agit comme un mécanisme protecteur pour les deux parties : en effet, « la signature et les montants consentis sont d’une part assez imprécis pour fournir au ministre qui l’émet le motif ultérieur d’une dénégation plausible de ce qui a été effectivement autorisé ; ils sont toutefois suffisamment lisibles pour assurer au policier qui reçoit ce chèque une marge de manoeuvre » (Brodeur, 2003 : 40). Or, cette ambivalence se trouve aujourd’hui remise en question par les dynamiques de transformation structurelles de nos sociétés qui sont à l’oeuvre.

Les institutions sont en effet confrontées à un mouvement historique de progression des exigences libérales-républicaines, que traduisent notamment l’essor de la démocratie participative, la dénonciation des traitements discriminatoires, la montée des droits individuels, la nécessité de rendre des comptes et les impératifs de transparence pour limiter les risques d’actions arbitraires, etc. Par exemple, s’agissant du contrôle externe des forces de police, « ce n’est pas un hasard si c’est à partir des années 1960 que ces nouveaux organes de contrôle se développent. Ce sont des approches plus exigeantes des services de police qui commencent à se faire jour, dans des sociétés plus éduquées et informées et où la culture de déférence vis-à-vis des policiers (comme des institutions plus généralement) régresse » (Maillard, 2017 : 113).

Dans ce contexte, soumise à un mouvement de désenchantement plus large qui touche l’ensemble des institutions (Dubet, 2002), la police, comme l’illustre tout particulièrement l’actualité française de ces derniers mois, fait face à des critiques récurrentes qui visent ses modalités d’intervention en général et l’usage de la force en particulier (ACAT, 2016 ; Purenne et Wuilleumier, 2012). La portée et les limites de ces entreprises de mises en accusation des violences et des discriminations policières sont au coeur de plusieurs textes de ce numéro.

Ces exigences sont largement reprises et poussées par les mouvements sociaux qui se constituent autour de l’enjeu des déviances policières. Du côté de la société civile, des comités de parents de victimes, de juristes, et de militantes et militants se forment et se mobilisent. Leurs actions plus ou moins légalistes ou turbulentes ont pour cause les abus policiers, comme c’est le cas pour Black Lives Matter aux États-Unis, Justice pour Adama en France ou le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP) et la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP) à Montréal[1]. Les « bavures » policières restent également une des raisons principales des émeutes (Bertho, 2009).

Ces critiques et ces pressions ouvrent parfois sur des dynamiques de crises qui favorisent le renforcement de l’« impératif démocratique ». Ces situations de crise agissent en effet comme autant d’occasions politiques idéales pour favoriser le développement de critiques externes et d’une réflexivité institutionnelle ouvrant potentiellement sur des entreprises réformatrices (Sherman, 1978). En effet, « les crises et scandales, par leur capacité à focaliser l’attention sur les déficiences d’un système, créent une pression pour l’action et, limitant les habituels blocages internes, favorisent la mise en oeuvre de réformes (Maillard, 2017 : 113) ». Plusieurs exemples nous en offrent de bonnes illustrations : la réorganisation, par vagues successives au gré de scandales récurrents, du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) autour d’un modèle de « police de quartier » empruntant à la fois au modèle de la police communautaire et à celui de la résolution de problèmes (Goldstein, 1979) ; la quête de nouveaux modèles d’intervention à l’intention des minorités à la suite de l’émergence de mouvements sociaux dénonçant avec force les logiques de criminalisation de la misère (Purenne, 2013) ; ou encore la manière dont des scandales médiatisés ont conduit, en Colombie-Britannique et au Québec, à l’émergence d’agences de contrôle externe de la police (André Bernier, dans ce numéro).

Ces moments politiques favorisent un approfondissement de la démocratie. Outre l’essor de dispositifs de contrôle externes (ombudsman, défenseur des droits, commission de déontologie, etc.) visant à affermir l’encadrement démocratique du travail policier et à mettre en cause le monopole des contrôles internes des déviances policières (ACAT, 2016), une large gamme de « médiations » (pour reprendre la formulation de Dominique Monjardet) ont ainsi été explorées au cours des dernières décennies : du développement des polices municipales à l’engouement planétaire pour l’approche du community policing, en passant par l’implication des élus locaux dans la définition des politiques de sécurité (Jobard, 2001). S’agissant de la France, on pourrait y adjoindre des exemples plus récents comme l’organisation, sous l’égide du ministère de l’Intérieur, d’une conférence de citoyens visant à définir, dans le cadre des assises territoriales de la sécurité intérieure, ce que sera « la sécurité du XXIe siècle », un exercice de démocratie participative qualifié d’« inédit » par le ministre tant « ici, traditionnellement, on cultive plutôt le secret que la transparence, la discrétion plutôt que l’ouverture[2] ».

Comme pour toutes les institutions, ces exigences démocratiques entrent cependant en tension avec d’autres exigences et logiques macrosociales (Bonny et Demailly, 2012) avec, en premier lieu, l’affirmation d’« une nouvelle donne culturelle en regard de la question pénale » qui, sous l’appellation générique de « tournant punitif » ou de « nouvelle punitivité » a fait l’objet d’une abondante littérature (pour une revue critique, voir Carrier, 2010). Comme le souligne Alex Vitale dans l’entrevue avec Emanuel Guay qui ouvre ce numéro, cette tendance de fond menant à « concevoir les problèmes sociaux comme devant être réglés par la police, les cours de justice et les centres de détention » (Vitale, 2017 : 27) entrave la prise en compte des enjeux de justice sociale qui sont au fondement d’une police démocratique.

Ces évolutions se conjuguent, dans de nombreux pays, avec la montée de logiques néolibérales qui poussent à la « managérialisation » des forces de police. Or, souligne Jacques de Maillard :

[…] la focalisation sur des indicateurs de performance étroitement conçus est de nature à délégitimer le travail au contact de la population, dont les effets sont plus difficilement quantifiables. Le risque est alors grand à la fois de réduire la focale du travail policier autour d’activités aisément mesurables mais aussi de recentraliser la structure policière autour des objectifs définis par les responsables hiérarchiques, deux logiques incompatibles avec la philosophie du community policing

Maillard, 2009 : 1205

Les exigences démocratiques qui sont au fondement du community policing et d’autres entreprises réformatrices peuvent aussi faire l’objet d’appropriations de façade dans les discours de « présentation de soi » des institutions, tout en laissant perdurer, dans le « texte caché » comme dans les pratiques, des finalités antinomiques. La résistance au changement peut être le fait d’une diversité d’acteurs (Skogan, 2007), à commencer par des professionnels guidés par leurs propres intérêts collectifs. L’autonomie professionnelle et sa défense par les organisations syndicales peuvent ainsi nourrir des écarts substantiels entre les fins proclamées et le fonctionnement réel de l’institution (comme le révèle l’article d’Audrey Pluta sur les résistances des syndicats de police en Tunisie post-2011).

Organisé autour de quatorze contributions empruntant plusieurs angles d’analyse, ce numéro de Lien social et Politiques propose donc d’examiner à nouveaux frais ces dynamiques souvent tendues qui existent entre les pratiques des forces de police et l’idéal libéral-républicain de la démocratie. Notre intention est en effet de sortir d’une analyse trop spécialisée de la police et de laisser, au contraire, plusieurs disciplines contribuer à la réflexion large sur la thématique « Police et Démocratie ». Nous présentons ainsi des textes de criminologues, sociologues, historiens et politologues s’intéressant, à travers des angles et des questionnements variés, à la portée et aux limites des logiques de démocratisation de la police.

Qu’il s’agisse des réformes de community policing visant à refonder la légitimité de l’institution (Bonnet, 2011) ou de l’essor de dispositifs participatifs aujourd’hui dans l’air du temps dans le champ de la sécurité (Malochet, 2017), l’une des questions essentielles est celle de savoir si ces initiatives permettent effectivement de garantir le débat public et la délibération collective autour des priorités et des modes d’intervention de la force publique, ou s’il s’agit davantage de stratégies et de rhétoriques de légitimation visant surtout à « s’adapter pour ne pas changer ». Répondre à cette question implique d’examiner la manière dont peuvent être pris en compte et pensés de concert deux principes cardinaux au fondement de l’idée même de démocratie, à savoir la participation égalitaire des citoyens aux processus décisionnels et la justice sociale. En effet, ce n’est qu’à cette condition que la force publique, définie par Tocqueville comme « la majorité sous les armes », échappera à la « tyrannie de la majorité », c’est-à-dire à l’appropriation de la force par des groupes socialement dominants au détriment des minorités.

Que savons-nous sur la police et la démocratie aujourd’hui ?

On observe un fort développement de la recherche en sciences humaines et sociales au sujet de la police ces dernières années. Ce champ diversifié souligne la place importante de la police dans les sociétés démocratiques et les nouvelles questions qu’elle soulève en lien avec les transformations de ses missions et moyens. En consultant les tables des matières des numéros de la revue Policing and Society parus en 2018, on identifie deux grands axes de travaux. L’un porte sur l’organisation que constitue la police. Il regroupe des travaux sur l’évolution du travail et des techniques policières, comme le port de caméras individuelles par les agents ou les pratiques d’interrogatoire de victimes de violence sexuelle. Cet axe recouvre aussi des travaux sur des dimensions organisationnelles et de gouvernance de la police, comme la « McDonaldisation[3] » de la relation entre la police et les universitaires. L’autre axe s’intéresse plus directement aux relations entre la police et différents groupes sociaux : jeunes de la rue, musulmans en Grande-Bretagne, mouvement Occupy ou groupes homosexuels. Cet axe interroge les dispositifs mis en place pour favoriser les relations entre corps policiers et société, par l’entremise des réseaux sociaux, de rencontres de quartier en vue de développer une « cogouvernance » avec les résidents ou de la planification de manifestations de rue.

Face au risque d’un éclatement de la recherche consacrée au « policing[4] », on assiste au développement d’une perspective comparative visant à interroger les convergences et les divergences à l’oeuvre dans les sociétés démocratiques. Cette perspective s’inscrit dans un effort de théorisation visant à éclairer les dynamiques de transformation qui travaillent les politiques et les organisations policières. Comme le souligne Jacques de Maillard :

[…] cette exigence de comparaison est d’autant plus évidente à un moment où des techniques et innovations policières (du community policing à la « police guidée par le renseignement ») semblent se diffuser globalement, où l’austérité budgétaire définit un ensemble de contraintes s’imposant aux polices, où les policiers peuvent voyager d’un pays à l’autre, et où, tout simplement, l’on peut surfer sur les sites internet d’institutions académiques ou policières qui produisent des fiches de bonnes pratiques aux bienfaits présentés comme universels

2017 : 12

On assiste parallèlement à la consolidation des études critiques sur la police, aussi connues sous le nom de « democratic policing », qui ont pour objectif d’évaluer la manière dont l’action de la police contribue à (re)produire des rapports de domination, à exacerber les inégalités et à limiter la participation citoyenne (par exemple, Friedman, 2017). Pour le dire en termes positifs, il est possible d’identifier quatre critères d’évaluation d’une police démocratique : 1) elle doit respecter le cadre de la loi (et être indépendante du gouvernement) ; 2) respecter et protéger les droits fondamentaux ; 3) être redevable à la population : 4) être avant tout au service des individus plutôt que des groupes privés (Manning, 2010). La perception qu'a le public de l’efficacité et de la légitimité de la police est également importante (Roché, 2016). Dans un contexte où les forces policières sont appelées à intervenir sur des terrains où la question des inégalités sociales et des discriminations raciales joue fortement, comme dans les quartiers défavorisés, le décrochage que Sébastien Roché observe en France entre police et citoyens remet directement en cause la capacité de la démocratie française à vivre « paisiblement ». Au Québec, les travaux de membres de l’Observatoire sur les profilages, dont ceux de Bellot et Sylvestre (avec Nicholas Blomley en 2019 ; avec Mylène Jaccoud et Myriam Spielvogel en 2019) et de Dupuis-Déri (2014), s’inscrivent également dans cette lignée, et mettent au jour l’existence de différentes formes de profilages pratiqués par les forces policières.

Plusieurs des textes de ce numéro se situent dans la tradition critique des études sur la police, mais il serait réducteur de les limiter à cela. En effet, les traditions de recherche présentées sont multiples et sortent, comme nous l’avons mentionné, de l’objet « police » défini stricto sensu. C’est pourquoi les études sur les régimes politiques et leur démocratisation, les perspectives féministes et les travaux plus historiques apportent un éclairage différent sur la thématique « Police et Démocratie ».

Les points communs des textes

Avec les contributions de ce numéro, plusieurs constats peuvent être effectués.

  • Un enjeu méthodologique est présent en filigrane dans presque toutes les contributions : comment travailler, faire de la recherche, sur/avec la police dès lors que « l’action policière est un objet qui oppose une résistance délibérée au projet de connaître » (Brodeur, 1984 : 9) ? Il ne s’agit pas d’une question nouvelle, mais elle semble se poser différemment aujourd’hui. En effet, la gouvernance policière n’appartient plus uniquement aux policiers de première ligne et à leurs institutions de rattachement. Cette complexification offre de nouvelles possibilités aux chercheurs et chercheuses qui peuvent enquêter sur de nouveaux acteurs jouant des rôles dans le contrôle social quotidien. Ainsi le texte d’Anne Wuilleumier, et celui d’Hélène Balazard et Anaïk Purenne exposent des expérimentations à l’intérieur desquelles les chercheuses étaient en démarche de coconstruction de connaissances avec les usagers (la police elle-même ou des jeunes vivant dans des quartiers populaires). Par ailleurs, la limitation des sources provenant de la police elle-même, parfois fermée à la recherche en sciences sociales, continue de limiter la production et l’appropriation des connaissances (Monjardet, 2005). Peu de recherches ont, en effet, la possibilité de récolter des données directement auprès de la police, et la plupart doivent donc pouvoir produire leurs propres données (voir les travaux de l’Observatoire des profilages).

  • Plutôt que de « police et démocratie », on peut se demander à la lecture des textes de ce numéro s’il ne faudrait pas plutôt parler « des polices » et « des démocraties ». Non seulement les acteurs du contrôle social se diversifient, comme dans le cas de la police de proximité qui fait intervenir les résidents d’un quartier au Japon (texte de Naoko Tokumitsu-Partiot), mais les régimes démocratiques à l’étude varient grandement d’un pays à l’autre. La nature des systèmes politiques en Amérique latine (Brésil) ou centrale (Mexique), au Canada, au Japon, dans des pays européens (France, Belgique) ou en Tunisie, et la place de la police dans ces systèmes nécessitent une contextualisation forte des résultats avancés.

  • Ainsi, les traditions nationales jouent un rôle crucial dans la compréhension des changements et des résistances au changement dans les corps policiers. Par exemple, le texte de Jonas Campion portant sur la Belgique fait remonter la construction de cette spécificité nationale aux années 1830. Il est également impossible de comprendre l’action de la police française sans connaître la configuration institutionnelle dans laquelle elle s’insère, comme le texte d’Anthony Pregnolato le souligne. Le texte d’Audrey Pluta sur la situation tunisienne post-2011 montre également très clairement comment les changements au sein de la police s’inscrivent dans un contexte institutionnel national qui limite les possibilités de réformes.

Les résultats principaux des articles

Les contributions présentées ici apportent plusieurs réponses aux questions de notre appel initial. Nous nous interrogions d’abord sur le rôle des sciences sociales, ainsi que des mouvements sociaux qui dénoncent les violences policières, dans les transformations des liens entre police et démocratie. Plusieurs auteurs et autrices traitent de cette dimension en adoptant explicitement une posture visant la démocratisation de la police et en travaillant avec les publics concernés pour atteindre cet objectif. Que ce soit en outillant les personnes jeunes racisées pour qu’elles puissent mieux faire face aux interventions policières à répétition dont elles sont l’objet, en proposant un cadre de recherche qui vise le rapprochement des forces policières avec la population locale, en travaillant sur et avec les pratiques sexistes et racistes de certaines interventions policières afin de les transformer, ou en faisant la preuve de l’existence du profilage racial qui a cours au sein de la police, ces chercheurs et chercheuses mettent les sciences sociales au service du changement social.

L’autre grande interrogation proposée dans notre appel visait les relations entre l’État, la police, les différents corps policiers et la société. Ce numéro propose des réponses qui soulignent à la fois les défis et les problèmes que l’action policière pose. Les textes abordent les problèmes de la violence policière (texte d’Anthony Pregnolato), des stéréotypes qui guident les interventions, comme le sexisme et le racisme (textes d’Emanuel Guay, et de Maude Pérusse-Roy et Massimiliano Mulone). Mais ils braquent aussi le projecteur sur des tentatives de rapprochement entre citoyens et policiers (comme le texte d’Anne Wuilleumier). Dans ces derniers cas, l’institution policière vise clairement à se transformer et tente de négocier de nouveaux rôles auprès des populations, même si elle est soumise à une grande pression de résultats et est limitée par ses mandats d’action.

Enfin, nous nous demandions quelles transformations récentes affectent la police, son statut, son rôle, ses missions, ses doctrines, ses modes de commandement et ses pratiques. Les relations entre polices et société ont évolué récemment. Depuis les années 1990, les États libéraux (y compris républicains) ont choisi de resserrer les règles qui régissent la sécurité intérieure en transférant davantage de pouvoir à la police, processus qui s’est accentué à la suite de l’attaque aérienne du 11 septembre 2001 contre les États-Unis. De plus, de nouveaux acteurs « intermédiaires » font leur apparition dans le travail policier, comme les agences privées de sécurité qui interviennent dans l’espace public ou dans des institutions publiques telles que les universités (Lemonde et Hébert-Tétrault, 2007). Les stratégies mises en oeuvre par la police sont aussi bouleversées : militarisation des équipements et de la formation, police 2.0. Ces transformations sont également présentes dans nos contributions. Que ce soit par le financement du travail de la police lors d’événements musicaux (texte de Myrtille Picaud), par la question du contrôle externe de la police (texte d’André Bernier) ou par la question des mobilisations (texte de Magda Boutros), les thématiques abordées pointent résolument vers le changement au sein de l’institution policière elle-même. Ce changement est dû en partie à la transformation du travail des policiers et de son évaluation, mais également à des évolutions majeures dans les relations entre la police et le reste de la société.

Présentation des contributions

Ce numéro de Lien social et Politiques s’ouvre sur une entrevue menée par Emanuel Guay, doctorant à l’Université du Québec à Montréal, et C. E. Plowright, étudiant-e à la maîtrise à l’Université McGill, avec Alex D. Vitale, sociologue américain et spécialiste de la question des relations entre le système pénal et politique aux États-Unis. Vitale revient sur les transformations politiques récentes du pays et, en particulier, sur les liens qui se dessinent entre pouvoir militaire et pouvoir policier, notamment dans le cas de la migration aux frontières sous la présidence de Donald Trump. En reprenant ses principaux ouvrages, il souligne également les raisons pour lesquelles le « tournant punitif » du système policier et juridique est directement lié à l’accroissement des inégalités sociales aux États-Unis. Son propos rappelle, sans le nommer directement, le slogan des mouvements Occupy post-2008 et la dénonciation du 1 % des plus riches. Enfin, les derniers travaux de Vitale portent sur la possibilité de développer des solutions de rechange à l’approche dite procédurale qui se concentre uniquement sur les manières de « mieux » effectuer le travail policier et juridique sans chercher à le réformer. L’approche qu’il privilégie est celle de la justice substantive, qui cherche à construire des communautés fortes, cohésives, où la punition n’est pas la première avenue empruntée. Plusieurs initiatives nationales et internationales ouvrent des pistes intéressantes à ce propos, comme la légalisation de la marijuana au Canada et dans plusieurs États américains.

Le reste du numéro est organisé en trois sections.

La première section se concentre sur les dynamiques endogènes de transformation à l’oeuvre dans cinq pays (Belgique, Japon, Canada, France et Tunisie) et sur la manière dont s’effectue (ou non) la quête d’une police plus démocratique par le jeu des moments de crise de légitimité et des réformes organisationnelles, en insistant sur les limites de cette quête et sur ses effets inattendus.

On y retrouve le texte de Jonas Campion, intitulé « Stabilité et crises du système policier belge (1830-2018) ». L’auteur montre comment le système policier belge est entré dans une période de profondes réformes depuis les années 1980, abandonnant progressivement le pluralisme policier qui prévalait depuis l’indépendance et tendant même vers une aversion pour les systèmes policiers centralisés. L’auteur fait d’ailleurs remarquer que la forme de ce système policier est demeurée globalement très stable jusqu’à cette date. Ce vent de changement répond à des contraintes internationales, comme l’augmentation des actes terroristes en sol belge et la volonté de « sécuriser » l’État. Mais il répond aussi à des éléments internes, comme les crises successives de légitimité démocratique de l’exercice de la sécurité publique ou la fédéralisation problématique du pays. Aujourd’hui, et comme le souligne l’auteur, « la police n’est plus seule » : d’autres acteurs interviennent, comme les militaires ou la sécurité privée. Plus centralisé, mais aussi plus spécialisé, le système policier belge semble avoir évolué durant des moments spécifiques de tensions : après les sorties de guerres mondiales où une forme de centralisation se met déjà en place, ou lors de la crise communautaire que la Belgique traverse au XXIe siècle et qui conteste son statut même de pays. Ainsi, le système policier belge est un reflet fidèle de la situation du royaume et l’analyser dans cette perspective historique permet de mieux comprendre la construction et la transformation du système politique lui-même.

Le texte de Naoko Tokumitsu-Partiot, intitulé « La théorie de la vitre cassée au Japon : le maillage des réseaux microlocaux par les riverains », aborde pour sa part la question du rôle des habitants dans la régulation ou le contrôle de la déviance. Qu'arrive-il quand des résidents d’un quartier surveillent ce qui se passe dans leur milieu de vie ? L’autrice montre notamment que l’implication des personnes âgées dans ces actions de surveillance remplit plusieurs fonctions : celle de recréer du lien social, à la fois pour les personnes elles-mêmes et pour les multiples générations qui coexistent dans un quartier ; celle de constituer une action préventive vis-à-vis des incivilités ou des actes déviants ; et, enfin, celle de permettre aux policiers d’étendre à un contexte de proximité la fonction de contrôle social qui leur est octroyée. En faisant référence aux cas français et états-uniens, la chercheuse montre que la « théorie de la vitre cassée » voyage et revêt des significations distinctes suivant les lieux. Ainsi, les acteurs japonais se sont approprié l’idée à leur façon : le rapprochement entre police et population a renforcé l’importance accordée à l’éducation morale, à travers notamment des pratiques de salutations et de nettoyage. Les conséquences de ces nouveaux rapports de la police et des citoyens sont multiples : profilage de certains individus (les jeunes ou les personnes perçues comme étrangères au quartier), volonté de certains voisins de se comporter « comme » la police, mais aussi création d’occasions de discussions entre les résidents, voire rapprochement entre les générations autour de débats moraux. Autrement dit, le prolongement du travail de la police via les habitants se déploie de manière complexe, et dépend non seulement des interactions entre les différents acteurs, mais aussi du contexte dans lequel ce travail a lieu.

Le texte d’André Bernier intitulé « De l’incident à la crise : le cas du contrôle de la police au Québec et en Colombie-Britannique » montre comment un incident critique (ayant entraîné la mort d’une personne) survenu dans le monde policier peut se transformer en moteur de changement conduisant à une réforme des politiques publiques. Le chercheur étudie, plus spécifiquement, des moments où ces incidents se transforment en crise de légitimité, qui se résout lorsque des changements importants sont apportés au contrôle externe de la police. Ainsi, les deux agences provinciales qui ont été mises en place à la suite de la « crise » ayant suivi le décès de Fredy Villanueva (Québec), et des décès de Frank Paul et Robert Dziekanski (Colombie-Britannique) ne comptent pas de policiers actifs au sein de leur personnel. Cela permet de briser le monopole que détenaient jusque-là les organisations policières sur les enquêtes concernant les incidents impliquant la police elle-même. Bien que le monde policier soit traditionnellement considéré comme réfractaire au changement, André Bernier souligne que certains incidents critiques agissent en fait comme catalyseurs d’éléments déjà présents auparavant et qu’ils peuvent conduire à une réforme. La présence de groupes de la société civile demandant des réformes du contrôle du travail policier et l’existence d’un contexte sociétal où cet enjeu est déjà présent sont ainsi des facteurs qui facilitent la transformation d’incidents critiques en crise demandant une réponse des pouvoirs publics.

Dans l’article intitulé « Le gendarme et les festivals. L’indemnisation des forces de l’ordre par les organisateurs d’événements musicaux en France », Myrtille Picaud montre que tous les secteurs d’intervention ne sont cependant pas affectés par des exigences démocratiques qui favoriseraient l’ouverture des jeux d’acteurs, la concertation et la reddition de compte. En France, le policing des événements musicaux constitue ainsi un cas limite dominé par une approche fortement stato-centrée et sécuritaire de l’ordre public. Si la possibilité de facturer les services de police liés à la sécurisation des festivals existe depuis plusieurs décennies, elle ne s’est réellement imposée qu’au milieu des années 2010, les événements culturels étant désormais de plus en plus considérés comme susceptibles d’être la cible d’attaques terroristes. Les modes de gestion mis en oeuvre en France pour faire face à ces risques contrastent avec les approches plus « soft » (ouvertes notamment à la prévention et à la médiation) et négociées (avec les organisateurs d’évènements) mises en avant dans d’autres pays. En France, le dimensionnement des dispositifs de sécurisation et le montant de la facture varient selon la manière dont les préfets envisagent les caractéristiques des territoires et des festivals concernés, mais aussi selon les types de répertoires musicaux joués et les publics que ces répertoires attirent (musiques actuelles, classiques, etc.). Ni les organisateurs de festivals ni les représentants des publics n’ont finalement leur mot à dire ; et le pouvoir discrétionnaire du préfet, conjugué à la variation importante des tarifs, menace l’existence des festivals indépendants qui ont de la difficulté à concurrencer les multinationales du spectacle vivant.

Dans son article intitulé « Pas de révolution pour la police ? Syndicats et organisations internationales autour de la "Réforme du secteur de la sécurité" en Tunisie après 2011 », Audrey Pluta met en évidence les difficultés et les obstacles auxquels se heurte le processus de Réforme du secteur de la sécurité (RSS). Elle s’intéresse pour cela aux « modes d’exercice du pouvoir » (Allal et Vannetzel, 2017) en étudiant le Projet des Nations Unies pour le Développement (PNUD) de police de proximité et les réactions de deux syndicats de police : le syndicat des fonctionnaires généraux des unités d’intervention (SFDGUI) et celui des forces de sécurité intérieure (SNFSI). S’intéressant donc aux transformations importantes dans la Tunisie post-2011 (et donc post-Ben Ali), l’autrice a mené une enquête de terrain entre 2017 et 2019 qui lui a permis de réaliser des entretiens semi-directifs avec des agents des forces de l’État à Tunis, Sfax et Gafsa. Elle présente de manière claire les transformations qu’ont subies les corps policiers en Tunisie, et met en lumière des rapports de force entre les acteurs — institutions internationales, ministère, syndicats de police, associations de défense des droits de la personne, etc. — et les stratégies de résistance de la part des syndicats de police face aux exigences de reddition de compte (et de respect d’une certaine déontologie). Elle explique aussi comment des réformes, qui proposent des rapprochements entre la police et la population, en viennent finalement à exclure des catégories subalternes.

La seconde section, qui porte exclusivement sur le cas de la France, traite de la portée et des limites des dynamiques exogènes de démocratisation de la police. Elle interroge plus précisément la manière dont l’intervention de tiers extérieurs, comme les mouvements sociaux, les tribunaux, les chercheurs ou encore les publics cibles, peut contribuer au débat sur les paradoxes et les tensions autour de ce que Dominique Monjardet appelait la « compulsion fonctionnelle au secret » (1996 : 288) de l’institution policière dans les régimes démocratiques. En effet, ces paradoxes ne peuvent être résolus par l’institution elle-même ou par le droit, mais « doivent en permanence rester ouverts, sous la forme d’une médiation publique entre la police et son objet » (Ibid.). Comment et dans quelle mesure ces médiations peuvent-elles alors contribuer à rendre l’institution plus transparente, davantage redevable devant la loi en cas d’usage disproportionné de la force ou encore plus ouverte à la participation de tous ?

Dans « Les mobilisations à l’épreuve de l’opacité policière en France », Magda Boutros s’intéresse à la manière dont les mouvements sociaux contemporains contribuent à mettre en cause la propension au secret lors de l’usage de la force par la police. Elle analyse ensuite la façon dont les modes de production de connaissances que ces mouvements sociaux mobilisent concourent, en retour, à cadrer la définition du problème. Pour ce faire, elle revient dans une première partie sur les ressorts de l’opacité policière : de l’absence de traçabilité des contrôles d’identité à la non-communication, jusqu’à une date récente, des données relatives à l’usage des armes ou aux sanctions en cas de violences illégitimes. Dans une deuxième partie, elle décortique les modes de production de connaissances privilégiés par les groupes étudiés en vue de dépasser les difficultés liées à l’absence de transparence policière, à partir de l’étude de plusieurs « mobilisations expertes », qui s’appuient sur les travaux de chercheurs, de journalistes ou de juristes, et à travers une enquête qualitative combinant observation, analyse documentaire et entretiens auprès de militants, d’acteurs associatifs, d’avocats et de chercheurs. Ces processus d’objectivation mettent en lumière certaines dimensions sous-jacentes aux déviances policières, comme la dimension systémique des traitements différenciés de certains publics à travers les contrôles d’identité ou les pratiques d’éviction de certains territoires, ou encore les obstacles au travail de la justice dans le cas d’enquêtes judiciaires portant sur des violences létales. Ils conduisent toutefois à une connaissance relativement parcellaire dont on peut penser qu’elle entrave la transformation du problème public des déviances policières en enjeu central dans le débat public.

Dans « Les violences policières en procès. Mort d’Amine Bentounsi : la condamnation exceptionnelle du policier Saboundjian », Anthony Pregnolato s’appuie sur l’observation d’un procès de policier ayant abouti à une condamnation pour s’interroger sur les conditions de (dé)légitimation de l’usage de la force publique dans les sociétés démocratiques et, plus particulièrement, sur le rôle des tribunaux dans cette régulation. Le cas étudié concerne une affaire dans laquelle le policier est mis en cause à la suite d’un tir ayant entraîné le décès d’un jeune homme qui est issu de l’immigration postcoloniale et est présenté comme « défavorablement connu des services de police ». L’observation du procès montre que, pour juger du bien-fondé de l’usage létal de la force, le tribunal tend à s’appuyer centralement sur la définition policière de la situation (qui vient ici étayer la thèse de la légitime défense), quand bien même les policiers sont partie prenante des faits soumis à examen. Un tel mode de fonctionnement renvoie aux rapports ordinaires d’interdépendance entre magistrats et policiers au sein du système judiciaire français et à ce que Christian Mouhanna appelle le primat de « la confiance accordée à la parole policière ». Dans le cas étudié par Anthony Pregnolato, l’un des facteurs qui rend possible, au cours de l’audience, la mise en cause de la version policière des faits et de la thèse de la légitime défense est la preuve apportée par les enquêteurs de l’Inspection générale de la Police nationale (la « police des polices ») de multiples pratiques de dissimulation et de faux témoignages de la part du policier et de ses collègues, accompagnées de pressions syndicales et politiques sur l’enquête. Au-delà de ces seuls facteurs conjoncturels, une compréhension sociologique fine des ressorts de cette « rupture de confiance » nécessiterait toutefois d’examiner, par hypothèse, l’impact d’autres facteurs — tels que les actions collectives engagées par les proches de la victime pour contester la version policière des faits ou encore le contexte national de dénonciation des violences policières — qui ont pu peser sur les représentations et les pratiques des acteurs étudiés.

L’article intitulé « La légitimité des institutions pénales. Un programme démocratique et scientifique » écrit par Anne Wuilleumier présente les résultats d’une expérience de recherche, conduite en France en coopération avec le ministère de l’Intérieur, qui avait pour objectif d’amener les policiers à s’intéresser à la relation qu’ils entretiennent avec la population. À la différence de ses voisines européennes, la police française serait peu ouverte à cette démarche a priori, notamment parce que l’institution policière insiste généralement sur le rôle du maintien de l’ordre qui la caractérise. L’expérience de recherche consistait notamment à proposer aux policiers des outils leur permettant d’évaluer leurs propres actions. Pour ce faire, Wuilleumier et son collègue ont construit un « manuel d’évaluation de l’action de sécurité publique à destination des professionnels de terrain », comprenant à la fois des questions visant à mesurer le sentiment d’insécurité et de perception du niveau de crime (approche substantielle), et des questions visant la manière dont les forces policières interviennent (approche procédurale) et, donc, incluant une dimension normative de la « bonne » ou « mauvaise » intervention policière. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les policiers ayant participé à l’enquête étaient très réceptifs à l’idée d’inclure ces derniers questionnements dans le manuel. L’autrice émet l’hypothèse que ces outils de connaissance ouvrent une brèche dans la posture policière, plus subie que choisie, et fournissent aux policiers des éléments de connaissance qui peuvent aussi les inciter à briser leur isolement et l’incompréhension des populations avec lesquelles ils interagissent dans l’exercice de leur fonction. Ils constituent ainsi potentiellement une voie vers une forme de démocratisation partielle de la police.

Dans l’article intitulé « Les tensions entre police et citoyens sont-elles solubles dans la démocratie délibérative ? L’exemple d’un dispositif participatif à Vaulx-en-Velin », Anaïk Purenne et Hélène Balazard se posent les questions suivantes : comment peut-on amener des policiers à ouvrir un espace de dialogue et de délibération avec des populations locales — et notamment des jeunes — avec qui le mode de communication dominant est plutôt l’antagonisme ? Quels effets cela peut-il avoir ? Les autrices relatent et analysent l’expérience participative tenue en 2018 à Vaulx-en-Velin, nommée « conférence citoyenne de consensus » et consacrée à la question du rapprochement entre la police et la population dans les quartiers populaires. Une trentaine d’habitants et une vingtaine de professionnels de la sécurité ont passé une fin de semaine à débattre, et les discussions ont mené à la coproduction de recommandations par les participants. Cette expérience participative avait pour but premier d’approfondir la compréhension de la conflictualité quotidienne existante entre les jeunes de certains quartiers populaires et les forces policières, et non de gommer celle-ci. Les deux autrices expliquent que cet objectif a été rendu possible grâce à plusieurs facteurs : la construction préalable de relations de confiance entre les jeunes concernés, les chercheuses impliquées et les acteurs publics à travers une recherche participative de deux ans ; l’assurance que la conférence ne serait pas une initiative émanant du haut (et donc des autorités), mais bien un lieu où les personnes concernées elles-mêmes auraient la possibilité de coconstruire le dispositif et ses objectifs ; et la présence d’experts professionnels et universitaires la première journée, livrant des informations à l’ensemble des participants sur les relations entre police et population. Les effets de cette conférence, outre le moment de la rencontre elle-même, sont limités, dans la mesure où les recommandations qui en sont sorties n’ont pas donné lieu à des réformes majeures des pratiques policières. En revanche, cette expérience a été répétée dans un autre département, ce qui a ouvert la voie à la création d’espaces où les personnes marginalisées, souvent non entendues ou envisagées comme des « cibles » de l’action policière, ont la possibilité d’être temporairement reconnues comme interlocutrices par les institutions.

Enfin, la troisième section se focalise, à partir des exemples du Canada, du Brésil et du Mexique, sur les enjeux de justice sociale en examinant plus particulièrement les relations entre la police et les minorités, autour de la question de savoir si et dans quelle mesure la sécurité est au service de tous dans les sociétés démocratiques.

Dans « Les inégalités ethnoraciales face au système de justice pénale et la démocratie : une analyse du cas canadien », Emanuel Guay aborde de front une question sensible pour les forces policières. Depuis le milieu des années 2000, deux rapports commandés par le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) ont fait état de la probabilité très élevée pour les personnes racisées (personnes noires, arabes et autochtones) d’être interpellées par la police. Cette probabilité est bien supérieure au pourcentage de ces personnes dans la population en général. Mais, au-delà de la question du profilage racial à Montréal, Emanuel Guay expose l’éventail des pratiques discriminatoires liées aux interventions des corps policiers sur le territoire canadien dont : les interactions plus fréquentes avec des jeunes des minorités racisées ; la surreprésentation des personnes racisées dans le milieu carcéral ; les inégalités ethnoraciales dans les probabilités de détention provisoire et d’incarcération. L’auteur montre également comment ces inégalités affectent, outre les individus concernés, les communautés auxquelles ils s’identifient. Ainsi, se développe un « cynisme légal » aux multiples conséquences : il empêche ou limite le recours aux forces policières par les communautés discriminées et augmente paradoxalement le recours à la violence en cas de situation conflictuelle ; il a des effets négatifs sur les quartiers visés et sur les familles des personnes incarcérées ; et, in fine, il favorise la reproduction des inégalités socio-économiques. Pour finir, Emanuel Guay souligne certaines pistes de réformes possibles pour répondre à ces dysfonctionnements qui remettent en cause les principes mêmes des démocraties libérales. Parmi ces pistes, la réduction du rôle des institutions pénales dans le traitement des problèmes sociaux, également évoquée dans l’entrevue liminaire avec Alex D. Vitale, est sans aucun doute une avenue prometteuse.

Maude Pérusse-Roy et Massimiliano Mulone abordent, dans leur texte intitulé « Police, protectrice de l’ordre social (genré) : le cas des femmes manifestantes au Québec », un aspect très peu traité de la littérature sur la police : l’aspect genré des interventions policières lors des manifestations. En se basant sur une étude de l’expérience de manifestantes (19 entrevues semi-dirigées) ayant eu des interactions avec la police dans le cadre d’actions protestataires au Québec, les auteurs montrent que le genre joue non seulement au niveau des individus, mais également au niveau des organisations. Par exemple, une majorité de répondantes ont évoqué le « paternalisme genré » de leur interpellation, puisqu’elles sont considérées comme des victimes des « vrais militants radicaux », plutôt que comme des actrices politiques à part entière de la contestation. Une mécanique de « répression douce » se met en place, qui modifie les interactions entre manifestantes et policiers. Elle peut se traduire par des insultes, la minorisation sur le plan politique des actions menées, mais peut aussi provoquer, en retour, la modification des stratégies mises en oeuvre par les contestataires. Pour une partie des manifestantes qui ont connu la violence physique lors de leurs arrestations, la violence vécue et rapportée apparaît elle aussi genrée, c’est-à-dire que ces femmes connaissent une violence différente de celle commise contre les manifestants. Il semble donc que la perception de la menace que représentent les manifestantes conduise les policiers à établir des catégories entre les femmes, séparant celles qui seront traitées comme des « victimes » de celles qui sont perçues comme remettant en cause un ordre social genré et pouvant participer à des interactions violentes.

Enfin, adoptant des approches différentes mais complémentaires, deux articles de ce numéro traitent de la situation dans les favelas du Brésil dans les années pré-Bolsonaro. Dans « La police "démocratique" comme productrice de (dés)ordres sociaux : les cas du Brésil et du Mexique », Annabelle Dias Felix propose plus précisément de réfléchir à la notion de police démocratique en comparant les cas de Rio de Janeiro au Brésil et Nezahualcóyotl au Mexique. Son travail s’inspire d’enquêtes de terrain de plusieurs mois, menées entre 2014 et 2018, qui lui ont permis d’effectuer une observation ethnographique des patrouilles policières et des interactions entre la police et la population civile, ainsi que d’entretiens semi-dirigés avec les policiers, et des focus groups avec des résidentes et résidents. L’autrice rappelle d’abord les caractéristiques d’une police qui serait « démocratique » — primauté à l’État de droit, aux droits fondamentaux et au principe d’égalité, reddition de compte, réactivité face aux demandes citoyennes, coercition minimale (Bailey et Dammert, 2006 ; Manning, 2016 ; Bonner, 2019). Elle explique ensuite comment le modèle de la « police communautaire » ou « de proximité » a été importé et adapté au Brésil et au Mexique dans un espoir de démocratisation de la police. Elle propose également une synthèse des discours qui qualifient ces expériences de « succès », en référence à la réduction des crimes ou aux perceptions de la population quant à la sécurité. Elle montre pourtant que, dans les deux cas, les pratiques policières soulèvent en réalité bien des questions, qui suscitent des doutes sur la prétention au « succès » de la « démocratisation » des forces de l’État : fouilles arbitraires et abusives, entrées sans mandat dans les domiciles, disparitions, absence de reddition de compte.

Dans son article sur « Femmes et violence policière : réflexions féministes sur le pluralisme violent dans les favelas de Rio de Janeiro au Brésil », Anne-Marie Veillette développe, quant à elle, une analyse critique des pratiques des Unités de police pacificatrice (UPP) qui interviennent dans la favela de Rio de Janeiro. L’autrice a elle aussi mené une enquête de terrain en 2016 et en 2018, qui reposait sur un travail d’observation participante dans treize favelas de la ville de Rio de Janeiro et sur la réalisation d’une quarantaine d’entretiens. Anne-Marie Veillette adopte toutefois une approche différente de sa collègue, rappelant la thèse de Charles Tilly selon laquelle l’État moderne s’est constitué et s’est consolidé selon la logique du crime organisé, qui propose une forme de protection de sa population en échange de services et de biens (un « racket »). Elle mobilise aussi la notion de « pluralisme violent » (Arias et Goldstein, 2010) et une analyse féministe intersectionnelle pour saisir le caractère genré — et sexiste — des pratiques et des interventions policières qui ciblent ou affectent les femmes afrodescendantes des favelas. Elle révèle ainsi les impacts des interventions policières sur ces femmes économiquement défavorisées, en particulier sur le travail du care et du care préventif (ou « dirty care », comme le désigne Elsa Dorlin) qu’elles accomplissent.