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« D’un poème », écrit Gracq, « il n’existe pas d’autre forme de souvenir que sa remémoration exacte, vers après vers[1]. » Un poème exige de notre mémoire qu’elle soit fidèle à la lettre du texte. Que l’on soit ou non à la hauteur de l’injonction ne fait rien à l’affaire. Le souvenir que l’on garde d’un poème, si imprécis soit-il, tend vers une forme de fidélité, que l’on sera peut-être incapable de réaliser, mais qui sous-tend le processus de remémoration. Le souvenir poétique participe d’une mémoire restitutive. Il en est tout autrement d’un roman. Il est d’emblée acquis que le souvenir que j’en garderai sera affranchi du corps textuel de l’oeuvre. « Que reste-t-il ? », se demande Judith Schlanger : « On oublie tant, et jusqu’au nom des livres pourtant intégralement lus[2]. » Et pourtant, quand on les relit, à distance de temps, et c’est particulièrement vrai, précise-telle, des « lectures démesurées de l’enfance », « on les reconnaît parfois en cours de route » : « Il faut croire », conclut-elle, « que quelques traits avaient marqué tout de même[3]. » Les souvenirs que l’on garde des journées passées dans la compagnie des personnages de roman sont fragiles, mais cette fragilité ne les invalide pas, pour la raison qu’elle possède un envers positif, la plasticité, qualité dynamique qui les rend propices à épouser le devenir, à accompagner l’aventure de l’individuation. Paul Morand en témoigne, aux premières lignes de sa préface à La chartreuse de Parme :

Les grandes oeuvres voyagent en nous ; il leur arrive d’être, tour à tour, plusieurs livres, en même temps que nous devenons plusieurs personnes ; nous ne lisons pas Stendhal, à la fin de notre vie, comme nous l’avons accueilli adolescents. C’est ainsi que je me découvre plusieurs Chartreuses ; elles ont mis cinquante ans à errer en moi et peut-être n’ont-elles pas terminé leurs révolutions[4].

Isabelle Daunais a parlé de la « mémoire faible et variable[5] » du roman. Il faut entendre par là une mémoire trouée d’oublis et qui en prend son parti. Le régime mémoriel du roman est un analogue de celui dont nous faisons l’expérience dans le cours de l’existence ; à ceci près, mais c’est essentiel, qu’à la différence des jours enfuis, il est toujours possible, en ce qui concerne le roman, de revenir à la lettre du texte, de relire le livre qui nous attend fidèlement sur l’étagère de la bibliothèque, inchangé et pourtant différent, du simple fait qu’il conserve en lui quelque chose de ce que nous avons été.

Proust évoque, dans des pages célèbres de Du côté de chez Swann[6], une légende mérovingienne, l’histoire d’une lampe qui tombe sans se briser, imprimant dans le rocher le souvenir de sa forme, empreinte que le narrateur compare à « une profonde valve » (CCS, p. 61). Le même mot est convoqué, quelque quinze pages plus haut, pour décrire les « Petites Madeleines », qui président à la révélation des mécanismes de la mémoire involontaire : celles-ci « semblent avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques » (CCS, p. 44). La proximité des deux occurrences semble inviter à mettre en relation la Petite Madeleine et l’empreinte de la lampe, comme si la seconde était le moule, la matrice de la première. L’instrument de la résurrection, la petite pâtisserie qui permet au narrateur de reconquérir Combray sur l’oubli, est ainsi associé à la pierre tombale, sanctifiée par le souvenir d’un miracle, que l’on montre aux visiteurs comme l’une des curiosités de l’église Saint-Hilaire. La Petite Madeleine a donc doublement partie liée avec l’imaginaire du pèlerinage : celui de Saint-Jacques de Compostelle mais aussi, plus localement, plus obscurément, celui qui a honoré, en des temps très anciens, la tombe de Galeswinthe[7], la première épouse du roi mérovingien Chilpéric, et dont il reste comme un reflet dans l’oeil des visiteurs qui se penchent, par piété culturelle ou par une simple curiosité de touriste, sur la pierre marquée d’une valve.

Je poserai que, par ce dispositif, qui réunit, comme les deux parties d’un symbole, la Petite Madeleine et la lampe de Galeswinthe, Proust construit une représentation de la mémoire vague, ou, si l’on préfère « faible et variable » du roman. Nous verrons que cette hypothèse trouve une manière de confirmation indirecte dans l’oeuvre de la romancière vaudoise Catherine Colomb. Le deuxième des quatre livres que celle-ci a publiés, Châteaux en enfance[8] (1945) est un roman de la mémoire et, comme tous les romans de la mémoire, il est pris, en dépit de sa très grande singularité formelle, au moins partiellement, dans l’ombre portée de l’entreprise proustienne. Or, il se trouve que la lampe de Galeswinthe y joue un rôle essentiel comme attribut du personnage à qui il revient de jouer le rôle de dépositaire de la mémoire familiale. Nous essaierons d’évaluer la portée de cette rencontre, qui invite à faire de Galeswinthe, par-delà le cas particulier de Proust, l’un des emblèmes possibles du roman de la mémoire.

« Un espace à quatre dimensions »

Dans une lettre de la fin mai 1920, Proust partage brièvement avec Edmond Jaloux un souvenir de lecture :

Imaginez-vous que je suis hanté depuis huit jours dans mes rêves par un passage d’un de vos livres que je ne situe pas exactement (je suppose dans Les sangsues) où la férocité d’un camarade plus âgé fait mourir son cadet. Et à un moment, toujours le même de mon sommeil, je me demande comment la pitié et le sadisme sont dosés (à supposer qu’il y ait mélange) dans ce passage atroce et saisissant[9].

La confidence, glissée en post-scriptum, voudrait donner plus de poids aux félicitations que Proust adresse à son ami, qui vient de recevoir le Grand Prix de littérature de l’Académie française. La lettre ne serait qu’un mot de félicitations, assez anodin, n’était le post-scriptum, qui en fait tout le prix. Le régime convenu des formules de politesse cède la place, in fine, à celui de la confession, comme une invitation à pénétrer dans l’intimité supérieure de la vie onirique, invitation qui vaut protestation d’amitié mais qui demande aussi à être lue, selon la logique contournée qui préside à la politesse proustienne, comme une déclaration d’admiration, d’autant plus probante qu’elle en appelle au témoignage de l’inconscient. Dire à un écrivain que l’on est habité par le souvenir de l’un de ses livres est une forme élégante de l’éloge ; cela revient à témoigner de la valeur d’une oeuvre, à affirmer, en constituant son expérience personnelle en preuve, qu’elle ne se fait pas oublier, qu’elle est amie de la mémoire, qualité qui distingue, en régime classique, les oeuvres de premier plan des oeuvres épisodiques. La confidence de Proust participe d’une forme de surenchère du simple fait que le souvenir prend la forme obsessionnelle d’un rêve récurrent. Cela revient à reconnaître un caractère exceptionnel à l’impact d’une oeuvre que l’on s’est appropriée si intimement qu’elle s’impose avec l’insistance indiscrète, fascinatrice, d’une hantise.

Le souvenir, tel que Proust l’évoque, a pour première qualité d’être difficilement situable. C’est « un passage » qui pourrait appartenir à l’un quelconque des livres de Jaloux et que Proust ne rapproche que par hypothèse d’un roman de 1904, Les sangsues, lecture ancienne, lecture d’avant-guerre, des tout premiers temps de l’amitié, essentiellement épistolaire, qui lie les deux écrivains. Proust ne se souvient ni du nom des personnages, ni des circonstances précises de la scène. Pour autant, il tombe juste. Le « passage » auquel il renvoie se trouve bien dans Les sangsues, aux chapitres xx (« La première gorgée du calice ») et xxii (« Où le lecteur est prié de se rendre à l’enterrement de Combette »). S’il est nécessaire pour le situer de convoquer deux chapitres du roman, c’est qu’il est assez peu aisé de définir en toute précision ce que Proust entend par « passage ». Il est probable qu’il désigne par ce terme passe-partout la scène du chapitre xx, qui voit le jeune Paul Combette, « l’un de ces martyrs dérisoires qui servent de souffre-douleurs aux autres[10] », être victime, dans la cour de l’école Saint-Louis-de-Gonzague, de l’agression de l’un de ses condisciples, Délussin, le chef de meute, qui règne sur ce petit monde scolaire ; mais il est tout aussi probable que se mêle à ce souvenir celui des pages du chapitre xxii, où l’on voit les jeunes gens apprendre la mort, parfaitement inattendue, de leur camarade, dont personne n’imaginait qu’il succomberait aux coups de poing reçus quelques heures plus tôt, puis ces mêmes jeunes gens assister aux funérailles, avant de débattre de la responsabilité de Délussin, mais aussi de celle de chacun, de leur rôle à tous dans le drame qui s’est joué devant eux, dont ils sont, qu’ils le veuillent ou non, un peu plus que les spectateurs.

Le livre est dédié par Edmond Jaloux, « son admirateur et son ami », à André Gide, assez opportunément tant il est vrai que l’on reconnaît dans ce drame l’écho de certaines des obsessions les plus durables de l’auteur des Caves du Vatican ou des Faux-monnayeurs ; mais on y reconnaît aussi bien celui de certaines scènes de La recherche, où pitié et sadisme se confondent jusqu’à l’indistinction (les brimades de Françoise à l’égard de la fille de cuisine ; la profanation de la mémoire du père par Mlle Vinteuil et son amie ; l’humiliation de Charlus par les Verdurin dans La prisonnière, entre autres). Si le souvenir de lecture est si obsédant qu’il vient visiter Proust en rêve, c’est que celui-ci y reconnaît un chiffre, une scène qui lui est adressée, où se dit quelque chose de sa donne, une scène à laquelle il assiste, à la façon des camarades de Délussin, parmi eux, aux côtés de ceux qui font cercle, qui se tiennent aux frontières équivoques de la culpabilité et de l’innocence, participant de ce « mélange » de pitié et de sadisme qu’il évoque dans sa lettre, tout en s’en désolidarisant, au bénéfice du mouvement de retrait qui est le propre et la condition de toute démarche réflexive. Le rêve, tel que Proust le rapporte, a ceci de frappant qu’il semble vouloir se donner, par surcroît, comme une mise en abyme de la position équivoque du lecteur de romans, qui coïncide, par l’empathie, avec la détresse ou la cruauté des personnages qui s’affrontent sur la scène mentale, tout en se tenant à l’écart, dans le retrait surplombant de quelque Olympe intérieur.

Proust a placé au centre de Combray le souvenir d’une autre figure de martyr, une pierre sanctifiée par le souvenir d’une scène mêlant pitié et sadisme, dont le protagoniste n’est pas un bouc-émissaire de cour d’école mais une reine mérovingienne. Le village des enfances vient s’enrouler autour de l’église comme autour d’un axe. L’église le domine et le représente au loin, sur la grand-route, depuis les champs de blé, à travers les déchirures des sous-bois, signature visuelle d’une communauté villageoise que Saint-Hilaire contribue à identifier. Lieu cardinal donc, lieu tutélaire, dépositaire de l’identité des habitants de Combray, mais un lieu qui n’en est pas moins perçu comme étranger, en raison même de son ancienneté, comme s’il participait d’une autre nature que les maisons qui l’entourent, que ces boulangeries, librairies et merceries que l’église réunit et qu’elle serre autour d’elle. C’est cette étrangeté que le narrateur cherche à définir quand il s’autorise à parler, en tenant prudemment l’expression à distance, d’« un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions » (CCS, p. 60). Si l’église ne relève pas véritablement de lois physiques différentes de celles que nous connaissons, du moins se place-t-elle, à quelque degré, sous un régime d’exception ou de licence. Elle le doit à cette dimension supplémentaire, qui fait d’elle, au moins par métaphore, un espace non euclidien, qui agit en elle comme un ferment de démesure, déséquilibrant un édifice perçu comme bancal, mal assuré sur ses assises, et qui s’impose pourtant, dans le même temps, comme l’incarnation même de la stabilité, de l’immuable, stabilité qu’il doit à sa densité mémorielle, au poids millénaire des souvenirs qui sont contenus en lui. Proust précise, en effet, que cette mystérieuse « quatrième dimension[11] » qu’il s’est aventuré à évoquer, est « celle du Temps » (CCS, p. 60). Le constat est dans une certaine mesure trivial : l’église est bien souvent, dans un village français, l’édifice le plus ancien, le réceptacle privilégié de la durée ; mais l’inclusion du temps dans l’espace entraîne un certain nombre de conséquences physiques, qui conduisent Proust, comme rarement à ce point dans son oeuvre, à multiplier les oxymores, composant ainsi, pour reprendre la formule conclusive de « La nuit mérovingienne », l’essai que Jean-Pierre Richard a consacré à Saint-Hilaire, quelque chose comme « la légende écrite de la matière[12] ».

La manifestation la plus constante de cette féerie matérielle, dans laquelle on peut voir une définition indirecte du temps, n’est autre que la qualité paradoxale que le texte n’en finit pas de prêter aux pierres de l’édifice. Celles-ci sont tout à la fois dures et d’une douceur onctueuse. L’action du temps sur la pierre semble moins abrasive que liante. La « force destructive » du temps n’est pas niée mais ramenée, par une sorte d’euphémisme, à une forme de douceur qui, paradoxalement, renforce la cohésion du monument, en solidarisant les pierres ajointées par des coulures, une dérive lente, qui fait que celles-ci se fondent les unes dans les autres, s’interpénètrent, sans qu’il soit possible d’identifier le tenon et la mortaise, le principe mâle et le principe femelle :

Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au choeur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre.

RTP, t. i, p. 58

La pierre est travaillée par une force d’expansion lente et lumineuse, qualités qui ont en commun de spiritualiser la matière. Le même phénomène d’enjambement par coulure se remarque dans la description des vitraux et des tentures qui ornent l’église : « Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d’Esther […] auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au-delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement, si grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance » (CCS, p. 60). Tous les éléments de la description semblent converger vers une notion dynamique, le « fondu », dans lequel il est possible de voir le principe présidant à l’enchantement, à la féerie des « espaces à quatre dimensions ».

Le mot « fondu » apparaît pour la première fois en ce sens dans une lettre à Anna de Noailles de juin 1904, dans laquelle Proust lui donne la portée et la plasticité d’une notion essayiste, une notion bricolée à même le travail de la métaphore, pour dire, aussi près que possible, ce qu’il entend par accomplissement esthétique :

[S]i on cherche ce qui fait la beauté absolue de certaines choses, des Fables de La Fontaine, des comédies de Molière, on voit que ce n’est pas la profondeur de telle ou telle autre vertu qui semble éminente. Non, c’est une espèce de fondu, d’unité transparente où toutes les choses, perdant leur premier aspect de chose, sont venues se ranger les unes à côté des autres dans une espèce d’ordre, pénétrées de la même lumière, vues les unes dans les autres, sans un seul mot qui reste au dehors, qui soit resté réfractaire à cette assimilation[13].

Grossière en apparence, d’un aspect un peu rebutant quand on la voit de l’extérieur, « dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux », l’église se voit donc associée à une notion qui rend compte de « la beauté absolue de certaines choses ». Il s’agit, dans le cas de l’église de Combray, d’une sorte de grâce mystérieuse qu’elle doit moins à ses qualités propres, à la hauteur de sa conception architecturale, qu’à l’usure du temps, ramenée à l’action toute positive d’une source intérieure de douceur et de lumière. L’église, noire et d’aspect revêche à l’extérieur, se révèle, en effet, lumineuse en dedans, tant et si bien qu’on était assuré que, « fît-il gris dehors, […] il ferait beau dans l’église » (CCS, p. 59). Et pourtant, cette même église est construite sur un noyau insécable de nuit, que Proust appelle la « nuit mérovingienne » (CCS, p. 61), cette nuit des origines que l’on découvre en descendant dans la crypte, en rejoignant la partie la plus archaïque de l’édifice, celle qui rattache celui-ci aux plus hautes époques, aux âges obscurs du haut Moyen Âge. On n’y descend pas seul mais accompagné, sous l’autorité et la protection d’un guide, en marchant prudemment, le buste cassé en deux, à tâtons, « sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre » (CCS, p. 61).

La mort de Galeswinthe, de Proust à Grégoire de Tours en passant par Augustin Thierry

La nuit a un centre, la crypte, une curiosité qui oriente la visite : un tombeau royal, celui d’une reine mérovingienne, qui n’est pas nommée, sinon indirectement, allusivement, par le détour de périphrases :

Théodore et sa soeur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait mollement céder sous elle ».

CCS, p. 61

L’attention que le cicerone, que le montreur de curiosités, invite à porter à la pierre tombale est moins déterminée par la renommée de la reine que par la « profonde valve » qui creuse la pierre. Cette empreinte pourrait passer pour la blessure originelle par laquelle la lumière se serait insinuée dans les pierres de Saint-Hilaire de Combray, lui donnant cette étrange qualité que le narrateur leur attribue, qui fait qu’elles sont susceptibles de s’adoucir, de s’amollir, de s’évader hors de leurs contours en s’égalant au miel. La pierre du miracle a pourtant ceci de hautement singulier que la malléabilité n’est pas, dans son cas, le résultat de l’action du temps, de ce renversement paradoxal de l’action destructive de la durée en un lent processus de bonification, processus analogue à celui qui donne leur noblesse aux vins de longue garde ou, dans le domaine des oeuvres de l’esprit, à l’action protectrice, et même transfiguratrice de ce que Proust appelle le « vernis des maîtres[14] ». La « profonde valve » n’est pas le résultat de la durée mais de la frappe d’un instant. Le texte, on l’a vu, compare l’empreinte laissée par la lampe à « la trace d’un fossile », ce qui est une façon de faire du miracle quelque chose comme une fossilisation instantanée. Le temps fugitif, interstitiel, de l’accident se voit ainsi confondu avec celui, stratifié, de la très longue durée. La comparaison peut être comprise comme un trait d’ironie discrète, comme une façon de réduire le miracle, de le contester, de donner la trace de la lampe pour ce qu’elle est : l’empreinte laissée dans la roche sédimentaire par la valve d’un coquillage. On peut y voir, aussi bien, une façon pour Proust de qualifier le privilège des « choses » qui atteignent à la « beauté absolue » : une certaine façon d’échapper à l’emprise du temps en se l’incorporant, en le transformant en une lumière diffuse, la lumière de cette lampe de Galeswinthe qui est comme infusée dans les vieilles pierres de Saint-Hilaire.

Le mot valve mobilise, par ailleurs, comme nous l’avons vu plus haut, la mémoire du texte. Il a été employé, quelques pages plus tôt, dans un des passages les plus célèbres de La recherche, pour décrire ces « gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques » (CCS, p. 44), pâtisseries qui sont devenus l’emblème de la notion de mémoire involontaire. Tout se passe donc comme si, au centre de « la nuit mérovingienne », dans les soubassements enténébrés de l’église de Combray, on trouvait quelque chose comme le prototype de la Madeleine, ou, pour mieux dire, sa figura, dans cette valve réputée conserver en elle le souvenir d’un miracle, censée assigner celui-ci à un lieu, susceptible d’attirer vers lui la marche lente des pèlerins. Revenons à la lettre du récit, placé entre guillemets, donné donc pour une citation, mais sans être pour autant attribué, rapporté à un nom d’auteur, ce qui pose ce que Jean-Pierre Richard appelle un « petit problème d’intertextualité[15] ».

Les éditeurs de La recherche dans la collection de la Bibliothèque de la Pléiade identifient l’auteur du texte, conformément à une tradition critique déjà ancienne, à Augustin Thierry : « [C]itation », écrivent-ils, « presque textuelle des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry » (RTP, t. i, p. 1132, note 2). Richard préfère parler, quant à lui, ce qui revient à mettre l’accent sur l’adverbe « presque », plutôt que de citation ou d’emprunt, de « prélèvement[16] ». De fait, il semble difficile de voir dans la phrase mise entre guillemets par Proust une citation tronquée, légèrement adaptée, « presque textuelle », des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry. Ceux-ci figurent, c’est un fait, parmi les lectures favorites de l’adolescence de Proust, qui va jusqu’à évoquer, dans une lettre adressée à sa mère, comme d’une date mémorable, « l’année d’Augustin Thierry[17] », en l’espèce l’automne de l’année 1886 : la tante Amiot vient de mourir et Proust séjourne avec ses parents à Illiers, où ceux-ci sont retenus par le règlement de la succession ; les journées se passent à lire la Conquête de l’Angleterre par les Normands et en promenades exaltées, qui solidarisent le souvenir d’Illiers et celui de l’oeuvre de l’historien, que le futur auteur de La recherche désigne, la même année, dans le célèbre questionnaire de l’album d’Antoinette Faure, parmi ses écrivains préférés et même parmi ses « héros dans la vie réelle[18] ». Aussi est-il hors de doute que le fragment textuel mis entre guillemets renvoie au passage célèbre des Récits des temps mérovingiens[19] dans lequel Augustin Thierry rapporte l’histoire, transmise par Grégoire de Tours au livre iv de son Histoire des Francs, du miracle qui aurait accompagné la mort de la reine Galeswinthe, étranglée dans son sommeil par ordre de son mari, le roi Chilpéric, à l’instigation probable de la maîtresse de celui-ci, Frédégonde. La page, véritable morceau de bravoure de la première partie des Récits des temps mérovingiens, figure dans de nombreuses anthologies et a popularisé une légende bien connue à la Belle Époque.

Que la citation non attribuée renvoie à Augustin Thierry ne veut pas dire pour autant, bien entendu, qu’elle doive être prêtée à ce dernier, ou, pour le dire autrement, qu’il y ait identité textuelle. Les circonstances de la chute sont, de fait, très différentes dans l’un et l’autre texte. Augustin Thierry, reprenant fidèlement le récit de Grégoire de Tours, situe le miracle au moment de l’inhumation, le jour des funérailles de la reine :

On disait qu’une lampe de cristal, suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s’y enfoncer à demi[20].

Il en est différemment dans le texte proustien, nettement plus équivoque. Le miracle est situé au « soir du meurtre de la princesse franque ». Le temps est comme resserré, qui invite à confondre dans un même instant le soir du meurtre et le jour des funérailles, ce qui a pour effet de superposer ou de confondre la chambre nuptiale, où le meurtre a été commis, et le lieu de l’inhumation. Cette confusion entretenue, qui s’apparente à un tour de passe-passe, se manifeste également dans le texte par le passage brutal, qui accompagne la chute de la lampe, de l’abside à la crypte. La lampe, qu’il faut s’imaginer suspendue dans un espace depuis longtemps disparu, « à la place de l’actuelle abside », ce lieu enchanté où il fait toujours beau, vient tomber dans la crypte, sur « le tombeau de la petite fille de Sigebert », et non sur le pavé de marbre comme chez Augustin Thierry et Grégoire de Tours, en plein coeur de « la nuit mérovingienne ». La chute de la lampe, comme dans un changement à vue au théâtre, manifeste en tombant le passage du temps, les métamorphoses successives de l’église, la translation des pierres tombales et des reliques, le travail de la transmission, fausse immobilité, permanence dynamique, faite de murs que l’on abat, de monuments que l’on déplace, que l’on rebâtit pierre à pierre, à l’identique, ou que l’on réinvente, donnant le neuf pour de l’ancien, assignant plus ou moins arbitrairement un lieu à un souvenir[21].

Le texte mis entre guillemets par Proust ne peut donc pas être considéré comme une citation textuelle, pas même « presque textuelle », d’Augustin Thierry. C’est un énoncé insituable, qui fait signe vers l’historien, mais hésite entre plusieurs attributions : on peut y voir, comme le fait Richard, une reformulation du texte des Récits des temps mérovingiens, telle qu’on pourrait la lire dans « un quelconque et éventuel Guide de Combray[22] », le considérer dès lors comme un pastiche de la littérature grise des livres d’érudition locale ou des guides touristique ; comme on peut, aussi bien, voir en lui ce que le texte d’Augustin Thierry est devenu dans la mémoire du narrateur ou encore dans celle de Proust. L’écart entre le texte de « Combray » et celui que l’on peut lire dans les Récits des temps mérovingiens peut être volontaire ou accidentel, un effet de pastiche ou une simple citation de mémoire, à livre fermé, d’un livre qui a fait figure, un temps, de livre de chevet, un livre aimé entre tous, de ceux que l’on finit, selon l’expression consacrée, par connaître par coeur. La forgerie, un pastiche de la prose des Guides Joanne ou des Baedeker, semble l’hypothèse la plus probable du moment où Proust omet de citer Thierry mais également de nommer la princesse mérovingienne, désignée par une périphrase qui ne peut guère que nous égarer, non seulement parce que peu de lecteurs sont susceptibles de se reconnaître dans le labyrinthe des liens de parenté de la première dynastie des rois de France, mais surtout parce que la périphrase est inexacte, puisqu’elle manque sa cible : Galeswinthe n’est pas, en effet, la petite-fille de Sigebert mais sa belle-fille. Il est hautement improbable que Proust ne se souvienne pas du nom de Galeswinthe, bien connu du public cultivé des années 1900, et qu’un amoureux d’Augustin Thierry ne saurait avoir oublié. Jean-Pierre Richard va même jusqu’à suggérer que la douceur du nom de Galeswinthe a probablement joué un rôle dans le choix de faire de Saint-Hilaire un sanctuaire édifié autour du tombeau de la reine, lieu de pèlerinage peu à peu oublié, délaissé, relique reléguée à l’état de curiosité dans les ténèbres de la crypte[23].

On découvre donc, au centre de Combray, envers obscur, un peu inquiétant, de ce petit monde des enfances, un nom absent, volontairement occulté, comme est absent le nom de celui qui s’adresse à nous, qui nous enveloppe pendant des milliers de pages dans les étagements de ses phrases. Le nom de Galeswinthe s’est perdu ou absenté dans ces détours buissonnants de la transmission qui rendent incertaines les attributions, la nomination et l’assignation d’un souvenir à un lieu, et qu’emblématise l’incise — « dit-on » — introduisant la citation : le texte mis entre guillemets est associé à Augustin Thierry mais on le chercherait en vain dans les Récits des temps mérovingiens ; il s’agit d’une paraphrase de Thierry, ou d’une citation libre, quelque chose, somme toute, comme la manifestation exemplaire du caractère incertain des souvenirs de lecture, l’évocation inassignable d’un récit qui n’appartient, de toute façon, à personne, qui nous vient des origines, porté jusqu’à nous par le rebond incessant, éminemment imprévisible, de la tradition[24]. Le texte d’Augustin Thierry lui-même, s’il est de toute évidence la source de Proust, n’est jamais que la reformulation du récit premier de Grégoire de Tours, dans lequel figure déjà cette métamorphose de la pierre en une « matière molle », qui préside à l’ensemble des pages consacrées, dans « Combray », à l’église Saint-Hilaire.

De Proust à Catherine Colomb, la survivance de la forme

La lampe de Galeswinthe joue, on l’a dit, quelque trente ans plus tard, un rôle de premier plan dans l’oeuvre de Catherine Colomb. Celle-ci, d’une grande originalité, évoque tout à la fois le modernisme de Proust et de Virginia Woolf et les expérimentations formelles du Nouveau roman. Dans le monde de Catherine Colomb, « chacun meurt plus de fois que ne l’enregistre l’état civil[25] ». Le temps, faiblement vectorisé, neutralise les catégories traditionnelles de la poétique. Ce sont des livres qui n’ont, à proprement parler, ni commencement, ni milieu, ni fin. Les événements reviennent plusieurs fois, éclairés chaque fois un peu différemment, certains d’entre eux avec la régularité obsessionnelle des traumatismes. Ainsi, par exemple, la chute de l’oncle Adolphe, fait l’objet, pendant trois générations, de récits d’avertissement, qui se transmettent de mère en fille. Dans cet univers bourgeois, l’événement prend, de fait, la forme privilégiée de l’accident domestique, sans que cela n’empêche toutefois les romans de s’ouvrir sur les ailleurs, sur la multiplicité des temps et des lieux, par la grâce d’un art de paysagiste, qui touche par éclats au plus haut lyrisme, ou de procédés authentiquement épiques comme ces formules récurrentes dans lesquelles Gustave Roud voit « une sorte de longue épithète inoubliable qui s’apparente à la fois à celles d’Homère et au leitmotiv wagnérien[26] ». De tels romans, qui étendent aux dimensions d’un monde une culture familiale, ont besoin d’aèdes, de répertoires vivants, d’hommes ou de femmes-mémoire, pour assurer leur cohésion, pour entretenir, par leurs récits, leurs ruminations ou la dérive de leurs rêveries, le souvenir des disparus, l’éclat des événements fondateurs. C’est Louise qui joue ce rôle dans Châteaux en enfance. Elle est rarement nommée ainsi, mais bien plutôt par l’un de ses deux surnoms, la Balsamine ou Galeswinthe, qui l’inscrivent sur la scène élargie du lyrisme et de l’épopée. Son destin sera celui du dernier des Mohicans. Il lui reviendra de survivre à l’englobant qui lui tient lieu de structure de monde. Elle sera la dernière à entretenir en elle le souvenir de l’oncle Alphonse, de Jenny, qui s’appelle peut-être bien Sophie — comment en être certaine ? — : « Alphonse tombant au ralenti, Jenny — ou Sophie ? — qui brodait sur un fin canevas un sapin vert et rose, la jeune morte aux roses blanches, qui jusque-là avaient gravité dans le ciel des hommes à certaines saisons, s’éloignèrent avec elle à une vitesse d’étoiles[27]. »

Nous n’avons longtemps su que peu de choses des lectures de Catherine Colomb, réticente aux confidences, dont la vie fut celle d’une maîtresse de maison, une vie vécue à l’écart des milieux littéraires et rien moins que publique. La nouvelle édition des oeuvres complètes lève partiellement le voile en révélant de larges extraits de sa correspondance avec lady Ottoline Morrell, amie intime de Bertrand Russell, proche d’écrivains comme Aldous Huxley ou de T. S. Eliot, et des membres du Bloomsbury Group. Colomb avait passé l’été 1913 en Angleterre chez lady Morrell, qui lui avait offert de remplacer, pour la durée de l’été, la gouvernante de sa fille. Les deux femmes restèrent liées, la plus âgée s’appliquant à encourager la vocation littéraire de la plus jeune. Catherine Colomb, qui vient de découvrir Proust, probablement sur les conseils de sa correspondante, fait part à lady Morrell de ses premières impressions de lecture : « Cette semaine, enfin, j’ai pu lire les deux premiers Proust que jusqu’ici je n’avais eu que fugitivement dans les mains. Je savais que je l’aimerais tant que je ne voulais le lire que lorsqu’il serait à moi. Il est encore plus admirable que mon rêve ! Quelle profondeur, et surtout quelle précision dans les termes pour décrire les choses les plus obscures ! Quelles images, non pas lyriques ou colorées seulement, mais exactement adaptées à l’objet qu’il leur compare ! Tous les autres écrivains — par exemple et surtout Anatole France — sont superficiels à côté de lui, de pauvres mares à moitié desséchées à côté de l’océan[28]. »

On ne pourra sans doute jamais établir si l’usage que Catherine Colomb fait de la reine mérovingienne dans Châteaux en enfance est médiatisé ou non par le souvenir des pages proustiennes. On sait que la princesse goth est pour elle, comme il l’était pour Proust, un souvenir d’enfance. Elle avait lu le récit d’Augustin Thierry dans La Chrestomathie française[29] d’Alexandre Vinet[30], un recueil de morceaux choisis très populaire en Suisse. Le recours à Proust est parfaitement inutile si l’on veut déterminer quelle est la source du motif récurrent, à valeur de leitmotiv, de la lampe de cuivre dans Châteaux en enfance. C’est un détour superflu et même oiseux, car reposant sur des considérations hypothétiques. Et pourtant, il est tout sauf exclu que Proust soit à l’origine de la présence de Galeswinthe dans ce roman, au sens où il est tout à fait possible que la lecture de Du côté de chez Swann, dont on a vu à quel point elle a fait date dans la vie de Catherine Colomb, ait réactivé le souvenir des pages d’Augustin Thierry, qu’elle lui ait donné une résonance nouvelle. Ce type de relations médiatisées, d’influence double ou même triple, échappe généralement à la prise philologique, aux démarches sourcières, du simple fait qu’elles sont rarement documentées et demeurent presque toujours à l’état d’hypothèse. C’est pourtant de ces mises en relation entrecroisées qu’est faite la vie de la mémoire.

Il est frappant, quoi qu’il en soit, que deux grands romanciers de la mémoire aient fait, à trois décennies de distance, de la lampe de Galeswinthe, pour l’un un attribut, pour l’autre une figure de ce qui est tout à la fois le sujet et la forme de leur oeuvre. Un attribut chez Colomb, celui qui constitue Louise en une mémoire vivante, qui fait d’elle la gardienne des souvenirs. Une figure chez Proust, la matrice d’où procède la Madeleine, ce Sésame qui ouvre au héros la porte enchantée de la mémoire involontaire. Les deux écrivains en ont usé avec le souvenir de Galeswinthe de manières radicalement différentes : Proust en effaçant le nom de la reine, en le gardant secret, coeur obscur et comme clandestin de Combray, Colomb en l’érigeant en une espèce d’épithète homérique, en une manière de refrain de persévérant retour. Cette rencontre invite à se demander ce qui dans la légende a pu si durablement retenir les deux romanciers pour qu’ils fassent l’un et l’autre de la lampe de Galeswinthe un enjeu. Il n’est pas indifférent, de toute évidence, que le miracle magnifie l’une des métaphores les plus anciennes, les plus insistantes, de la faculté mémorielle : l’empreinte. Il convoque tout un imaginaire du fossile comme survivance de la forme, comme miracle d’une mort dont l’enveloppement préserve les apparences de la vie. Il fait fond, en outre, sur le pathétique des destins brisés, des vies en bouton qui n’auront pas eu le temps de fleurir, injustices que la littérature s’est depuis toujours donné pour fonction de réparer, en attribuant à ces existences inachevées la chance d’une seconde vie, plus durable que la première.

L’histoire de la petite princesse goth, longuement développée, qui prend la forme d’une sorte de roman enchâssé, est l’un des sommets dramatiques des Récits des temps mérovingiens. L’historien consacre plusieurs pages à l’angoisse de la jeune fille à l’annonce qu’il lui faudra quitter l’Espagne pour rejoindre, de l’autre côté des Pyrénées, un roi dont la réputation est celle d’un Barbe-Bleue. Elle refuse de quitter sa mère, à laquelle l’attache un amour filial passionné, qui n’est pas sans évoquer celui du narrateur de La recherche pour la sienne ou l’attachement de Mme de Sévigné pour sa fille. Elle demande, comme dans un conte, délai de grâce sur délai de grâce, et c’est avec le pressentiment de sa mort prochaine, qui trouve son expression la plus pathétique dans une scène d’adieu mémorable, à la frontière des royaumes goth et franc et dont on retrouve l’écho dans les grandes scènes de séparation d’À la recherche du temps perdu, qu’elle obéit enfin à l’injonction paternelle. Avant de devenir la victime d’un Barbe-Bleue mérovingien, Galeswinthe s’impose à la mémoire des lecteurs d’Augustin Thierry comme l’emblème de l’esprit qui se cabre contre l’idée de la séparation :

Une longue file de cavaliers, de voitures et de chariots de bagage, traversa les rues de Tolède, et se dirigea vers la porte du nord. Le roi suivit à cheval le cortège de sa fille jusqu’à un pont jeté sur le Tage, à quelque distance de la ville ; mais la reine ne put se résoudre à retourner si vite et voulut aller au-delà. Quittant son propre char, elle s’assit auprès de Galeswinthe, et, d’étape en étape, de journée en journée, elle se laissa entraîner à plus de cent milles de distance. Chaque jour elle disait : C’est jusque-là que je veux aller, et, parvenue à ce terme, elle passait outre. […] Il fallut se résigner à une séparation inévitable, et de nouvelles scènes de tendresse, mais plus calmes, eurent lieu entre la mère et la fille. La reine exprima, en paroles douces, sa tristesse et ses craintes maternelles : « Sois heureuse, dit-elle ; mais j’ai peur pour toi ; prends garde, ma fille, prends bien garde… » À ces mots, qui s’accordaient trop bien avec ses propres pressentiments, Galeswinthe pleura et répondit : « Dieu le veut, il faut que je me soumette » ; et la triste séparation s’accomplit[31].

Combray a donc pour omphalos ou pour medietas orbis cette « valve », en laquelle le texte suggère de voir une figura de la Petite Madeleine, une trace, semblable à celle que laisse un fossile dans la pierre, comme celles autour desquelles bien des sanctuaires ont été construits : empreintes du pied du Christ, pierre bénie par le repos de Marie… Explorer la nuit des origines à la lueur d’une bougie, celle que tiennent le bien nommé Théodore (« Don de Dieu ») ou sa soeur, revient à rencontrer le souvenir d’une lampe miraculeuse, dont la lumière serait comme infusée dans l’église Saint-Hilaire de Combray, l’entretenant ainsi dans un beau temps perpétuel, la dotant de cette qualité de « fondu » qui la définit comme « un espace à quatre dimensions ». C’est, aussi bien, reconnaître, imprimée dans la pierre, la forme du sexe féminin, que le narrateur compare, dans La prisonnière, aux valves d’un coquillage : « [S]on ventre [celui d’Albertine] (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait, à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu[32]. » L’empreinte renvoie au ventre matriciel, et, par-delà la petite princesse de Tolède, à la figure de la mère du narrateur, dont l’amour qu’il lui porte, ensauvagé par le sentiment de culpabilité, mêlé de pitié et de sadisme, pour reprendre les termes de la lettre à Edmond Jaloux, ne cesse de la reconnaître dans des figures de mères ou d’épouses profanées comme Geneviève de Brabant, comme l’épouse de Barbe-Bleue ou, en amont de La recherche, comme Mme van Blarenberghe, la victime du fait divers rapporté dans « Sentiments filiaux d’un parricide[33] ».

La cérémonie du coucher, qui donne à l’ouverture de La recherche son cadre dramatique, rejoue l’éternel drame de la séparation dont la petite princesse de Tolède est une figure mémorable. Plus important encore pour notre propos, le centre secret de « Combray » est désigné par une citation non attribuée, qui renvoie, sans lui être textuellement fidèle, à l’une des lectures formatrices de Proust, à l’un de ses « écrivains préférés ». Que Proust exhibe cette infidélité, qu’il la mette en scène, qu’il la thématise, en la transposant poétiquement dans cette qualité paradoxale qui fait des pierres de l’église des pierres « molles », comme entraînées dans un mouvement de légère dérive, nous invite à considérer qu’il fait, en toute conscience, du souvenir de lecture, des enjeux du souvenir vague que l’on conserve d’un roman, l’un des foyers de La recherche.

Les lecteurs du Temps retrouvé apprennent, par une lettre de Gilberte[34], que la bataille de Méséglise, qui a duré huit mois, a entraîné la destruction de Combray, qui, dès lors, n’existe plus que dans le souvenir du narrateur et dans celui des lecteurs de La recherche. Charlus déplore, quelques pages plus loin, que l’église de Combray ait été « détruite par les Français et par les Anglais parce qu’elle servait d’observatoire aux Allemands[35] ». En déplaçant Combray de Beauce en Champagne, d’une édition à l’autre de Du côté de chez Swann, de celle de 1913 à celle de 1919, Proust s’est ménagé la possibilité d’en anéantir les pseudo-traces matérielles, celles que les lecteurs-pèlerins aiment tant à aller reconnaître sur les lieux supposés de la fiction. Et pourtant, la translation de Combray en Champagne[36], puis sa destruction pendant les combats de la Grande Guerre, n’ont pas empêché l’invention d’un lieu de pèlerinage littéraire[37], pas plus qu’ils n’ont empêché Illiers de prendre le nom de Combray, nom de fiction que la petite ville s’est donné à elle-même en 1971. On achète des Petites Madeleines dans les pâtisseries d’Illiers-Combray, mais personne ne pourra vous montrer, et pour cause, dans la crypte de l’église, la « profonde valve » censée conserver le souvenir de Galeswinthe. Celle-ci demande, pour être vue, à la lumière de la bougie de Théodore, un autre type de pèlerinage, un pèlerinage qui échappe aux dangers du fétichisme ou de l’idolâtrie[38], un pèlerinage qui serait quelque chose comme une adoration perpétuelle, et qui donnerait à la mémoire vague du roman une forme de stabilité, un pèlerinage qui s’accomplirait dans cette fréquentation mémorieuse que le narrateur appelle de ses voeux, aux dernières pages de La recherche, quand il envisage le destin de l’oeuvre dont il vient de publier les premiers volumes : « Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d’ensemble, ou si cela resterait — comme un monument druidique au sommet d’une île — quelque chose d’infréquenté à jamais[39]. »