Corps de l’article

Introduction

L’intention de cet article est d’interroger ce qui se joue en termes de relation et de soutien pour des retraités qui ont récemment effectué une mobilité résidentielle. Celle-ci conduit souvent à un rapprochement vis-à-vis d’un proche et/ou d’une ressource territoriale (des commerces, une offre de soins, des aménités, etc.). Réciproquement, elle peut entraîner un éloignement à l’égard de quelqu’un ou de quelque chose. Ces évolutions qui s’imposent quand le nouveau domicile est éloigné du précédent s’avèrent aussi relativement fréquentes dans des mobilités de courtes distances.

En France, depuis les premiers travaux de Françoise Cribier (1979), la question de la mobilité des personnes dites « âgées » a été diversement traitée, sous des angles géographiques (migrations de retraite) (Bésingrand et Soumagne, 2006 ; Rougé, 2014), économiques (en lien avec le coût du logement, la transmission du patrimoine, etc.) (Bonnet et Gobillon, 2007), ou encore sociologiques pour dégager des logiques de mobilité, étudier des types d’habitats dédiés aux retraités (Charlot et Guffens, 2006) ou réfléchir aux conditions du maintien à domicile (Nowik et Thalineau, 2014). Notre contribution s’appuie ici sur l’enquête qualitative Ancrage et mobilité résidentielle à la retraite (AMARE) réalisée en 2015 et 2016 par un collectif de 15 chercheurs. Elle permet de réactualiser certaines connaissances relatives à la mobilité résidentielle en considérant comment les relations de sociabilité et de soutien se redéfinissent avec le rapprochement ou l’éloignement géographique à l’égard des proches (membres de la famille, amis, connaissances). En effet, la question du soutien dans la vieillesse a fait l’objet de nombreux travaux, que ce soit à travers l’étude des réseaux formels et informels des personnes âgées atteintes de problèmes de santé (Martel et Légaré, 2001 ; Davin et collab. 2009 ; Soullier et Weber, 2011), l’étude de l’aide et de l’entraide au sein des couples âgés (Renaut et collab. 2018) ou encore celle de la solitude et de l’isolement (De Jong Gierveld, 1998 ; Litwin, 2010 ; Campéon, 2011). Dans cet article, nous ne nous intéresserons pas à l’aide portée à un aîné en situation de perte d’autonomie, mais aux autres formes de soutien, non directement liées à l’état de santé. Nous examinerons d’ailleurs, lorsqu’elles se présentent, les aides mises en place avant même que le besoin de soutien face au déclin de l’état de santé ne se déclare. Nous nous interrogerons sur la relation entre parents âgés et enfants adultes indépendants, dont on sait qu’ils jouent un rôle central dans le soutien aux parents (Martel et Légaré, 2001 ; Davin et collab. 2009 ; Attias-Donfut et Litwin, 2015) et tenterons de voir comment les formes de soutien se mettent en place et s’organisent après une mobilité résidentielle. Dans quelle mesure les relations entre les générations sont-elles affectées par les mobilités résidentielles ? Un rapprochement à l’égard d’un proche s’accompagne-t-il de plus de solidarités ? Un éloignement géographique est-il synonyme d’une diminution des formes du soutien ? Et plus généralement, faut-il agir sur les distances pour agir sur les soutiens familiaux ? Nous souhaitons poser ces questions en tenant compte de la diversité des déménagements au cours de la retraite, que les déplacements soient de courte ou de longue distance, en considérant des hommes et des femmes socialement diversifiés, de toutes situations conjugales. Nous examinerons aussi les comportements selon l’âge, les relations que les personnes nouent avec leur habitat variant en effet en fonction de cette variable et contribuant aux conditions du vieillir (Membrado et Rouyer, 2013). En outre, les modes d’habiter différant en fonction des générations, nous pouvons raisonnablement faire l’hypothèse que les retraités nés après la Seconde Guerre mondiale, dont les trajectoires ont été caractérisées par des mobilités sociales et géographiques plus importantes que les générations précédentes (Bonvalet et Ogg, 2010), ont des attentes différentes de celles de leurs aînés à l’égard du lieu de résidence. Cette génération semble également être la première à affirmer une plus grande indépendance intergénérationnelle (Martel et Légaré, 2001 ; Hummel et Hugentobler, 2007).

DonnÉes et mÉthodes

Avant de présenter certains résultats de l’enquête AMARE, nous commencerons par rappeler quelques données relatives à la mobilité résidentielle des personnes à la retraite en France. Ensuite, nous montrerons que les relations aux autres membres de la famille (et notamment les relations entre ascendants et descendants) sont très souvent prises en compte dans les choix de mobilité à la retraite, même quand sa concrétisation ne conduit pas à un rapprochement géographique entre les protagonistes. Enfin, nous nous intéresserons à la question de l’accessibilité aux services et aux équipements collectifs, dont on connait l’importance dans la mobilité quotidienne des personnes âgées (Kaufmann et collab. 2004 ; Apparicio et Séguin, 2006 ; Lord et collab. 2017) et à la manière dont cette préoccupation peut intervenir dans le processus décisionnel de mobilité résidentielle puis lors de l’installation dans le nouvel environnement.

Pour ce faire, nous mobiliserons dans un premier temps les données des Enquêtes nationales logement (ENL), de 2006 et de 2013, de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) afin de dresser un bref cadrage du phénomène que représente la mobilité résidentielle durant la retraite. Ces données quantitatives permettent d’estimer un taux de mobilité après 55 ans (mobilité effective), d’approcher les mobilités potentielles après cet âge (désir de mobilité) mais aussi de renseigner sur les raisons poussant à cette mobilité, que cette dernière soit volontaire ou non. Cet article s’appuiera ensuite plus largement sur une analyse qualitative des parcours de vie de retraités identifiés comme mobiles ayant participé à l’enquête AMARE (Gallou et collab. 2019).

L’enquête AMARE est un projet de recherche réunissant 4 partenaires : la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), l’Unité mixte de recherche (UMR) 7324 CNRS Citeres, l’Institut national d’études démographiques (INED) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD). L’objectif principal de cette recherche qualitative est d’analyser la mobilité résidentielle d’hommes et de femmes récemment retraités ou installés dans la retraite depuis plus longtemps. Des entretiens semi-directifs ont été menés en 2016 avec 72 retraités du régime général (repérés dans les données administratives de la CNAV) ayant connu une mobilité résidentielle dans les 18 derniers mois, sur trois terrains d’études : l’Ile-de-France, l’Indre-et-Loire et l’île de La Réunion. Le guide d’entretien abordait tour à tour la situation familiale et conjugale des répondants, l’histoire résidentielle, le logement actuel, les raisons de la dernière mobilité, les relations au nouvel environnement (activités quotidiennes, relations sociales et solidarités), les éventuels projets de mobilité résidentielle et la perception du vieillissement. Les entretiens se sont généralement déroulés au domicile des retraités. D’une durée moyenne d’une heure et quinze minutes, ils ont été enregistrés après que le chercheur ait préalablement certifié la préservation de l’anonymat (tous les noms utilisés dans cet article sont fictifs) et recueilli le consentement éclairé des enquêtés. Les entretiens ont ensuite été intégralement retranscrits.

L’approche qualitative a donc été retenue afin de cerner les critères (objectifs ou subjectifs) susceptibles d’interférer dans les prises de décision de mobilité résidentielle. Cette approche offre des outils pour identifier les éléments intervenant de manière prépondérante sur la décision de changer de logement, en incluant les motifs liés au logement précédent (insalubrité, logement inadapté, etc.), les raisons liées à une évolution de l’état de santé, les aspects financiers et l’effet du marché du logement particulièrement tendu à partir du début des années 2000, mais aussi d’autres paramètres liés davantage à la sphère privée (rupture, veuvage, isolement, retour aux sources, soutien et solidarité), à la sortie du marché du travail (départ d’un logement de fonction, baisse des ressources) ou encore aux représentations sociales de la vieillesse (image des structures collectives). Cette démarche a permis de révéler toute la complexité des mécanismes de décision et d’affiner les logiques de mobilité à la retraite. Le corpus qualitatif recueilli met en lumière des processus que les données quantitatives ne permettent pas de voir, tout particulièrement sur les raisons du déménagement et le vécu de cette expérience, complétant ainsi les résultats soulevés par les statistiques exhaustives.

Déménager pendant la retraite en France : un événement d’intensité modérée, mais socialement contrasté

La mesure des mobilités résidentielles au cours du cycle de vie n’est pas une opération aisée. La qualité de l’information est liée au dispositif d’enregistrement et la comparaison des données bute parfois sur les périodes prises en compte ou sur les limites administratives (déménagements à l’intérieur d’une commune, entre communes, entre départements ou régions, etc.). Durant la retraite, la difficulté n’est pas moindre et les valeurs moyennes associées à la mobilité d’un groupe d’âge ont tendance à uniformiser les comportements.

En France, la question relative au lieu de résidence dans le recensement de la population permet de dénombrer des individus mobiles et non des mobilités[2]. Le recensement de 2007 indiquait que 18 % des personnes âgées de 55 à 64 ans et 15 % des personnes âgées de 80 ans et plus avaient effectué une mobilité résidentielle au cours des cinq dernières années. Plus récemment, sur une période de référence ramenée à l’année, les recensements rénovés de 2012 à 2016 comptabilisent moins de 5 % des personnes âgées de 60 à 65 ans ayant changé de domicile et 6 % des plus de 85 ans. La même source indique que la mobilité résidentielle en début de retraite entraîne plus souvent qu’à d’autres âges de la vie des changements de département ou de région (Commissariat général à l’égalité des territoires, 2019). Ces valeurs masquent néanmoins de fortes différences selon certaines variables (sexe, âge, milieu social, statut matrimonial, revenus, statut d’occupation du logement, etc.) et selon les lieux de départ. En effet, les mobilités sont beaucoup plus nombreuses au départ de l’Ile-de-France : lors de la retraite, un Francilien sur quatre quitte cette région (Godet et Mousli, 2008).

À côté du recensement de la population, l’ENL permet aussi d’aborder la mobilité résidentielle. La plus récente édition (2013) indique que la part des ménages ayant déménagé au moins une fois entre le 1er janvier 2009 et le 31 décembre 2013 décroît de moitié entre 60 et 75 ans (environ 13 % à 6 %) puis oscille autour de 5 à 6 % après 75 ans (graphique 1).

Graphique 1

Mobilité résidentielle effective et désir de mobilité après 55 ans

Mobilité résidentielle effective et désir de mobilité après 55 ans

Champ : 12644 ménages dont la personne de référence est âgée de 55 ans ou plus au 31 décembre 2013

Lecture : la courbe bleue représente la part d’individus âgés de 55 ans ou plus indiquant en 2013, lors de l’enquête par questionnaire, désirer changer de logement. La courbe orange indique la part de ménages enquêtés ayant déménagé au moins une fois entre le 1er janvier 2009 et le 31 décembre 2013.

Source : INSEE, ENL 2013

-> Voir la liste des figures

En distinguant la mobilité souhaitée de la mobilité réalisée, on relève que la mobilité résidentielle effective est inférieure aux souhaits de mobilité jusqu’à 80 ans, rappelant que l’analyse de la mobilité résidentielle n’est que la partie visible des situations susceptibles de motiver les changements de domicile[3]. Après 80 ans, l’aspiration à la mobilité (qui devient faible) équivaut à la mobilité effective[4]. Cette situation suggère que les individus les plus âgés préfèrent rester dans leur domicile et que ceux qui déménagent le font davantage par contrainte que par choix (Commissariat général à l’égalité des territoires, 2019).

Le choix de la stabilité résidentielle est donc majoritaire, les individus témoignant d’une « importante capacité d’adaptation à leur milieu de vie. En déjouant leurs limitations physiques ou cognitives et en contournant certaines barrières territoriales, ils arrivent à se maintenir dans un environnement familier » (Lord et Després, 2011 : 202). Les retraités préfèrent adapter leur quotidien, voire leur logement, afin d’y rester le plus longtemps possible plutôt que de s’imposer une mobilité résidentielle (Lord, 2011 ; Renaut et collab. 2012 ; Serfaty-Garzon, 2018). Pourquoi dès lors certains retraités déménagent-ils ? Qui sont donc ces retraités mobiles et à quelle logique répond leur déménagement ? Recherchent-ils un logement plus adapté à leur âge ou à l’évolution de la taille de leur ménage ? À un environnement répondant à de nouveaux besoins ? À se rapprocher de quelqu’un ? Les différentes ENL fournissent quelques éléments de réponse en interrogeant les raisons données par les individus.

Les enquêtés mobiles pour lesquels le déménagement récent ne fait pas suite à un logement provisoire, à une expulsion par le propriétaire ou encore à la démolition du logement, ont été interrogés sur les motifs de cette mobilité résidentielle. Si l’on regroupe les raisons proposées en thématiques globales (annexe 1), les caractéristiques du logement sont prédominantes (45 à 50 % des mentions, quelle que soit la tranche d’âge), suivies des raisons liées à la famille (qui constituent entre 20 et 30 % des réponses selon la tranche d’âge) puis des mobilités liées à l’état de santé (moins de 5 % avant 64 ans, près de 10 % entre 65 et 74 ans, 20 % pour les mobiles âgés de 75 ans et plus). Avec l’avancée en âge, et notamment après 65 ans, les motifs liés à un « rapprochement d’un proche », à l’obtention d’un « logement plus petit », ou encore à l’état de santé occupent une part de plus en plus importante dans la décision de mobilité. Il semble donc que l’on quitte son logement après 55 ans car il ne convient plus à une situation ou à un état qui a évolué (avancée en âge et dégradation ou anticipation face à l’état de santé mais aussi à la suite d’une rupture d’union).

Les graphiques 2 et 3 ci-dessous s’appuyant sur les ENL de 2006 et de 2013 présentent les évolutions des principaux motifs avancés par les mobiles ayant connu un déménagement entre 2002 et 2006 et entre 2009 et 2013 en fonction de l’âge et du sexe. Dans ces enquêtes sur les conditions de logement, la catégorie des raisons liées au logement domine tous les autres motifs avec 40 à 50 % de mentions parmi les principales causes de la mobilité résidentielle (question à réponses multiples). Si cette catégorie connaît pour la période 2002-2006 une orientation à la baisse avec l’âge, surtout après 75 ans (inversement à la montée du motif santé), la fréquence reste stable dans la vague 2009-2013.

Comme attendu, les problèmes de santé prennent de l’importance avec l’avancée en âge, surtout à partir de 70 ans, et ils sont mentionnés deux fois plus souvent comme motif de déménagement par les femmes répondantes que par les hommes entre 70 et 74 ans révolus.

Deux autres critères sont moins fréquemment évoqués : i) le rapprochement à l’égard de la famille, des amis ou d’une région d’origine, motif qui croît néanmoins avec l’âge (sauf pour les hommes pour lesquels la courbe est irrégulière), et ii) les mobilités relatives aux évènements familiaux, qui décroissent pour les hommes comme pour les femmes avec l’avancée en âge. Pour autant, si l’on cumule ces 2 derniers indicateurs, les arguments liés au parcours familial apparaissent comme un élément central dans la décision de mobilité résidentielle. Déménager pour se rapprocher d’un enfant était d’ailleurs la première raison de la mobilité entre 62 et 75 ans dans l’enquête réalisée par Christiane Delbès et Joëlle Gaymu (Delbès et Gaymu, 2003).

Graphique 2

Motifs évoqués par les personnes de 55 ans et plus ayant déménagé entre 2002 et 2006

Motifs évoqués par les personnes de 55 ans et plus ayant déménagé entre 2002 et 2006

Champ : ménages dont la personne de référence est âgée de 55 ans ou plus au 31 décembre 2006

Source : INSEE, ENL 2006

-> Voir la liste des figures

Graphique 3

Motifs évoqués par les personnes de 55 ans et plus ayant déménagé entre 2009 et 2013

Motifs évoqués par les personnes de 55 ans et plus ayant déménagé entre 2009 et 2013

Champ : ménages dont la personne de référence est âgée de 55 ans ou plus au 31 décembre 2013

Source : INSEE, ENL 2013

-> Voir la liste des figures

La variation des motifs évoqués par les individus selon l’âge et le sexe révèle que la mobilité résidentielle ne peut pas être analysée sans prendre en compte le vieillissement individuel et, réciproquement, sans que l’on s’interroge sur l’évolution des aspirations à l’égard du lieu de vie avec l’avancée en âge. Les mobilités résidentielles qui relèvent du vieillissement individuel (veuvage, maladie, dépendance) d’égo ou de ses proches n’ont pas grand-chose en commun avec les « migrations de retraite » qui qualifient certains déménagements caractéristiques de la fin d’activité professionnelle et de l’entrée dans le troisième âge. Les premières peuvent consister en des mobilités d’ajustement permettant de contrer la fragilisation (Lalive d’Epinay et Spini, 2008 ; Nowik, 2014) ou de faire autrement pour compenser certaines limitations en modifiant le lieu de vie (Clément et Membrado, 2010 ; Lord et Després, 2011 ; Renaut et collab. 2012). Quand la dépendance devient forte, l’habitat se présente comme un élément déterminant de la qualité de vie (rares sont les retraités ne déclarant pas vouloir « vivre chez soi le plus longtemps possible »). Pour maintenir leur autonomie résidentielle, certains aînés réalisent des adaptations du logement (Chamahian et Petite, 2014) ; une fraction plus faible encore de la population se résout à changer de domicile.

Il n’en demeure pas moins que les mobilités résidentielles reposent souvent sur plusieurs motifs qui s’entremêlent (Gallou et collab. 2019). Selon la structure du ménage dans laquelle vit la personne retraitée (soutien ou non d’un conjoint) ou la configuration du logement (adaptée ou non aux besoins des individus vieillissants), le même problème de santé peut ou non conduire à un déménagement. Quelles que soient les étapes du cycle de vie, la décision de mobilité dépend également des liens sociaux dans lesquels les individus évoluent, constitués de liens forts (parenté et amis intimes) et liens faibles (autres connaissances) (Granovetter, 1973). Enfin, les relations verticales au sein de la famille (entre parents et enfants) peuvent être déterminantes pour l’expression de la mobilité résidentielle, même si elles ne conduisent pas nécessairement à une proximité des domiciles.

L’enquête AMARE confirme la primauté de ce cercle restreint de la parenté, malgré une volonté d’indépendance des parents retraités à l’égard des enfants adultes qui semble se renforcer (Martel et Légaré, 2001 ; Auger, 2016). Elle invite à examiner la manière dont le projet de mobilité intègre une réflexion sur les soutiens et les relations de solidarité qui se nouent au sein des familles, ou, dit autrement, comment la mobilité résidentielle est envisagée en fonction de ses possibles incidences sur les sociabilités des individus et la nature des solidarités familiales.

Agir sur la distance pour agir sur les soutiens familiaux ?

Comme l’ont rappelé les données de l’ENL, la famille joue un rôle non négligeable dans le choix de la mobilité résidentielle. D’après les données de l’enquête Survey of health, ageing and retirement in Europe (SHARE) pour la France, près d’un tiers des ménages de 55 ans et plus vivent à moins d’un kilomètre de l’un de leurs enfants[5]. La valeur atteint presque 70 % si l’on élargit la distance entre le domicile des enfants et la résidence parentale à cinq kilomètres (Gallou et Rochut, 2017). Dans l’échantillon AMARE, sur l’ensemble des répondants, le quart des retraités rencontrés s’est rapproché du domicile d’un enfant en changeant de logement et les deux tiers (en couple ou non) vivent, au moment de l’enquête, à proximité[6] d’au moins un enfant, que la dernière mobilité s’inscrive dans une stratégie de rapprochement ou non. Cette situation peut être liée au rôle d’aidant informel joué par les enfants dans la vieillesse des parents, plus fortement encore en l’absence de conjoint (Trabut et Weber, 2009 ; Turcotte, 2013). On sait, par ailleurs, que les transformations de la famille placent aujourd’hui les plus jeunes retraités en situation de « pivots générationnels » (Attias-Donfut, 1995) : ils viennent en aide à leurs ascendants confrontés au vieillissement individuel et à la solitude (solidarité ascendante) ; ils apportent également de l’aide à leurs enfants adultes en proie à diverses difficultés économiques ou affectives (solidarité descendante). Nous proposons donc d’analyser, dans un premier temps, la mobilité résidentielle en confrontant la distance aux enfants dans le logement antérieur (avant le déménagement) et au sein du nouveau logement (après le déménagement). Une attention particulière sera portée aux solidarités qu’entretiennent les retraités nouvellement installés dans leur logement avec leurs enfants adultes.

Si l’on examine, dans l’enquête AMARE, la mobilité du point de vue de la distance géographique par rapport aux enfants (pour les 65 répondants ayant au moins un enfant[7]) et des solidarités mises en place, cinq configurations se distinguent, dont deux sont surreprésentées :

  • les individus qui, quelle que soit la logique de mobilité (rapprochement, continuité, éloignement), accompagnent cette dernière de formes de solidarité ponctuelles, voire distantes (24 répondants) ;

  • ceux qui s’éloignent modérément des enfants et mettent en place de nouvelles formes de soutien régulier à distance (3 individus) ;

  • ceux qui s’inscrivent dans une relative proximité spatiale avec l’un des enfants tout en conservant une autonomie résidentielle et qui entretiennent diverses formes régulières de solidarité (28 répondants) ;

  • ceux qui, plus rarement, déménagent pour cohabiter avec leurs enfants, engendrant alors la mise en place d’une entraide quotidienne (6 individus) ;

  • enfin, les individus qui sont depuis longtemps en situation de rupture avec les descendants (4 individus).

Ces configurations révèlent les stratégies complexes liées à l’aide quotidienne au sein des familles et aux enjeux soulevés par le vieillissement des parents, que ces derniers expriment ou non un besoin de soutien. Les inquiétudes des enfants face à leurs parents autonomes mais vieillissants donnent aussi à ces stratégies leur dimension familiale. Cet article traitant de la manière dont les soutiens au sein des familles (et plus particulièrement entre enfants et parents) s’organisent ou se réorganisent après un déménagement (les solidarités marchandes pouvant compléter et/ou remplacer ces solidarités familiales), nous prêterons peu d’attention ici aux cas de rupture familiale ou aux situations pour lesquelles les formes de soutien au sein de la famille n’ont pas particulièrement été affectées par la mobilité résidentielle. En revanche, nous examinerons la manière dont les solidarités s’organisent ou se réorganisent après l’installation dans le nouvel environnement, à la suite d’un éloignement, d’un rapprochement géographique, voire d’une cohabitation.

S’éloigner géographiquement de ses enfants pour se rapprocher de ses ascendants

Parmi les individus rencontrés, environ un enquêté sur six a fait le choix de s’installer dans un logement plus éloigné que par le passé de celui de ses enfants, accroissant la distance spatiale parents/enfants. Il s’agit généralement d’individus en début de retraite, en bonne santé, dont la mobilité peut répondre à une logique hédoniste consistant à prendre du temps pour soi, au risque d’être éloigné des enfants. Mais cette situation peut également répondre, pour des aidants familiaux, à la volonté de se rapprocher d’un parent âgé.

L’exemple de Philippe Lecourbe, âgé de 69 ans et ancien directeur d’établissement médicosocial, s’inscrit dans cette logique. Philippe et sa compagne ont quitté Paris et vivent aujourd’hui dans un grand appartement, dont ils sont propriétaires, au nord de Tours. Le couple a deux filles adultes : l’aînée, en couple sans enfant, vit en Océanie depuis deux ans et la cadette vit en Auvergne avec son conjoint et ses deux enfants. L’arrivée du couple Lecourbe en Touraine à l’été 2014 est justifiée par le souhait de s’installer à proximité de la mère de Mme Lecourbe pour « pouvoir l’aider le cas échéant » (entretien n°44). En effet, Philippe et son épouse font partie de ces générations de retraités confrontés au quatrième âge de leurs parents. Leur comportement illustre bien les solidarités qui se jouent autour de ces « pivots générationnels », non pas avec leurs descendants aujourd’hui autonomes dont ils se sont géographiquement éloignés en déménageant (l’accentuation de la distance géographique conséquente à la mobilité résidentielle ne signifiant pas pour autant une mise à distance des liens affectifs entre parents et enfants adultes), mais avec leurs ascendants entrés dans le grand-âge. Bien que la relation aux enfants soit présente dans le discours du couple, elle ne constitue pas un élément central de la mobilité. Les solidarités entre parents et enfants se font à distance et ponctuellement : le couple voit la fille cadette « de temps en temps ». Il se rend en Auvergne « tous les mois et demi, tous les deux mois » et garde les petits-enfants pendant les vacances. Il voit moins souvent la fille aînée du fait de l’éloignement géographique. Le rapprochement familial à l’égard des enfants n’est donc, pour l’heure, ni souhaité, ni possible, bien qu’il ne soit pas exclu ultérieurement. En effet, n’ayant plus aucune attache à Tours depuis le décès de la mère de Mme Lecourbe, le couple pourrait déménager de nouveau pour se rapprocher, cette fois, de la fille cadette « ne serait-ce que pour… pour la voir plus souvent. Ce n’est pas très loin, mais… Avec ses enfants qui grandissent, c’est intéressant aussi d’être pas trop loin ». Pour autant, ce potentiel rapprochement ne s’inscrit pas dans une recherche de soutien offert par les enfants en cas de déclin des capacités physiques ou d’apparition de difficultés puisque le couple envisagerait, dans ce cas, le recours à des services gérontologiques (structures collectives).

Se rapprocher sans cohabiter : entre autonomie résidentielle et solidarités intergénérationnelles

Dans notre échantillon, un quart des répondants (essentiellement des veufs ou des personnes vivant sans conjoint) ont choisi de se rapprocher géographiquement de leurs enfants tout en conservant leur propre logement. L’autonomie résidentielle est ainsi préservée, mais elle peut se conjuguer à une sollicitation quotidienne de l’entourage. Les enfants sont alors les premiers pourvoyeurs d’aides pour accéder aux services de la vie courante, qu’il s’agisse d’un accompagnement en voiture lors des déplacements, d’une aide pour faire les courses ou encore de visites qui favorisent la socialisation (repas de famille plus fréquents, etc.)[8]. Nous mobilisons ici deux exemples de mobilité de rapprochement où l’autonomie résidentielle est associée à une aide quotidienne de l’entourage. Dans le premier cas (Mme Bretel, 78 ans, veuve), la mobilité s’inscrit dans une recherche de soutien et une sollicitation de l’entourage, les enfants apparaissant comme les premiers pourvoyeurs d’aide. Le deuxième exemple (Mme Salvère, 66 ans, en couple) se distingue par le rôle central que joue le couple quant aux solidarités observées au sein de la famille, la garde des petits-enfants constituant un élément central dans la décision de mobilité résidentielle.

Au moment de l’enquête, Denise Bretel, âgée de 78 ans, vivait seule à La Réunion. Veuve depuis de nombreuses années et à la retraite depuis près de vingt ans, cette ancienne employée de cantine décide, en 2014, de quitter la métropole pour s’installer près de son fils à La Réunion, ce dernier étant perçu comme une source potentielle de soutien (solidarité ascendante). À son arrivée sur l’île, elle est hébergée pendant un mois chez son fils et sa bru, le temps de trouver son propre domicile. Durant cette cohabitation temporaire, les liens entre Denise et son fils se renforcent, instaurant, selon elle, une relation de très grande « proximité ». Une solidarité informelle entre Denise et son entourage se met rapidement en place. Son fils l’héberge et lui rend divers services. Sa petite-fille l’aide à trouver son propre appartement afin de conserver son autonomie et sa liberté. Après l’installation dans le nouveau logement, une relation de « dépendance » au fils persiste, notamment pour les déplacements. « Il va faire mes courses. On va faire des courses en voiture parce que moi, je n’ai pas de voiture. (…) Je sors avec mon fils, de temps en temps, quand même. On va se balader, tout ça. (…) Et des fois il m’emmène aussi danser, et là c’est bien. Mais je suis obligée de faire attendre mon fils » (entretien n°13). Denise compte ainsi beaucoup sur son fils, même si elle déclare ne pas vouloir s’imposer.

Dans le cas du couple Salvère, le sens des solidarités est inversé (solidarité descendante). Gynécologue de profession, Alicia Salvère, âgée de 66 ans au moment de l’enquête, a pris sa retraite de la fonction publique hospitalière six mois plus tôt, mais continue de travailler quatre jours par semaine. Elle a récemment réussi à convaincre Pierre, son époux, de vendre leur rez-de-jardin situé dans le Val-de-Marne (département où ils ont vécu durant 40 ans), aux portes de Paris, pour acheter un appartement à Paris afin de se rapprocher des petits-enfants que le couple garde chaque semaine (déménagement de très courte distance). Avant le déménagement, « ma fille aînée avec deux petits-enfants s’étant mariée, et n’habitant pas très loin d’ici [le nouveau logement], nous avions les enfants tous les mercredis, le mardi soir et le mercredi, ce qui fait que le mercredi pour les ramener sur Paris (…). On mettait un temps fou pour venir [depuis le logement précédent], les enfants étaient excités. Ils ne s’étaient pas baignés » (entretien n° 62). Cette nouvelle proximité facilite, pour le couple, les déplacements hebdomadaires liés aux petits-enfants. La situation est d’autant plus appréciable qu’elle facilite également les déplacements de Pierre, qui ne conduit plus du fait de sa maladie. Il peut désormais accompagner ses petits-enfants à pied à l’école, cette dernière étant située à cinq minutes de leur appartement, ou aux différentes activités du mercredi. « Être à cinq minutes de ma fille avec des petits-enfants, ça a changé ma vie du mercredi. J’y vais calmement. Mon mari qui ne conduit plus, ça tombe très bien parce qu’il peut les réceptionner. Il les amène faire des activités en taxi quelquefois ».

Le couple Salvère vit aujourd’hui au deuxième étage d’un immeuble haussmannien pouvant s’avérer difficile pour les personnes à mobilité réduite. Ce problème pourrait, à terme, encourager le couple à une nouvelle mobilité vers un logement plus adapté. Une chose semble néanmoins certaine : Alicia ne s’appuiera pas sur ses enfants. Elle ne veut pas être « une charge » pour eux et fera appel aux services marchands. Le couple a d’ailleurs conservé une chambre supplémentaire à cet effet.

Enfin, en plus des solidarités envers les enfants et les petits-enfants, le couple Salvère apporte aussi un soutien aux parents vieillissants. La mère d’Alicia, âgée de 89 ans, est atteinte d’Alzheimer et vit depuis dix ans dans une résidence médicalisée très coûteuse. Ses propres ressources ne lui permettant pas de financer cet établissement, sa prise en charge repose en grande partie sur la contribution financière d’Alicia et de ses soeurs.

Le cas de Pierre et d’Alicia Salvère, véritables pivots générationnels, relève d’une situation où la solidarité du couple envers les proches est unilatérale, qu’il s’agisse du soutien aux enfants (via la garde des petits-enfants et lors des vacances) ou du soutien aux parents vieillissants. Il est intéressant de constater que si les membres du couple se rendent disponibles pour les proches, y compris lors du vieillissement des parents, ils souhaitent conserver leur autonomie et, en aucun cas, s’appuyer sur leurs enfants dans leur propre vieillesse. Dans leur étude sur les aides formelles et informelles pendant la vieillesse, Davin et collaborateurs avaient déjà identifié cette volonté d’indépendance vis-à-vis des enfants, qu’ils observaient plus particulièrement chez les personnes ayant un capital scolaire (Davin et collab. 2009). Dans l’échantillon AMARE, cette posture ne semble pas s’inscrire dans un milieu social particulier, ce qui invite à penser à une généralisation en cours du comportement d’individualisation durant la vieillesse (Auger, 2016).

Cohabiter avec un enfant : le dilemme de la « bonne distance »

Bien que la situation soit beaucoup moins fréquente que les précédentes, d’autres retraités (un répondant sur dix) font le choix de s’installer chez ou avec un enfant. D’après les données de l’enquête Famille et Logements, moins de 10 % des personnes âgées de 75 ans et plus déclarent habiter le même logement qu’un enfant en 2011 (Ogg et Renaut, 2014). Ces situations de cohabitations repérées sur nos trois terrains d’enquête sont essentiellement observables en milieu ouvrier et dans des familles originaires des Départements outre-mer (DOM) ou de pays d’Afrique, où les enfants jouent un rôle clé dans le soutien aux aînés (Attias-Donfut et Gallou, 2006). La dimension culturelle et les aspects économiques constituent donc des déterminants majeurs de la cohabitation intergénérationnelle à la vieillesse. Quelle qu’en soit leur forme, les solidarités familiales y sont très fortes.

Dans le cas de Narindra Moutou, ancienne femme au foyer âgée de 72 ans, on assiste à la mise en place d’une entraide quotidienne. Après sa séparation conjugale en 2013, Narindra s’est installée avec son fils (lui-même récemment séparé) en colocation dans un logement social dans le Val-de-Marne, à quelques mètres de son ancienne résidence. La cohabitation leur paraît une solution adaptée pour différentes raisons. Elle offre à Narindra la possibilité d’obtenir un logement malgré ses faibles ressources. Elle favorise la mutualisation des dépenses au sein du ménage. Enfin, vivre sous le même toit permet au fils de veiller de plus près sur sa mère âgée dans une logique de sécurisation du parent fragile. On observe alors l’organisation d’une véritable solidarité intergénérationnelle au sein de la famille. Les aides quotidiennes du fils (prise en charge des courses, préparation des repas, partage du déjeuner avec sa mère autant que possible) et des petits-enfants (présence auprès de la grand-mère, jardinage et entretien de la terrasse) coexistent avec le soutien qu’apporte Narindra en finançant la moitié du loyer. Cette dernière insiste plusieurs fois lors de l’entretien sur sa contribution, rappelant que son nom figure sur le contrat de location, mais aussi qu’elle garde les petits-enfants adolescents. Cette configuration assure une présence mutuelle entre Narindra et ses petits-enfants, et donc une surveillance respective. Des aides formelles viennent compléter cette solidarité informelle. Le fils a pris l’initiative d’embaucher quelques heures par semaine un aidant professionnel pour effectuer les tâches domestiques et accompagner sa mère dans ses déplacements afin de lui permettre d’avoir plus d’interactions sociales. Malgré des liens familiaux très forts, cette cohabitation intergénérationnelle pose un dilemme : celui de l’intimité. Bien qu’elle apprécie la cohabitation et le soutien apporté par son fils, Narindra s’interroge sur la pertinence de s’installer seule dans un appartement, prise entre le souhait de rendre son fils plus libre, ses contraintes économiques et ses problèmes de santé. Consciente qu’elle ne pourrait pas être autonome seule dans un logement ordinaire, elle n’a encore entrepris aucune démarche et semble se résigner. Le verbatim ci-dessous souligne la difficulté qu’elle éprouve à « trouver la bonne distance » avec son fils.

Narindra : Je suis bien avec mon fils. Ça fait 2 ans et demi qu’on est ensemble. Mais si je préfère rester seule, c’est pour que mon fils garde sa liberté, son indépendance. Moi je voudrais bien qu’il refasse sa vie. Je veux que les enfants restent libres… C’est pour sa liberté, son indépendance. Ce n’est pas pour moi. Moi, je suis détachée un peu de tout

entretien n° 54

Généralement, les personnes qui font le choix de cohabiter avec leurs enfants sont des personnes seules (sans conjoint), qui répondent à une proposition des enfants inquiets des risques causés par le veuvage ou la perte d’autonomie de leurs parents. Si la cohabitation d’un couple retraité chez un enfant adulte est un phénomène relativement rare, nous l’avons toutefois observé dans notre échantillon.

Jery et Claudie Antana, respectivement âgés de 67 ans et de 66 ans, sont hébergés par leurs enfants depuis qu’ils sont à la retraite. Leur décision de mobilité répond à des craintes face à la cherté des logements en Île-de-France et aux difficultés d’accès au parc locatif passé un certain âge. En effet, à l’approche de la retraite, cet ex-informaticien et son épouse, ancienne secrétaire de direction, alors locataires d’un appartement dans le Val-de-Marne, commencent à s’inquiéter des conséquences de la perte de revenus liée au passage à la retraite. Pour anticiper les difficultés à se maintenir en location en région parisienne avec des ressources plus faibles, ils décident de faire des économies sur leur loyer et se tournent « provisoirement » vers leurs enfants installés dans des villes voisines. L’aîné les héberge pendant un an avant que le couple ne parte s’installer chez le cadet (ils y vivaient depuis deux ans au moment de l’enquête). Même s’ils s’entendent très bien avec leur fils et leur bru, ils ne sont pas pleinement satisfaits de cette cohabitation et évoquent les tensions pouvant en découler. Le logement (un deux-pièces) est quelque peu étroit et le « camping quotidien dans le salon » pas toujours agréable. Par ailleurs, soucieux de ne pas trop déranger le fils et sa compagne, Jery et Claudie s’absentent régulièrement de l’appartement, effectuant des séjours chez des amis ou chez le fils aîné dès qu’ils le peuvent. Ils souhaiteraient retrouver une indépendance, mais ont le sentiment qu’ils ne parviendront pas à accéder à un logement vues les contraintes du marché du logement et la baisse de leurs ressources depuis le passage à la retraite. La logique de mobilité de ce couple fait échos à celle des « hypermobiles » définis par Sébastien Lord dans son étude sur l’évolution de la mobilité quotidienne dans une banlieue pavillonnaire québécoise, qui déménagent pour conserver leur mode de vie et pour lesquels l’adaptation au nouveau contexte se révèle difficile (Lord, 2011).

Bien qu’atypique, ce cas de cohabitation « provisoire qui dure » confirme que les solidarités familiales peuvent comporter leur lot d’insatisfaction et d’ambivalence, y compris de la part des parents « receveurs » d’aide (l’autonomie, l’indépendance et l’intimité sont ici mises à mal), nuançant quelque peu le discours idéaliste sur les solidarités familiales (Widmer et Lüscher, 2011). Par ailleurs, la mobilisation du réseau amical montre ici que les soutiens reçus (dans ses formes variées) ne reposent pas exclusivement sur l’entourage familial, même lorsque ce dernier est pourtant le motif principal de la mobilité résidentielle suivant une logique de rapprochement familial. Ainsi, la mobilité ne s’accompagne pas nécessairement de plus de solidarités au sein de la famille. Les sources de soutien peuvent d’ailleurs se multiplier et s’avérer complémentaires, générant des formes de solidarité complexes.

De ces quelques exemples, il n’est évidemment pas possible d’embrasser les comportements associés à la mobilité de tous les retraités selon que ces derniers, en changeant d’habitation, se rapprochent ou s’éloignent de leurs enfants. Pareille situation interroge néanmoins la façon dont le rapport aux enfants est pensé lors de la vieillesse. Sur l’ensemble des retraités rencontrés, les deux tiers vivent à proximité d’au moins un enfant, que leur dernière mobilité s’inscrive dans une stratégie de continuité ou de rapprochement, qu’ils cohabitent ou non. Pour certains, la proximité géographique est nécessaire pour se sentir en sécurité, voire pour parvenir à se maintenir dans son propre domicile. C’est dire l’importance de cette proximité familiale pour les répondants rencontrés et leur famille, même lorsque l’autonomie domestique est conservée.

Des sociabilités diversifiées et des solidarités plus larges

D’autres mobilités résidentielles s’inscrivent dans un jeu relationnel complexe, où certes la famille est encore intégrée dans le processus décisionnel, mais où d’autres sociabilités et activités trouvent place dans le raisonnement des individus. Cette perspective est en lien avec l’évolution identitaire qui se dessine au moment de la retraite (Caradec, 2008). Bien que les trajectoires antérieures des individus et les contraintes de l’existence limitent les possibles, il s’agit d’une période où de nouveaux modes de vie sont envisagés.

Certains retraités voient aussi dans leur déménagement un moment de bifurcation dans leur trajectoire résidentielle, en y intégrant la question des solidarités mobilisables en lien avec le vieillissement. Dans l’hypothèse d’un recours à des aides, les individus recherchent, grâce au nouveau lieu de vie, un accès plus facile à des services. La mobilité est l’occasion d’affirmer la volonté de ne pas dépendre des proches, en particulier des enfants. Les solidarités qu’ils pourraient mobiliser sur le nouveau lieu de vie sont alors envisagées dans la sphère marchande et non auprès de la famille.

La mobilité résidentielle comme action de mise à distance avec la famille

À la suite d’une mobilité résidentielle, développer une nouvelle sociabilité locale et maintenir les relations avec les membres de la famille élargie et celles issues du lieu de vie antérieur relèvent d’une articulation plus ou moins complexe à mettre en place quand la mobilité est de grande distance (éloignement qui ne permettrait pas des allers et retours dans la journée). C’est ce dont témoignent Monique et Jacques Bonnet, tous deux âgés de 65 ans, ayant emménagé en Touraine après une carrière professionnelle principalement menée à Vienne (département de l’Isère), dans l’enseignement pour Monique et à la direction d’une chambre consulaire pour Jacques. Ils décident de déménager en Touraine peu après la mise à la retraite de Jacques, mais neuf ans après la cessation d’activité de Monique. Ce déménagement les éloigne radicalement du précédent domicile, mais c’est une décision mûrement réfléchie. L’objectif principal est de se rapprocher du fils aîné et de débuter un nouveau parcours de vie.

Pour les Bonnet, emménager en Touraine leur permet aussi de s’investir dans la grand-parentalité. Tours offre, de plus, la possibilité d’effectuer des activités tournées vers la culture et les loisirs, ce que Vienne ne semblait pas leur permettre. Enfin, Tours est relativement « proche » des aéroports parisiens, que Monique et Jacques fréquentent régulièrement parce qu’ils aiment voyager et que leurs deux autres enfants vivent à l’étranger. Leur fille, en couple, avec une fille de six mois, vit aux Pays-Bas. Leur autre fils, en couple, avec deux filles de quatre ans et un an, réside au Japon. Ce contexte familial les place en situation de mobilité fréquente, partageant leur emploi du temps entre Tours, les Pays-Bas, le Japon et d’autres lieux de villégiature à travers le monde. Cette aptitude à la mobilité est une compétence développée avec le temps, qui reflète la détention d’un certain capital culturel et économique.

À côté de cela, les Bonnet maintiennent aussi des déplacements en Haute-Loire et dans la Drôme, départements dont ils sont originaires, ceux-ci étant situés à six heures de voiture depuis Tours. De façon surprenante, les séjours sur ces lieux de sociabilité familiale restent fréquents alors que le couple voulait prendre de la distance avec les liens forts. A contrario, les relations sociales en Touraine se limitent à la petite famille du fils : « Là, on n’a pas encore pris nos marques. Et puis… Et puis, notre priorité, c’est nos petits-enfants » (entretien n°10). Avec le nouveau choix résidentiel, une tension s’est donc installée entre le rapprochement au fils tourangeau et les liens familiaux et amicaux noués pendant les décennies précédentes sur l’ancien lieu d’ancrage résidentiel.

Cette tension entre les lieux et les relations sociales est aussi la conséquence du jugement négatif de leur famille à l’égard de leur déménagement : « C’est vrai que nous, dans la famille, il y en a beaucoup qui se demandent pourquoi on est partis finalement. Ils ne comprennent pas trop qu’on quitte. C’est vrai qu’on … Enfin, il y en a à la retraite qui n’aiment pas changer de lieu parce que c’est changer de repères aussi. Il faut retrouver de nouveaux repères, ce n’est pas évident non plus. Il faut retrouver des médecins, des… Mais c’était plus fort. Y penser, ça me mettait le vertige de partir ». Il faudra attendre la fin de l’entretien pour que Monique confie la difficulté que revêt le départ de Vienne et l’installation à Tours. Développer sur le nouveau lieu de vie simultanément la grand-parentalité et une sociabilité amicale pourrait conduire Monique à délaisser les relations géographiquement distantes auxquelles elle veut néanmoins rester fidèle : « Bah les amis, c’est un peu difficile. On les verra peut-être cet été. On en a qui sont venus. Et puis il y en a qui doivent passer cet été, en allant en Bretagne, en vacances. Ici, c’est bien, c’est sur la route là. (…) C’est vrai que moi je faisais de la gym, enfin du yoga, ça m’a fait quelque chose de les laisser, parce que ça faisait dix ans qu’on était ensemble ».

Pour Monique, la question de la bonne distance dans les relations de sociabilité est essentielle. Elle exprime la même problématique vis-à-vis de ses enfants. Pour cette raison, elle est satisfaite de ne pas habiter le même quartier que son fils tourangeau : « on n’est pas près non plus, mais pas trop loin (…). On voulait que chacun ait sa vie, donc on est là pour nos petits-enfants, et puis on est indépendants ». De la même manière, quand les Bonnet se rendent au Japon ou aux Pays-Bas chez leurs enfants, ils prennent une chambre d’hôtel pour préserver l’indépendance de chacun : « On a notre vie et ils ont la leur ». Cet exemple, qui postule l’autonomie de chaque cellule familiale, est-il l’indicateur d’une société plus individualiste ? Cette revendication s’avère régulièrement exprimée par les générations nées après la Seconde Guerre mondiale, qui n’ont pas besoin de solliciter leurs enfants pour réaliser la totalité de leurs activités quotidiennes. Ce constat est plus fréquent chez les individus qui sont dans des situations matérielles « confortables », en couple et encore « jeunes », c’est-à-dire éloignés des difficultés qui peuvent résulter de l’avancée en âge.

Cependant, même quand les ressources économiques sont plus faibles, de jeunes retraités expriment le souhait de cette autonomie entre les générations, autonomie qui tend à être érigée en « norme sociale » (Auger, 2016). Dès lors, ils assument la moindre dépendance à l’égard des liens forts, notamment vis-à-vis des enfants, surtout si cela place ces derniers en situation d’aidants « contraints » (Trabut et Weber, 2009). Le cas de Sidonie Montfort en est une bonne illustration. Ancienne secrétaire commerciale puis assistante maternelle, Sidonie est âgée de 63 ans. Divorcée, elle vit seule et a deux enfants adultes. Elle a vécu 45 ans en région parisienne avant de faire le choix de s’installer en Touraine, n’envisageant pas de vivre sa retraite en banlieue parisienne pour des raisons de cadre de vie dégradé. La perspective de la mobilité résidentielle a été possible pour elle après que ses enfants aient achevé leurs études, décohabité et trouvé un emploi. Malgré l’éloignement, elle est satisfaite des relations qu’elle maintient avec eux. Ils s’appellent fréquemment par téléphone et se voient « peut-être une fois par mois ». Son imprécision est révélatrice d’une autonomie assumée, indiquant à deux reprises que « ça ne lui manque pas du tout » (entretien n° 53).

Son choix d’emménager à Tours ne s’est pas fait aléatoirement. Sidonie est née au Mans (100 km au nord de Tours) où son père vit toujours. On pourrait y voir un rapprochement à l’égard d’un territoire de socialisation antérieur, mais en réalité Tours est suffisamment loin du Mans pour laisser place à une autre logique : celle de la distanciation et de l’évitement. Pour l’intéressée, revenir s’installer en Sarthe aurait été « un échec », un retour en arrière. Outre son père qui vit en concubinage, Sidonie ne connaît aujourd’hui plus personne au Mans. À l’inverse, Tours est pour elle une ville à découvrir, une « renaissance » pour reprendre ses propres termes. Quand elle était jeune, ses parents l’avaient souvent amenée à Tours et sa mère répétait à l’envi : « la ville de Tours, qu’est-ce que c’est beau ! ». Au cours de l’entretien, elle avance cependant une autre raison : son père est de plus en plus désorienté, il a des problèmes d’incontinence et des soucis administratifs. « On est quatre [frères et soeurs], mais j’ai l’impression que c’est plus moi qui… qu’ait les corvées ». Ainsi, Sidonie s’est-elle installée dans une ville qui ne lui est pas totalement étrangère (Tours), qui valorise sa trajectoire personnelle, tout en luttant contre un certain déterminisme social, mettant suffisamment de distance avec la ville de son enfance (Le Mans) pour ne pas avoir l’impression de revenir au point de départ et, surtout, ne pas avoir à jouer le rôle d’aidante principale à l’égard de son père et de sa conjointe, tous deux en perte d’autonomie. Sidonie entretient quand même des relations avec son père, mais elles sont de plus en plus compliquées et à sens unique à cause de sa sénescence. Elle se rend régulièrement dans la Sarthe pour accompagner son père à des visites médicales, mais c’est éprouvant pour elle de le voir vieillir et d’avoir de plus en plus de mal à converser avec lui. De manière pratique, elle ne voit pas comment gérer l’accompagnement de son père : « Pour moi, c’est un boulet » ; « ça fait de la peine de voir ses parents comme ça ». Le mieux, selon elle, serait qu’il entre dans une maison de retraite.

Aujourd’hui, sa vie recommence donc à Tours au bénéfice du passage à la retraite et de cette mobilité géographique. Vite et facilement, elle a construit un nouveau réseau de sociabilité dans son nouveau lieu de vie. Elle s’est inscrite sur un site Internet qui lui permet de rencontrer des gens proposant des activités et des sorties très diverses. Elle sort très souvent et trouve sa vie « formidable ». Elle est très « fière » d’avoir fait cette mobilité résidentielle. Pour en témoigner, elle évoque les propos de ses amies parisiennes qui la valorisent : « “T’as l’air vraiment bien, joyeuse”. Bah oui, j’ai une belle vie là-bas, je me sens bien ». Contrairement à Mme et M. Bonnet, la vie en solo de Sidonie est propice au développement d’une sociabilité sur le nouveau lieu de vie. La vie du couple et l’exercice de leur grand-parentalité freinent la mise en place de nouvelles relations amicales.

Le parcours de cette « jeune » retraitée est par conséquent illustratif d’une mise à distance assumée des liens forts (les enfants, le père, les frères et la soeur) et d’une stratégie d’évitement à l’égard de certaines tâches qui, socialement, incombent très souvent aux femmes (le travail du care) (Pennec, 2001). Ainsi, malgré des capitaux économiques limités, notre interlocutrice profite pleinement de son début de retraite et se dit heureuse. N’ayant plus à se soucier de ses enfants, elle peut réaliser la vie à laquelle elle aspirait, mais que son parcours personnel ne lui avait pas permis de concrétiser plus tôt. Cet épanouissement est facilité par le fait que Sidonie est une retraitée épargnée par les problèmes de santé. D’autres retraités de notre enquête, souvent plus âgés, font eux l’expérience personnelle d’une santé dégradée ou cherchent à se prémunir du risque de dépendance.

La mobilité résidentielle pour assumer son vieillissement sans dépendre de ses proches

En matière de sociabilité et de solidarité, un critère essentiel susceptible de changer la donne pour les retraités est le moment où les effets du vieillissement individuel commencent à être ressentis de façon aiguë et où les personnes ont concrètement besoin d’une aide pour lutter contre la perte d’autonomie. On sait que les membres de la famille jouent souvent un rôle important, soit pour aider concrètement à la réalisation de certaines tâches quotidiennes, soit pour soutenir et conseiller, parfois à distance (Davin et collab. 2009). Malgré tout, si les individus peuvent s’appuyer sur leurs propres ressources économiques, il n’est pas rare qu’ils déclarent vouloir épargner l’intervention de leurs proches (comme dans le cas de Pierre et Alicia Salvère, évoqué ci-dessus). Certains, pour ne pas avoir à dépendre des liens forts, organisent en conséquence leur logement ou leur lieu de vie. Dans l’enquête AMARE, quelques retraités ont déménagé dans cet esprit, en choisissant un lieu de vie pour anticiper le vieillissement individuel ou la maladie, ou plus souvent pour répondre à une situation qui était déjà difficile à gérer sur le lieu de vie précédent (Aouici et Nowik, 2019).

La volonté de devancer les éventuelles difficultés à se mouvoir dans le futur est parfaitement relatée par Arsène et Colette Pissarro. Leur dernière mobilité résidentielle les a fait passer d’une maison de 120 m² dans un village tourangeau (360 habitants) à un appartement de 73 m² implanté en centre-ville de Joué-lès-Tours (38 000 habitants) dans la banlieue de Tours. Il s’agit d’une mobilité résidentielle d’assez courte distance, ici à l’intérieur du même département[9], comme le sont souvent les mobilités d’ajustement au vieillissement (Nowik et Bringé, 2016). Arsène et Colette Pissarro, âgés respectivement de 75 et de 72 ans, sont originaires du nord de la France, mais vivent en Touraine depuis 41 ans. À la retraite depuis l’âge de 60 ans, Arsène était autrefois ouvrier-chauffeur et son épouse était agente administrative dans un service du personnel. Ils ont un seul fils (52 ans, divorcé et sans enfant) qui vit en région parisienne. Certains membres de leur famille résident toujours dans le Nord. D’autres sont venus, comme eux, s’installer en Touraine.

Dès le début de l’entretien, Colette Pissaro confie : « Bah, vous avez tombé pile sur des personnes qui ont projeté un déménagement par rapport à leur âge ». Vivant autrefois dans un village sans commerces, à 12 km du chef-lieu de canton, le couple Pissarro était dépendant de la voiture pour le moindre besoin alimentaire. Ils avaient pensé depuis longtemps qu’ils ne pourraient pas rester dans leur logement. « Bon, il n’y a rien à faire ; quand on commencera à prendre de la bouteille, il faudra essayer de se rapprocher d’un centre-ville, pour être en ville, avoir tous les commodités et les hôpitaux, parce qu’en plus de ça, moi, je conduis, mais pas mon épouse » (entretien n°56), résume Arsène Pissaro qui, au sein du couple, était le plus empressé à effectuer ce déménagement. Il plaçait de la sorte son épouse dans un lieu lui garantissant une autonomie, en adoptant une attitude protectrice (et dominante) à son égard.

Arsène Pissarro a utilisé une méthode très rationnelle pour trouver son actuelle habitation : une fois la commune choisie, « J’ai scanné un plan de la ville de Joué. J’ai pointé les boulangeries, les charcuteries, les médecins, et tout. Et puis j’ai regardé. J’ai fait avec un compas un cercle de 300 mètres, un cercle de 500 mètres. On avait tout ce qu’il fallait ici. On a dit : bon, bah voilà c’est ici qu’on vient. C’est tout ». Cette rationalisation du choix du lieu de vie a été doublée d’une réflexion sur le moment opportun. L’idée était de ne pas attendre d’être trop âgés, car le risque serait d’être « paumés » dans la nouvelle ville et de ne jamais s’y adapter. L’habitat était au moins aussi important que les qualités intrinsèques du logement. Le nouveau logement répond globalement aux attentes des Pissarro. Colette aurait préféré l’achat d’un logement dans un immeuble neuf ou plus récent, mais les critères d’Arsène ont eu plus de poids dans la négociation. Elle considère toutefois qu’elle pourrait vivre dans ce logement même si elle devait être veuve.

Comment comprendre le souhait du couple Pissarro d’anticiper leur vieillissement ? D’abord, Colette et Arsène craignent la dégradation de leur santé. Pour l’heure, celle-ci est seulement à surveiller, mais se savoir proches des hôpitaux de l’agglomération tourangelle était pour eux l’un des objectifs de la mobilité résidentielle. Une deuxième raison est plus déterminante : en cas de problèmes liés à l’avancement en âge, ils considèrent qu’ils ne pourraient compter que sur eux-mêmes. Leur fils est à Paris et les nièces qui habitent à proximité seraient peu disponibles. Les frères et soeurs sont vieillissants et éloignés géographiquement. « On a quand même une famille qui s’est un petit peu… C’est un peu dommage ». Dans ce contexte, il leur était indispensable d’avoir des commerces en bas de leur immeuble et un ascenseur pour accéder à l’appartement. Enfin, les Pissarro ont déménagé avant de ne plus être en mesure de le faire, c’est-à-dire de ne plus avoir la volonté ou la force d’entreprendre un tel projet. Leur mobilité avait pour objectif d’éviter à tout prix une institution pour personnes âgées.

Ce couple montre parfaitement que certains déménagements s’effectuent en considérant les soutiens mobilisables dans le futur pour contrer les effets du vieillissement. La faiblesse des liens forts, avérés ou supposés, ne leur permet pas d’envisager ou de souhaiter un soutien familial. Les Pissarro montrent également que leur mobilité d’ajustement vise expressément à ne pas finir leur vie dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Même si cet objectif reste incertain, ils organisent leur existence pour faire valoir leur libre-arbitre le plus longtemps possible.

L’analyse des formes de soutien envisagées par les retraités vieillissants en dehors du cadre familial nous conduit à considérer une dernière forme de mobilité résidentielle : celle que rejetait à l’instant le couple Pissarro, consistant à se diriger vers un habitat dédié aux personnes à la retraite. À côté des EHPAD destinées aux personnes les plus dépendantes, il est possible de prétendre à des « habitats intermédiaires » (Nowik, 2014), destinés à des personnes globalement autonomes (du moins au moment de l’emménagement) et proposant, en sus du logement, des services pour faciliter le quotidien.

Certains retraités entrevoient ces habitats comme des lieux de vie sécurisants et qui favorisent la sociabilité entre personnes du même âge. C’est le cas de Sylvie Berteau, 71 ans, ancienne agente comptable, qui a effectué une mobilité résidentielle vers ce type d’habitat dans un logement-foyer de Paris. Veuve d’un ouvrier-imprimeur, elle avait eu connaissance de ce type d’habitat par sa cousine de 20 ans son aînée qui y résidait déjà. Sylvie y est entrée il y a seulement neuf mois, après avoir pourtant songé à le faire dès son départ à la retraite. Une première fois, elle avait obtenu une réponse favorable de l’établissement, mais elle considéra être en décalage générationnel avec les résidents en place. Elle attendit encore cinq années pour se décider à y emménager, en restant sur la liste d’attente : « Donc je m’inscris, et chaque année quand même euh je me dis : je suis un peu trop jeune, 60 ans, au milieu des personnes âgées, c’est peut-être un peu trop jeune » (entretien n° 09).

Sylvie Berteau habitait précédemment à Saint-Denis, ville frontalière à Paris. En choisissant la capitale, elle effectua une mobilité de très courte distance, mais voulait radicalement changer de cadre de vie et trouver un lieu plus sécurisant, notamment depuis qu’elle avait subi une agression physique à Saint-Denis. Répétant à qui veut l’entendre qu’elle est encore jeune, Mme Berteau souhaite maintenant profiter des années à venir. Le principe du logement-foyer avec un contrôle des accès en rez-de-chaussée répond à son aspiration à plus de sécurité. Sylvie s’avère être une résidente atypique d’un logement-foyer. Elle voyage encore à l’étranger, ses nombreuses activités et ami(e)s se situent à l’extérieur de l’établissement. De plus, elle ne se sent pas encore totalement en phase avec ses co-résident(e)s dont certain(e)s sont nonagénaires : « J’ai attendu sept ans pour arriver ici, je crois que j’attendrai encore sept ans pour le scrabble et tout ça (rires). C’est… C’est pas encore euh… Je peux encore bouger ! ». Pour l’heure, elle veut s’éloigner des stigmates de la vieillesse, ne veut pas de routine. Cette recherche de liberté revendiquée la conduit à limiter ses rencontres avec ses deux cousines (91 et 89 ans) qui vivent pourtant dans le même complexe immobilier qu’elle.

Contrairement à d’autres illustrations présentées ci-dessus, le cas de Sylvie montre une certaine distance à l’égard de la relation filiale, même si elle affirme l’affection qu’elle porte à son fils. Elle s’inquiète régulièrement pour lui, car il a des difficultés financières, mais Mme Berteau n’aspire à aucune forme de dépendance à son égard et ne souhaite pas, réciproquement, qu’il ait à se préoccuper d’elle. Par ailleurs, son rôle de grand-mère s’avère secondaire au regard de sa recherche d’épanouissement personnel, ce qui tranche avec les profils présentés plus haut des couples Salvère ou Bonnet, qui redéfinissent leur lieu de vie et structurent leurs emplois du temps en fonction de leurs petits-enfants. Sylvie Berteau s’apparente davantage à Sidonie Montfort. Pour ces deux femmes ne vivant pas en couple, la mobilité résidentielle récente contribue à leur épanouissement actuel sans que les liens forts deviennent l’élément qui détermine leur emploi du temps. Au quotidien, elles donnent sens à leur existence en privilégiant les relations affinitaires électives sur les relations familiales et en multipliant les activités extérieures au domicile, même si ces deux femmes sont nécessairement contraintes de tenir compte, pour les sorties et les activités, de leurs ressources monétaires limitées. Cette posture contribue, malgré l’avancée en âge, à l’affirmation des valeurs d’indépendance et d’autodétermination (Martel et Légaré, 2001 ; Clément, 2003) que certains auteurs voient comme un mode d’expression du vieillissement en progression « dans un rapport renouvelé à la modernité » (Mantonvani et Membrado, 2000).

DISCUSSION et Conclusion

Si l’ENL de l’INSEE indique que les retraités déménagent d’abord pour des raisons liées au logement, les résultats de notre analyse qualitative montrent que les individus qui avancent en âge mettent prioritairement au centre de leur réflexion l’habitat en tant que lieu d’exercice des sociabilités et des solidarités, ce qui n’exclut pas que le choix du logement se fasse en lien avec des souhaits résidentiels, encadrés par des contraintes budgétaires, tenant compte de ce qui ne convenait pas/plus dans le précédent domicile.

Composé de 72 hommes et femmes retraités ayant emménagé dans quatre départements français (mais issus de 22 départements), l’échantillon AMARE ne prétend évidemment pas être représentatif des personnes qui décident de déménager au-delà de 60 ans en France. Cependant, il est suffisamment vaste pour montrer la diversité des logiques de la mobilité de courte ou de longue distance qui s’inscrivent dans des parcours de vie socialement construits. Ainsi, l’étude de la mobilité résidentielle apparaît comme le moyen d’apprécier comment les retraités mobiles (re)composent leurs relations sociales. Celles-ci varient selon les positions sociales des individus, leur situation conjugale, leur état de santé et selon les histoires familiales. À la suite du déménagement, la problématique de ces échanges repose sur la nouvelle distance géographique (éloignement ou rapprochement), mais aussi sur les liens d’attachement que l’on cherche à renforcer (ou pas), en particulier avec les enfants et petits-enfants, et éventuellement avec les parents s’ils ne sont pas décédés. En cas de rapprochement géographique, les formes de solidarités intergénérationnelles se voient généralement renforcées. Pour autant, l’éloignement géographique n’engendre pas systématiquement l’affaiblissement, voire la disparition des solidarités. Au contraire, l’éloignement peut s’accompagner de la mise en place de nouvelles formes de solidarité à distance.

Néanmoins, même quand les solidarités familiales sont concrètes, on observe une volonté d’autonomie des parents à l’égard des enfants. Nombreux sont les témoignages allant dans le sens de l’intimité à distance déjà identifiée par Rosenmayr et Köckeis (1963), de la proximité sans l’ingérence (Attias-Donfut et Gallou, 2006). On note en effet, dans les discours de certains répondants, le souhait de s’installer à proximité de leurs enfants tout en se maintenant dans leur propre logement. Ce désir de conserver des logements distincts répond à plusieurs logiques complémentaires. Il s’agit de solliciter les enfants le moins possible de manière à ne pas être un poids pour eux, mais aussi de préserver, en vieillissant, autonomie et intimité. Alors qu’ils ont vu leurs parents venir en aide aux aînés, qu’ils ont eux-mêmes bien souvent accompagné leurs propres parents dans leur vieillesse, les répondants de notre corpus refusent de solliciter leurs descendants dans leur « grand-âge », signe d’une mutation des rôles et des devoirs dans la famille et la société. Par ailleurs, l’aide n’est pas soit tournée vers la famille soit tournée vers le marché ; les deux attitudes ne sont pas exclusives l’une de l’autre. En effet, on observe rarement un « tout famille ». Au contraire, on assiste davantage à un mélange entre les soutiens dans la sphère privée relevant de la famille et des solidarités puisées à l’extérieur de la sphère familiale. La sociabilité et les soutiens se pensent donc dans un système généralement plus complexe, où l’on n’attendra des amis ou des voisins qu’une aide ponctuelle.

L’analyse du corpus AMARE apporte une autre information essentielle. Grâce aux renseignements recueillis sur la totalité du parcours résidentiel des individus, on peut mettre en évidence le fait que les recherches de soutien ne sont jamais définitivement figées. En fonction de l’avancée en âge, de l’apparition d’un problème de santé, de la mobilité géographique d’un proche, du décès d’un conjoint, le lieu de vie qui apparaissait jadis idéal devient, quelques années plus tard, inadapté aux nouveaux enjeux du moment, même si ses qualités intrinsèques ne sont pas en cause.