Corps de l’article

Le langage de la décentralisation a été appliqué au fonctionnement de l’Église catholique dès le lendemain du concile Vatican II, quand il s’est agi de mettre en oeuvre la doctrine de la « collégialité » épiscopale approuvée par le Concile. Le but recherché était d’obtenir une « décentralisation » de la prise de décision par rapport à « Rome » (le pape ou la Curie romaine) au profit d’une concertation plus autonome des évêques au plan d’une région ecclésiastique, notamment à travers les conférences épiscopales (Caprile 1970 [Synode romain de 1969]). De nombreuses concertations entre évêques se sont développées au plan régional ou universel (Synode des évêques), mais ces dernières n’avaient pas de pouvoir délibératif, à part les quelques compétences propres aux conférences épiscopales, la possibilité pour celles-ci d’exercer leur magistère sans recognitio romaine requérant l’unanimité des membres évêques depuis la Lettre apostolique Apostolos suos de 1998, ou les deux tiers au moins des suffrages des prélats appartenant à la conférence avec voix délibérative moyennant recognitio romaine (voir Christus Dominus 38, 4)[1]. Plus récemment, en 2007, le motu proprio Summorum Pontificum a limité le rôle de moderator liturgiae de chaque évêque dans son diocèse (a fortiori des conférences épiscopales) en l’obligeant d’accéder à la demande de tout groupe d’une certaine importance souhaitant célébrer selon le Missel romain de 1962, et même de lui fournir un prêtre pour ce type de célébration…

Depuis son élection en 2013, le pape François a exprimé à plusieurs reprises son souhait qu’il y ait plus de synodalité dans la vie de l’Église catholique et une décentralisation de son fonctionnement, au niveau universel notamment. « Il n’est pas opportun que le Pape remplace les Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de progresser dans une “décentralisation” salutaire » (Evangelii Gaudium 16). On comprend le sens d’une telle affirmation, qui s’inscrit dans la ligne de la subsidiarité en Église (Komonchak, 1988, 391-447)[2] : c’est la responsabilité de l’épiscopat local d’exercer son ministère de discernement dans l’Église locale ou le regroupement (régional) d’Églises qui lui est confié ; il n’y a pas de raison et il n’est pas souhaitable que le pape, évêque de l’Église locale de Rome (appartenant à une autre région ecclésiastique), intervienne, sauf raison exceptionnelle — au nom de son ministère universel de communion et moyennant l’accord des autres évêques — dans cette Église locale ou « régionale », ou qu’il se substitue à l’épiscopat local.

La phrase d’Evangelii Gaudium citée plus haut envisage positivement une plus grande synodalité dans l’Église, entendue, notamment, comme une plus grande autonomie et plus de collégialité des épiscopats locaux et régionaux. Dans cette perspective, il me semble qu’il vaudrait mieux éviter le langage ou la métaphore de la décentralisation. Celle-ci induit nécessairement qu’il y a un seul « centre » dans l’Église. Il serait déjà plus correct et nuancé de reconnaître l’existence de plusieurs « centres », certes d’importance diverse, dans l’Église : il n’y a pas que le « centre » primatial de la communion universelle, il y a aussi des « centres » primatiaux (patriarcaux, métropolitains, archiépiscopaux…) de communion régionale. De plus, l’idée de centre doit également être précisée. Si elle a une simple signification « géographique » ou « pratique », elle peut désigner de manière neutre la « primauté » (régionale) d’une Église (originellement d’une grande ville ou métropole, « centre d’unité ») et de son évêque au service de la communion de ses Églises suffragantes, mais le mot induit nécessairement la possibilité d’une centralisation par rapport à celles-ci. En ecclésiologie (de communion), il est souhaitable que les relations entre un primat et ses évêques suffragants soient pensées et vécues sur le mode de la stricte réciprocité et — idéalement — de l’unanimité de décision à l’image de la communion trinitaire — selon le canon 34 des Apôtres — tout en sauvegardant la fonction propre du primat[3] à l’image de la taxis trinitaire, dans laquelle le Père est premier sans qu’il y ait pour autant inégalité ontologique entre les trois Personnes divines. Analogiquement, la primauté épiscopale (ecclésiale) ne repose évidemment pas sur une différence sacramentelle entre l’évêque-primat et ses évêques suffragants, ni même sur sa supériorité juridictionnelle par rapport à ceux-ci, sauf l’autorité de juridiction qui lui est reconnue par les évêques de sa région et la tradition conciliaire au bénéfice de la vive communion des Églises de cette région et la glorification du Dieu trine.

Aussi me semble-t-il plus approprié d’éviter le vocabulaire de la décentralisation et de penser, et surtout de pratiquer, la synodalité ou conciliarité (communion)[4] aux différents « échelons » de la vie ecclésiale. Théologiquement et pratiquement, il s’agit de commencer par la communion qu’est l’Église locale diocésaine elle-même, avant de considérer la communion de celle-ci avec d’autres Églises locales diocésaines dans une région ou province ecclésiastique donnée, et d’envisager ensuite la communion de cette Église « régionale » avec le reste de l’Église entière, où l’Église locale diocésaine de Rome exerce un rôle qui lui est reconnu ab antiquo au service de la communion ecclésiale universelle. Plutôt que de parler de décentralisation, il serait plus juste de parler d’une communion ecclésiale qui s’étend « horizontalement » et se déploie de proche en proche jusqu’aux confins du monde, au sein et au service de laquelle le siège romain joue un rôle de « promoteur », de critère et d’arbitre. Cette communion ecclésiale se déploie à partir de la célébration eucharistique présidée ou assurée par l’évêque diocésain, en se reconnaissant dans les célébrations eucharistiques présidées par les autres évêques diocésains, à commencer par les voisins les plus proches en raison même de l’irréductible spatio-temporalité ou territorialité inhérente à l’être humain et à l’être ecclésial au sein de l’histoire. Chaque Église locale présidée par un évêque a tout ce qu’il faut pour être pleinement l’Église du Christ en un lieu, dans la mesure où elle veille à être en communion avec les autres Églises locales épiscopales. L’évêque d’une Église locale n’a pas besoin de recevoir des facultés concédées par Rome. En bonne théologie de l’Église qui « se réalise en un lieu » (Legrand 1983), cette Église locale, présidée par un évêque en communion avec les autres évêques, a déjà tout ce dont elle a besoin pour être Église : elle n’a donc pas à faire l’objet ou à bénéficier d’une décentralisation. Cette manière de penser à partir d’un centre engendre des effets problématiques pour une authentique théologie de l’Église locale, pleinement Église du Christ en un lieu (CD 11, al. 1), et de l’Église entière comme communion d’Églises locales. La communion ecclésiale doit être pensée à partir des différentes Églises locales, et non à partir d’un « centre » romain, étant entendu que l’Église locale de Rome jouit d’un ministère particulier au service de la communion universelle.

1. Église locale diocésaine

Tout d’abord, un changement de mentalité théologique et pratique, et donc une éducation en ce sens, s’avère nécessaire auprès de l’ensemble des fidèles catholiques. L’imaginaire catholique est spontanément universaliste, voire centré sur Rome, le Siège apostolique étant facilement confondu avec l’Église entière ou universelle. Au lieu de penser spontanément l’Église sur un plan universel ou mondial, voire « romano-centrique », il s’agirait de l’envisager d’abord comme Église locale (diocésaine)[5], voire régionale (un ensemble d’Églises locales d’une même région, d’une certaine homogénéité culturelle), ou du moins de l’envisager à la fois comme Église locale et comme Église entière ; l’Église locale étant l’Église à laquelle on appartient concrètement et à travers laquelle on appartient simultanément à l’Église entière. Autrement dit, plutôt que de partir (abstraitement) du « centre » romain — qui est externe et parfois lointain —, on penserait et vivrait ainsi la communion ecclésiale d’abord au plan local (là où l’on vit concrètement), puis de proche en proche jusqu’à l’Église entière, sans pour autant remettre en question le ministère de communion universelle exercé par l’Église locale de Rome, et donc son évêque. La communion ecclésiale ne peut se vivre seulement, ni même d’abord, de manière abstraite au niveau universel ; elle doit se vivre aussi, et même d’abord, d’un point de vue anthropologique, psychologique, sociologique…, au plan local, dans son milieu de vie immédiat.

Si elle reste universaliste à bien des égards, l’ecclésiologie du concile Vatican II énonce aussi en plusieurs passages une conception, ressourcée à l’Écriture sainte et dans le christianisme ancien, de l’Église locale, pleinement Église du Christ en un lieu, en communion avec les autres Églises locales. Il n’est pas inutile de revenir encore à ces points d’ancrage conciliaires d’une ecclésiologie de communion, largement déployée dans la théologie postérieure (Tillard 1987, 1992 et 1995), et d’en montrer les implications pour une autre figure et un autre fonctionnement de l’Église catholique. Commençons par rappeler cette magnifique vision liturgique et eucharistique de l’Église locale, communion ordonnée, telle qu’elle est exposée par la Constitution sur la liturgie de Vatican II (SC 41) :

L’évêque doit être considéré comme le grand prêtre (sacerdos magnus) de son troupeau ; la vie chrétienne de ses fidèles découle et dépend de lui en quelque manière (quodammodo).

C’est pourquoi tous doivent accorder la plus grande estime à la vie liturgique du diocèse autour de l’évêque (vitam liturgicam dioeceseos circa Episcopum), surtout dans l’église cathédrale ; ils doivent être persuadés que la principale manifestation de l’Église (praecipuam manifestationem Ecclesiae) consiste dans la participation plénière et active de tout le saint peuple de Dieu (in plenaria et actuosa partcipatione totius plebis sanctae Dei), aux mêmes célébrations liturgiques, surtout dans la même Eucharistie, dans une seule prière, auprès de l’autel unique (ad unum altare) où préside l’évêque entouré de son presbyterium et de ses ministres (cui praeest Episcopus a suo presbyterio et ministris circumdatus)[6].

La principale manifestation de l’Église, de sa communion, est liturgique, surtout eucharistique : c’est la participation plénière et active de tout le saint peuple de Dieu diocésain (dans la diversité de ses charismes et ministères) à l’eucharistie présidée par l’évêque. Cette assemblée eucharistique diocésaine est le paradigme et la matrice de toute autre assemblée de fidèles, de toute forme de synode (Famerée 2018, 448-452). Comme à tous les niveaux de la vie ecclésiale, cette communion eucharistique diocésaine ordonnée et diversifiée appelle une « traduction » institutionnelle qui soit à la hauteur, même si aucune institution dans l’histoire ne pourra jamais exprimer adéquatement l’être mystérique ecclésial : non seulement des conseils (paroissiaux, pastoraux, presbytéraux diocésains…), mais une institution synodale permettant à tous les fidèles de prendre part effectivement à l’élaboration des décisions (decision-making) qui concernent les orientations pastorales fondamentales d’un diocèse, l’ultime prise de décision (decision-taking) revenant à l’évêque en sa qualité de pasteur-président et successeur des Apôtres dans son Église locale. Selon le droit canonique actuel, quelle est l’assemblée représentant le mieux, sur un plan institutionnel et juridique, l’assemblée eucharistique diocésaine ? C’est le synode diocésain, décrit comme « la réunion des délégués des prêtres et des autres fidèles de l’Église particulière qui apportent leur concours à l’Évêque diocésain pour le bien de la communauté diocésaine tout entière » (CIC 1983, can. 460). S’il correspond bien à la communauté eucharistique ordonnée que « toutes les questions proposées [soient] soumises à la libre discussion des membres dans les sessions du synode » et qu’en même temps l’évêque diocésain joue son rôle pastoral propre d’« unique législateur », il semble néanmoins insatisfaisant que les autres membres du synode ne jouissent que d’une « voix consultative » (voto tantummodo consultivo). Sans rien retirer au ministère propre de l’évêque, ne serait-il pas possible d’inventer des processus qui expriment davantage l’association de tous à l’élaboration des décisions synodales ? Bien qu’il soit hors de question de contraindre (positivement) l’évêque dans sa prise de décision par le biais d’un vote majoritaire, pourrait-on envisager une majorité (négative) de veto ou de blocage qui peut empêcher ou suspendre (temporairement du moins) telle ou telle orientation synodale, de sorte que les décisions ne puissent être prises de manière solitaire ou autoritaire, mais qu’elles soient à nouveau soumises à une délibération communautaire plus approfondie en vue d’atteindre la plus grande unanimité possible dans l’Esprit Saint ?

Chaque Église locale étant une assemblée eucharistique (ou du moins une communion d’assemblées eucharistiques célébrées en union avec l’évêque), « en laquelle est vraiment présente et agissante l’Église du Christ, une, sainte, catholique et apostolique » selon les termes du Décret conciliaire sur la charge pastorale des évêques (CD 11, al. 1), elle aspire par sa nature à la communion eucharistique avec les autres Églises locales. Tel est le fondement sacramentel d’une communion plus large que le diocèse, à l’échelle d’une région ecclésiastique et, au-delà, de l’Église entière.

2. Regroupements régionaux d’Églises locales

Ainsi, dans la logique de communion sacramentelle en extension et développement[7], des regroupements régionaux d’Églises locales sont-ils pleinement légitimes et manifestent-ils la conciliarité ou synodalité ecclésiale à l’échelle régionale. Un passage de la Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium de Vatican II fonde particulièrement bien cette perspective d’« Églises régionales » ayant une identité propre (liturgique, théologique…) (Ndongala Maduku 1999) :

La divine Providence a voulu (Divina autem Providentia factum est) que les Églises diverses établies en divers lieux par les apôtres et leurs successeurs se rassemblent au cours des temps en plusieurs groupes organiquement réunis (in plures coaluerint coetus, organice coniunctos), qui, sans préjudice pour l’unité de la foi et pour l’unique constitution divine de l’Église universelle, jouissent de leur propre discipline, de leur propre usage liturgique, de leur patrimoine théologique et spirituel. Certaines, parmi elles, notamment les antiques Églises patriarcales, jouèrent le rôle de « matrices » de la foi en engendrant d’autres Églises, comme leurs filles (quasi filias), avec lesquelles, jusqu’à aujourd’hui, un lien plus étroit de charité les relie dans la vie sacramentelle (arctiore vinculo caritatis in vita sacramentali) et dans le respect mutuel des droits et des devoirs. Cette variété des Églises locales montre avec plus d’éclat, par leur convergence dans l’unité (in unum conspirans), la catholicité de l’Église indivise. De même (Simili ratione), les Conférences épiscopales (Coetus Episcopales) peuvent, aujourd’hui, contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial (collegialis affectus) se réalise concrètement.

LG 23, al. 4

Les rassemblements régionaux (patriarcaux notamment) d’Églises locales advenus au cours de l’histoire sont qualifiés de « providentiels » au sens fort, répondant au dessein de Dieu pour son Église (en termes juridiques, ils seraient dits au moins de « droit ecclésiastique avec un fondement dans le droit divin »). Ce lien plus étroit de charité entre Églises voisines regroupées régionalement doit pouvoir s’exprimer, s’effectuer, se renouveler et se renforcer. Habituellement, une telle communion doit être alimentée et exprimée par des rencontres et des échanges entre Églises locales dans leur ensemble, mais aussi d’une manière particulièrement engageante par la concertation ou la collégialité des pasteurs à la tête de ces Églises locales — l’un d’entre eux, dans chaque région, exerçant une primauté de service et de coordination. Selon le droit canonique actuel, cette collégialité des évêques d’une région s’exerce et s’exprime, à des degrés divers, à travers les conciles particuliers et les réunions des conférences épiscopales, sur lesquels nous allons revenir. L’idéal trinitaire de collégialité entre un primat et ses « suffragants » est exprimé par le canon 34 des Apôtres du ive siècle :

Les évêques de chaque nation (ethnous) doivent connaître le primat (prôton) parmi eux et le considérer comme [leur] chef, et ne faire rien de plus (péritton) sans l’avis (gnômès) de celui-là ; mais que chacun fasse cela seul qui concerne son district (paroikia) et les campagnes du ressort de celui-ci. Mais que [le primat] non plus ne fasse rien sans l’avis (gnômès) de tous. Car ainsi il y aura concorde (homonoia), et Dieu sera glorifié, par le Fils, dans le Saint-Esprit

Sources chrétiennes 336, 284-285[8]

Ce qui frappe ici, c’est la stricte réciprocité attendue entre un archevêque-métropolite et ses évêques suffragants : ces derniers ne feront rien sans l’accord du primat, celui-ci ne faisant rien non plus sans l’accord de tous. La concorde ecclésiale à la gloire de la Trinité, ou la glorification de celle-ci dans et par la communion ecclésiale, est à ce prix. Tel est l’idéal à poursuivre, jamais parfaitement réalisé dans l’histoire humaine. Il est néanmoins de la responsabilité de l’Église de créer des institutions qui traduisent et promeuvent le mieux possible cet idéal trinitaire. Aussi les normes régissant actuellement les conférences épiscopales et les conciles particuliers devraient-elles être adaptées en ce sens.

Commençons par les formes moins fréquentes et plus solennelles de cette collégialité régionale : les conciles particuliers, pléniers ou provinciaux (CIC 1983, can. 439-446). Regardons plus particulièrement le concile plénier, « c’est-à-dire celui qui réunit toutes les Églises particulières d’une même conférence des Évêques » : il « sera célébré, chaque fois qu’il paraîtra nécessaire ou utile à cette conférence, avec l’approbation du Siège apostolique » (can. 439). En quoi cette approbation (préalable) du Siège apostolique est-elle nécessaire quand il s’agit de l’expression et de la mise en oeuvre d’une communion ou collégialité régionale ? Cette communion d’Églises locales à l’échelon régional n’est-elle pas une pleine communion ecclésiale basée sur la même foi et la même eucharistie (les mêmes sacrements), dans la mesure, certes, où elle veille à rester en communion avec le reste de l’Église, et singulièrement l’Église locale de Rome ? Mais la vérification de cette communion universelle se fera à travers la (non) réception des décisions du concile plénier par les Églises qui n’y étaient pas présentes. Faire de la recognitio romaine un préalable à la promulgation des décrets conciliaires (can. 446), comme faire de l’approbation romaine de la convocation d’un tel concile (ou de l’élection de son président parmi les évêques diocésains, voir can. 441) une condition préalable de celui-ci, indique, pour le coup, une Église centralisée à Rome. L’ecclésiologie sous-jacente est universaliste. Sa porte d’entrée ou son point de vue premier est (abstraitement) le tout de l’Église, assimilé au Siège apostolique, au lieu d’honorer (concrètement) la plénitude ecclésiale de chaque Église locale, pleinement Église du Christ en un lieu.

Une autre adaptation canonique devrait être faite en ce qui concerne les membres de droit du concile particulier ayant « droit de suffrage délibératif ». Actuellement, il s’agit des évêques diocésains, des évêques coadjuteurs et auxiliaires, ainsi que d’« autres Évêques titulaires qui assument dans le territoire une charge particulière confiée par le Siège Apostolique ou par la conférence des Évêques » (can. 443). Est-ce cohérent avec une ecclésiologie de la communion des Églises locales ? Qu’est-ce qu’un évêque qui n’est pas à la tête d’une Église locale (réelle, concrète) ? L’évêque, par définition, ne doit-il pas être à la tête d’une Église locale, exerçant sa vigilance pastorale au sein de celle-ci, pour qu’elle reste fidèle à la foi reçue des Apôtres, et représentant celle-ci (sa foi apostolique) auprès des autres Églises locales (et vice-versa), de manière à la maintenir dans la communion (contemporaine) de toutes les Églises locales, singulièrement celle de Rome ? Dès lors, des évêques (purement) titulaires, n’ayant aucunement la charge d’une Église locale, qui représenteraient-ils dans un concile particulier ? Pourquoi devraient-ils avoir un droit de vote délibératif comme les évêques diocésains ? Pour les évêques coadjuteurs et auxiliaires, cela est plus compréhensible, car ils sont attachés, en union avec l’évêque diocésain, à un même siège et associés à la supervision (épiscopè) pastorale de l’Église diocésaine. Il faudrait dès lors qu’au moment de la nomination, les évêques coadjuteurs et auxiliaires soient explicitement donnés au siège de l’évêque diocésain en place et cessent de se voir attribuer un évêché fictif (Legrand 1983, 174).

Observons ensuite les conférences épiscopales (can. 447-459). De nouveau, pour une ecclésiologie de la communio Ecclesiarum localium, il est étonnant qu’il soit réservé à l’Autorité suprême de l’Église (d’habitude le Siège apostolique, beaucoup plus rarement un concile général de l’Église catholique) le droit « d’ériger, de supprimer ou de modifier les conférences des Évêques » (can. 449, §1). Cela ne pourrait-il pas se faire à une échelle régionale ou continentale, avec l’accord de l’archevêque-primat concerné et des conférences épiscopales voisines ? Pourquoi faut-il recourir préalablement à la décision du Siège apostolique ? Le Codex de 1983 reste dans une perspective centralisatrice et universaliste. Il en va de même pour les conciles particuliers. Est-il normal que soient membres de plein droit des conférences épiscopales (éventuellement avec vote délibératif, voir can. 454, §2), outre les évêques diocésains, coadjuteurs et auxiliaires, « les autres Évêques titulaires chargés dans le même territoire d’une fonction particulière qui leur a été confiée par le Siège Apostolique ou par la conférence des Évêques », mais pas d’une Église locale comme telle ?

En conformité avec la décision de Vatican II (CD 38, 4), la conférence épiscopale « ne peut porter de décrets généraux que pour les affaires dans lesquelles le droit universel l’a prescrit » ou qu’à la suite d’une décision particulière du Siège apostolique ; pour être « validement portés en assemblée plénière », ces décrets « doivent être rendus à la majorité des deux tiers au moins des suffrages des Prélats membres de la conférence ayant voix délibérative » et doivent ensuite « avoir été reconnus (recognita) par le Siège Apostolique » en vue de leur entrée en vigueur (can. 455, §1-2). Cette même règle est appliquée par Apostolos suos 22 (et IV, Art. 1) aux déclarations doctrinales d’une conférence épiscopale. Apostolos suos ajoute une règle alternative : si les déclarations doctrinales sont approuvées à l’unanimité des membres évêques de la conférence[9], elles constituent un magistère authentique et peuvent être publiées au nom de la conférence elle-même, sans recognitio romaine préalable.

De nouveau, pour la cohérence d’une ecclésiologie de communio Ecclesiarum, on devrait adapter la norme, en substance comme suit : les décisions de la conférence épiscopale obligeront juridiquement, pourvu qu’elles aient été prises légitimement et qu’elles aient recueilli au moins les deux tiers des suffrages des évêques résidentiels (en ce compris les coadjuteurs et auxiliaires attachés à un siège), et qu’elles aient été « reçues » par les conférences épiscopales voisines et « reconnues » par le Siège apostolique. La « réception » par les conférences voisines (dans un premier temps avant le reste de l’Église) me paraît essentielle dans une logique territoriale et une perspective de communion « horizontale » ou « latérale » de proche en proche (et pas seulement avec le Siège romain). Cette « réception » serait à entendre comme une prise de connaissance des décisions et un accueil positif de celles-ci dans la communion. Quant à la « reconnaissance » romaine, elle signifierait la même réciprocité fraternelle, mais conférerait un sceau particulier, venant de l’Église qui veille à la communion de toutes les Églises dans la foi apostolique ; cette recognitio redéfinie, à la différence d’une approbation, n’impliquerait pas une autorisation stricte de la décision, mais exprimerait plutôt un « non-désaccord », un « nihil obstat » (rien, dans cette décision de la conférence, ne menace la communio Ecclesiarum) (Famerée 1992, 350-352), et donc une simple confirmation formelle[10].

Quant aux cas prescrits par le droit universel pour lesquels une conférence épiscopale peut porter des décrets généraux, ils ne se révèlent pas très significatifs, puisque la tâche de la conférence se réduit souvent à la réglementation d’affaires tout à fait délimitées ou au choix entre des possibilités déjà définies par le Code lui-même (Feliciani 1988, 41-42). Déjà en 1985, dans la perspective même d’un regroupement d’Églises locales au sein de conférences épiscopales (dont la réalité ecclésiale propre est à reconnaître théologiquement et canoniquement) et au nom de la nécessaire « régionalité » d’une authentique inculturation de l’Évangile, le Groupe des Dombes souhaitait qu’à l’avenir les conférences épiscopales « puissent devenir des pôles réels d’initiative dans la vie de l’Église ». Pour ce faire, il demandait l’élargissement de leur domaine de compétence, afin « que leurs décisions, sauf celles qui intéressent immédiatement le bien commun de l’Église universelle, n’aient plus besoin d’être confirmées par le Saint-Siège » et « que les actuelles Assemblées continentales d’évêques reçoivent, avec une reconnaissance canonique, un large domaine de compétence en ce qui concerne l’organisation des Églises, la nomination des évêques, la liturgie[11], la catéchèse, etc. ». Ceci aurait pour conséquence la constitution « de “grandes Églises” continentales, qui seraient des formes renouvelées et adaptées des patriarcats anciens » (Groupe des Dombes 1985, no 141 et 144)[12].

Et pourtant, en 1998, la lettre apostolique du pape Jean-Paul II, Apostolos suos (no 22 et IV, art. 1), n’est pas venue rendre plus facile la possibilité d’un enseignement d’une conférence épiscopale comme telle, qui la lierait tout entière :

Étant présupposé que le magistère authentique des évêques, c’est-à-dire celui qu’ils exercent revêtus de l’autorité du Christ, doit toujours être en communion avec le chef du Collège et avec ses membres [cf. LG 25 ; CJC, can. 753], si les déclarations doctrinales des Conférences épiscopales sont approuvées à l’unanimité, elles peuvent sans aucun doute être publiées au nom des Conférences elles-mêmes, et les fidèles sont tenus d’adhérer avec une révérence religieuse de l’esprit à ce magistère authentique de leurs évêques. Mais si cette unanimité n’a pas été obtenue, la seule majorité des évêques d’une Conférence ne peut publier une éventuelle déclaration comme magistère authentique de cette Conférence, auquel devraient adhérer tous les fidèles du territoire, à moins qu’elle n’ait obtenu la reconnaissance (recognitio) du Siège apostolique, qui ne la donnera pas si cette majorité n’est pas qualifiée.

Doc. cath., 2188, 757

L’exigence de l’unanimité (au lieu des deux tiers des voix prévus par CD 38, 4) pour la décision ou l’enseignement d’un corps épiscopal est en tout cas nouvelle et unique[13]. Même au concile Vatican II, l’unanimité n’était pas requise, seulement la majorité qualifiée des deux tiers, pour qu’un schéma conciliaire puisse devenir magistère conciliaire. Dans la ligne de tout ce qui précède, si l’on veut promouvoir le gouvernement et le magistère des conférences épiscopales (à l’échelle régionale notamment) et donc la communion (horizontale, de proximité) des Églises à tous les « niveaux » de la vie ecclésiale (à commencer par le « niveau » régional, et pas seulement au « niveau » universel[14]), la norme de l’unanimité des évêques ayant voix délibérative, nécessaire pour approuver une déclaration doctrinale d’une conférence épiscopale, devrait être révisée. Dans la même ligne, l’Église entière ou universelle se comprend (de proche en proche) comme une communion d’Églises régionales (ou patriarcales) où, à travers ces regroupements ecclésiaux, comme une communion d’Églises locales (diocésaines), l’Église locale de Rome (métropolitaine en Italie, patriarcale en Occident) y joue son rôle propre.

3. Église entière ou communio Ecclesiarum

Ici aussi, un texte conciliaire très important, sans doute encore insuffisamment reçu dans l’Église catholique, outre les enseignements déjà cités sur l’Église locale, fonde cette vision communionnelle de l’Église entière :

Les évêques sont, chacun, le principe et le fondement visibles de l’unité dans leurs Églises particulières, formées à l’image de l’Église universelle, dans lesquelles et à partir desquelles (in quibus et ex quibus) existe l’une et unique Église catholique. C’est pourquoi les évêques représentent chacun leur Église, et, tous ensemble avec le pape, représentent l’Église tout entière (totam) dans le lien de la paix, de l’amour et de l’unité

LG 23, al. 1[15]

Il existe donc une intériorité mutuelle ou une circumincession (périchorèse) entre Églises particulières (ou locales) et Église universelle (ou entière), à l’image de la Sainte Trinité, en laquelle il y a simultanéité de l’unité et de la trinité (ou diversité). Tel est le modèle et la source de l’Église : Ecclesia de Trinitate (cf. LG 2-4). C’est dans les Églises locales (concrètes, situées en un lieu), dont le type même est l’Église diocésaine en communion avec son évêque[16], et à partir d’elles qu’existe l’Église entière. L’Église entière n’est rien d’autre que la communion des Églises locales (ou régionales) ou que les Églises locales (ou régionales) en communion les unes avec les autres, et singulièrement avec l’Église locale de Rome, qui préside à cette communion et veille sur elle. Le rôle de l’Église locale de Rome est donc strictement interne à cette communion interecclésiale et à son service. L’Église locale de Rome n’est évidemment pas davantage Église que les autres Églises locales, même si elle a une responsabilité particulière, en tant qu’Église du martyre de Pierre et de Paul, pour le maintien de la communio Ecclesiarum dans la foi et la charité. Aussi cette autorité particulière ne peut-elle s’exercer que dans le cadre d’une vraie synodalité ou collégialité ecclésiale, par nécessité ontologique positive (non par décentralisation ou concession accordée aux autres Églises locales), car il y va de l’être même de l’unique Église, qui n’est rien d’autre qu’une communion d’Églises locales, d’Églises soeurs, chacune pleinement Église du Christ en un lieu (Famerée 2002, 37-39).

Dans cette dynamique positive de communion à tous les « niveaux » de la vie ecclésiale, le ministère de l’évêque de Rome, au nom de son Église locale, ne peut que s’exercer synodalement avec les autres évêques, eux-mêmes représentant chacun leur Église et tous ensemble avec le pape représentant l’Église tout entière.

À cette fin, le pape serait assisté, à l’image des patriarches orientaux, d’un Saint-Synode ou Conseil suprême permanent de l’Église universelle, qui serait composé de plusieurs évêques diocésains (nombre et proportions géographiques à déterminer) élus par l’ensemble de l’épiscopat catholique pour une durée limitée. Ces évêques seraient nécessairement à la tête d’Églises locales réelles et donc pourraient vraiment les représenter. Ils pourraient être réélus ou remplacés. Le Saint-Synode aurait un pouvoir délibératif et assisterait le pape, qui le préside, dans l’élaboration de décisions nécessaires pour l’Église catholique entière. Le pape prendrait ce type de décisions uniquement avec l’accord d’une large majorité de son Saint-Synode, idéalement avec le consentement unanime des membres de celui-ci agissant dans l’Esprit, selon le canon 34 des Apôtres, déjà cité. Ces décisions à portée universelle seraient rares[17] et concerneraient la discipline ecclésiastique ou des matières doctrinales quand la foi en tant que telle n’est pas en cause. Quand la foi est en cause, et pour les matières disciplinaires les plus importantes, un concile général de l’Église catholique devrait être convoqué. Toutes les questions ne requérant pas une identité universelle de vue seraient tranchées par les conciles particuliers ou les conférences épiscopales (Famerée 2008, 220-222).

Un tel Saint-Synode romain avait déjà été préconisé le 6 novembre 1963 au concile Vatican II par Maximos IV, avec l’accord de plusieurs Pères. Pour le patriarche antiochien des Melchites, ce synode devait être un groupe restreint d’évêques venant de partout dans le monde pour représenter leurs collègues dans la charge d’assister le pape dans le gouvernement général de l’Église. Il devait être un « vrai Sacré Collège de l’Église universelle », composé des patriarches résidentiels et apostoliques, des cardinaux-archevêques ou évêques résidentiels et d’évêques choisis parmi les conférences épiscopales de chaque pays. Quelques membres de ce Sacré Collège se succéderaient à tour de rôle pour être aux côtés du pape, qui a toujours le dernier mot ; ce serait le Conseil suprême permanent de l’Église universelle, exécutif et décisif, auquel la Curie romaine dans son ensemble serait soumise ; ce serait un centre par définition ouvert sur le monde entier et non fermé sur lui-même pour tout régenter (Acta Synodalia II/4, 516-519). Le synode romain des évêques institué par Paul VI le 15 septembre 1965 (motu proprio Apostolica sollicitudo) ne correspondait pas à cette attente : il était complètement subordonné au pape, dit permanent (perpetuum) par sa nature bien que ses assemblées ordinaires soient normalement triennales, consultatif à moins que le pape ne lui accorde une voix délibérative et ne ratifie ses décisions (AAS, 57, 775-780).

Conclusion

L’idée de cette contribution était d’attirer l’attention sur les effets ecclésiologiques problématiques du langage de la « décentralisation » — comme celui de la « subsidiarité » d’ailleurs. Dans une ecclésiologie conséquente de communion des Églises locales, soeurs égales en ecclésialité, on ne saurait partir d’un centre qui accorderait des droits ou des concessions à d’autres Églises, « décentraliser » en ce sens, mais on part bien plutôt des Églises locales, chacune pleinement Église du Christ en un lieu, « Églises-sujets » annonçant l’Évangile et célébrant l’Eucharistie (Legrand 1981, 149-184), dotées de tout ce dont elles ont besoin pour cela, car c’est en elles et à partir d’elles qu’existe l’une et unique Église catholique. La communion ecclésiale (avec ses expressions synodales) se vit au plan local, national, régional, continental (du plus proche au plus lointain), et pas seulement ni même d’abord « psychologiquement » et existentiellement[18], au plan universel. Il s’agit donc, pour l’Église catholique, de commencer par entreprendre une conversion mentale et d’apprendre à penser la communion aussi au plan local et régional, et pas seulement ni même d’abord au plan universel, en vue de véritablement mettre en oeuvre une ecclésiologie de la communio Ecclesiarum, celle-ci ne pouvant être au sens strict une communio hierarchica.