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Dans l’« Avertissement » et la « Postface » de la trilogie romanesque Les lois de l’hospitalité[1], Pierre Klossowski déploie le thème de la mémoire pour définir « l’expérience initiale » (LH, p. 333) à l’origine de la fiction. Klossowski a concentré dans ce paratexte extrêmement dense la matière d’un essai à part entière qui n’a pas vu le jour, laissé à l’état de feuillets manuscrits ou dactylographiés, bientôt supplanté par Nietzsche et le cercle vicieux[2]. Nous appellerons « Du signe unique » cet essai virtuel qui redouble la trilogie romanesque d’un discours théorique[3]. Le livre publié lui-même, Les lois de l’hospitalité, constitue une expérience de mémoire spécifique, dans la mesure où il répète et réordonne trois livres antérieurs, sous les titres suivants : La révocation de l’Édit de Nantes, Roberte, ce soir et Le souffleur ou un théâtre de la société[4]. Le devenir-souvenir du roman — de la trilogie romanesque — apparaît ici, non pas comme un effet de lecture, mais comme une opération d’écriture et de réflexion théorique, de la part de l’auteur lui-même. Un examen attentif du texte et des avant-textes permet d’entrapercevoir le processus génétique par lequel l’auteur inscrit son récit fictionnel dans une nouvelle dimension temporelle. Différence et répétition président à cette opération[5]. La plus grande différence réside dans les fragments qui ne constituent pas des avant-textes, mais qui présentent des réflexions inédites, intriquant parfois théorie et fiction, alors que le texte publié tend à les séparer de manière hermétique[6]. Le parcours que l’on va suivre à travers l’« Avertissement », la « Postface », les avant-textes et les fragments inédits montrera comment la mémoire de l’auteur, au sens psychologique et biographique, est récusée par la pensée (re)créatrice. Néanmoins, la réflexion théorique laisse entrevoir une autre forme, ou d’autres formes de mémoire, qui affleurent à plusieurs moments de la réflexion et qu’il conviendra de cerner progressivement, parce qu’elles ne sont pas identifiées de manière explicite sous un concept unique. C’est à ce prix qu’on pourra envisager, en conclusion, la possibilité d’une communication et d’un devenir-souvenir du roman dans l’esprit du lecteur.

Dans l’« Avertissement »

Dans l’« Avertissement », la mémoire apparaît d’emblée de manière négative, comme devant faire l’objet, dans le processus de création, d’une soustraction : « [J]’ai tenté ici de retrancher la mémoire, le souvenir, le capital du coeur et des sens » (LH, p. 7). Il s’agit de réduire l’expérience à la seule dimension de la pensée et de réorganiser cette pensée autour d’un « signe unique », le nom de Roberte : « [U]ne telle préoccupation demeurait insoutenable sans une substitution des signes aux souvenirs et aux sens » (LH, p. 7). La sémiologie (de l’univers fictionnel) remplace la psychologie (de l’expérience vécue). L’influence du contexte théorique contemporain semble évidente[7]. Toutefois, la démarche klossowskienne ne se situe pas sur le plan scientifique. Les signes en question sont les éléments, non pas d’une sémiologie descriptive mais d’une « sémiotique pulsionnelle », que Klossowski décrira chez Nietzsche[8]. Ce sont les tableaux vivants mettant en scène le personnage de Roberte, qui jalonnent les trois épisodes de la fiction et qui sont, avant d’être l’objet d’un récit ou d’un dessin, les événements d’une activité mentale glissant du fantasme à la théorie et à la création, sans solution de continuité. La mémoire personnelle, quoique récusée fortement, n’est donc pas exclue au profit de la seule matérialité du texte — ou du dessin.

Un espace codifié, des « sémaphores » remplacent le paysage accidenté, autobiographique et, pour ainsi dire, romantique de la mémoire, « les vides, les précipices, les ténèbres qui forment toujours les paysages crépusculaires du passé et d’expériences vécues » (LH, p. 7). L’image visuelle, maritime ou ferroviaire[9], du « sémaphore », ainsi que les mots de « système », « outillage » (dans le manuscrit « appareil[10] ») accentuent l’idée de signe, dans son caractère artificiel et schématique. Un tableau de Klee semble recouvrir un Caspar David Friedrich. Paradoxalement, l’obscurité et les creux du paysage suggèrent l’oubli plutôt que la mémoire. Faut-il comprendre l’oubli et le souvenir comme deux composantes du même phénomène, alors que le signe unique se déploie « hors du temps » (LH, p. 8) ? Comme par magie, la mémoire est « escamotée » (LH, p. 8). Le manuscrit va plus loin ici que le texte publié : la pensée « escamotant la mémoire pour rester dans une seule dimension, — se voyait contrainte à signifier[11] également cet escamotage, à le représenter par un signe » (DSU, f. 112). Comme nous le verrons plus loin d’après un fragment inédit, ce signe pourrait être le nom des personnages, décalé par rapport à leur modèle biographique : Roberte est le deuxième prénom de l’épouse de l’auteur ; K., une abréviation transparente mais éliminant les lettres du nom comme autant de souvenirs effacés, à l’exception de la lettre initiale. Dès lors, la mémoire personnelle est vécue sur le mode de la hantise : « [D]ès que je quittais la scène de cette comédie mentale, aussitôt m’envahissait la mémoire avec autant de sensations que de fantômes de corps, de spectres que d’appréhensions » (LH, p. 9). Elle n’est plus garante de l’identité psychologique et sociale ; associée aux émotions qui tiraillent le sujet, elle est plus évanescente que la fiction.

Il faut revenir à la première mention de la mémoire pour souligner la dimension économique de cette expérience, qui sera développée et généralisée dans La monnaie vivante[12]. La mémoire est caractérisée d’abord, nous l’avons vu, comme le « capital du coeur et des sens » (LH, p. 7). Le texte de l’« Avertissement » commence ainsi et se termine par la même affirmation : « L’élimination de la mémoire par le signe unique, ce gel du capital des sens et du coeur » (LH, p. 10). Pour comprendre la dimension économique de cette expérience, il faut tenir compte du fait que la pensée créatrice est ici une pensée du couple[13]. Le signe unique contrevient à l’économie de l’espèce, dans la mesure où la finalité du couple dans la fiction n’est plus la reproduction. Les enfants, « selon le code quotidien, sont le corollaire du couple » (LH, p. 8). Lorsque, par inadvertance pour ainsi dire, ils s’invitent dans la fiction, produits « fortuits qu’il […] arriv[e] [au couple] de mettre au monde » (LH, p. 8), ils sont « un tribut payé aux désignations quotidiennes » (LH, p. 8), la norme sociale étant définie ici comme norme linguistique. Il leur revient dès lors, alors que le couple s’est « constitu[é] hors du temps, hors du jours, hors de la nuit » (LH, p. 8), de supporter « à eux seuls la mémoire, l’espérance, le chagrin » (LH, p. 8). Le dérèglement de l’économie dans la fiction implique un télescopage des temporalités et des générations. Les enfants assument la mémoire des parents et « figurent ainsi le rachat d’une pensée, morte dans le signe unique, le reflet aussi du monde céleste sur la terre » (LH, p. 8), entre culpabilité et innocence, héritage émotionnel et — mystérieusement — préfiguration anagogique. Loin de jouer un rôle mineur ou « fortuit » (LH, p. 8) au sens ordinaire, l’enfance occupe une place croissante dans la fiction : dès l’incipit de Roberte, ce soir, Antoine, le neveu de Roberte et Octave, apparaît comme le narrateur principal, dont l’éducation préoccupe ses oncle et tante, comme dans La révocation de l’Édit de Nantes ; Jérôme, le fils de Roberte et Théodore, est également l’objet des préoccupations constantes des époux dans Le souffleur ; il se dédouble, comme ses parents, en la personne du « fils des K. » (LH, p. 255) avant que l’« Épilogue » vaudevillesque ne mette en scène « une troupe d’enfants », qui « envahit l’appartement » du narrateur (LH, p. 327). Roberte, leur mère, énumère leurs pères respectifs (LH, p. 327-329) comme si la démultiplication du couple, à travers la pratique des « lois de l’hospitalité », avait donné lieu à une progéniture aussi nombreuse que les expériences vécues : « — Avec tous ces enfants, mes amis, chacun de vous m’a donné un témoignage de sa propre façon de me sentir, et de me comprendre ! Et voici que tout ce monde va grandir autour de moi et prolonger le souvenir des heures fortuites vécues dans la nécessité ! Restons fidèles au fortuit ! » (LH, p. 330).

Dans la « Postface »

Au contraire de l’« Avertissement », qui se situe dans le présent ou dans un passé suffisamment proche et actif pour être toujours présent — en termes linguistiques, dans un accompli du présent —, la « Postface » ancre le discours théorique dans un passé révolu. Elle se présente comme une expérience de mémoire à double titre : « Au sortir d’une période où je fus ramené trois fois de suite au même thème dont résultèrent trois variations, le phénomène de la pensée me revient, tel qu’il s’était produit, avec ses hausses, ses chutes et ses absences, lorsqu’un jour, ayant cherché à relater quelques circonstances de ma vie, il m’arriva d’être bientôt réduit à un signe » (LH, p. 333). L’auteur se souvient, si l’on peut dire, de l’expérience à l’origine du « signe unique ». Il situe cette expérience dans le cadre d’une tentative autobiographique avortée. Ce sont donc deux formes de mémoire différentes qui sont esquissées ici. La première, déjà analysée et mise à distance dans l’« Avertissement », peut se définir comme une mémoire autobiographique, ou tout aussi bien comme une manière de vivre avec la mémoire : « Comment vivre ? Consentir à développer des idées, à décrire des scènes, à faire parler des personnages, se référant au monde, à ma vie… » (LH, p. 333) La seconde est décrite par d’autres mots, plus précisément des verbes comme le « revenir » de la première phrase, ou telle périphrase : « [R]econnaître de nouveau l’intensité première » (LH, p. 334). Ce serait le retour de l’intensité elle-même, définie ici comme « l’intensité dont usait le signe à l’égard de ma mémoire, jusqu’à la rendre superflue » (LH, p. 334). Mais cette intensité n’est pas temporelle. C’est l’image de « l’immobile circuit » qui s’impose. Dans le manuscrit, Klossowski a d’abord écrit « l’étrange flèche » qui peut évoquer le temps, avant de lui ajouter, avec un point d’interrogation, puis de lui substituer, l’expression définitive : « [J]e ne réfléchissais plus à rien, ni non plus n’avais point de souvenir, ma mémoire disparaissant aussitôt, — et je retrouvai, ou plutôt se reformait l’étrange flèche <ou l’immobile> circuit ? » (DSU, f. 164). Notons que « l’intensité première » qui fait retour dans le signe unique n’est pas compatible avec l’écriture[14]. D’abord, elle interrompt la continuité de l’écriture autobiographique. Ensuite, elle est chargée de souvenirs par les « variations sur le même thème » que sont les textes fictionnels de la trilogie. Le signe qui la désigne devient ainsi un « contenu d’émotions thésaurisées » (LH, p. 334), trésor de la mémoire mais aussi accumulation capitalistique qui entrave l’efficacité du signe.

Le nom de Roberte doit son efficacité à son caractère abstrait. Contrairement à celui d’un « personnage historique », il ne sollicite la mémoire que d’une seule personne, celle de l’auteur : « elle n’avait aucune histoire en dehors de ma mémoire » (DSU, f. 1). Chez l’auteur même, pour que le nom, dans certaines circonstances, donne lieu à une « histoire », il faut qu’un geste, une situation ou une parole soit isolée : « [L]’oubli de ce qui précède ou de ce qui va suivre » est nécessaire (LH, p. 335), c’est-à-dire l’oubli de ce qui précède ou de ce qui suit dans la mémoire. Ce qui est donc nié, ce n’est pas le souvenir en tant que tel — le souvenir ponctuel, discontinu, jouant un rôle privilégié, même s’il n’est pas désigné comme souvenir —, mais la séquence, l’enchaînement des faits restitués par la mémoire, avec une continuité illusoire. Cette réflexion se rattache plus largement à une critique de l’identité du sujet : « Ce n’est qu’en tant que destin de quelqu’un que la pensée se définit comme mémoire et comme oubli, comme attention ou comme distraction » (LH, p. 336). L’histoire linéaire et nécessaire du sujet identique à lui-même, recréée par la mémoire, est niée au profit d’un instant privilégié qui déclenche un tableau ou un récit fictionnel. La mémoire n’est qu’un « résidu de désignations quotidiennes », tandis que l’oubli permet « la cohérence de la pensée avec elle-même » (LH, p. 340). La mémoire est passive, la pensée est active (DSU, f. 139). Le signe unique « libère la pensée du contexte quotidien de la réalité continue » (DSU, f. 37). Il supprime la mémoire mais donc aussi le monde. Le délire, la folie guettent l’auteur, prisonnier d’une alternative, ou plutôt refusant de choisir entre les deux termes d’une alternative : la folie ou le monde, la connaissance ou la mémoire (LH, p. 346).

C’est parmi les corrections manuscrites d’une dactylographie correspondant à ce passage de la « Postface » qu’une note marginale, entourée par l’auteur, suggère une autre image de la mémoire : « <le signe me sous-venant ?> le signe se souvenant pour moi » (DSU, f. 65)[15]. La correction est significative, car elle suggère une dépersonnalisation de la mémoire. Le sujet devient l’objet d’un phénomène mnémonique déterminé par une pensée extérieure, qui se souvient pour lui, à sa place, ou plutôt qui le fait souvenir. Selon Slaven Waelti[16], le verbe « sous-venir » est un néologisme klossowskien que l’on trouve dans la préface au Gai savoir[17] et qui sera brièvement développé dans une note de la traduction du Nietzsche de Heidegger[18]. Chez Heidegger, il s’agit de l’Être qui « sous-vient ». L’inspiration du « signe unique » peut être recherchée directement chez Nietzsche et dans le commentaire du fragment 341 du Gai savoir consacré à l’Éternel retour. Dans cette expérience extatique, selon Klossowski, l’oubli permet d’accéder à l’éternité, au sens où la vie répétée à l’identique n’est pas remémorée par le sujet, mais se remémore à lui, par-delà l’oubli : « [L]e moi ne pourra pas davantage se souvenir non seulement de l’avoir vécue déjà, mais encore de l’avoir voulue alors que l’éternité même de cette vie va lui sous-venir[19] ». C’est une mémoire en quelque sorte inconsciente qui agit ici et qui fait de soi-même un autre, à rebours de toute croyance dans un sujet identique à lui-même, où le souvenir vole au secours de l’identité menacée par l’oubli. Dans une étude sur Proust, largement inédite de son vivant, Klossowski compare implicitement cette expérience à celle de la mémoire involontaire : « [L]a vraie révélation de la création proustienne […] attire constamment l’attention sur cette pluralité ignorée de notre individu, ignorance telle que notre culture, nos institutions, ont contribué à l’entretenir — à partir d’une morale de l’identité une fois pour toutes[20] ». Dans cette interprétation de la mémoire proustienne, la fameuse réminiscence, loin de répéter le passé à l’identique, introduit une différence, évoquant le passé tel qu’il n’a jamais été vécu[21].

Dans les fragments inédits

Dans une note manuscrite où il définit son projet pour l’« Avertissement » ou la « Postface » des Lois de l’hospitalité et qui commence significativement ainsi : « Donner la matrice de mes livres sans tomber dans les termes psychologiques[22] » (DSU, f. 167), Klossowski appelle « signes » les tableaux vivants qui composent la fiction : Roberte et Vittorio, Roberte et les collégiens, Roberte au passage Choiseul, etc. Le mot « tableaux » est même biffé au profit du mot « signes ». La réflexion qui amènera à isoler le signe unique ne semble pas encore aboutie à ce moment de la rédaction. Klossowski nie que toute l’histoire de Roberte soit contenue dans chaque signe : le signe exclut l’histoire comme relevant de la mémoire. Mais il définit celui-ci comme « un instant de la mémoire suspendue » (DSU, f. 167). Une addition marginale précise que « le signe occupe le vide laissé dans la mémoire » et que « l’oubli même peut prendre l’aspect du signe : (K p. ex.) » (DSU, f. 167). « K. » est l’avatar de l’auteur dans Le souffleur, au même titre qu’Octave dans Roberte, ce soir et La révocation de l’Édit de Nantes, mais de manière sensiblement différente puisqu’il rivalise avec Théodore, autre avatar dans le dernier épisode de la fiction. Théodore est le narrateur paranoïaque qui croit que K. a usurpé son identité, s’est approprié sa femme et son oeuvre. K. représenterait l’oubli de soi, extériorisé sous la forme d’un signe. La paranoïa de l’auteur lui-même s’attache au thème récurrent de la « conspiration du silence », définie dans un feuillet comme un « signe » qui exprime initialement l’attitude de Roberte puis celle du public. Cette conspiration a pour cible le langage, la pensée de l’écrivain et son « système de signes supplantant la mémoire[23] » (DSU, f. 115). La suppression de la mémoire est la source d’un conflit avec le monde extérieur qui évolue, dans la fiction, en délire. Loin d’occulter totalement la mémoire, elle concentre son énergie et la libère par à-coups, d’autant plus intensément. L’auteur réagit ainsi : « [A]vec toute l’hystérie de la <ma> mémoire que le signe avait opprimée avec toutes les désignations quotidiennes[24] » (DSU, f. 102).

Dans un feuillet divisé par un trait horizontal en deux parties, un résumé du propos théorique et une explication du Souffleur coexistent (DSU, f. 18)[25]. D’une part, une équation est posée entre « Disparition de la mémoire et apparition du signe (R) ». D’autre part, la folie de Théodore, incapable de circonscrire l’identité de sa femme, s’explique « du fait que le signe se substitue à sa mémoire (au vécu) » ; « le signe R se substitue à l’identité de R. qui relève de la mémoire de K. s’imaginant être Théodore ». Dans le même temps, le « passé <imaginaire> de Roberte (Valentine) veuve de Rodin remplace la mémoire le passé comme authentique de Roberte ». Cette dernière notation évoque les chapitres vii et xi du Souffleur, où Roberte est présentée par le personnage de Guy comme la veuve d’un horrible collaborateur, criminel de guerre. Le nom de Rodin fait allusion, non pas au sculpteur, mais plus certainement au bourreau chirurgien dans Justine de Sade. Ce passé doublement fictionnel inverse la réalité biographique[26]. Avec un humour démoniaque, la mémoire se transforme en cauchemar, aux résonances à la fois personnelles et historiques.

Une réflexion d’apparence générale apporte un autre éclairage sur le rôle paradoxal de la mémoire dans la création klossowskienne. C’est l’un des rares passages de cet ensemble qui aborde la question de l’érotisme : « Il est dans la nature même de la re-présentation “érotique” de substituer le signe à la fonction du souvenir[27] » (DSU, f. 126). Le jeu de mots qui consiste à détacher le préfixe par un tiret — comme dans « sous-venir » — suggère déjà la double nature, mnémonique et dramatique, de la représentation de l’acte sexuel. Le désir est alors stimulé par des objets fantomatiques qui évoquent quelque chose d’absent, de passé, de manière indéfinie. L’espace où ils apparaissent est littéralement hanté. La pensée qui se déploie dans un tel espace « sort de la mémoire », elle évoque non pas des « faits révolus », mais le « révolu lui-même », comme un passé impersonnel qui fait vaciller le sujet.

Par ailleurs, une « perspective de la mémoire », celle du lecteur, est dénoncée comme illusion, à propos de la succession des signes, comprenons les différents tableaux, qui naissent de l’imagination de l’auteur (DSU, f. 4)[28]. Chacun est doté d’une « intégralité aussi parfaite que le seul nom de Roberte », mais le commentateur ou le lecteur est tenté d’y voir, « par paresse », un développement ou un récit cohérent. Un autre passage développe le même propos, placé sous l’égide de Nietzsche (nommé en marge) et récusant implicitement Bergson[29] : les « <faits se succèdent> sans “signification” aucune, mais par un enchaînement et dans une discontinuité absolue[30] » (DSU, f. 148). L’intensité de la pensée dépend de cette discontinuité. Tout effort intellectuel qui interprète les faits pour reconstituer leur enchaînement logique et rétrospectif supprime l’intensité. Klossowski se démarque à la fois de Nietzsche et de Freud dans la mesure où la pensée, telle qu’il l’a décrite, « ne suppose ni conscience ni inconscience » au sens de ces deux penseurs (DSU, f. 38)[31]. Les objets de la pensée ne se rangent pas dans l’une ou l’autre des deux catégories. Ce sont les variations d’intensité de la pensée qui opèrent la distinction en faisant sortir, ou rentrer, le sujet dans les limites de sa propre conscience et de sa propre mémoire[32]. Selon Klossowski, « nous ne sommes limités non par notre corps non par <ici par notre mémoire> qui ne rend compte que des limites de notre attention[33] » (DSU, f. 50). Le corps et l’attention rendent la mémoire utile en la limitant, en empêchant le passé pur de submerger la conscience, dirait Bergson. Le signe unique libère les variations d’intensité qui transforment la conscience en non-conscience, la mémoire en sous-venir. Ce dédoublement de la mémoire est plus nettement affirmé au terme d’un fragment où Klossowski répond à l’objection supposée selon laquelle le signe « ne serait qu’une idée fixe[34] » (DSU, f. 39). Il répond en invoquant de nouveau la notion d’intensité : « Est-ce là un sursaut de la mémoire que nous avons de nous-même qui <nous> précipite notre pensée dans tel signe, sur cela même qui supprimera notre mémoire, une fois que la pensée se sera désignée par ce signe ? » Dans l’expérience du signe unique, la pensée n’est plus subjective, mais l’intensité reste une affection du sujet. Finalement, une autre mémoire est esquissée, dans le texte même de fiction : « Par lui-même le signe donne lieu à un énoncé de l’événement ou de l’objet, sans nulle référence au monde ni au souvenir du monde, puisque le lieu donné aux énoncés tient ici lieu de monde, donc de la mémoire[35] » (DSU, f. 47). Il s’agit bien là d’une mémoire, ou d’un équivalent de la mémoire, que le lecteur est susceptible d’habiter, au même titre que l’auteur.

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La question se pose finalement de savoir si le lecteur est capable d’inscrire son expérience du livre dans une telle perspective, de suspendre les effets réducteurs de la mémoire narrative pour faire sien un univers fictionnel aussi singulier. Il semble que le livre lui-même se charge de tenir à distance un lecteur qui n’en serait pas capable. La composition de la trilogie romanesque empêche toute rationalisation du récit, par la discontinuité des tableaux, des noms de personnages, des plans narratifs et des genres adoptés[36]. À partir de ce constat, deux types de lecteurs peuvent être envisagés ici. L’un produirait un sous-venir personnel du roman, l’autre, un sous-venir historique.

L’un ressemblerait à l’individu qui possède son propre « signe unique », décrit dans la « Postface » et, de manière plus développée, dans l’avant-texte[37]. Le « dialogue de sourds » qu’il provoque (LH, p. 343) pourrait être, paradoxalement, le modèle d’une lecture fidèle : la singularité du lecteur s’identifierait ou se substituerait à celle de l’auteur, sans recourir à une mémoire commune qui réduirait la singularité de chacun.

L’autre lecteur s’introduirait dans les interstices de la mémoire historique qui ponctue différentes scènes du roman. Ainsi, Pierre Pachet éclaire le personnage rocambolesque de Vittorio par une référence à l’évêque criminel de guerre Matthias Defregger, référence pertinente au plan historique, quoique anachronique au plan de l’écriture[38]. Un tel lecteur contribue à mettre au jour le « fantastique » qui s’insère « dans notre existence », « la rançon cachée de notre condition d’individus », ou encore « ce que chacun renonce à être pour se limiter à soi-même[39] », rejoignant, par un autre chemin, l’expérience décrite par l’auteur.