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Connue pour ses questionnements et ses mises en scène à la fois folkloriques et identitaires, la production cinématographique québécoise de l’après-Révolution tranquille s’apparente à plusieurs égards à l’expression médiatique d’un mythe fondateur. Les mythes fondateurs, à l’image du mythe de Romulus et Rémus dans la Rome antique, consolident l’identité d’une nation ou d’un groupe en représentant des personnages dont la quête symbolise les luttes collectives. Au cœur de nombreux folklores nationaux, le mythe fondateur se manifeste souvent à travers les luttes identitaires et survivalistes d’un noyau familial fictif. Dans le sillon de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, la représentation cinématographique de la famille participe pour sa part à façonner l’imaginaire collectif autour des conflits familiaux et de leur résolution. La famille doit dès lors être considérée comme « l’institution qui articule la différence des sexes et la différence des générations » (Théry, citée dans Fortin, p. 18). De surcroît, toujours en lien avec la pensée lévi-straussienne, la famille « organise les relations d’une personne avec son conjoint et sa belle-famille (l’alliance), ses ascendants ou ses descendants (la filiation), ainsi qu’avec ses frères et ses sœurs (la fratrie ou la germanité) » (Fortin et Gagnon, cités dans Fortin, p. 18). D’un point de vue psychanalytique, la famille constitue le prototype des relations intersubjectives à venir[1] ; dans la logique lévi-straussienne (très présente dans la pensée de Jacques Lacan, qui sera mise à contribution dans ce qui suit), la famille inaugure la place du sujet dans l’ordre social et symbolique. Et pour la théorie psychanalytique du cinéma, la représentation des relations familiales à l’écran joue un rôle considérable dans le façonnement des identités et des subjectivités.

Tout comme les productions cinématographiques, les mythes fondateurs sont généralement articulés autour de quêtes portées et incarnées par des personnages masculins, et tendent par le fait même à concevoir la féminité et la maternité à travers un regard foncièrement masculin — une dynamique largement étudiée depuis la contribution de Laura Mulvey à la pensée féministe du cinéma en 1975 [2]. Ce rapport de pouvoir dans la représentation des genres a fait l’objet d’innombrables questionnements et explorations depuis l’émergence des théories féministes dans l’arène des études cinématographiques. En plus de questionner la dynamique des regards au sein des productions filmiques, les féministes se sont penchées sur l’articulation filmique du désir au féminin [3], sur les structures sociales et culturelles qui fondent le discours patriarcal dominant [4], et sur les relations entre les genres telles qu’elles sont représentées dans les récits dominants [5]. En revanche, peu d’écrits visent à explorer la question du mythe fondateur, son rôle potentiel dans la perpétuation des rôles genrés au cinéma, ainsi que sa remise en question. Pourtant, les films dont la mise en scène insiste sur la filiation mère-fille pourraient fournir des pistes de réflexion permettant de faire la lumière sur certaines réécritures féministes des mythes fondateurs. En nous attardant sur cette question au cinéma québécois, nous postulons que la dynamique familiale s’impose comme le lieu d’une puissante projection des conflits inhérents à la question identitaire ainsi qu’à la subjectivité.

Le film Les Bons Débarras (Francis Mankiewicz, 1980) paraît ici incontournable. Par sa mise en scène focalisée exclusivement sur des personnages féminins, il semble vouloir affranchir la représentation de la féminité de sa position actantielle secondaire; les écrits lui ayant été consacrés ont d’ailleurs ceci de commun qu’ils y voient souvent soit une forme de mythe ou de conte folklorique, soit une allégorie portant sur la recherche d’une identité nationale dans le Québec de l’ère du premier référendum, le tout articulé autour d’une remarquable problématisation de la relation mère-fille. Force est de constater que la production contemporaine fait régulièrement écho à cette tendance d’un cinéma axé sur la recherche des origines et sur la filiation — les films Un zoo la nuit (Jean-Claude Lauzon, 1987), La Face cachée de la Lune (Robert Lepage, 2003), C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, 2005), Borderline (Lyne Charlebois, 2008) et Incendies (Denis Villeneuve, 2010) exemplifient la poursuite de cette thématique. Mais le film de Mankiewicz se démarque par sa mise en relief de la spécificité de la filiation mère-fille, ainsi que par la façon dont cette relation permet une réécriture du mythe œdipien, qui sera considéré ici comme mythe fondateur des structures sociales patriarcales et de l’ordre symbolique qui les détermine.

Puisque le film de Mankiewicz a occupé une place importante au sein des discours critiques et analytiques sur le cinéma québécois au cours des 35 dernières années, il y a également lieu de s’interroger sur l’évolution des réflexions cinématographiques touchant la question de la filiation mère-fille et son lien avec la réécriture potentielle du mythe fondateur œdipien. On peut aisément se demander comment un certain cinéma québécois contemporain aborde ces thématiques et comment il repense à son tour le mythe fondateur. Dans cette perspective, le film Tadoussac (Martin Laroche, 2017) s’impose, puisqu’il remet à l’avant-plan de façon retentissante la relation mère-fille par l’entremise d’une quête des origines qui se lit aisément à travers le prisme du mythe fondateur, ou du moins à travers sa réarticulation au sein des productions culturelles contemporaines. À l’aide d’un scénario centré de façon quasi exclusive sur des personnages féminins, Laroche — dont le film précédent, Les Manèges humains (2008), explorait le drame de l’excision — voue un intérêt manifeste à la réécriture du mythe fondateur, qui se trouve axée sur la féminité, la maternité et la filiation mère-fille. Il en résulte une puissante réflexion sur la subjectivité féminine et sur le désir qui la sous-tend, que nous nous proposons d’aborder ici.

À travers un parcours conceptuel alliant psychanalyse et féminisme, il s’agira dans ce qui suit d’explorer les postures spectatorielles engendrées par le film de Laroche afin de les mettre en rapport avec celles du film de Mankiewicz, que nous explorerons dans un premier temps. Il s’agira de dégager une réflexion actuelle sur les discours filmiques mettant de l’avant le traitement social et mythique de la féminité et de la maternité. Au final, cet article se donne comme objectif de faire la lumière sur la démarche de ces réalisateurs masculins qui pensent la féminité, la filiation et la relation mère-fille.

Filiation et mythes fondateurs au cinéma

Il n’est pas du tout anodin de remarquer, comme le fait Andrée Fortin (2016) dans un article sur la famille et la filiation dans le cinéma québécois, que la représentation narrative des conflits fondateurs dans les récits familiaux traite différemment la filiation père-fils et mère-fille ; il en va de même pour l’attention analytique accordée à ces deux dynamiques de filiation. Tout en notant que le premier film québécois réalisé par une femme était le documentaire De mère en fille (Anne-Claire Poirier, 1968) — ce qui fait abstraction des films réalisés par des religieuses dans les années 1930 et 1940 —, Fortin constate l’importance des relations mère-fille dans plusieurs films de fiction québécois, indépendamment du sexe du scénariste ou du réalisateur. Par contre, comme elle le remarque,

[l]es analystes se sont peu arrêtés aux relations entre les mères et les filles, dont les contours sont bien différents de celles entre les pères et les fils. C’est le silence qui préside aux relations mère-fille. Ici, s’il y a des attentes non comblées, c’est autour de la reconnaissance de la fille par sa mère, et cela met en jeu des tensions identitaires, d’identification et de distanciation.

(p. 25)

Bien que peu abordées dans les analyses parsemant les études du cinéma québécois, ces tensions disent quelque chose de la maternité et de la féminité et, surtout, de la façon dont elles sont construites culturellement par les discours médiatiques. Cette construction convoque une réflexion inspirée de la pensée psychanalytique et structuraliste.

Dans Les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss avance l’idée selon laquelle le tabou de l’inceste — largement perçu comme universel depuis la parution de Totem et tabou de Freud en 1913 — mène les sociétés vers l’exogamie. Contraints par les exigences de ce tabou, les hommes en viennent selon lui à « échanger » les femmes, qui revêtent alors les identités d’épouse, de sœur, de mère et de fille; bref, des rôles qui sont tributaires de — et déterminés par — leurs relations avec la famille et, ultimement, les hommes. Dans ce qui suit, il s’agira de prendre acte de la dimension patriarcale de cette approche, qui se fonde sur l’influence qu’a eue la pensée de Lévi-Strauss sur Lacan dans sa relecture de Freud. Lorsque Freud reprend le récit darwinien (lui aussi fondateur) de la horde primitive dans Totem et tabou, il le recentre autour de la logique d’une jouissance présymbolique dont bénéficiait le père tout-puissant, qui se réservait l’accès aux femmes. Après avoir tué le père, les fils instaurent les tabous du parricide et de l’inceste. Ce récit sert de mythe fondateur pour l’apparition de l’ordre symbolique, voire pour la logique patriarcale qui le sous-tend. Dans cette veine, l’Œdipe s’impose comme le principal mythe fondateur de la prohibition de l’inceste, de l’imposition de l’exogamie et de la logique de la castration. Nous y voyons conséquemment le mythe fondateur de l’ordre symbolique tel que le conçoit Lacan, au sein duquel le sujet se forme à travers sa relation à l’Autre. Finalement, la résolution de l’Œdipe fonde la logique du Nom-du-Père, qui détermine le rapport du sujet au symbolique et au désir. C’est justement dans cette dynamique que « s’établit entre Nom-du-Père et objet, cause du désir, une corrélation qui se traduit par l’obligation, pour un sujet, d’inscrire son désir selon l’ordre de son sexe, rassemblant sous ce nom, le Nom-du-Père, du même coup l’instance du désir et la Loi » (Chemama et Vandermersch, p. 283).

Il s’avère pertinent de se tourner vers la psychanalyse afin de penser les films qui articulent autour de la filiation mère-fille une représentation cinématographique ayant tous les traits d’un mythe fondateur[6]. En recentrant cette logique conceptuelle sur le cinéma québécois, Bill Marshall remarque comment la conjonction de la dynamique œdipienne et de la question de la nation se retrouve tant dans les œuvres que dans les analyses qui leur sont dédiées (p. 105). Mais pour lui, comme pour Fortin, la production cinématographique québécoise ne se limite pas à figer dans un bloc monolithique la question du mythe fondateur; elle tend à explorer un territoire au-delà des positions masculines œdipiennes et de la logique patriarcale :

It is possible, then, to detect two strands in Quebec cinema and in critical positions on that cinema : one that constructs a national position read in unified, masculine, heterosexual, and Oedipal terms; and one that is more heterogeneous, challenging that dominant masculine position, qualifying it by seeking to articulate with it other key terms such as class or jettisoning unity and the national-Oedipal scenario altogether.

(Marshall, p. 108-109)

Les films abordés ici appartiennent à la deuxième tendance discutée par Marshall. Ce dernier se demandera, dans sa courte analyse des Bons Débarras, ce qui arrive lorsque la filiation père-fils est remplacée par la filiation mère-fille.

Les Bons Débarras revisités

En réfléchissant au contexte qui a vu Les Bons Débarras arriver sur les écrans du Québec, Ian Lockerbie note que le film « met en scène, à sa manière, la construction d’une nation » (p. 40). À travers le récit, où la jeune Manon Desroches (Charlotte Laurier) mène un combat sans relâche afin d’obtenir toute l’attention de sa mère Michelle (Marie Tifo), à qui elle voue un amour inébranlable, le film de Mankiewicz représente effectivement des personnages mythiques dont les luttes sont à l’image des idéaux qui ont façonné le Québec contemporain de l’après-Révolution tranquille. La famille Desroches mène une existence frugale, survivant grâce à la terre à bois sur laquelle se situe la maison familiale, qui est inachevée et passablement délabrée. Seule pour élever sa fille, Michelle doit aussi s’occuper de son frère Ti-Guy (Germain Houde), qui souffre d’un retard intellectuel des suites d’une méningite contractée dans sa jeunesse. Dans une dynamique résolument œdipienne, Manon tente d’éloigner sa mère de toute présence masculine, dont le prétendant de Michelle, Maurice (Roger Lebel), qui pourrait menacer le rapport symbiotique mère-fille. Cette dynamique œdipienne est inusitée, ce qui mène Marshall à voir une façon pour le film de sortir de l’Histoire afin de se plonger dans le domaine du mythe (p. 111). Il ajoute d’ailleurs que « Les Bons Débarras offers an alternative and oppositional myth of non-Œdipal, non-patriarchal, minor rather than major identity construction » (p. 111). Par cette réécriture du principal mythe constitutif de la subjectivité et de l’identité symbolique, il opère une redéfinition des rôles genrés tels qu’ils se définissent au sein du récit fondateur, une problématique préalablement inexplorée au sein des discours critiques. En se penchant sur cet aspect du film, on peut déceler un appel à l’émancipation face à la rigidité des structures patriarcales reposant sur le mythe œdipien.

À première vue, le triangle œdipien traditionnel est illustré de façon incomplète dans Les Bons Débarras, l’absence du père semblant générer une part importante des conflits psychologiques du film. Manon cherche notamment à connaître l’identité de son père dans une séquence qui a tout d’une quête identitaire : Michelle est alors dans le bain et Manon lui demande avec qui elle sortait lorsqu’elle est née. Cette question de la jeune héroïne œdipienne nous plonge au cœur de la mise en abîme sophocléenne structurant Les Bons Débarras : la présence de l’inceste dans le noyau familial, qui repose avant tout sur le silence et le non-dit. Michelle répond ainsi à Manon qu’elle ne sortait pas lorsqu’elle l’a eue. Stéphane Cuierrier rajoute qu’elle « n’avait pas à sortir puisqu’elle couchait avec son propre frère » (p. 28). Très audacieuse, cette interprétation du triangle œdipien dans le film est particulièrement bien appuyée au niveau symbolique et esthétique. Cuierrier observe la séquence durant laquelle Michelle retrouve une photo d’elle dans le lit de Manon : la photo est insérée du côté droit d’un cadre dyptique, le côté gauche où on devrait retrouver le père étant resté vide. Toutefois, la construction même du plan cadre Michelle à droite (tout comme dans le diptyque); à gauche, à travers la fenêtre, on aperçoit Ti-Guy travaillant à l’extérieur. Ti-Guy est donc cadré à gauche, et s’impose sournoisement comme l’occupant de la moitié gauche du diptyque, comme le père de Manon.[7]

Ti-Guy, le père absent. Plutôt que d’éliminer du récit le père pour montrer les séquelles de son absence, Ducharme se sert du prétexte de la méningite et incarne cette absence par la présence muette de Ti-Guy : incapable de s’exprimer, d’assumer sa virilité, d’imposer son autorité... Ti-Guy, le père incestueux de Manon. Ainsi le sens crypté du film, l’inceste, vient-il expliquer l’absence du père, l’incommunicabilité et la tare des origines (« Mongol » : premier mot du film, hurlé par Manon à son père et qui s’adresse autant à lui qu’à elle-même : enfant taré, né de l’inceste).

(Cuierrier, p. 28)

Il importe ici de nuancer les propos de Cuierrier : lorsqu’elle hurle « mongol » la première fois au début du film, Manon ne s’adresse pas à Ti-Guy mais plutôt à Maurice (l’autre figure paternelle), qui actionne la sirène de son auto-patrouille devant la résidence Desroches. Cela dit, la lecture de Cuierrier reste pertinente puisque Manon dit à Michelle que si elle va souper avec Maurice, elle sera seule « avec l’autre mongol ». Dans ce cas, il s’agit bel et bien de Ti-Guy, l’oncle et le père. La hargne de Manon s’adresse donc à la fois à Ti-Guy, le vrai père, et à Maurice, la figure paternelle imposée; ces deux figures, hautement problématiques, sont associées dans le discours de Manon à une critique du Nom-du-Père. Ainsi, le motif de l’inceste se trouve profondément ancré dans Les Bons Débarras, tout comme l’est la fatalité tragique de cet inceste qui frappe autant que dans le drame sophocléen. Manon incarne l’héroïne dont la quête est elle-même œdipienne : elle élimine tous ceux qui s’approchent trop de sa mère et, comme Œdipe, elle tue son père pour prendre sa place dans le lit parental, comme nous le présente le dernier plan du film.

L’aspect plus radical des liens entre le récit et le mythe fondateur œdipien échappe aux précédentes lectures du film de Mankiewicz, à l’exception de celle de Marshall, qui voit dans l’incomplétude du triangle œdipien le registre mythique à la fois « non-œdipien » et « non-patriarcal » du film (p. 111). Marshall ajoute que l’absence du père autoritaire dans ce conflit œdipien peut être lue en termes lacaniens, le film prônant un refus de la Loi du Nom-du-Père, dont le complexe d’Œdipe se veut être la porte d’entrée (p. 112). Selon lui, le meurtre du père revêt alors, tout comme la représentation grotesque de la figure autoritaire paternelle à travers les personnages de Maurice et Ti-Guy, tous deux constamment bafoués par Manon, une dimension beaucoup plus spécifique que dans le mythe sophocléen. Nous pourrions compléter la piste ouverte par Marshall en postulant que c’est la figure centrale de la Loi du Nom-du-Père qui est castrée dans le film, ce qui présuppose la détermination de nouvelles identités sexuelles, sociales et symboliques. C’est précisément ce constat qui manque aux lectures précédentes du film. En acceptant le mythe œdipien comme mythe fondateur des sociétés patriarcales, il devient plus aisé de voir sa réécriture dans le film de Mankiewicz comme une volonté de le repenser en l’articulant à une remise en question du Nom-du-Père.

À la fin du film, alors qu’elle prend place dans le lit de sa mère et lui lit la fin des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, Manon dit que « les gens, dans l’ancien temps, c’est comme ça qu’ils se faisaient endormir ». Au lieu de décrire « comment les gens s’endormaient », Manon fait référence à la façon dont les gens « se faisaient endormir ». À elle seule, cette phrase permet de circonscrire notre lecture du film autour de l’appel à l’émancipation et au rejet des structures identitaires et genrées à la fois dominantes et contraignantes. De plus, la mise en abîme initiée par la présence du roman de Brontë prend une importance capitale dans cette dernière séquence, la réalité du roman rattrapant la réalité du film pour ne former qu’une seule et même entité. Et en terminant son roman, Manon dira à sa mère, endormie, « maman, j’ai fini ». Qu’a-t-elle fini au juste? D’une part, elle a fini son parcours initiatique à travers les dédales de l’Œdipe, ayant tué son père, plutôt que de se plier aux exigences de sa Loi, afin de prendre place auprès de sa mère; elle a également terminé la lecture du roman qui lui présentait un alter ego, Les Hauts de Hurlevent s’avérant un récit au caractère incestueux qui boucle le lien entre Manon et Catherine, le personnage romanesque de Brontë; et finalement, point central du film, elle a réalisé ses « bons débarras », écartant toute figure autoritaire/paternelle qui pourrait interférer dans sa visée de posséder sa mère. Le propos mythologique présent dans Les Bons Débarras sous-tend donc la possibilité du mythe fondateur en racontant un parcours identitaire — une découverte de soi — qui passe par la transgression d’interdits et la tare d’un passé problématique, incestueux, et gardé sous silence. En présentant un parcours œdipien qui élimine la figure paternelle autoritaire, le film procède, à sa façon, à une réécriture de ce mythe fondateur autour d’une nouvelle accession à l’ordre symbolique, libérée de la Loi du Nom-du-Père. Ultimement, en repensant le mythe fondateur (sophocléen) qui détermine l’ordre symbolique patriarcal, le film propose, à travers une facture folklorique évidente, un mythe fondateur moderne sur lequel peuvent se construire de nouveaux rapports sociaux et genrés.

Tadoussac : le mythe fondateur revisité

Alors que Les Bons Débarras campe la relation mère-fille dans une dynamique fusionnelle où règne le non-dit, il en va autrement dans le film Tadoussac de Martin Laroche. Rappelons ici les propos d’Andrée Fortin, qui suggère que les récits filmiques québécois centrés sur la relation mère-fille mettent de l’avant des tensions identificatoires liées à la reconnaissance de la fille par la mère (p. 25). Tadoussac met ces enjeux au cœur de son récit à la fois intimiste et initiatique. S’avouant exaspéré devant la représentation figée de la féminité à l’écran, notant que la femme est généralement « confinée dans les rôles de l’amante, la muse ou la mère » (ce qui se rapproche de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss), Laroche affiche d’emblée une volonté de « réfléchir à la force que des stigmates sociaux dans les perceptions du rôle d’une femme peuvent avoir dans le comportement d’un individu ».[8] Par sa trame narrative, ainsi que par sa facture esthétique, Tadoussac pousse une telle réflexion vers le domaine du mythe fondateur.

Le récit se centre sur Chloé (Camille Mongeau), qui quitte son conjoint et son appartement montréalais en catastrophe dès les premières secondes du film pour se rendre à Tadoussac en faisant de l’auto-stop. Une fois arrivée, elle s’installe rapidement dans une auberge, où elle offre de travailler en échange d’un hébergement gratuit, le tout sous le faux nom de Fanny Roy. Le soir même, elle quitte l’auberge à pied et se promène dans le village, visiblement à la recherche de quelque chose, avec la copie papier d’un plan de géolocalisation. À l’auberge, lorsqu’on lui demande ce qu’elle vient faire à Tadoussac, elle répond initialement qu’elle est venue sans but autre que celui de se reposer; au cours d’une conversation subséquente, on apprend qu’elle pense avoir de la parenté à Tadoussac. C’est ainsi qu’elle rencontre Myriam (Isabelle Blais), qui lui pose des questions afin de comprendre comment elles sont liées. Les réponses de Fanny/Chloé paraissent peu naturelles et amènent le spectateur à constater que cette fausse identité est fragile. La quête identitaire est alors rapidement mise en place. Chloé entreprendra d’ailleurs de dresser un faux arbre généalogique afin que son histoire paraisse mieux ficelée. Entre ses tâches à l’auberge et ses sorties dans le village, elle semble avoir des problèmes de santé; après une scène où elle paraît avoir ses règles dans la douche, elle fait une fausse couche dans la salle de bain. Nous comprenons rapidement que Chloé a pris la fuite peu de temps après avoir appris qu’elle était enceinte et que sa destination n’avait rien de fortuit : les indices qui sont dévoilés, dans un déboîtement narratif à la fois graduel et énigmatique, permettent de découvrir que Chloé est en fait la fille de Myriam — une filiation qui se confirme lorsque Laurie (Juliette Gosselin), l’amie de Chloé, vient la rejoindre à Tadoussac dans l’espoir de la raisonner et de la ramener à Montréal. Alors que nous en apprenons plus sur Myriam, les circonstances entourant la naissance de Chloé se clarifient : se sentant incapable d’affronter la maternité, Myriam a tenté d’étouffer son nourrisson. Entre-temps, comme elle n’a pas cherché d’aide médicale à la suite de sa fausse couche, Chloé voit sa santé se détériorer. Après plusieurs chutes de pression consécutives, Myriam la reconduit à l’hôpital le plus près. C’est alors que Chloé lui révèle sa vraie identité. Et une fois sa santé stabilisée, elle vit ses retrouvailles avec Myriam dans le cadre d’une conversation téléphonique, dans une séquence paroxystique qui clôt un récit fortement marqué par une réflexion sur la maternité, la filiation, l’identité et la tare des origines.

Tadoussac se pose comme le récit d’une maternité rompue, et est porté par un discours et un traitement résolument féministes. Par l’entremise du cadrage et du traitement visuel accordé aux personnages, Laroche se distancie de la tendance répandue consistant à définir la féminité — et plus particulièrement la maternité — selon des codes et des conventions propres à un système de signification patriarcal et phallocentrique. Tout au long du déploiement narratif de Tadoussac, Chloé est cadrée avec une telle proximité que les autres personnages, surtout masculins, sont pour l’essentiel confinés dans l’espace du hors-champ. Le film représente très peu de personnages masculins — qui occupent tous un rôle secondaire, voire tertiaire —, et une part importante des répliques masculines proviennent de l’extérieur du champ visuel. Le commentaire que livre le film sur la maternité se trouve ainsi dépourvu de toute opposition à un rôle masculin dominant; les rôles féminins se trouvent affranchis d’une situation beaucoup trop répandue au cinéma, où les femmes sont définies par leur rapport à un personnage masculin. Par le fait même, ce cadrage — et la proximité qu’il génère avec le personnage de Chloé — permet au film d’explorer les liens entre la représentation culturelle de la maternité et les réflexions initiées par la psychanalyste Julia Kristeva. En effet, dans Pouvoirs de l’horreur, Kristeva s’attarde au traitement réservé à la maternité dans les religions judéo-chrétiennes; selon elle, la maternité connote une forme puissante d’abjection dans ces sociétés et dans leurs cultures. L’abjection confine la féminité au-delà de l’ordre symbolique; manifestation de dégoût pour ce qui échappe à la logique patriarcale, l’abject désigne « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte » (Kristeva, p. 12). L’association entre la féminité et l’abject est régulièrement remise en question par un certain cinéma plus progressiste (tout autant qu’il figure comme condition de représentation de la féminité dans un certain cinéma plus réactionnaire)[9]. Pour ces raisons, la pensée de Kristeva a laissé une marque de taille dans la pensée féministe du cinéma. L’ouvrage The Monstrous Feminine de Barbara Creed (1993) demeure à cet effet un des textes les plus importants pour sa promotion. Dans Tadoussac, la grossesse interrompue de Chloé suscite une réflexion sur l’abjection, autant dans sa représentation que dans la gestuelle du personnage : le cadrage serré dans la séquence de la douche nous montre le personnage manifestement inconfortable devant l’apparition du sang sur le plancher de la douche, et la scène rappelle celle des premières menstruations dans Carrie (De Palma, 1976). La fausse couche dans la salle de bain de l’auberge semble également vouloir explorer le malaise suscité par les fonctions reproductrices féminines. Au lieu de suggérer de façon vague ce qui arrive à Chloé, Laroche nous enferme avec elle, nous fait vivre sa douleur pendant de longues minutes, lesquelles sont suivies du nécessaire nettoyage de la salle de bain afin de faire disparaître toute trace de cette maternité avortée. En somme, les raccourcis liés à la reproduction sont évités afin de faire place à un rapprochement qui a visiblement pour but de mettre le spectateur face à une féminité au-delà de l’abject. L’utilisation du cadrage et de l’espace hors champ mène effectivement le spectateur à questionner son propre rapport à l’abjection; alors que la monstration du sang perdu au cinéma tend à exacerber l’association entre la féminité et l’abject, le confinement du sang au-delà du champ visuel dans Tadoussac place le spectateur devant la souffrance de Chloé, qui lui est révélée en plan rapproché. Laroche évite ainsi une mise en image plus classique de la féminité et de la maternité, et livre par le fait même un discours sur l’envers de ce que Creed qualifie de féminité monstrueuse.

La facture esthétique et intimiste de Tadoussac permet de situer la représentation de la féminité et de la maternité à l’extérieur des conventions habituelles liées à la représentation des genres; l’essentiel du récit se déploie autour d’une quête identitaire et d’une exploration de la tare des origines. Au fil des conversations et du développement des éléments de l’intrigue, nous sommes amenés à comprendre que Chloé connaît son passé : elle connaît le drame de ses premières heures, et sait que sa mère a tenté de l’étouffer. C’est néanmoins au moment où elle est elle-même une mère en devenir qu’elle prend la fuite vers Tadoussac, vers sa mère biologique, et vers une confrontation avec son passé et avec ses origines. Cette confrontation culmine dans la séquence de la conversation téléphonique entre Chloé et Myriam, laquelle constitue une référence évidente à la conversation finale dans Paris, Texas (Wenders, 1984). Les deux films, dont le titre évoque un lieu originel, sont centrés sur une recherche identitaire qui se clôt dans les deux cas au cours d’une conversation téléphonique extrêmement intime mélangeant le récit d’un drame identitaire et l’exploration de la tare des origines. Dans Paris, Texas, Travis, qui a abandonné son rôle de père de famille, raconte les raisons motivant sa fuite : incapable de se retrouver dans ce rôle,[10] il choisit de fuir vers le désert, vers son origine, au-delà de son existence symbolique — il racontera qu’il rêvait d’une fuite vers un endroit sans langage ni rues (« somewhere without language or streets »). Dans Tadoussac, le récit reprend cette fuite face à l’aspect symbolique de la filiation afin de la réarticuler autour de la maternité, par l’entremise du personnage de Myriam. Cette dernière se livre à Chloé, relate le départ prévu de son village natal pour compléter ses études et la grossesse inattendue qui est venue bouleverser ce plan. Elle lui raconte le désarroi ayant accompagné son sentiment profond d’inaptitude après la naissance, qui l’a menée à vouloir simuler le syndrome de la mort subite du nourrisson en l’étouffant. À l’instar de Travis, qui raconte son cheminement à la troisième personne et avec détachement, Chloé demeure stoïque (à l’exception de quelques larmes versées en silence) : elle fera souvent référence à elle-même à la troisième personne. Par exemple, lorsque Myriam lui demande ce qu’elle sait, elle lui répond : « je sais que tu es ma mère, je sais que tu avais 18 ans quand tu m’as eue. Puis je sais ce qui s’est passé à l’hôpital, quand tu as essayé d’étouffer ton bébé ». Ce dialogue fait écho à une conversation précédente, où Laurie rappelle à Chloé que Myriam « a essayé de [la] tuer », ce à quoi Chloé répond : « elle a essayé de tuer son bébé ». Cette dissociation peut paraître étonnante, mais elle est en phase avec la quête identitaire du personnage.

Le fil conducteur de la conversation téléphonique, scène cruciale du film, se situe dans la quête des origines — une thématique présente dans Les Bons Débarras —, mais aussi dans le dévoilement de la construction de la subjectivité et de la filiation, qui permet de tisser des liens plus approfondis entre Tadoussac et la question du mythe fondateur de l’ordre symbolique. D’un point de vue psychanalytique, la subjectivité repose sur la place occupée par l’individu au sein de la logique du désir, ainsi que dans la structure symbolique qui entretient le manque générateur dudit désir. Autrement formulé, « le désir du sujet parlant est le désir de l’Autre. S’il se constitue à partir de lui, il est un manque articulé dans la parole et le langage » (Chemama et Vandermersch, p. 92). Le sujet est donc conçu comme le produit de l’inscription de l’individu dans l’ordre symbolique. Le désir émerge en lien avec l’idée, fondée dans l’enfance, selon laquelle l’Autre attend quelque chose du sujet. Lacan illustre cet aspect énigmatique du désir (qui est toujours le désir de l’Autre) par la question « che vuoi? », qui signifie « que veux-tu? » en italien; c’est l’absence de réponse à cette question qui illustre la genèse du désir. Comme Joël Dor le note,

[l]e « che vuoi? » inaugure donc la question la plus fondamentale que le sujet rencontre à l’endroit de toute réalisation de son désir. Mais à se soutenir de ce « que veux-tu? » le procès d’une telle réalisation de désir ne peut d’abord que laisser le sujet sans recours, tant la présence primitive du désir de l’Autre lui est « opaque et obscure » (Lacan).

(Dor, p. 239)

Dans la mesure où l’apparition du désir (et du langage qui le sous-tend) demeure un élément fondateur de la subjectivité, il est possible d’assimiler le mythe fondateur à une forme de réponse fantasmée à « che vuoi? ». Le mythe fondateur procure une réponse au désir de l’Autre : il présente une explication à l’énigme fondamentale de l’existence; il donne un sens à l’ordre symbolique en comblant l’abysse généré par le désir.

La quête identitaire de Chloé dans Tadoussac se heurte au gouffre du désir de l’Autre à travers la conversation téléphonique avec Myriam. Au début de la conversation, Chloé exprime son désir de poser des questions à Myriam, ce à quoi cette dernière répond en affirmant qu’elle ne croit pas que ce soit une bonne idée. Le motif de l’appel émerge à ce moment, lorsque Chloé lui dit qu’elle veut simplement parler : en lui demandant à plusieurs reprises de ne pas raccrocher, elle signifie à Myriam son souhait de rétablir un lien rompu il y a bien longtemps — un lien qui, ultimement, n’a jamais existé. Après s’être installée sur un lit pour affronter la conversation en devenir, Myriam interroge Chloé à propos de ce qu’elle sait. Constatant que cette dernière sait tout de son histoire, elle lui demande « câlisse, mais qu’est-ce que tu veux savoir? », ce à quoi Chloé répond qu’elle veut savoir pourquoi c’est arrivé. La conversation se déploie alors autour du gouffre qui sépare leur façon d’entrevoir leur lien de filiation. Toutes deux s’adressent mutuellement une forme de « che vuoi? » : Myriam, qui pose littéralement cette question à plusieurs reprises (« qu’est-ce que tu veux? »), cherche à comprendre le désir qui a amené Chloé à la retrouver; Chloé, en cherchant pour sa part une réponse au « pourquoi », pose indirectement la question « qu’est-ce que tu aurais voulu? » D’un côté, la fille cherche à comprendre sa genèse, son origine, et l’absence du désir de sa mère pour elle; de l’autre, la mère relate l’absence de ce désir et son incapacité maternelle (« je t’ai tenue dans mes bras, tu étais toute petite. […] Moi aussi je me sentais vraiment petite; j’avais l’impression que tu étais plus grande que moi. Je te regardais puis je ne savais pas quoi faire. »). À travers cette conversation, c’est l’abysse du désir de l’Autre (enfant ou mère) qui génère l’impasse de la maternité dans Tadoussac. Fait à la fois rare et significatif, le film donne le droit à la mère de poser la même question fondatrice : « che vuoi? ».

La psychanalyse s’attarde au mythe fondateur du point de vue du sujet œdipien : la genèse du sujet est généralement conçue à travers la perspective d’Œdipe, dont l’histoire demeure le mythe fondateur de la Loi, de l’interdit de l’inceste, de l’exogamie et de tout ce qui découle du désir et des relations intersubjectives s’inscrivant dans l’ordre symbolique. Laroche change quelque peu cette perspective en révélant le gouffre du désir de Jocaste; dans le scénario de Tadoussac, la mère est elle aussi assujettie au « che vuoi? ». Le film de Laroche s’inscrit dans un discours féministe qui cherche à révéler l’impasse de la maternité telle qu’elle est conçue au sein d’une culture patriarcale qui réduit tout ce qui a trait à la reproduction à l’abject et qui, ce faisant, tend à définir le désir de la mère en l’articulant à sa propre logique. Comme nous l’avons vu, Les Bons Débarras proposait une réécriture émancipatoire des rapports genrés tels qu’ils se fondent sur le mythe fondateur œdipien. De son côté, Tadoussac ouvre une nouvelle brèche grâce sa représentation du désir maternel, qui fait écho à l’abysse du désir du sujet œdipien. Avec son scénario sobre, ses cadrages intimistes et sa trame sonore dépourvue de distractions (notamment musicales), Tadoussac semble poursuivre le même objectif que Les Bons Débarras. Refusant de définir la féminité et la maternité à travers une logique de signification patriarcale, Laroche dépouille la relation mère-fille de toute forme de contamination extérieure — surtout masculine. Nous sommes plongés dans un « che vuoi? » féminin, un désir bidirectionnel qui inscrit au cœur du film une réflexion radicale : la nécessité de sortir la maternité des discours fondés dans le Nom-du-Père. Pour ce faire, il faut nécessairement repenser l’articulation du mythe fondateur œdipien.

Les films étudiés ici s’inscrivent donc dans une tendance qui, si elle reste mineure au sein de la production cinématographique québécoise dans son ensemble, demeure cruciale. Car malgré les quatre décennies qui les séparent, Les Bons Débarras et Tadoussac posent des questions de fond sur la maternité et le mythe fondateur qui étaye sa représentation culturelle; aussi s’agit-il de films scénarisés et réalisés par des hommes convaincus de l’importance de réécrire les rôles genrés dans le but de procéder à un changement de paradigme. Tout comme le film de Mankiewicz, le film de Laroche déconstruit une facette du mythe fondateur qui sous-tend la maternité afin de révéler ce mythe comme un leurre. Dans cette veine, Tadoussac semble faire suite aux Bons Débarras. À l’instar du Québec de l’après-Révolution tranquille dans le film de Mankiewicz, le Québec contemporain du film de Laroche se trouve dans une crise identitaire — on le voit lors d’un souper chez Myriam, où la conversation tourne autour du débat sur l’intégration des nouveaux arrivants et de l’insidieuse question de l’Autre telle qu’elle se manifeste dans le débat sur les « accommodements raisonnables ». Le film évite ce débat, préférant s’attarder à une problématique identitaire beaucoup plus intime. À travers les réflexions qu’ils proposent sur la maternité et la filiation mère-fille, les films étudiés ici sortent de leur contexte de production pour se plonger dans quelque chose d’infiniment plus primordial. Il en ressort des questionnements cinématographiques essentiels sur la place du 7e art dans l’articulation du mythe fondateur, ainsi que sur la place de la féminité au sein de ce mythe.