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Un intérêt croissant envers un objet de recherche complexe : la relation

Le développement de l’industrie tertiaire a accru l’intérêt pour l’activité des agents de relation de service (Caroly et Weill-Fassina, 2004). Les composantes éthiques et politiques à l’oeuvre au coeur de la relation qui s’établit entre un usager et un professionnel d’un métier relationnel (Demailly, 1998), la présence d’interactions multiples (Mayen, 2004), l’existence d’au moins deux acteurs (Goffman, 1974), les déterminants organisationnels pesant sur la relation (Soulet, 1997) ou encore la nature du service à rendre (Boujut, 2005) témoignent d’un objet de recherche fort complexe et d’une difficulté d’élucidation inhérente à cette dimension.

Les réformes des institutions publiques des dernières décennies, dont l’importante fusion des établissements composant les nouveaux CISSS, l’appel à la collaboration interprofessionnelle dans le champ sociosanitaire, les modifications au Code des professions et les projets de loi visant une meilleure délimitation des actes professionnels du champ de la santé mentale et des relations humaines imposent aux métiers relationnels de définir clairement leurs actes et amènent les différents professionnels à faire état de leurs contributions spécifiques. Si plusieurs formes d’intervention sociale ont découlé des changements dans le monde du travail, celles-ci n’ont pas été accompagnées d’un cadre de référence permettant de les définir sur le plan théorique (Beynier et Chopart, 2012), ce qui participe à la difficulté d’élucider le coeur de l’intervention des professionnels. Au sein de ces métiers, les tâches prescrites sont bien souvent imprécises, les objectifs et les moyens pour les atteindre sont multiples et plusieurs façons de faire se côtoient pour atteindre les finalités visées par l’action professionnelle (Caroly et Weill-Fassina, 2004 ; Mayen, 2005). L’objet du travail de service est double : « un objet de service, qui est l’objet sur lequel l’intervention doit porter ; et un objet d’usage, caractérisé par la relation que le client ou usager entretient avec cet objet au sein de cette situation particulière qu’est la relation de service » (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006, p. 177). Les compétences professionnelles sollicitées sont dès lors de deux ordres : professionnel à proprement parler, dans la mesure où il importe aux agents de savoir intervenir sur l’objet spécifique à leur profession et de rendre le service attendu, et relationnel, dans la perspective où il leur est essentiel, pour que s’actualisent les compétences professionnelles, d’assurer l’établissement et le maintien d’un certain niveau de qualité de relation avec l’usager. Ces types de compétences s’insèrent dans deux registres dont l’articulation est constitutive de la professionnalité des métiers relationnels. D’abord, un registre plus technique se référant à des protocoles basés sur des savoirs et des méthodes spécifiques à une profession (Couturier et Chouinard, 2008) validés scientifiquement et structurés sous forme de règles (Soulet, 1997). Ensuite, un registre relationnel qui renvoie à la nécessaire interaction dans la conduite de l’action et dans la prestation du service (Couturier et Chouinard, 2008).

Si les caractéristiques du registre technique s’avèrent plus facilement énonçables et que la nature des compétences professionnelles attendues par les différents agents des métiers relationnels se révèle de façon plus claire, il n’en va pas ainsi pour le registre relationnel. Reposant sur des critères difficilement perceptibles, car de nature abstraite et indéterminée (Soulet, 1997), et qui s’éloignent de l’objet d’intervention spécifique à une profession, la relation se pose comme un objet ne se laissant pas aisément saisir, décrire, élucider par voie rationnelle. Les propriétés vastes et abstraites de la relation entre un agent et un usager posent donc des défis aux acteurs des métiers relationnels. Les compétences relationnelles n’étant pas par nature spécifiques à un seul groupe professionnel, elles se retrouvent très souvent diluées dans les compétences qui servent la relation avec le public, comme les compétences communicationnelles (Autès, 1998) ou langagières (Ion et Ravon, 2005 ; Mayen, 2005). Puisque la majorité des professionnels des métiers de service, par le contact avec le public qu’ils entretiennent, doivent faire preuve de telles habiletés, ces compétences relationnelles et communicationnelles sur lesquelles s’appuie l’identité de divers professionnels, notamment les travailleurs sociaux (TS), apparaissent ainsi trop peu discriminantes pour favoriser une véritable reconnaissance de la profession.

Pourtant, puisque la formation de la compétence va bien au-delà du fait de développer des connaissances à proprement parler sur l’objet d’intervention propre à une profession (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006), il importe aux agents, pour le développement d’une véritable professionnalité, d’articuler de manière cohérente la double nature de ces compétences, professionnelle et relationnelle, et d’en dégager un argumentaire intégré visant à définir et affirmer leur profession. Dans le cas du travail social, par exemple, il pourrait s’agir de développer une expertise en termes de savoirs et de méthodes sur une clientèle (personnes âgées, personnes atteintes d’un trouble de santé mentale, personnes en situation d’itinérance, etc.) et sur l’objet d’intervention (le handicap physique, les incapacités, l’isolement social, etc.), en la soutenant par une capacité à intégrer à la pratique les savoirs issus de l’activité située, basée sur la relation avec l’usager. Il appert toutefois que les compétences visées dans le cadre des formations aux métiers relationnels reposent surtout sur la maîtrise du registre technique et sur le développement des compétences professionnelles sur ces objets techniques (Ibid.). Si ces formes de connaissances sont absolument pertinentes et nécessaires, elles demeurent cependant insuffisantes, dans la mesure où elles se dégagent des « situations réelles », occultant ainsi « les buts effectifs du service » (Mayen, 2005, p. 79). À la lumière de ces éléments, la professionnalité des métiers relationnels repose sur la capacité de leurs membres à produire un discours unifié sur la singularité de leur action professionnelle, action comportant deux registres intimement liés.

Discours de légitimation et reconnaissance professionnelle en travail social

Par-delà ces difficultés d’élucidation relatives à la dimension relationnelle d’une profession, il demeure que les professionnels racontent leur pratique. Malgré le sentiment de non-reconnaissance (Pelchat etal., 2005) et le malaise identitaire fréquemment ressentis chez bon nombre d’entre eux (Franssen, 2000), et malgré la difficulté remarquée spécifiquement chez ce groupe professionnel à décrire et à nommer concrètement ses productions spécifiques et à les distinguer de celles des autres métiers relationnels (Chouinard, Couturier et Lenoir, 2009), les TS usent de discours pour légitimer leur action professionnelle. Ces derniers recourent en réalité à deux types d’argumentaires pour légitimer leur intervention et définir leur profession : les valeurs et les finalités du travail social ou encore les méthodes d’intervention et savoir-faire auxquels ils recourent dans leur pratique. Ces arguments rappelés concernent en fin de compte l’affirmation de l’adhésion à l’éthos de la profession, basé sur ses valeurs humanistes et sociales, ainsi que ses finalités transformationnistes générales, ou encore la démonstration d’un savoir-faire résultant d’une application de modèles et de techniques d’intervention propres au travail social. Les discours ainsi interpellés, parce qu’ils visent d’abord à expliquer les raisons pour lesquelles les TS interviennent plutôt qu’à décrire ce qu’ils font concrètement, font en sorte d’ancrer le débat collectif de définition de la profession dans une logique de légitimation plutôt qu’une logique d’objectivation (Zuñiga, 1993). Or, puisque l’ensemble du discours possède une forte connotation normative (Caron et Chouinard, 2014), la spécificité de leur action professionnelle reste difficilement accessible, participant du coup au maintien du malaise identitaire.

Au coeur du discours de professionnels : les référents collectifs

Plus globalement, la construction d’une identité professionnelle étant liée à la présence, chez les membres, d’un sentiment d’appartenance à la profession, à l’adoption d’un discours professionnel spécifique et à l’adhésion aux représentations de la profession partagées par l’ensemble du groupe professionnel (Dubar et Tripier, 1998), il va sans dire que l’attachement de membres envers leur ordre professionnel joue un rôle de premier plan dans la consolidation de cette base identitaire. En effet, l’ordre professionnel structure non seulement la nature des compétences et les modes légitimes de reconnaissance d’une profession, mais permet aussi d’accroître la visibilité des professionnels, dans ce qu’ils ont de spécifique, auprès des usagers (Ibid.). Dans ce contexte, et connaissant l’impact majeur de l’ordre professionnel sur l’identité professionnelle des TS, il est apparu fort intéressant de chercher à connaître les conceptions de la profession qui sont véhiculées au sein d’un comité régional de l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ) ainsi que leurs impacts sur la constitution d’une identité professionnelle commune aux membres de ladite région.

En dépit d’une certaine difficulté d’énonciation professionnelle remarquée chez les TS, il n’en reste pas moins qu’au coeur du discours tenu se trouvent les référents de ce groupe professionnel (Dubar, 2000). L’adoption d’un discours est en effet toujours appuyée par des conceptions du travail spécifiques, et dépend ainsi des systèmes de référence des professionnels, des valeurs de leur profession, et aussi de leurs contextes de pratique. La façon dont les TS définissent leur profession permet dès lors d’en apprendre davantage sur leurs référents et sur leurs modalités d’identification professionnelle (Dubar et Tripier, 1998). Derrière les conceptions qu’un groupe professionnel a de sa profession se cache en réalité le noyau d’une forme identitaire.

Pour mettre à jour cette professionnalité partagée par l’ensemble des membres, chercher à dégager les conceptions à l’égard de leur profession, à partir du discours même qu’ils tiennent sur le travail social, a représenté une avenue de recherche intéressante pour connaître les référents professionnels des TS. Puisque le discours renvoie à l’expression d’une pensée, d’un raisonnement, les mots utilisés dans une situation précise, par exemple pour décrire sa profession, ne sont pas anodins, car ils comportent toute une série de significations partagées par un groupe (Demazière et Dubar, 2004). Une analyse du discours chez un groupe de professionnels donnera, dans cette perspective, plusieurs informations sur les référents professionnels, sur la façon dont sont conçus la profession, les finalités, le travail, la figure professionnelle des membres, etc., au sein de ce groupe.

C’est donc en appui sur cette dynamique identitaire, décelable « à travers les processus d’énonciation dans le langage » (Ibid., p. 331), qui renseigne sur les véritables référents d’un individu ou encore d’un collectif, que la présente recherche a souhaité trouver un éclairage aux questions suivantes : à quelle(s) logique(s) d’énonciation de leur pratique les TS membres d’un comité régional de l’OTSTCFQ recourent-ils ? Adhèrent-ils à l’éthos du travail social, fondé sur un amalgame axiologique, ou encore privilégient-ils la démonstration d’un savoir-faire pratique reposant sur la maîtrise de méthodes qui seraient spécifiques au travail social ? Quelle est la nature de leurs référents professionnels et que disent ces derniers sur les savoirs, les compétences mis à contribution ? Si ces principaux questionnements ont sous-tendu la présente étude, celle-ci s’est intéressée de manière plus spécifique à poursuivre cet objectif : dégager les conceptions du travail social chez les TS membres d’un comité régional de l’OTSTCFQ.

Une recherche fondée sur une analyse du discours de TS à l’égard de leur profession

Afin de dégager les conceptions du travail social chez les professionnels interrogés, un devis qualitatif et une approche descriptive et exploratoire (De Ketele et Roegiers, 1996) ont été privilégiés dans le cadre de la recherche réalisée. Le corpus des données a été constitué grâce à la passation, par voie électronique, d’un questionnaire, hébergé par la plateforme Monkeysurvey, aux TS d’un comité régional de l’OTSTCFQ. Le questionnaire, distribué de manière individuelle, comportait deux questions ouvertes à propos du travail social au sens large. La première question, « Qu’est-ce que le travail social ? », a permis d’obtenir les conceptions des TS quant à la définition du travail social. La seconde, « À quoi sert le travail social ? », a concerné les conceptions des finalités de la profession. Au total, 34 TS ont participé à l’étude en remplissant le questionnaire. Le traitement et l’analyse des données se sont appuyés sur la méthode de l’analyse structurale de discours (Demazière et Dubar, 2004). Fondée sur le postulat qu’au coeur du discours d’un groupe professionnel se trouvent les référents partagés par ce groupe, cette approche procède à une réduction maîtrisée du discours d’un groupe d’acteurs afin de mettre en relief ces référents. Cette méthode a finalement permis de dégager les principaux éléments sur lesquels s’appuient les TS interrogés dans la définition de leur professionnalité.

Le travail social : une profession qui vise le changement

D’entrée de jeu, il importe de mentionner que, bien qu’il ait été pertinent de présenter de façon distincte les éléments de définition du travail et ceux de ses finalités, cette perspective perd de sa pertinence considérant que les conceptions pour ces deux objets d’analyse ne se sont pas distinguées de façon significative. Ceci étant, il sera plutôt question d’en présenter une vision d’ensemble.

La notion de changement s’est clairement dégagée comme l’une des conceptions fondamentales mises en avant par les participants de l’étude. Par souci de précision, il importe de mentionner que les conceptions associées à la notion de changement sont équivoques, et proposent deux cas de figure : dans le premier, le changement est porté par l’agent du travail social, dans le sens où c’est le TS lui-même qui conduit concrètement le changement, et dans l’autre on pose le changement comme objet autonome, comme finalité générale à atteindre dans toute intervention sociale en travail social. Le premier cas de figure renvoie principalement, pour les TS interrogés, à la fonction de susciter la mise en action de l’usager dans un projet d’intervention dont ce dernier est la principale cible et par qui le changement peut s’opérer. Le TS est vu ici comme un acteur de changement. Qu’il s’agisse de comportements, d’habitudes sanitaires ou de rôles jugés inadéquats au regard de la norme sociale, l’action du travail social se veut corrective à l’égard des dimensions jugées lacunaires ou déficitaires. Si le cadre au sein duquel cette action se réalise pose les individus dans l’ensemble des contextes de la vie sociale, elle se résume plus spécifiquement aux contextes restreints de la vie sociale, soit les réseaux de solidarité primaires. Le changement passe en fait par la capacité du TS à susciter la prise de conscience, chez l’usager, de ses capacités à s’engager dans la résolution de ses difficultés personnelles. La notion d’autonomie devient dès lors à la fois la finalité et le point focal de l’intervention sociale.

S’il se réalise concrètement grâce à l’intervention sociale du TS, le changement en tant que tel est nourri et alimenté par des conceptions précises inhérentes à la façon dont est conçue la profession au sens large. En ce sens, le second cas de figure relatif au changement renvoie à la notion de transformation qui est constitutive de toute intervention en travail social et qui prend appui sur les visées ou idéologies propres à la profession. En s’inscrivant à la jonction du rapport qui lie un individu, un groupe ou une collectivité à une norme socialement acceptée et admise, le TS permet une reconfiguration de l’expérience au monde de ces populations, expérience jusqu’alors considérée comme « problématique ». En ce sens, le travail social, dans son acception générique, aspire à une transformation sociale et nourrit des idéaux de nature sociale : justice, bien-être, égalité, équité, etc.

Le travail social : une profession qui prend appui sur des valeurs

Au regard des résultats, il est apparu que très peu de représentations de la dimension collective du travail social avaient été relevées, du moins autrement que par le recours aux valeurs sociales pour la définir. En effet, plusieurs participants ont défini le travail social en fonction du socle de valeurs sur lequel il prend appui, d’une part pour donner sens aux transformations qu’il opère et, d’autre part, pour légitimer concrètement le déploiement d’interventions sociohumanistes épousant ces valeurs auprès des populations. Le fait d’interpeller les valeurs a pour fonction de légitimer les finalités de la profession dans l’espace social (Caron et Chouinard, 2014). En d’autres mots, c’est par le fait que le TS démontre une certaine forme d’humanisme dans ses interventions auprès des populations qu’il conduit au changement visé par le travail social.

Le TS : un professionnel possédant une expertise spécifique

Malgré la forte prégnance d’une conception axiologique du travail social, une conception professionnalisée s’est également dégagée de l’analyse. En effet, chez plusieurs participants, une grammaire professionnelle évoquant à la fois des activités professionnelles et des registres d’action de l’intervention a été déployée. La plupart de ces référents n’ont par contre pas été clairement définis ou mis en relation avec des contextes ou des types spécifiques de pratique. Le travail social a, à de nombreuses reprises, été nommé et défini à partir des actes professionnels des TS, notamment par l’énumération des différentes étapes du processus d’intervention ou par la référence à l’acte d’évaluer, sans toutefois définir les objets relatifs à ces actes. De façon marginale, la référence au fonctionnement social est ressortie dans cette grammaire professionnelle. L’évocation dans le discours des participants de déterminants de la pratique professionnelle, tels que la collaboration interprofessionnelle, est un autre élément relevant des conceptions professionnalisées du travail social.

Il demeure que les principaux appuis de définition du travail social qui sont ressortis chez les participants interpellés reposent sur la référence aux clientèles du travail social et à ses registres d’intervention. En ce qui concerne les clientèles, ces dernières sont nommées selon leur correspondance aux programmes de services sociaux, par exemple le soutien à domicile ou la protection de la jeunesse. La vaste majorité des participants à l’étude ont procédé à l’énumération de ces éléments. En ce qui a trait aux registres d’intervention, la notion d’aide a été fortement invoquée par les TS pour définir la spécificité de leur action professionnelle. Bien plus qu’une façon parmi d’autres de penser l’intervention en travail social, il est apparu que c’est l’aide et ses déclinaisons qui permettent de nommer et de définir le travail social. Le recours à cette notion par les TS répond à deux finalités. La première engage à agir en soutien aux individus dans le développement de leur autonomie, conçue ici non pas comme une forme d’émancipation sociale et citoyenne, mais plutôt comme une forme d’adaptation aux contraintes sociales nommées par les participants à l’étude. En effet, telle qu’elle s’est dégagée des résultats, l’action professionnelle consiste à encourager la résorption d’un rapport conflictuel entre un usager et ses rôles sociaux ou de transformer des attitudes ou des comportements jugés inadéquats par l’individu lui-même ou selon une norme sociosanitaire. La seconde finalité du recours à la notion d’aide vise à humaniser le vécu des individus par la subjectivation de leurs difficultés personnelles et existentielles grâce à l’adoption d’un registre psychoaffectif dans l’intervention.

Le travail social : une professionnalité articulée autour de la notion d’aide

Il s’est clairement dégagé des résultats que les TS interrogés recourent au terme d’« aide » dans la définition de leur profession pour expliquer les finalités du travail social et, du coup, circonscrire leur spécificité. Si l’utilisation de ce terme vient traduire les dimensions irréductiblement sociales et humanistes de l’action professionnelle en travail social, elle permet également de saisir une difficulté persistante pour le travail social à s’en émanciper. Si la dimension de l’aide est centrale, elle ne peut cependant à elle seule justifier l’ensemble des productions du travail social. L’aide vient en quelque sorte traduire l’éclectisme des référents sur lesquels les professionnels appuient leur pratique et y donnent sens.

Étant donné sa très forte occurrence dans les résultats, il apparaît donc clairement que la notion d’aide joue un rôle central dans la façon dont les TS se figurent et construisent leur professionnalité. À partir des conceptions de la profession et de ses finalités dévoilées par l’analyse des données recueillies, il a été possible de dégager les différents univers de sens auxquels cette notion d’aide se réfère. Ces univers se structurent autour de deux axes sémantiques qui la définissent. La figure suivante illustre le croisement de ces axes.

Figure 1

Axes sémantiques encadrant la notion de l’aide en travail social

Axes sémantiques encadrant la notion de l’aide en travail social

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Les précédents résultats rendent possible la distinction de deux axes sémantiques lorsqu’il est question de la notion d’aide en travail social. Le premier axe, celui de la pratique professionnelle, renvoie à l’ensemble des registres d’action (adaptation, accompagnement, responsabilisation, etc.) qui vont guider et structurer l’action, l’aide, du TS sur un ou plusieurs objets d’intervention. Comme on l’a relevé précédemment, ces objets sont de diverses natures : comportements, habitudes, conditions de vie, problématiques sociales, etc., et requièrent une réponse du travail social. Ces registres d’action sont à la fois symboliques et manifestes. Leur dimension symbolique paramètre et oriente les finalités de la relation de service et une façon de faire l’intervention. Celle-ci s’institue par la négociation d’un projet d’intervention entre le TS et l’usager. Leur dimension manifeste se caractérise par les moyens d’action concrètement déployés par le TS, tels que le recours à des techniques discursives et langagières permettant d’actualiser la dimension symbolique au sein de la relation de service établie entre un TS et un usager. L’adéquation entre les dimensions symbolique et manifeste du registre d’action agit sur la façon dont le TS conçoit et déploie son action professionnelle sur les objets d’intervention.

Le second axe mis à contribution dans la structuration de la notion d’aide, celui des fondements, réfère à l’ensemble des appuis axiologiques, humanistes et professionnels que le travail social interpelle dans la construction de sa professionnalité. Les fondements axiologico-humanistes renvoient à l’ensemble des valeurs sociales et humanistes sur lesquelles le travail social s’est édifié. La justice sociale, le respect de la dignité, l’autodétermination individuelle et collective en sont des exemples. Les référents professionnels englobent les modèles théoriques et méthodologiques sur lesquels s’appuie le TS pour structurer son intervention. Ils renvoient également aux prescriptions déontologiques, politico-légales, institutionnelles et organisationnelles qui encadrent sa pratique. Les référents professionnels renvoient également aux normes professionnelles qui guident l’activité clinique.

Le croisement de ces deux axes sémantiques structurant la notion d’aide permet de dégager les quatre principaux sens accordés à cette notion en travail social. La figure suivante illustre cet univers de sens structuré par les pôles sémantiques qui viennent d’être explicités. Les conceptions qui s’en dégagent renseignent toutes, quoique de manière différente, sur la façon dont les TS interrogés comprennent leur action professionnelle. Il faut mentionner ici que l’action professionnelle en travail social étant complexe, le TS conjugue simultanément ces différents sens, qui participent tous à la construction d’une intelligibilité de sa pratique. En ce sens, ces conceptions ne sont pas mutuellement exclusives, mais se côtoient dans le continuum de l’action professionnelle se déroulant entre le TS et l’usager. L’articulation de ces différentes logiques d’action par le TS permet l’atteinte des finalités de la profession. Celles-ci sont au coeur des processus médiateurs déployés par le TS (Chouinard, Couturier et Lenoir, 2009).

Figure 2

Univers sémantique de la notion d’aide en travail social

Univers sémantique de la notion d’aide en travail social

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L’aide comme logique d’évaluation

La logique d’évaluation consiste pour le TS à identifier le problème de l’usager en fonction de critères diagnostiques. Cette logique d’action met en avant une forme d’expertise propre au TS à l’égard de difficultés vécues par un usager, grâce à laquelle il procédera à une analyse d’une situation-problème pour formuler une recommandation. La situation-problème peut renvoyer par exemple à une difficulté pour un usager de remplir ses rôles sociaux, à des comportements ou des habitudes sanitaires jugées problématiques au regard d’une norme sociosanitaire. La recommandation qui en découlera va dans le sens d’une mise en action de l’usager pour le rétablissement de son fonctionnement social, et interpelle un registre d’action conséquent. Une telle opération exige de la part du TS la mobilisation de différents types de savoirs permettant et légitimant son acte d’évaluation et implique la connaissance des normes institutionnelles et professionnelles encadrant l’évaluation à partir de critères spécifiques.

L’aide comme logique d’activation

Après avoir procédé à l’évaluation et statué sur la dimension problématisée d’une situation, il s’agit pour le TS d’opérer une mise en action en suscitant l’engagement des individus concernés à se responsabiliser face à la situation-problème identifiée. Si la logique de l’évaluation met à contribution l’ensemble des savoirs nécessaires dans l’identification de la situation-problème rencontrée par l’usager, la logique d’activation s’inscrit comme étant l’ensemble des savoirs que va mobiliser le TS pour susciter l’engagement de l’usager dans un projet d’intervention et pour assurer le suivi continu des actions entreprises par ce dernier pour atteindre les objectifs visés.

L’aide comme logique d’humanisation

Si les deux précédents sens accordés à l’aide renvoient à une analyse de la situation considérée comme problématique et à la mise en oeuvre de stratégies pour engager la mise en action chez l’usager face à celle-ci, la logique de l’humanisation vise, quant à elle, à subjectiver la trajectoire de l’individu en recourant à diverses valeurs sociohumanistes. C’est notamment par la reconnaissance du droit à l’épanouissement de l’usager dans les diverses sphères de sa vie que le TS lui reconnaît le droit de s’émanciper individuellement. Il s’agit ici pour le TS de recourir à diverses formes de savoirs permettant d’identifier les différents obstacles qui nuisent à l’épanouissement personnel de l’usager dans les divers contextes de sa vie : professionnelle, conjugale, scolaire, interpersonnelle, etc. Cela se réalise beaucoup en adoptant des attitudes empreintes de ces valeurs humanistes dans l’intervention auprès de l’usager.

L’aide comme logique de singularisation

Par la logique de singularisation, le TS procède de façon à mettre au jour le caractère unique du vécu de l’usager et à encourager son droit à l’épanouissement personnel en tant qu’individu ayant ses propres aspirations. Le TS orchestre pour ce faire différents savoirs permettant d’agir sur les difficultés faisant obstacle à cet épanouissement, d’un point de vue psychoaffectif, et encourage une prise de conscience de celles-ci chez l’usager. Il s’agit alors d’apporter le soutien nécessaire à l’usager dans ce processus en lui permettant de reconnaître ses forces intrinsèques dans l’optique d’agir sur ses difficultés personnelles.

Enjeux et pistes de réflexion

De manière générale, il appert que les TS interrogés inscrivent leurs conceptions du travail social dans les formes contemporaines d’aide à autrui dans les métiers relationnels au sens large. Il est intéressant notamment de remarquer que les logiques d’intervention entourant la notion d’aide renvoient à des transformations globales dans les modes de gestion du social (Otero, 2013), plutôt qu’à une logique professionnelle spécifique appartenant au travail social. Il est possible de soumettre l’hypothèse que cette tendance à référer aux logiques d’action, lorsqu’il s’agit de décrire le travail social, vient traduire une propension à inscrire, au coeur des débats collectifs, les modalités d’organisation du travail, plutôt que l’objet du travail en lui-même (Nélisse, 1997). Si les modalités d’organisation du travail permettent d’ouvrir un espace fécond pour penser les différents enjeux sociopolitiques qui traversent la profession et la société dans sa globalité, elles ne peuvent toutefois faire l’économie d’une analyse de l’activité réelle des TS.

Au regard des quatre conceptions précédemment illustrées, le recours à la notion d’aide pour nommer sa pratique peut potentiellement amener à réduire la complexité de l’action professionnelle en travail social, et remettre en question son caractère professionnalisé, étant donné sa forte connotation vocationnelle. Les compétences relationnelles mobilisées par les TS sont bien souvent minimisées (Villatte, Teiger et Caroly-Flageul, 2004), puisque, comme dans bien des métiers relationnels, elles émergent des « formes de vie sociale ordinaires et familières » (Mayen, 2007, p. 54). Toutefois, les travaux en didactique professionnelle sur les métiers de relation de service évoquent le caractère éminemment complexe de leur analyse et de leur formalisation (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006).

Si, bien évidemment, les logiques professionnelles d’évaluation, d’activation, d’humanisation et de singularisation n’appartiennent pas proprement au travail social, il reste toutefois que ces dernières sont structurées par différentes formes de savoirs qui rendent effective l’action professionnelle du TS. Ces conceptions de l’aide viennent traduire l’intérêt qu’il y a pour la recherche en travail social de poser son regard sur l’activité réelle des TS telle qu’elle se déploie empiriquement. Ainsi, il importe d’encourager le développement d’espaces de réflexion à la fois individuels et collectifs pour favoriser une véritable objectivation de ces logiques qui structurent la pratique professionnelle. Dans cette perspective, il apparaît crucial de dépasser les discours normatifs sur la profession, pour mettre au jour les différentes formes de savoirs qui organisent l’action du travail social dans ses logiques d’évaluation, d’activation, de singularisation et d’humanisation. En saisissant et explicitant les formes invariantes de ces logiques d’action, fortement organisées autour d’une fonction relationnelle médiatrice (Chouinard, 2016), il deviendra possible de penser le travail social dans sa globalité, à partir de l’ensemble de ses registres et de ses objets. Une telle perspective permettrait ainsi de contribuer à l’avancement des connaissances, en s’inscrivant de façon complémentaire au mode d’orientation classique de la recherche en travail social qui produit des configurations inépuisables de croisements entre les modes et les objets d’intervention.