Corps de l’article

Poète et romancier dont la prolixité suscite le vertige, Louis Aragon tisse à même la littérature et l’histoire du xxe siècle une oeuvre intégrant chaque fois les codes de ses diverses allégeances pour mieux les travestir. Jeune dadaïste aux racines classiques assumées, surréaliste romancier, puis réaliste socialiste défenseur, au soir de sa carrière, d’une vision libre de l’expression artistique, Aragon exprime une voix unique, laquelle, pour n’être pas exempte de notes discordantes, les rattrape dans une tessiture rouée, où la contradiction ne s’appréhende que le temps de la pause. C’est pourquoi le lecteur de La semaine sainte[1] est avisé de se méfier en découvrant dans les pages liminaires que « [c]eci n’est pas un roman historique » et que son auteur, par cette plaisante précaution oratoire, entend se réclamer des « droits imprescriptibles de l’imagination » (LSS, p. 9). Il s’agit bien, pourtant, d’un roman historique, selon le code établi dans le premier xixe siècle, en ceci qu’il campe, dans la reconstitution d’une période dite historique, la figuration d’une réflexion sur l’Histoire[2].

Paru en 1958, La semaine sainte a pour cadre diégétique général la fuite de la maison de Louis xviii devant le retour de l’Empereur et le début des Cent-Jours, du 19 au 26 mars 1815. Personnage central du roman, le peintre Théodore Géricault, mousquetaire désillusionné du roi podagre, est témoin et acteur du chaos qu’engendre cette désorientation générale, ce qui le mènera à lier sa vocation artistique à une conception politique préfigurant déjà, de manière explicite à la fin du roman, la transition du romantisme français au réalisme. Cette sorte de roman d’apprentissage se lit, en outre, à la manière d’un contrepoint à la voix de la narration première, celle d’un « Aragon » romancier, communiste et vétéran des deux guerres mondiales qui effectue, par le biais d’intrusions massives mettant à l’avant-plan le référent autobiographique, la liaison entre les différents récits focalisés sur les Charles d’Artois, Louis-Philippe d’Orléans, duc de Richelieu, maréchaux Macdonald et Berthier, comme sur tant d’autres princes, généraux et officiers, une nouvelle fois plongés dans les soubresauts d’une Histoire apparemment sans queue ni tête depuis la Révolution, personnages dont l’expérience semble correspondre à celle de l’instance auctoriale. J’entends montrer que ce procédé de « stéréoscopie[3] », qui fait se superposer des chronotopes où la boussole de l’Histoire semble perdre le Nord, porte le souvenir d’un moment fondateur du roman français moderne, où le vieux genre romanesque, protéiforme s’il en est, rencontre celui des Mémoires, empruntant sa valeur testimoniale pour bientôt la complexifier.

La part des Mémoires dans La semaine sainte

Caractérisée par le « vague des passions[4] » comme par la vogue de l’Histoire, l’époque de la Restauration voit se multiplier les ouvrages autobiographiques à valeur testimoniale, comme les confessions et Mémoires, et assiste à l’engouement pour le roman historique inspiré de Walter Scott, dont l’Ivanhoé paraît en français en 1817, engouement qui contaminera l’oeuvre des Stendhal, Hugo, Vigny, Balzac et Dumas, dans les décennies qui suivront[5]. Se distinguant des romans français des xviie et xviiie siècles en ceci que, selon les termes de l’ouvrage classique de Lukács, « la particularité de [leurs] personnages dérive de la spécificité historique de leur temps[6] », le roman historique peut se comprendre comme une prise en compte poétique des bouleversements survenus depuis la Révolution, « qui firent pour la première fois de l’histoire une expérience vécue des masses[7] », expérience qui ne sera désormais plus réservée à une caste sociale reproductible à l’envi et à ses mercenaires. L’époque verra également naître l’historiographie moderne, avec les oeuvres fondées sur des sources de première main d’Augustin Thierry, de François Guizot et d’Adolphe Thiers, pour ne mentionner que celles-là, contrepoints panoramiques du discours testimonial plus restreint défini par les chroniqueurs et les mémorialistes de l’Ancien Régime.

Cette soif de l’époque, donc, pour le discours historique, qu’il soit à visée littéraire, scientifique ou testimoniale, se reflète dans La semaine sainte. Les travaux sur ce roman ont confirmé l’abondance des sources documentaires et de la recherche sur le terrain dont fera état Aragon dans les textes qui suivront sa publication. Parmi les ouvrages de nature documentaire que l’on peut supposer avoir servi à la préparation de La semaine sainte, environ quatre-vingt-dix figuraient dans la bibliothèque d’Aragon[8]. La part savante proprement dite consiste en des monographies sur des aspects de l’époque ou sur les lieux couverts par la diégèse et des biographies de personnages historiques. Alors que la pratique romanesque d’Aragon est massivement intertextuelle, les intertextes historiographiques explicites, contrairement aux intertextes littéraires, sont à peu près absents. Ainsi, Othello de Shakespeare et Les souffrances du jeune Werther de Goethe hantent la mémoire du personnage de Bernard, républicain et amoureux désespéré, jusqu’à programmer sa mort. Aragon convoque en outre Le Chat Mürr de Hoffmann pour y chercher le décor du théâtre fréquenté par le maréchal Berthier en exil, autre suicidé, et multiplie les greffes autotextuelles, de Feu de joie (1919) aux Communistes (1951). Or, les références à des ouvrages documentaires, elles, demeurent volontairement tacites, confortant la position de l’instance auctoriale comme seule voix autorisée, seule interprète de l’Histoire. Les seules exceptions concernent la mention de travaux sur le duc de Richelieu et la citation d’un document d’archives à portée utilitaire qui ramène au temps de la République : l’Annuaire du cultivateur pour la troisième année de la République. Ce dernier est mentionné par le personnage de Jean-François Ricord, vieux conventionnel qui voyage sous le nom d’emprunt de M. Joubert (LSS, p. 385-386), dans son exposé à visée républicaine sur les causes économiques de la défaite de l’Empire. À propos du duc de Richelieu, le narrateur auctorial précise qu’il n’existerait, « à [sa] connaissance […], que deux ouvrages sur cet homme singulier, une monographie de la fin du xixe siècle, et un livre de la même époque sur son action au congrès d’Aix-la-Chapelle. Jamais [selon lui] un universitaire n’a songé à dire à un de ses élèves qui lui demandait un sujet de thèse : prenez donc Emmanuel-Armand de Richelieu. » (LSS, p. 596) Comme pour pallier l’omission des titres des ouvrages, la fiction s’immisce dans le roman pour soutenir l’improbabilité que quiconque consacre une thèse au personnage. Le duc de Richelieu n’en est pas moins le foyer d’une narration de près de deux chapitres sur les seize que compte le roman. Quant aux ouvrages rédigés par des témoins et acteurs de la période couverte par le roman, qui participent par conséquent des genres autobiographiques à visée testimoniale, comme les Mémoires, ils ont beau représenter le tiers des quatre-vingt-dix documents, il n’en est pas fait mention une seule fois. On retrouve pourtant dans la bibliothèque d’Aragon les Mémoires ou les souvenirs de Charles Brifaut, du général de Caulaincourt, de Mme de Chateaubriand, de Louise Cochelet sur la reine Hortense, du baron Maxence de Damas, du comte Roger de Damas, du juriste Alexandre Guillemin, d’Agricol Perdiguier, du comte de Saint-Chamans, du baron Thiébault, du marquis de Toustain et du baron de Vitrolles, sans compter ceux d’Alphonse de Lamartine, de Louis-Philippe d’Orléans, de même que des maréchaux Macdonald et Marmont. Ces quatre derniers étant des personnages d’une certaine importance de La semaine sainte, leurs Confidences, Journal, Mémoires et récits de voyage ont pourtant été abondamment employés et diversement accommodés par Aragon, sans qu’il en soit fait mention autrement que de manière pour le moins désinvolte[9], ce qui demeure, par ailleurs, une bizarrerie : le roman aurait tout aussi bien pu laisser la référence complètement dans l’ombre.

Genre français dont on borne la grandeur et la décadence du xvie au xixe siècle, les Mémoires se définissent déjà chez Furetière comme « des Livres d’Historiens, escrits par ceux qui ont eu part aux affaires ou qui en ont esté tesmoins oculaires, ou qui contiennent leur vie ou leurs principales actions : Ce qui répond à ce que les Latins appelloient commentaires[10] ». S’estompant peu à peu quand le discours du Moi dans l’Histoire voit émerger des voies plus conformes aux pactes de lecture de chacun de ses pôles, à savoir l’autobiographie et l’historiographie modernes, les Mémoires connaissent un renouveau important à la Restauration, mesurable par le nombre de publications et un tirage qui ne rivalisent dans cette période qu’avec le roman historique[11]. La Révolution française et l’Empire ayant définitivement associé, dans la naissance de l’individualisme moderne, l’avènement du citoyen politique et du sujet lyrique[12], les Mémoires répondraient aux attentes d’un lectorat dont le cercle élargi cherche désormais ses repères non plus dans un discours moraliste classique dévalué, mais dans un discours historien qui semble épouser la structure de la société bourgeoise et démocratique en devenir, tout en demeurant fort classiquement performé par un témoin de premier ordre de l’histoire récente, perçue comme celle des acteurs d’une cour, fut-elle en état de décomposition avancée. Les premières oeuvres, contemporaines des progrès technique et industriel de l’édition, où s’exprime encore « l’idée que la mémoire historique est un privilège aristocratique[13] » et un intérêt plus marqué pour les récits précédant la Révolution, seront suivies, dans la décennie 1820, d’une vague de Mémoires raccourcissant l’amplitude des événements narrés, qui feront se succéder à cette première vision, plus réactionnaire, une représentation de l’Histoire où la République et, bientôt, l’Empire prendront peu à peu une consistance mythique instrumentalisée puis consolidée par la Monarchie de Juillet[14]. L’engouement commercial est tel, qu’à la fin des années 1820, il entraîne la production de « pseudo mémoires », confiée à ceux qu’on appelle les « teinturiers », qui sont parfois, comme Honoré de Balzac, des écrivains en puissance, exercice de fiction au pacte de lecture fallacieux qui se révèle notamment dans le nombre vertigineux des versions portant sur un même thème, la rêverie sur les possibles ou le caractère de Napoléon Bonaparte comptant parmi les plus notoires. Les Mémoires auraient ainsi préparé, selon Damien Zanone, la matière et la narration du roman balzacien à naître :

À force de se contredire les uns les autres en explicitant des mensonges, [les Mémoires] ont jeté le discrédit sur la possibilité d’un discours référentiellement « vrai » sur l’histoire contemporaine. Mais en même temps, malgré eux, ils ont fourni la solution permettant de sortir de l’impasse : le « roman », la « fiction », péjorations calamiteuses qu’ils récusent, constituent, en fait, le salut pour tenir un discours sur la société contemporaine qui ne prête plus le flanc à la contestation. Entre l’histoire et le roman, ils établissent un pont discursif solide : fondés sur le sentiment prégnant que « tout est historique », ils ont fini par lui découvrir cette variante que « tout est romanesque »[15].

Les Mémoires de l’époque de la Restauration auraient, en quelque sorte, préparé le lecteur et littérarisé le contexte des oeuvres réalistes à venir, comme La comédie humaine ou Les mystères de Paris, rendant lisible la fiction de socialité qui s’y déploie, notamment par le biais d’une thématisation de l’aristocratie qui évoluera jusqu’à l’oeuvre de Proust.

Le choix du chronotope de La semaine sainte, aussi surdéterminé soit-il, faisant écho à la désorientation idéologique personnelle d’Aragon déjà exprimée dans Le roman inachevé (1957), est ainsi d’abord celui d’une période importante de l’histoire du roman français moderne, roman qui verrait passer, déjà encodés, narrativisés par les Mémoires, les « anecdotes topiques et [les] personnages enclos dans des rôles[16] » correspondant aux représentations de cette même société bouleversée par les révolutions politiques, sociales et techniques. De la Restauration à la Monarchie de Juillet, les princes et les généraux, retors pour avoir été fidèles ou, selon les circonstances, fidèles pour avoir été retors, se sentent encore, anachroniquement, appartenir à cette aristocratie qui fait le monde à elle seule et, pour cela, entendent défendre leurs faits et gestes. Ce sont ces topoï qui reviennent dans le roman d’Aragon, comme si, en faisant référence à une époque qui reflète les enjeux idéologiques qu’il souhaite narrativiser, il se trouvait contraint à en réécrire le moment fondateur. Ce processus m’apparaît significatif en ce que si les sujets des Mémoires semblent, eux, incontournables pour la diégèse de La semaine sainte, leur rhétorique surannée, elle, n’est nullement nécessaire à la narration. Or, la narration abondamment digressive et parfois édifiante d’Aragon emprunte énormément à cette rhétorique, comme je tenterai maintenant de le montrer. On entendra que la narration, en soulignant l’absence, au lieu de la passer sous silence, rejoue, à la manière d’une mise en abyme, cette rencontre fondamentale, à l’origine du roman moderne, entre un discours historique, dont la valeur de vérité référentielle est ébranlée, et un autre où pourra s’affirmer la valeur d’authenticité expérientielle de la fiction. Cette sorte de souvenir des Mémoires que figurerait La semaine sainte se présente selon deux modes. Le premier, reposant sur le sentiment évoqué que « tout est historique », favorise la mise en scène de l’auteur, témoin sûr dont l’exemplarité morale se présente comme éprouvée. Le second, structuré autour du romanesque, propose plutôt une représentation de l’Histoire comme scène de théâtre : le rôle de l’auteur, témoin exemplaire, sera évidemment d’attirer l’attention sur ce qui se passe en coulisses.

« Aragon », témoin exemplaire

La première trace des Mémoires dans La semaine sainte se découvre dans cette rhétorique générale déjà en place au milieu du xviie siècle, conséquence de l’affrontement entre l’indépendance ébranlée de l’aristocratie et la raison d’État. Frédéric Charbonneau en précise ainsi le leitmotiv :

[L]e régime monarchique, en remplaçant les héros par des autorités, avait finalement fait de l’art le dernier refuge de l’héroïsme. […] Du moment que la grandeur échouait à la Bastille, ne valait-il pas mieux être grand sur papier ? À la nécessité d’être éloquent, de posséder pour mieux convaincre un art d’écrire […], s’est donc jointe celle de recréer par l’art le monde pour y vaincre[17].

La rhétorique et la poétique, ainsi, concourent à la revanche du sujet sur l’Histoire. Pour ce faire, elles se doublent toutefois obligatoirement d’une volonté de souligner les répliques de l’auteur, qui se pose en héros-témoin de l’Histoire dont il s’agit de démontrer l’exemplarité. S’observant déjà dans le processus de curialisation de l’héroïsme, de Louis xiii à Louis xiv, une rhétorique du plaidoyer se met en place qui renoue avec le sens premier de « mémoires » comme compilation des actes de l’énonciateur afin d’en proposer un portrait avantageux, comme le montrait Marc Fumaroli dans son article fondateur sur le genre :

Les complots contre Richelieu, la Fronde, reposent en grande partie, pour ce qui concerne la haute noblesse, sur le sentiment que le pacte de justice a été rompu, et que le sacrifice du sang ne trouve plus à la Cour les récompenses qu’il est en droit d’attendre. Les Mémoires sont donc à prendre dans un sens très concret, celui du dossier préparé devant le tribunal de la postérité […][18].

La rhétorique des mémoires ainsi définie par la métaphore judiciaire se manifeste à maintes reprises dans La semaine sainte, à travers de nombreuses précautions proprement oratoires, à commencer par celle, citée en introduction, qui prévient le lecteur que « [c]eci n’est pas un roman historique ». Par exemple, alors qu’il vient de nuancer le peu de considération de la compagnie de chasseurs de Robert Dieudonné à l’endroit de La Rochefoucault-Liancourt, philanthrope dont le roman fait assez bien entendre le paternalisme intéressé, l’auteur prend la défense du personnage, au risque d’être pris à partie, écrit-il, comme s’il s’était agi « d’avoir défendu Barrès ou Claudel » (LSS, p. 596). Ce faisant, par le renvoi à un prosateur et à un poète, tous les deux de droite, bourgeois et impliqués politiquement, c’est l’héritage littéraire français, tout particulièrement dans le cas de Barrès, qui se trouve mis en équivalence avec le statut mitigé de la philanthropie. Les deux catégories, dans leur champ respectif, littéraire et socioéconomique, sont problématiques pour qui les évalue à la lumière de la téléologie marxiste, quoique certainement moins pour qui en appelle à un examen sur le plan esthétique. Cette explication évolue jusqu’à l’exposé suivant, qui mêle à l’expression de la visée du roman et à celle d’un souci de rigueur historienne une prévention contre d’éventuelles accusations de détournement de sens, qui n’est rien d’autre, en fait, que la mise en fiction :

J’ai écrit ce livre, au départ c’était pour combattre les comparaisons entre des époques incomparables. Rien n’est absurde comme de juger, d’expliquer le passé d’après le présent. Rien n’est plus faux ni plus dangereux. Je ne sais comment on lira ce que j’écris ici, toujours est-il que, même contre mon sentiment, je ne peux empêcher le lecteur de se livrer à ce jeu que je réprouve. Par exemple, je vois de reste ceux qui, des efforts même que je fais pour replacer les hommes d’alors dans leur cadre, pour ne pas me laisser aller à les juger sommairement, sur ce que nous avons appris à considérer comme une trahison, de Napoléon ou de Louis xviii, concluront pour notre temps, y verront je ne sais quelle échappatoire pour ceux qui ne peuvent être considérés que comme traîtres, en France, dans le temps de la guerre-éclair, à la veille de l’ère atomique.

LSS, p. 596-597

L’accumulation des négations construit la liaison suivante : si l’on a pu reprocher à Aragon de prendre la défense de deux figures de la littérature bourgeoise et, qui plus est, difficilement assimilables à des compagnons de route, il sera possible de l’accuser de réviser l’Histoire en faveur des communistes de 1940, sa représentation de la désorientation des « hommes d’alors », ceux « de Napoléon ou de Louis xviii », pouvant être prise pour une manière de légitimer les positions de sa propre famille politique. Mais l’insistance mise à exprimer cette liaison me semble ne se défendre de ce procédé attendu que pour mieux poursuivre le travail de sape à l’endroit de la lisibilité de l’Histoire. S’il est « absurde » de « juger, d’expliquer le passé d’après le présent », le texte n’invite pas plus à lire, selon une approche fréquente, le présent d’après le passé. Dès lors, l’intention exprimée par l’instance auctoriale, dès la première phrase du passage, se trouve n’avoir de signification que si l’on confère au propos une portée générale. En transposant la précaution oratoire typique au mémorialiste, il déplace ainsi sur le plan politique la fonction propre aux Mémoires de conjonction entre l’Histoire et le romanesque, allant chercher dans le moment français du romantisme, particulier par son « articulation entre expression de soi (commune à tous les romantismes) et expression de l’histoire[19] », l’origine d’une esthétique socialiste qui éviterait la soumission à un horizon révolutionnaire sans cesse repoussé.

Ainsi, le système des références, ou plutôt, comme nous l’avons vu précédemment, son absence dans le roman, qui teinte le discours historique d’imprécision et d’indéfini, me semble tenir du même procédé, en accusant les manques comme il cherche à les combler. « Aragon » pose ainsi explicitement le fondement d’une crédibilité qu’on ne déniait pourtant pas au romancier. On en trouve un exemple éloquent dans un extrait, déjà commenté par Nathalie Piégay-Gros[20], qui souligne cette faillibilité, marquant bien l’écart entre la part du factuel et celle du fictif. À Lille, flanqué de troupes hétéroclites désorganisées, sur le point d’être congédiées par la Maison du roi en fuite vers la Belgique, le duc de Berry va à la rencontre de deux escadrons de lanciers égarés ayant pris parti pour l’Empereur. Après avoir questionné l’un de ses propres officiers, accouru à son secours malgré les ordres, le duc réel aurait échangé quelques politesses d’usage avec un cavalier ennemi enthousiaste :

C’est dans ce tohu-bohu que, voyant sur l’un des chefs d’escadron la Croix de Saint-Louis, Monseigneur y vint droit, criant : « De quel ordre avez-vous quitté vos cantonnements ? » La suite est diversement racontée, à vrai dire personne sauf les cavaliers qui étaient près du Prince n’entendit les vraies paroles dont on a retenu, à peu près tous les historiens, ce qu’en racontèrent les volontaires royaux, lesquels étaient à bonne distance, et n’en entendirent pas mot. Toujours est-il qu’on vit un lancier sortir du rang, brandissant sa lance, et qui criait : « Vive l’Empereur ! » Le Duc de Berry lui répondit, hurlant, cramoisi, à croire qu’il en avait un coup de sang : « Rentre dans le rang, Jeanfoutre, ou je te fous mon sabre dans le ventre jusqu’à la garde ! » Il y a des gens qui prétendent qu’à cette minute un capitaine de lanciers reconnut dans un grenadier de La Rochejaquelein un de ses amis intimes, et prononça de fort belles paroles, qu’on pouvait le tuer, mais qu’il ne frapperait pas un Français… Du moins c’est ce qu’entendit César de Chastellux, qui songeait à La Bédoyère. Tout cela on ne peut plus confus.

LSS, p. 738

Dans cette scène, Piégay-Gros considère l’absence « de tout commentaire auctorial » comme une preuve de plus de la « relation polémique avec le discours de l’histoire » entretenu par la narration, faisant du roman « un montage de textes préalables[21] », où la valeur référentielle se confond forcément avec la fiction. Mais la somme des indices d’imprécision de la scène me semble équivaloir à un tel commentaire de l’instance auctoriale, qui accentue ainsi la primauté de la fiction. Au surplus, la force du témoignage, déjà désamorcée par la présence des pronoms indéfinis et impersonnels, l’est encore davantage par la diversité des récits d’« à peu près tous les historiens ». Ensuite, « personne », sauf les cavaliers de la garde rapprochée du duc, n’aurait entendu « les vraies paroles », exclusivement rapportées par des « volontaires » qui se trouvaient, au demeurant, « à bonne distance ». À l’effet comique de cette citation dont la crédibilité se voit pulvérisée s’ajoute la faiblesse de la fiabilité des « fort belles paroles » qui suivent, où les « gens qui prétendent » les avoir entendues se trouvent, finalement, ramenés à une seule personne, César de Chastellux. Par ce brouillage complet de la référence, qui culmine avec l’évocation du jeu du téléphone arabe, le narrateur souligne la part de fiction dans le discours historiographique.

Plus loin, c’est par la prétérition qu’il ajoute une nouvelle pièce au réquisitoire contre ce discours. Nous sommes toujours à Beauvais lorsque Géricault, s’étant attardé auprès de son cheval à l’écurie, n’a pas connaissance du viol de la fille de sa logeuse, que raconte le narrateur en prétendant ne pas le faire :

[O]n ne manquera pas de reprocher à l’auteur de n’avoir pas pressé le retour de Géricault à l’épicerie Durand, fût-ce aux dépens du caractère de ce jeune homme et de sa sollicitude envers son cheval […]. Mais l’auteur, il faut le dire, y répugne, et bien qu’il soit, au milieu du vingtième siècle, bien plus facile qu’une ville détruite par la guerre, de décrire un grenadier de La Rochejaquelein en train de violer une fille de seize ans dans une épicerie, sur le lit improvisé qu’une mère aveugle vient d’aider elle-même à lui installer, ou sur le plancher où, cette enfant se débattant, ils roulèrent tous deux… parce que cela n’a pas beaucoup changé en cent quarante-trois ans…

LSS, p. 324

Après s’être garanti, par un procédé classique, contre le souci de cohérence narrative du lecteur, l’« auteur » lie le sommaire de la scène qu’il refuse de décrire à ce qu’on peut supposer être sa propre expérience des atrocités de la guerre. Ceci fait, sa position de témoin exemplaire se trouve confortée par la dénégation, qui intensifie la charge de l’anecdote escamotée au lieu de la réduire. La scène, du reste, sert à effectuer un parallèle historique d’une dizaine de pages. Le destin du coupable, le marquis Arthur de H…, « chainon entre l’ancienne aristocratie et la nouvelle », est associé à une grande famille, dont les membres, au xxe siècle, sont bien placés dans les hautes sphères de l’État et de l’industrie, et toujours désignés par l’initiale, afin « que nul ne soit jamais tout à fait assuré qu’il s’agit là vraiment de sa famille, ni puisse y trouver la justification héréditaire de ses propres débordements. » (LSS, p. 331) Plus qu’une trame élaborée à partir d’une théorie du complot, c’est la liaison entre la situation fictionnelle (le viol, dans le 1815 de La semaine sainte, du personnage de Denise) et la situation historique renvoyant à la réalité contemporaine de l’écriture du roman adossé au thème de la respectabilité de façade des grandes familles et des ossuaires de leurs placards, qui révèle, une fois encore, l’importance du modèle des Mémoires.

On sait que la digression, ou la « parenthèse », comme l’appellera Aragon dans Henri Matisse, roman (1971), est selon lui fondamentale pour l’art romanesque :

Que vous l’étiquetiez digression ou parenthèse, dans tous les grands romans, il y a un (ou des) moment(s) qui forme(nt) si bien un sens distinct du roman lui-même, qu’il y aurait abus à le ou les considérer comme digression, alors que c’est par eux que le roman progresse, que d’eux vient le roman soudain, et par là même, acquiert une dimension différente, une démesure, une profondeur tout à coup découverte[22].

Moins que la fable elle-même, c’est la voix auctoriale, ainsi, qui régirait le sens, conformément à la conception généralement admise du roman moderne, au moins de Cervantès à Balzac. Mais le discours auctorial, chez Aragon, se distingue en ceci qu’il déploie une large part biographique, du moins la part de ce qu’il faut bien appeler la carrière d’Aragon. Ses masques sociaux ne restent pas dans l’ombre, aiguillant la production du sens, mais prennent d’assaut la scène, orientant ou relançant le roman dans une direction qui sera de plus en plus ouverte, de La semaine sainte (1958) à Blanche ou l’oubli (1967). Aragon s’appuie, du reste, sur le Vocabulaire de l’Académie de Charles Nodier pour établir sa notion de « parenthèse », retenant, en plus de l’acception d’ordre typographique, son sens syntaxique : « [P]hrase formant un sens distinct et séparé de la période où elle est insérée[23]. » Relevons d’abord la charge de la référence choisie, sans commune mesure, semble-t-il, avec une si banale définition : pourquoi le Vocabulaire de l’Académie ? Pourquoi Nodier plutôt qu’un lexicographe en titre, un Littré ou un Larousse, sinon en raison de la conscience de l’auteur que son procédé se teinte d’une mémoire d’un xixe siècle particulier ? Relevons surtout la polysémie de « période » : si le sens ancien de « phrase » ou de « proposition complexe » se donne effectivement à voir dans les « parenthèses » d’Aragon, c’est plutôt la période historique qui me semble participer du procédé. En somme, c’est toujours à un narrateur dont la posture évoque celle d’un mémorialiste que nous avons affaire, qui réfléchit le roman comme tension entre le récit et la diégèse ; affirmant sa distance avec l’événement narré, il confère la précellence à la voix du témoin.

Histoire et métaphore du théâtre

À travers le voile soulevé et aussitôt déposé sur le triste sort du personnage de Denise, entre également en fonction cette autre trace mémorielle : l’insistance, dans le roman, sur les coulisses de l’Histoire, sur ce qui ne se retrouve pas ou plus dans le grand récit officiel, et qui, par conséquent, ne peut être tiré que du témoignage personnel dans lequel, tragiquement, se confond l’invention. On reconnaitra en ceci un élément important du discours mémorialiste, manifeste chez son plus illustre représentant : « Je vous fais voir l’envers des événements que l’histoire ne montre pas ; l’histoire n’étale que l’endroit. Les Mémoires ont l’avantage de présenter l’un et l’autre côté du tissu : sous ce rapport, ils peignent mieux l’humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakespeare, les scènes basses et hautes[24]. » La supériorité des Mémoires, pour Chateaubriand, conscient par ailleurs d’être contemporain des débuts de l’historiographie moderne, tiendrait à ce que leur matière, conforme aux visées exprimées dans les textes constitutifs du romantisme français, de De l’Allemagne de Germaine de Staël à la préface de Cromwell de Victor Hugo, expose un vraisemblable qui n’est plus celui du modèle aristotélicien que la vulgate a retenu de l’Ancien Régime. À la tragédie classique de l’Histoire, Chateaubriand substitue la tragédie shakespearienne ou le drame de son expérience, posture également adoptée dans La semaine sainte. La métaphore du theatrum mundi, obsédante dans le roman, le dit bien, de la « tragédie » du peuple qu’écrase un destin tracé en coulisses où s’aventure Géricault (LSS, p. 460), à la peinture des seigneurs en « comédiens ambulants qui se sont perdus entre deux représentations de villages éloignés, et qui continuent à porter les noms qu’ils se donnent en jouant les nobles tragédies. » (LSS, p. 749) Les intrusions narratoriales s’avèrent toutefois plus parlantes sur ce plan, en ce qu’elles mettent en avant les coulisses du théâtre, « l’autre côté du tissu », non pas celui de Géricault, de Macdonald ou Berthier, mais celui-là même de Louis Aragon, vétéran des deux guerres mondiales et militant communiste.

La métaphore théâtrale, d’abord, est filée de façon obsédante dans La semaine sainte, à la manière d’un intertexte obligatoire qui l’inscrit comme un souvenir des Mémoires. Dans le chapitre « La nuit des arbrisseaux », Géricault assiste en secret à une rencontre entre conspirateurs du peuple, discutant de la possibilité d’apporter leur concours à l’Empereur pour faire triompher les idéaux républicains. Cette scène nocturne ne pourrait avoir lieu sans la jalousie du personnage de Firmin, qui y convie le mousquetaire en espérant le voir arrêter son rival. L’étrange triangle amoureux platonique, formé de Firmin, Bernard et Sophie, est médiatisé par une comparaison avec Othello, faite par Géricault lui-même : « “Pourquoi j’irais l’espionner ce garçon ? c’est pas mon métier !” Ce qui passe de désespoir et de fureur sur le visage du compagnon, il s’accroche à la manche de son interlocuteur, et bizarrement, tout d’un coup, voilà celui-ci gagné, convaincu, par la hideur de ce visage. Il pense : “Qu’est-ce que je disais : Othello ! C’est Iago, voilà, c’est Iago !” » (LSS, p. 436) C’est parce que Firmin lui rappelle le personnage de Iago que Géricault va le suivre jusqu’au lieu de la réunion clandestine, où il attendra, tapi dans l’ombre, que s’expriment les représentants du peuple. Le drame shakespearien, auquel il assiste par les « scènes basses » des désirs de Firmin et Bernard, l’un jaloux de Bernard, l’autre désespéré de ravir au forgeron Müller sa Sophie, est complexifié par la représentation des divers corps de la société, pour lesquels concilier les intérêts du peuple avec ceux de l’Empereur ne semble pas la moindre des antithèses. Le choix des orateurs, dont le propos est relayé par la narration, met en relief, qui plus est, la métaphore du tissu, allusion au texte de Chateaubriand qui va au-delà, me semble-t-il, d’un écho textuel anecdotique renvoyant à une industrie traditionnelle de la région picarde. Avant l’appel au ralliement patriotique contre l’aristocratie d’un ancien officier républicain et d’un avocat, un pauvre journalier, qui croit plutôt que le « Roi comme Napoléon, c’est toujours le jeu de quille-en-cul » (LSS, p. 443), fait l’apologie de la collectivisation des terres après avoir expliqué qu’« il n’avait point le temps de faire le tisserand » et « n’avait ni femme ni enfant à donner à la filerie » (LSS, p. 444) pour sortir du cercle vicieux de la misère. Ensuite, c’est un « fileur de lin » qui plaide en faveur de la recréation des sociétés populaires de l’époque révolutionnaire (LSS, p. 444-445). Or, la réunion elle-même est dirigée par Jean-François Ricord et Bernard, qui voyageaient au chapitre précédent avec la fonction respective d’acheteur de bonneterie et de commis-porteur chargé de la distribution auprès des paysans des matériaux nécessaires à la fabrication à leur domicile du tissu, puis du transport de ce dernier à Beauvais, où il sera teint (LSS, p. 375). Au terme de ce « spectacle » (LSS, p. 440), du « théâtre » (LSS, p. 450) qui s’ouvrait, par ailleurs, par la distinction, malgré eux, des acteurs selon leur costume, certains « vêtus de manteaux bourgeois », d’autres « habillés dans leur misère », « veste tachée de plâtre du maçon à côté du tablier de cuir des teinturiers » (LSS, p. 442), Géricault demeure sous le choc d’une expérience radicale de l’altérité, générant le procès intérieur qui le fera, au terme du roman, arrimer son destin artistique à celui d’une société en transformation :

Cette société, dont il faisait partie, au lycée, à l’atelier, parmi les mousquetaires, il n’y avait entre les gens que des différences d’uniforme, d’habit, de coiffure. Ici la différence des hommes, en tant qu’hommes, qu’êtres de chair et de sang, et la ressemblance entre eux de ces hommes tiennent à des données que jusqu’ici Géricault n’a jamais envisagées, des données tragiques. C’est cela… il vient d’entrer dans le monde de la tragédie.

LSS, p. 460

Exprimant par le recours au démonstratif (« C’est cela ») une sorte de double focalisation qui étaye la réflexion du narrateur sur celle du personnage, le texte développe encore cette métaphore structurale qui annonce que l’« envers » de l’Histoire évoqué par Chateaubriand. À la fois lieu des discours mémorialiste et romanesque, c’est le seul côté qui permette d’en saisir la nature tragique.

Se trouve alors éclairée la motivation de l’intrusion auctoriale massive du chapitre « La nuit des arbrisseaux ». « Aragon » y compare la scène à laquelle assiste Géricault à sa propre expérience de soldat, à Voelklingen, en 1919, où il a échappé de peu à l’obligation de tirer sur des mineurs allemands qui refusaient de travailler en l’absence de conditions sécuritaires pour le faire :

À Voelklingen, ce que je redoutais, moi, c’était qu’on les tuât, les autres, devant moi, en mon nom, sans que j’aie pu leur dire ce que je ne m’étais pas même dit à moi-même.
Est-ce qu’il pouvait, Théodore, vraiment suivre ces hommes dans ce qui les opposait les uns aux autres ? […] Théodore ne savait rien des Compagnons du Devoir, et dans cette assemblée où plusieurs devaient appartenir à ces sociétés souterraines, au moins le serrurier du Vimeu qui avait parlé contre les clubs et qui est du Devoir de Liberté, ce charpentier d’Amiens, premier en ville des compagnons passant charpentiers ou bons drilles, ou ce tailleur de pierres de Doullens qui ne porte pas cette nuit les flots de rubans verts et bleus flottant bas à droit du revers de l’habit des loups pour les distinguer. Théodore ne sait pas ce qu’il a fallu de diplomatie aux « agents révolutionnaires » de l’organisation pour les amener là…

LSS, p. 461-462 ; je souligne

Poursuivant la recension par la négative et au conditionnel de tout ce que son personnage ignore, le narrateur communique au lecteur la complexité d’un tissu social qui se devine à l’« envers » de l’Histoire, conférant au « monde de la tragédie » le sens d’une impossibilité d’accorder sa conscience au rythme des événements, rapportés dans le discours mémorialiste. À l’ouverture du chapitre vii, la description de Beauvais, halte importante de la garde désorganisée du roi en fuite, est révélatrice à cet égard :

Ce qu’était Beauvais, ce 20 du mois de mars 1815, il est peut-être à présent difficile et douloureux de l’imaginer. L’auteur, sortant de sa réserve, y demande la collaboration du lecteur. Car rien ou presque rien ne subsiste aujourd’hui de cette ville, de ce qui fut son charme et sa beauté, là où passa la dernière guerre. Il faut fermer les yeux sur ces édifices en série hâtivement dressés et ces baraquements d’aujourd’hui, les terrains vagues, les mailles vides d’un plan urbain marqué ça et là de bâtisses provisoires, les rues au cordeau, tout le passé détruit, des siècles d’alluvions humaines, les traces de la pensée et des moeurs, le décor des vies disparues… Il ne reste rien de ce long moment de la France […]. Où est passée la vieille enseigne de l’épicier-moutardier ? Où est l’ancien glaive du bourreau ? Il ne reste rien des rêves d’antan. Les livres ont brûlé que des générations accumulèrent.

LSS, p. 241-242

La description par la négative, relatant tout ce que l’Histoire a emporté avec elle, accentue le lien entre le passé encodé, dans les Mémoires de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, comme un « long moment de la France », lequel s’échelonnerait du Moyen Âge, temps de référence de la « vieille enseigne » et du « glaive du bourreau », à la Seconde Guerre mondiale, la « dernière guerre » dont il est question dès le début. Les « rêves d’antan » dont il ne reste rien désignent aussi bien ceux que les reliques de l’ancienne ville inspirent que ceux qui ont conduit à la construire et à l’habiter, au fil des siècles. Dès lors, la flèche du temps du discours historique est de nouveau ébranlée par l’intrusion du narrateur qui, toujours sur le mode de la précaution oratoire, s’attache à montrer la vanité de l’anticipation dans une tonalité mélancolique qui évoque celle des Mémoires : s’« [i]l ne reste rien des rêves d’antan », et pas seulement des artefacts du passé, c’est que seul le présent, campé dans la description d’un territoire scarifié par la guerre, par « ses terrains vagues » et ses « bâtisses provisoires », doit être considéré.

Roman aragonien et sens de l’Histoire

Personnage central de La semaine sainte, chronique de 1815 où se révèle un peu celle de 1958, Géricault suit le train désorienté de la Maison du Roi en fuite, jusqu’à Béthune, où les soldats de la Maison, abandonnée par son roi, fuient tant bien que mal l’arrivée imminente d’un régiment de chasseurs reconverti à l’Empire. C’est là, en s’entretenant avec le commandant Degeorge, vieux soldat de 1793, qu’il entend reprendre ses pinceaux pour représenter un peuple, « peut-être, qui n’a pas sa place à l’ombre de ces gens dont la gloire est de tuer, de le tuer » (LSS, p. 721) :

Je ferai sa place au peuple dans mes tableaux. Il y régnera tel qu’il est, sans espoir avec sa force perdue, sa beauté gaspillée… […] Est-ce qu’on peut courir après les pensées qui changent ? David, lui, peint pour l’éternité. Moi, j’aurais voulu être le peintre de ce qui change, du moment saisi… Regardez Béthune un Vendredi Saint… personne, jamais, ne peindra cela. Il faut y renoncer. D’avance.

LSS, p. 721-722

Dans l’aspiration de Géricault à vouloir « être le peintre de ce qui change, du moment saisi », exprimée au conditionnel, alors qu’il est toujours à l’aube de sa carrière, et dans son opposition à David, dont les compositions viseraient « l’éternité », on peut lire l’évocation des débuts du roman réaliste, dans une formulation qui colle avec l’évolution du romanesque aragonien. Car comment représenter « ce qui change » sinon comme un souvenir qui dirait son origine et son devenir ? Témoigner de son « moment saisi », tel est bien le pacte mémorialiste, si on me permet le calque. L’autobiographie, dont nous fixons l’origine à « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur[25] », est un portrait défini par l’état « présent » ou qui se prétendrait définitif du sujet, en le représentant en train d’anticiper cette stabilité. Le modèle des Mémoires, pour sa part, s’il offre également un refuge contre l’errance historique grâce à sa narration subjective, tend son miroir à un monde qui ne peut que lui échapper, et c’est ce manque même qui définit le roman dans son rapport au temps, qu’il ne retrouve que par la fiction. Aède d’un temps où les événements forcent la révision d’une oeuvre romanesque engagée à figurer le présent pour préparer l’avenir, Aragon ne pouvait, peut-être, que renouer avec ce moment fondateur du roman réaliste moderne, où l’horizon, « vague » et « flottant[26] », se cherchait paradoxalement dans le vertige des ruines de l’Histoire.

Si on en fixe l’origine au xviiie siècle, le roman réaliste voit généralement son évolution résumée dans les manuels comme passant de la narration peu affranchie des chroniqueurs, voire des mémorialistes, à celle du roman historique. Selon la perspective de Jacques Dubois[27], il se dégage ensuite de cette « phase romantique » par la médiation de Stendhal et de Balzac, pour connaître l’élargissement de sa représentation de la socialité, au cours de la phase « réaliste-naturaliste », de Flaubert à Zola, parvenant enfin à la phase « réaliste subjective », de Proust ou de Céline. Ses ambitions de décodage panoramique et objectif du réel aboutiraient donc à la figuration d’une quête intérieure, ou tout au moins autoréflexive, que l’on a appris à lire comme une métonymie de la condition du sujet moderne. Mais ce que nous considérons comme une conquête esthétique progressive ne traduit-il pas d’abord une réception aveugle à une part fondamentale de la mémoire du roman, privilégiant dans la représentation du genre ce qui correspond à notre lecture du monde ? Le roman ne conserve-t-il pas le souvenir des moments clés des rencontres germinales entre le discours et la matière de genres qui nous semblent, aujourd’hui, morts ou, du moins, en dormance ? Sans aller jusqu’à restreindre l’autofiction de la poétique romanesque contemporaine à une sorte de mise en scène plus ou moins consciente de ce souvenir, l’évolution du roman chez Aragon permet à tout le moins de considérer l’importance du genre des Mémoires.

Dans « La mise à mort ou les Mémoires d’un fou[28] », Dominique Massonnaud, remettant en question la « perspective “postmoderne” » d’une identité fragmentée par un engagement politique prétendument insoutenable qui expliquerait le tournant métatextuel des derniers romans d’Aragon, a montré que La mise à mort (1965), sept ans après La semaine sainte, « invers[e] le mouvement historique qui a conduit à la valorisation d’un “réalisme objectif”, où le romancier a la passivité du miroir qui se promène seul, s’efface et s’absente du monde fictionnel[29] ». En mettant littéralement à mort cette extension du réalisme, qui aurait pour modèle la narration flaubertienne tendant vers l’effacement, Aragon a réinventé « une forme de réalisme subjectif qui prendra nom [de] “mentir-vrai”[30] ». Ce réalisme, surtout caractérisé chez Aragon par la part imposante du biographique dans le discours narratorial, tiendrait de la référence marquée à Stendhal, qui émerge dans son oeuvre après l’abandon des Communistes. Dans La lumière de Stendhal (1954), texte d’une conférence-fleuve à propos de l’écrivain, Aragon qualifie ce dernier de « réaliste critique » « en plein romantisme[31] ». La métaphore désormais canonique du roman comme « un miroir qu’on promène le long d’un chemin » s’y trouve complexifiée dans le « travail de superposition d’époques saisies » : Stendhal, explique Aragon dès 1954, « va chercher au xvie siècle l’histoire dont il éclaire l’Italie aux lendemains de Waterloo, il va chercher en 1818 et 1827 les personnages et les aventures dont il éclaire 1830[32] ». La semaine sainte, qui raconte la fuite désordonnée de la Maison du Roi en 1815, se veut ainsi un reflet, ou une « métaphore de l’an 40 inversée[33] » du 1939 des communistes français pris dans la double contrainte du Pacte germano-soviétique, comme du 1940 de la Débâcle. Nous avons vu que, lorsque Théodore Géricault assiste secrètement à une réunion clandestine de représentants du peuple discutant librement de leur intérêt à rallier ou non l’Empereur, Aragon effectue une telle superposition de miroir par la parenthèse sur son expérience de soldat de 1919. Le souvenir des Mémoires dans La semaine sainte constituerait ainsi la trace d’une origine du roman réaliste, établissant le texte qui s’en trouve généré comme une leçon de l’Histoire. La référence ultime de cette origine véhicule déjà ce sens. Elle apparaît, comme on le sait, en exergue du chapitre xiii du Rouge et le noir, et est attribuée à Saint-Réal, auteur du xviie siècle fortement apprécié de Stendhal. D’ailleurs, son ouvrage De l’usage de l’histoire (1671) prétend que celle-ci présente à ses lecteurs « comme dans un miroir l’image de leurs fautes[34] ». Il ne me semble pas dénué d’intérêt, quand on questionne un moment fondateur du roman moderne, de s’attarder à ce qui peut bien faire passer l’un des plus grands romanciers français du dernier siècle de Staline à Stendhal. Or, si c’est à un propos de moraliste classique qu’on doit une conception du roman illustrée dans une oeuvre qui se veut, selon son titre complet, une « Chronique du xixe siècle », on ne s’étonnera guère que le souvenir de l’historia magistra vitae et d’un genre qui la porte inscrite dans son code génétique ait pu perdurer jusqu’au xxe siècle.

Un autre éclairage est dès lors jeté sur le paratexte des pages liminaires de La semaine sainte, sur lequel j’ouvrais cet article. Précisant en lettres capitales que ce qui va suivre « n’est pas un roman historique », il invitait également le lecteur à considérer comme « pure coïncidence » toute analogie des personnages et du décor avec des référents historiques (LSS, p. 9). Aragon s’est expliqué là-dessus, généralement en partant de l’avortement des Communistes, dont la diégèse, au lieu d’embrasser l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale comme le prévoyait le plan initial, s’interrompra avec la défaite française : « [C]e sont […] les éloges qui m’arrêtèrent à juin 1940. On me louait d’avoir écrit autre chose que ce que j’avais voulu écrire. » Cet « autre chose », à l’opposé de « la formation de la conscience dans l’homme » à travers l’expérience de la politique ou de « ses rapports avec les autres[35] », qui aurait été le projet du dernier roman du « Monde réel », consistait en la production d’un témoignage fidèle à l’expérience et au désir d’édification des militants. Si La semaine sainte « n’est pas un roman historique », alors qu’il correspond pourtant au sens commun du genre, c’est que la portion historique évoquée non seulement ne fait pas partie de l’horizon d’attente du lectorat communiste, mais transporte à un moment clé de la littérature pour Aragon, celui du romantisme français, une poétique réaliste qu’il préfigure déjà. Mais surtout, cette esthétique correspond à une conception politique qui tourne le dos à l’horizon révolutionnaire du sens de l’Histoire, confirmant l’avènement de la société sans classe. Dès lors, c’est le modèle des Mémoires, au coeur de la transition entre le romantisme et le réalisme, qui fournit une voie où le roman peut demeurer réaliste et socialiste sans pour autant exprimer le même optimisme que les romans du « Monde réel » : l’Histoire ne prend sens que rétrospectivement ; ses acteurs ne maîtrisent leur rôle respectif qu’au lendemain de leur dernière représentation, composée selon une rhétorique de la dénégation. Comme le vieux genre français qui était destiné, à l’origine, à une communauté restreinte, Aragon s’adresse essentiellement, avec le dernier roman du « Monde Réel », à sa « famille » politique[36] ; de même, à l’époque de La semaine sainte, sa situation momentanée de perdant apparent de l’Histoire paraît similaire à celle des mémorialistes. Liant la position des princes et des généraux, ballotés entre l’Empire et la Restauration, à la sienne, Aragon retourne le péché d’idéalisme contre l’orthodoxie politique et culturelle de son parti en montrant que le romantisme, honni par cette même orthodoxie, se conçoit comme une lecture de l’Histoire plus lucide, dépourvue d’a priori.