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INTRODUCTION

Depuis les années 2000, les systèmes européens de pensions sont devenus de véritables chantiers où l’ingénierie politique et économique tente de trouver des solutions à une équation jugée impossible : le maintien des systèmes de retraite et plus largement de sécurité sociale dans un contexte de vieillissement de la population impliquant une « explosion » de la demande. L’arrivée aux âges de la pension des générations nombreuses issues du baby-boom a entraîné une hausse brutale des dépenses qui ont alarmé politiciens et économistes. Aujourd’hui, chaque pays tente de mettre en place des réformes dont l’objectif est principalement de sauver un système qui jusque-là a fait ses preuves. La Belgique n’échappe pas à ce courant économico-politique et les derniers gouvernements ont tenté de mettre en place différentes solutions depuis le début des années 2000 avec, notamment, la mise en place du pacte de solidarité entre les générations en 2005. L’enjeu paraît d’autant plus crucial qu’au tournant du siècle, l’âge moyen au départ à la retraite en Belgique est encore l’un des plus bas en Europe (58 ans) (Bourguignon et collab. 2017) et qu’il correspond à une culture du retrait anticipé du marché du travail particulièrement bien implantée à la fois chez les travailleurs et les employeurs (Claes, 2012 ; Desmette et Vendramin, 2014). C’est dans ce contexte que se situe notre recherche, très exploratoire. Cet article répond à un double questionnement : comment appréhender les départs anticipés sur le marché du travail belge et comment qualifier les retraités encore actifs ? Ces questions contribueront à élucider l’apparent paradoxe entre une forme de désinstitutionnalisation en devenir et une résistance à des formes de déstandardisation des parcours de vie.

REVUE DE LA LITTÉRATURE

Le contexte belge

En matière de politiques publiques, le système institutionnel belge repose sur une adhésion forte au modèle bismarckien, proche du modèle continental décrit par Esping-Anderson (1999). Il fonctionne selon le principe d’une redistribution généreuse d’aides publiques rendues possibles grâce à des recettes fiscales dont la principale source est le monde du travail (plus de 70 % encore aujourd’hui). La protection sociale a également été conçue, dès sa naissance en 1944, sur la base d’une adhésion au modèle du male breadwinner. Ce dernier représente à la fois l’importance de l’activité professionnelle, tant dans les recettes que dans les dépenses gérées par les différents niveaux de pouvoir, et la gestion différenciée des aides sociales en fonction du genre : les femmes étant systématiquement pénalisées par rapport aux hommes. Au tournant des années 1970, ce modèle va subir les conséquences des crises économiques et de la volonté politiquement assumée de favoriser les départs anticipés du marché du travail pour soutenir l’engagement de jeunes travailleurs (Sanderson, 2015). On assiste alors à l’émergence d’une nouvelle norme : la retraite se prend désormais de plus en plus tôt (Sanderson et Burnay, 2017).

La gestion publique des fins de carrière vise donc, depuis le tournant des années 2000, à remonter les taux d’emploi des travailleurs âgés. L’argument avancé est avant tout économique : il s’appuie sur une pérennisation du système de protection sociale. Les taux d’emploi des seniors en Belgique sont en effet encore aujourd’hui parmi les plus bas des pays industrialisés (Bourguignon et collab. 2017), même si ces taux remontent significativement depuis plusieurs années. En 2018, le taux d’emploi des 55 à 64 ans était de 50,3 % alors qu’il était de 58,7 % dans l’Union européenne.

Tableau 1

Évolution des taux d’emploi des 55-64 ans, selon le sexe, en Belgique de 2014 à 2018

Évolution des taux d’emploi des 55-64 ans, selon le sexe, en Belgique de 2014 à 2018

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De plus, le marché du travail belge est caractérisé par une grande proportion de travail à temps partiel, pendant tout le cours de la vie professionnelle, y compris en fin de carrière, en particulier pour les femmes. Ainsi, une femme en emploi de plus de 50 ans sur deux travaille actuellement à temps partiel contre 13,3 % des hommes dans la même tranche d’âge. Les mesures prises par les autorités publiques, fédérales et régionales, sont directement guidées par cet objectif d’accroissement des taux d’emploi. Elles visent à inciter les travailleurs à demeurer sur le marché du travail (par des mesures incitatives notamment) ou à réduire les possibilités légales de quitter le marché du travail prématurément, c’est-à-dire avant l’âge légal de la retraite.

Évolution du modèle institutionnel belge : vers une forme de désinstitutionnalisation des parcours de vie ?

La Belgique se caractérise historiquement par une forme d’institutionnalisation et de standardisation des parcours de vie. Selon Cavalli, « la standardisation renvoie au degré de régularité dont font preuve les parcours idiosyncrasiques, spécialement en ce qui concerne le timing des principales expériences de vie ; l’institutionnalisation se réfère à la structuration des vies par les institutions sociales, l’État et ses politiques » (2007 : 61). C’est par un contexte institutionnel fort que se structurent les parcours de vie en définissant clairement les possibles. En effet, cette institutionnalisation par les autorités fédérales et régionales conduit à une forme de chronologisation des vies individuelles en instaurant des âges de passage d’un état vers un autre (notamment les âges de scolarité obligatoire et l’âge de passage à la retraite) avec des âges relativement précis de survenance de ces événements (Guillemard, 1986). Ainsi, pour Mayer et Schöpflin, « in the Welfare State the continuous flow of life is transformed into a series of situations all of which have a clear formal definition… Periodisation of life and proliferation of sharp transitions which derive from the social insurance system combine into a life long biographical pattern » (1989 : 198).

Tous ces dispositifs reposent sur un maintien de seuils définis imposant au travailleur de demeurer en emploi. C’est ainsi que, dans sa déclaration gouvernementale du 14 octobre 2014, le nouveau Premier ministre belge, Charles Michel, annonce un report de l’âge de la retraite à 67 ans en Belgique à l’horizon 2035. Contre toute attente, le nouveau gouvernement, composé essentiellement de partis de droite et d’un parti nationaliste flamand, justifie cette mesure en référence aux enjeux démographiques majeurs auxquels la Belgique sera confrontée dans les prochaines décennies. Ainsi, un « enjeu clé lié directement à l’emploi est celui des pensions. Chaque mois, 10,000 personnes prennent leur pension. 120,000 par an, un million dans les huit prochaines années. En sept ans, le budget des pensions est passé de 25 à 37 milliards, soit une augmentation de 67 %. Ceux qui nous disent qu’il est possible de continuer sans réforme ne disent pas la vérité. Seule une vision à long terme permet de garantir le financement des pensions (…). À cause de la hausse spectaculaire de l’espérance de vie, nous devons allonger la durée moyenne des carrières. Avec des réformes prévisibles à long terme. (…) : l’âge légal de la pension sera maintenu à 65 ans durant toute la législature ; à partir de 2030, soit dans 15 ans, l’âge légal de la pension sera de 67 ans (avec maintien de 45 ans de carrière) »[2].

Cette mesure s’inscrit donc clairement dans une forme d’institutionnalisation des parcours de vie : l’âge légal de la retraite est reculé, mais il demeure effectif. En effet, traditionnellement en Belgique, l’âge légal de la retraite signifie un arrêt complet de l’activité professionnelle : l’âge est un véritable couperet ! Mais, toujours en 2015, le même législateur fait paraitre les arrêtés royaux nécessaires au prolongement du travail après l’âge légal de la retraite. Jusque-là, de rares possibilités existaient, mais sous de telles conditions que peu de retraités pouvaient y prétendre : c’est ainsi qu’au-delà d’un certain plafond de revenus, ils perdaient partiellement ou totalement le bénéfice de leur pension. Selon les chiffres d’Eurostat, les personnes âgées de 65 à 69 ans toujours actives représentaient en 2009 seulement 3,7 % et 4,3 % de l’ensemble des personnes de cette tranche d’âge en 2013, bien loin encore de la moyenne européenne : dans les 28 pays membres de l’Union, 11,2 % des personnes de 65 à 69 ans étaient toujours actives sur le marché du travail. Cette mesure n’a pourtant pas provoqué de séisme sur le marché du travail belge puisqu’en 2017, seuls 5 % des 65-69 ans étaient encore actifs (Conseil supérieur du travail, 2018). Ce taux demeure extrêmement bas comparativement à ceux d’autres pays européens. C’est ainsi qu’en Suède, il est de 23,4 % ; 18,0 % au Danemark ; 16,1 % en Allemagne et encore 6,6 % en France. Les travailleurs âgés belges ne profitent clairement pas de cette mesure pour s’investir au-delà de l’âge légal de la retraite.

Mais plus encore qu’une augmentation statistique, cet assouplissement légal rompt complètement avec le système d’institutionnalisation des parcours de vie, puisqu’il permet, sans restriction aujourd’hui, de continuer à exercer une activité professionnelle sans tenir compte véritablement du seuil légal de mise à la retraite. Il ne s’agit donc pas seulement d’une adaptation mineure, mais bien d’une véritable rupture dans le paradigme institutionnel belge.

De la désinstitutionnalisation des parcours de vie à la déstandardisation ?

Le système institutionnel belge s’accompagne d’une forme de standardisation des parcours de vie conduisant les individus à vivre les mêmes événements aux mêmes âges, tandis que les trajectoires à l’intérieur de ces bornes semblent de plus en plus standardisées, normalisées (Cavalli, 2007). Même si les trajectoires professionnelles sont aujourd’hui de plus en plus saccadées et discontinues, les représentations normatives associées au « bon emploi » demeurent, quant à elles, attachées au contrat à durée indéterminée. Ainsi, selon Roussel et Girard (1982), dans cette période de « temps géré », les parcours individuels sont divisés selon un modèle ternaire (enfance comme temps de l’apprentissage, la vie adulte comme temps de l’activité professionnelle et de la construction familiale, et la retraite comme le temps de la vieillesse et du repos). Ce « temps géré » est dominé par la valeur « travail », le plus souvent centrée sur la carrière masculine, les femmes étant davantage cantonnées au travail domestique (Sapin et collab. 2007).

Si l’entrée sur le marché du travail se fait de plus en plus tardivement, notamment du fait de l’allongement des études et si la trajectoire professionnelle se voit de plus en plus marquée par la discontinuité, la fin de carrière est avant tout caractérisée par le départ anticipé. Dès lors, et en suivant Kohli (1989), pour ce qui est de la transition à la retraite, ce n’est pas la flexibilité qui s’impose, mais une transition de plus en plus avancée : on libère les travailleurs plus tôt mais sans remettre en question la structure tripartite du parcours de vie. Dans ce cas, on assisterait davantage à un allongement de la période de transition qu’à un véritable brouillage des repères temporels, ce qui ne conduirait pas, de facto, à des formes de déstandardisation des parcours de vie (Sanderson et Burnay, 2017). En effet, la déstandardisation peut être analysée soit par une forme de complexification et de diversification des parcours individuels, rendant ceux-ci de moins en moins prévisibles (Widmer et collab. 2009), soit par le « dérèglement de l’horloge sociale » avec une modification des limites et une diversification des âges auxquels les transitions sont vécues (Kohli, 1986). Si en Belgique la fin de carrière se traduit par des formes diversifiées (Burnay et Falez, 2009) et par une multitude de statuts différents (préretraite, retraite, chômage en fin de carrière, etc.), il s’agit avant tout d’un rajeunissement de l’âge au départ du marché du travail (Burnay, 2002) et donc pas d’une forme de déstandardisation des parcours de vie.

Partir plus tôt ou rester plus tard ?

Aborder la question d’une éventuelle déstandardisation des parcours de vie c’est avant tout tenter de comprendre comment elle s’incarne et prend sens à l’intérieur de ceux-ci. Ces questions renvoient à une littérature abondante qui souligne la complexité des raisons de départ anticipé (Burnay, 2008), mettant en avant des raisons individuelles et familiales à côté du déploiement de politiques d’emploi, favorables ou non à la cessation d’activité. Les paragraphes précédents ont déjà mis en évidence le rôle des pouvoirs publics dans la gestion des fins de carrières en Belgique.

Les raisons individuelles et familiales, quant à elles, renvoient à la fois à des logiques volontaristes de départs anticipés ou à des choix contraints. Cette cessation de l’activité professionnelle est perçue, pour la majorité des travailleurs, avant tout comme une transition positive qui répond à des aspirations personnelles, familiales ou sociales : situation professionnelle du conjoint, implication auprès des enfants ou petits-enfants, temps libres pour la réalisation d’activités de loisirs (Hardy et Hazelrigg, 1999 ; Schultz et collab. 1998 ; Szinovacz et De Viney, 2000). La cessation est alors expliquée par des facteurs personnels qui s’inscrivent au coeur de processus sociaux plus vastes.

Les contraintes financières et l’état de santé apparaissent également être de bons prédicteurs (Adam et collab. 2002 ; Barnes-Farrell, 2003 ; Feldman, 1994 ; Walker, 1985 ; Gratton et Haug, 1983 ; Friedman et Orbach, 1974 ; Parker, 1980 ; McGoldrick et Cooper, 1980 ; Saurel-Cubizolles et collab. 1999 ; Barnay et Jeger, 2006). Au plus, les contraintes financières pèsent sur les destins familiaux. Au moins, la décision de quitter définitivement le marché du travail est présente : la perte de salaire liée au changement de statut ne peut être assumée par le ménage, ce qui contraint le travailleur à demeurer en emploi. L’altération de l’état de santé contribue à l’exclusion de l’emploi, surtout lorsque le parcours professionnel s’est construit sur des conditions de travail lourdes et pénibles (Lund et Borg, 1999). Les problèmes de santé constituent ainsi une des raisons importantes du retrait du marché du travail, soit par des dispositifs spécifiquement liés à la maladie, notamment des dispositifs d’invalidité, soit par d’autres canaux disponibles. Les sorties du marché de l’emploi pour raison de santé affectent ainsi 12 % des hommes et 8 % des femmes atteints de pathologies rhumatologiques et respectivement 7 et 5 % de ceux ayant une pathologie cardiovasculaire (Molinié, 2006).Un lien significatif existe entre ces types de retrait et la pénibilité de l’activité professionnelle (Molinié, 2006).

La structure familiale, notamment la situation professionnelle du conjoint, constitue également un facteur déterminant dans la prise de décision, dans une correspondance des temps sociaux (Szinovacz et De Viney, 2000 ; Van Solinge et Henkens, 2005). Le conjoint pèse dans la décision de départ lors de l’établissement d’un projet de vie en commun. L’avenir s’élabore ainsi sur un destin commun, loin des impératifs professionnels.

À l’inverse, il est intéressant de noter qu’à travers la notion anglophone de bridge employment se déploie une nouvelle littérature scientifique mettant en avant les raisons individuelles qui poussent le retraité à continuer à exercer une activité professionnelle. On peut définir le bridge employment comme la période qui recouvre les emplois occupés avant une retraite définitive du marché du travail, mais après la fin d’un emploi de carrière (Beehr et Bennett, 2015). Dans un contexte belge, ce bridge employment peut donc être défini comme la période de transition se situant entre l’âge légal de la retraite et la cessation définitive de l’activité. Les transformations récentes des dispositifs belges ouvrent en effet un espace pour l’apparition de ce bridge employment.

Selon Beehr et Bennett (2015), deux raisons peuvent être avancées pour comprendre le développement de cette période de transition. La première fait référence à l’allongement de l’espérance de vie et la seconde, aux conséquences désastreuses dans certains pays (dont les États-Unis) de la crise financière de 2007-2008. Dans ces conditions, le bridge employment est davantage perçu comme une nécessité pour asseoir un niveau de vie décent (Maestas, 2010). Mais cette période peut également être l’occasion de développer de nouvelles compétences, de nouvelles opportunités de carrière (Deal, 2007). On comprendra aisément comment les aspirations et motivations, mais aussi l’état de santé (Kerr et Armstrong-Stassen, 2011), viennent construire les champs des possibles, ouvrant ou fermant les possibilités de déploiement de cette nouvelle carrière. Ces hypothèses laissent entrevoir des profils très différents : les uns poursuivant leur carrière par intérêt, les autres, par nécessité.

La situation familiale peut également remplir un rôle dans le désir de poursuivre son engagement professionnel. Les rôles sociaux, dont ceux traditionnels, permettent avant tout aux hommes de poursuivre leur carrière professionnelle (Wang et collab. 2008), l’expression de leur identité sociale passant, davantage que pour les femmes, par le travail.

La similitude observée entre les deux phénomènes (départ anticipé et prolongement de carrière) s’exprime donc par des prédicteurs assez semblables qui autorisent la comparaison. Ces constats nous amènent à préciser notre questionnement autour des départs anticipés et du bridge employment en analysant le départ du marché du travail en termes d’opportunités et de contraintes et d’étudier la situation du bridge employment avant la loi de manière à déterminer dans quelle mesure celle-ci vient répondre ou non à une attente. Pour ce qui est des départs anticipés, nous formulons l’hypothèse que selon les profils des personnes concernées, le retrait anticipé du marché du travail sera vécu comme une contrainte, un choix imposé par les circonstances, ou une opportunité, un choix posé et assumé, correspondant à une attente véritable. Pour ce qui est du bridge employment, nous posons l’hypothèse qu’avant la loi, la prégnance de ce phénomène est faible tant la culture du départ anticipé s’est imposée.

DONNÉES ET MÉTHODES

Les données utilisées dans cet article proviennent de l’enquête « Gender and Generation » réalisée en Belgique (enquête GGP) en 2008. Initialement prévue comme une enquête par panel avec 3 vagues séparées de 3 années, seule la première vague a été réalisée en Belgique. Cette enquête s’inscrit dans le vaste programme d’enquêtes développé par le United Nations Economic Commission for Europe (UNECE) et incluant nombre de pays européens dont la France, l’Allemagne, et l’Italie. Pour la Belgique, 7 163 entretiens avec des individus vivant dans des ménages privés et âgés de 18 à 79 ans révolus ont été réalisés. Si on ne retient que les personnes appartenant à des générations dont tous les membres ne sont plus (ou pas) actifs sur le marché du travail, cela représente un total de 1 498 personnes[3] se déclarant (pré-) retraitées.

Dans l’enquête, plusieurs questions s’intéressent au départ du marché du travail. Elles portent notamment sur l’année de survenance de ce départ, les raisons qui l’ont motivé ainsi que l’existence d’une activité complémentaire. Ces questions étaient posées quel que soit le statut des répondants. Enfin, elles peuvent être croisées avec les caractéristiques sociodémographiques des personnes concernées. Cette enquête permet d’appréhender la situation avant que ne soient prises les premières mesures relatives au maintien en emploi des seniors. Elle permet d’analyser la désirabilité sociale de ces transformations et déterminer si elles répondent à une attente dans la population.

S’agissant d’une recherche exploratoire, nous avons utilisé dans un premier temps des approches statistiques descriptives de base pour analyser les caractéristiques de notre population. Nous avons ensuite utilisé une régression logistique binaire pour mettre en évidence les caractéristiques des individus selon les motivations de leur départ à la retraite. Le choix de la régression logistique binaire se justifiait par le fait que la variable dépendante (la motivation du départ à la retraite) est une variable nominale qui pouvait être décomposée en plusieurs variables binaires. Ce travail sur la variable devait permettre de déterminer les profils associés à chaque motivation. On a dès lors construit trois modèles : le premier distinguait ceux dont le départ à la retraite avait été contraint ; le deuxième, ceux dont le départ était un choix délibéré et le dernier, ceux qui étaient partis parce qu’ils avaient atteint l’âge légal à la retraite. Les variables explicatives ont été retenues sur base des constats posés dans la littérature : outre le sexe et le niveau d’instruction, dont l’influence sur la volonté de partir ou de rester en emploi a été démontré dans la littérature (Wang et collab. 2008), on a ajouté la présence d’enfants de 14 ans ou plus dans le ménage, la présence d’un conjoint dans le ménage et les caractéristiques de la dernière profession (temps plein ou partiel, type d’employeur, type de profession) (Hardy et Hazelrigg, 1999 ; Schultz et collab. 1998 ; Szinovacz et De Viney, 2000).

RÉSULTATS

Le départ du marché du travail : entre contrainte et opportunité

Sur l’ensemble des 1 498 retraités de l’échantillon, près de la moitié déclarent avoir pris volontairement leur retraite anticipée ; 18 % déclarent avoir dû quitter leur emploi parce qu’ils avaient atteint l’âge légal à la retraite et 16 % déclarent avoir été contraint à partir en préretraite. Ces trois catégories ont été construites à partir des réponses données par les répondants à la question : « Pour quelle raison principale avez-vous cessé d’exercer cette activité ? »[4] Ces premiers résultats permettent de souligner l’émergence de la préretraite comme une norme, celle-ci étant davantage perçue comme une opportunité plutôt que comme une contrainte. La construction du départ anticipé comme norme sociale interpelle particulièrement aujourd’hui, alors que les politiques menées en Europe visent à maintenir les individus le plus longtemps possible sur le marché du travail. Cette nouvelle norme qui consacre le principe d’une désinstitutionnalisation à partir des années 1970 (Kohli, 1989 ; Sanderson et Burnay, 2017), rend ces politiques particulièrement difficiles à mener, car elles sont à contrecourant des aspirations individuelles[5].

Ce résultat pose également la question des profils différenciés selon les raisons du départ. Dans la suite de cette analyse, les raisons de départ ont été regroupées en trois catégories : les départs contraints, les départs à l’âge légal et les départs volontaires. Pour construire les profils par catégorie, trois régressions logistiques ont été réalisées en retenant pour caractéristiques principales celles retenues dans la littérature : des caractéristiques familiales, sociales et démographiques. Globalement, seuls les deux premiers modèles donnent des résultats probants. Le troisième (retraite à l’âge légal) est plus difficile à interpréter et les variables explicatives retenues pour chacun des modèles donnent dans ce cas précis de moins bons résultats. Les modèles ont été appliqués à des générations ayant atteint leur 65e anniversaire ce qui a permis de ne retenir que des cohortes ayant quitté le marché du travail.

Tableau 2

Raisons du départ du marché du travail

Raisons du départ du marché du travail

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Si on analyse les résultats modèle par modèle, il apparaît que le passage à la retraite est davantage expliqué :

  • par des facteurs contraignants si le répondant est un homme et si la personne est plus jeune. A contrario, il est moins vécu comme une contrainte si la personne est faiblement diplômée, travaille à temps plein et se déclare ouvrier et travaille dans le secteur public ;

  • comme un choix délibéré, si la personne est une femme, s’il y a de jeunes enfants dans le ménage, si la dernière profession est à temps partiel et si l’âge augmente ;

  • comme un départ obligatoire car l’âge légal à la retraite était atteint, si la personne est faiblement diplômée et est membre de cohortes plus récentes.

Ceci permet de souligner les différents paramètres qui alimentent l’arbitrage personnel quand vient le moment de passer à la retraite : les conditions de travail ou plus exactement le statut de la personne (une personne moins qualifiée se retrouvera plus souvent dans des emplois subalternes moins valorisés), une personne travaillant à temps partiel vivrait moins son départ du marché du travail comme une contrainte que comme un choix délibéré (soit le passage à temps partiel pourrait être une manière de préparer ce départ à la retraite, soit le temps partiel traduirait un moins grand attrait pour le travail (manque de considération ou manque d’intérêt pour la profession exercée)).Contrairement aux résultats présentés par Szinovacz et De Viney (2000), l’entourage familial semble peser assez peu dans la décision, hormis pour les personnes choisissant de partir à la retraite dont le choix est influencé par la présence d’un enfant. Enfin, le genre joue un rôle important principalement dans la manière dont est vécu un départ anticipé, les femmes le présentant davantage comme un choix délibéré, les hommes comme une contrainte. Ici, on peut se demander si, en filigrane, ne se dessinent pas les représentations et les constructions sociales du genre et du rôle symbolique de chacun.

Tableau 3

Profil des répondants selon les types de raisons du départ du marché du travail

Profil des répondants selon les types de raisons du départ du marché du travail

Note : les seuils de significativité sont : * 90 % ; ** 95 % et *** 99 %.

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La situation de l’âge est particulière. Le deuxième modèle montre qu’on parle davantage de départ anticipé volontaire parmi les générations les plus anciennes. On pourrait y lire une certaine aspiration parmi ces générations qui auraient profité de la mise en place de ce système ayant vu les générations qui les précédaient rester plus longtemps sur le marché du travail. Pour ce qui est du premier modèle, l’âge n’implique pas de changement significatif. Les départs « forcés » sont autant rapportés parmi les générations plus anciennes que les plus récentes. L’interprétation de ce résultat peut se faire en complément du précédent, en ouvrant cette possibilité, les gouvernements auraient répondu à une aspiration latente de certains travailleurs qui se seraient « engouffrés » dans la brèche.

Pour ce qui est du troisième modèle, le résultat est quelque peu paradoxal. Le départ à la retraite à l’âge légal serait l’apanage des personnes retraitées récemment. Pourtant, quand on met ce résultat en regard de la réalité de l’âge moyen au départ du marché du travail, pour notre échantillon, celui-ci n’a cessé de diminuer passant de 60 ans pour les générations les plus âgées à 54 ans pour les générations les plus récentes, soit globalement un schéma correspondant à celui admis pour l’ensemble de la Belgique (Bourguignon et collab. 2017). Bien plus, parmi les personnes déclarant avoir quitté leur travail à l’âge légal de la retraite, seulement 44 % d’entre elles ont quitté le marché du travail vers 65 ans. Les autres l’ont quitté plus tôt avant de l’avoir atteint. On peut donc se demander si, parmi les personnes qui considèrent qu’elles sont parties à la retraite à l’âge légal, certaines déclarent un départ à l’âge légal au sens de l’âge à partir duquel elles pouvaient demander leur passage à la pré-retraite. Ce comportement confirmerait l’émergence que de la retraite anticipée est devenue la norme[6] (Sanderson et Burnay, 2017).

Cette analyse permet de construire trois profils selon le type de raison : le départ contraint qui concernerait des hommes ayant travaillé dans le secteur public comme employé, le départ volontaire qui affecterait les femmes avec enfant dans le ménage et travaillant à temps plein, et les départs à l’âge légal qui concerneraient des individus faiblement diplômés et appartenant à des cohortes plus récentes.

Quand on parle d’aménagement du temps de travail en fin de carrière, on évoque régulièrement l’opportunité que présente le temps partiel notamment dans la perspective de continuer à travailler au-delà de la retraite. Cette question soulève celle du bridge employment (Kerr et Armstrong-Stassen, 2011).

Quelle est la prégnance du bridge employment ?

La question du bridge employment est au coeur des réformes opérées en 2015, lorsque le gouvernement belge prend des mesures visant à faciliter et à encourager le maintien d’une activité complémentaire au-delà de l’âge légal à la retraite. Nous avons voulu examiner la situation avant la mise en place de ces mesures de manière à déterminer si elle correspondait à une aspiration des travailleurs, partant de l’hypothèse que si c’était le cas, celle-ci se traduirait par une part non négligeable de personnes conservant une activité complémentaire (dans les limites prévues par la loi) après le passage à la retraite.

Cette première approche s’est soldée par le constat du peu d’intérêt pour le maintien d’une activité après le passage à la (pré-) retraite : seulement 12 personnes sur les 1498 de l’échantillon exercent une activité complémentaire. On s’est dès lors tourné vers une autre piste, celle des intentions. L’enquête GGP comportait une question sur l’intention de reprendre une activité professionnelle dans les 3 années à venir. Du point de vue des (pré-) retraités, cela revenait à les interroger sur l’intention d’entreprendre une activité complémentaire.

Sur l’ensemble de l’échantillon, ils sont 4,7 % à manifester leur intention, chiffre qui monte à 8,9 % parmi les préretraités de moins de 65 ans. On observe une nette surreprésentation des hommes (66 %) dans ce groupe, confirmant ici la littérature et par là les rôles sociaux genrés qui verraient l’homme davantage investi dans son activité professionnelle.

Ces chiffres sont faibles et sans doute très loins des espoirs du gouvernement belge. Toutefois, ceux-ci pourraient augmenter tant sur les intentions que sur les personnes exerçant un emploi complémentaire en raison de nouvelles contraintes telles que des mesures d’économies prises sur les pensions et la fragilisation des parcours professionnels. Dans ces circonstances, on retrouverait les hypothèses émises par Maestas (2010) sur le bridge employment, puisqu’il s’agirait pleinement d’une réponse donnée à une contrainte. Mais si on examine le profil socio-démographique des retraités souhaitant reprendre une activité professionnelle, à partir du diplôme le plus élevé obtenu par les préretraités déclarant vouloir reprendre une activité, on constate que la majorité (69 %) se retrouve parmi les plus diplômés, soit ceux qui, toutes choses égales par ailleurs, occupaient des fonctions plus rémunératrices et valorisantes que les autres. Ainsi, en 2008, lors de l’enquête GGP, les personnes concernées par le bridge employment n’étaient sans doute pas des personnes démunies, mais plutôt des personnes cherchant à conserver un certain statut acquis au travers de leur activité professionnelle, contrairement cette fois aux constats posés par Maestas (2010). Pour le moment donc, les résultats belges ne s’inscrivent que peu dans une logique de la nécessité, mais plutôt dans une dynamique de choix.

Figure 1

Répartition des personnes souhaitant reprendre une activité professionnelle parmi les préretraités

Répartition des personnes souhaitant reprendre une activité professionnelle parmi les préretraités

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CONCLUSION

Cet article proposait une étude exploratoire portant sur le passage à la retraite à travers deux questionnements. Le premier portait sur les départs anticipés et le second, sur le bridge employment. Cette première approche a permis de confirmer que celle-ci est davantage perçue comme une opportunité plutôt qu’une contrainte et l’émergence des départs anticipés comme une norme. En distinguant les retraites volontaires, les retraites subies et les départs à l’âge légal, des profils différents ont pu être mis en évidence : la retraite volontaire serait plus féminine, concernerait davantage des personnes travaillant à temps plein, avec enfant dans le ménage tandis que la retraite subie serait plutôt masculine. Pour ce qui est des personnes quittant leur emploi parce qu’elles auraient atteint l’âge légal à la retraite, les résultats sont moins probants du fait notamment d’une transformation de la norme, la pré-retraite par son statut dominant. Le travail à temps partiel correspond davantage au départ à la retraite choisi. Ce dernier résultat confirme d’autres analyses récentes (Burnay, 2013) pointant combien l’aménagement du temps de travail en fin de carrière pourrait se révéler une réelle opportunité dans un contexte politique favorable au maintien en emploi des travailleurs âgés.

Les premières analyses sur le bridge employment montrent combien le prolongement des carrières ne semble pas être une préoccupation des travailleurs belges. Les mesures prises en Belgique en 2015 sont encore trop récentes pour pouvoir en appréhender l’impact. Elles devront être analysées et évaluées dans les prochaines années afin de déterminer dans quelle mesure elles ont modifié les pratiques en matière de retraite, renforçant une forme de désinstitutionnalisation déjà en cours. Mais on perçoit déjà combien la volonté politique va à l’encontre de pratiques culturelles bien ancrées, ce qui rendra le changement difficile.