Corps de l’article

Introduction

Je me rappelle encore la stupéfaction avec laquelle j’ai découvert que la chanson Gora ta gora [Vive (le Pays basque)] d’Oskorri, que j’avais toujours prise pour une icône de la musique basque, n’avait de basque que les paroles, la musique ayant été créée par le compositeur tchèque Jaromír Vejvoda, ou que la fameuse chanson basque Ekaitza [Orage] de Benito Lertxundi était en réalité une adaptation de The Universal Soldier, une chanson composée par l’artiste canadienne Buffy Sainte-Marie et réinterprétée par l’Écossais Donovan Philips Leitch. C’est avec le même étonnement que j’ai lu sur la pochette d’un disque de Mikel Laboa que les paroles des chansons n’étaient pas de Laboa lui-même, mais du poète allemand Bertolt Brecht.

Plus tard, cet étonnement provoqué par la constatation du métissage qui se trouve à l’origine de la chanson populaire basque s’est transformé en curiosité, en une envie de savoir pourquoi les chanteurs basques ont voulu s’approprier des chansons d’autres traditions, pourquoi ils ont parfois remplacé des paroles très concrètes et politiques par d’autres beaucoup plus abstraites et métaphoriques (The Universal Soldier > Ekaitza [Orage]), et pourquoi ils ont parfois, au contraire, rajouté des paroles nationalistes à des mélodies qui n’avaient pas été composées dans cet esprit (Modřanská polka [Polka de Modřany] > Gora ta gora [Vive (le Pays basque)]).

C’est ainsi que j’ai entamé mes travaux sur les origines « étrangères » de la musique populaire basque. Le but du présent article est d’établir un cadre méthodologique permettant d’analyser la traduction – entendue dans son acception la plus large – de chansons populaires en basque, et d’offrir à partir de quelques exemples un aperçu général des transformations apportées à ces chansons par les musiciens basques des années 1960 et 1970.

1. La traduction de chansons

La traduction de chansons, et plus spécifiquement la traduction de chansons populaires, est un domaine encore peu étudié en traductologie. Il faut dire que cette pratique soulève des questions auxquelles il n’est pas facile de répondre avec les outils linguistiques et littéraires qui ont longtemps dominé ce champ de recherche (Kaindl, 2005, p. 236). Les chercheurs qui s’y sont intéressés (parmi lesquels Haupt, 1957 ; Stölting, 1975 ; Bracops, 1993 ; Low, 2003, 2005 ; Kaindl, 2005 ; Laliberté, 2005 ; Cintrão, 2009 ; Bouliane, 2013) s’accordent sur le fait que la traduction de chansons requiert l’utilisation de diverses stratégies de création afin de répondre, d’une part, aux contraintes techniques imposées par la musique originale et, d’autre part, aux facteurs esthétiques, économiques, culturels ou sociaux qui orientent le processus de traduction (Bouliane, 2013, p. 135).

Comme le remarque Klaus Kaindl (2005, p. 238), les travaux consacrés à la traduction de chansons populaires se concentrent surtout sur des aspects essentiellement linguistiques et envisagent les traductions d’un point de vue prescriptif et axé sur l’équivalence. Ainsi, très peu de modèles d’analyse tiennent compte des aspects culturels et non verbaux. Peter Low (2005), par exemple, présente un modèle selon lequel la qualité de la traduction est évaluée en fonction de l’équilibre entre cinq critères principaux : la chantabilité des paroles traduites, le respect du sens original, le caractère idiomatique en langue d’arrivée, le rythme et les rimes. Bien que Low insiste sur la nécessité d’une approche flexible et souligne qu’un grand degré de créativité est nécessaire de la part du traducteur, son modèle reste plutôt normatif et accorde une grande importance au critère de l’équivalence du sens, sans lequel le texte (la chanson) cible ne pourrait être considéré comme une traduction (2005, p. 194).

À l’instar de Klaus Kaindl (2005), Michèle Laliberté (2005), Heloísa Pezza Cintrão (2009) et Sandria P. Bouliane (2013), j’estime qu’il est important d’analyser aussi les traductions ou adaptations de chansons populaires qui gardent « only a tangential connection with the source lyrics, without denying a place in Translation Studies for these more extreme cases » (Cintrão, 2009, p. 817). Mon but n’est donc pas d’évaluer à quel point des chansons ont été « bien traduites » ou dans quelle mesure le sens, le rythme, la rime ou la musique de l’original ont été respectés, mais plutôt de faire, à la manière de Laliberté, une « sociocritique de la traduction de chansons » (2005, p. 33), c’est-à-dire de m’interroger sur les facteurs socioculturels qui ont motivé les transformations apportées aux chansons. Dans cette optique, je tenterai de déterminer si les variables proposées par Bouliane dans sa thèse sur la traduction, l’appropriation et la création de chansons populaires canadiennes-françaises dans les années 1920 peuvent expliquer la « correspondance plus ou moins forte entre les paramètres littéraires, musicaux et performanciels » (Bouliane, 2013, p. 184) qui existe entre un ensemble de chansons originales et leurs traductions en basque. Ces variables comprennent la spécificité des paires linguistiques en présence, l’autorité assignée à l’original, les préférences personnelles du traducteur, la « mentalité spécifique » de la nation en cause et le rôle d’une chanson populaire en fonction du contexte socioculturel dans lequel elle s’inscrit (ibid., p. 185-187). Ce dernier facteur a eu une influence cruciale sur la transformation de bon nombre de chansons dans le milieu bascophone des années 1960 et 1970, la répression de la dictature espagnole ayant forgé une mentalité antifranquiste qui se reflète dans le choix de certaines chansons à traduire[2].

2. Contexte historique

Pour comprendre ce qui façonne la création et l’adaptation de chansons en langue basque, il faut considérer le contexte historique dans lequel la culture et la société basques étaient immergées à l’époque. Le Pays basque péninsulaire étant à la merci de la dictature de Franco (1939-1975), la langue et la culture basques se trouvaient complètement asphyxiées. L’interdiction de la langue basque avait notamment mis un frein au développement de la littérature basque et empêché toute manifestation culturelle dans cette langue. Sur le plan politique, une forte répression était exercée contre tous ceux qui revendiquaient une nation ou une identité basque.

Les années 1960 et 1970 se caractérisent dans le monde entier par un climat de rébellion et l’émergence de mouvements pour les droits civiques ; nombre de nations sans état de l’Occident vivent alors une sorte d’éveil ethnique (Larrinaga, 2016, p. 24). Influencé par ces circonstances, « le Pays basque se réveille d’un sommeil hanté par la peur » (Knörr, 1977, p. 9 ; ma trad.[3]). Le mouvement antifranquiste se renforce de diverses façons, notamment par la création d’écoles clandestines basques, la lutte des ouvriers et des syndicats, la formation de regroupements politiques, la création et la diffusion de livres et de revues en langue basque, l’apprentissage de la langue basque par les adultes, l’apparition de radios locales, la fondation de l’organisation indépendantiste armée ETA (Anon., 1977, p. 5 ; Knörr, 1977, p. 9 ; Artze, 1977, p. 46). C’est dans ce contexte que la chanson basque se transforme et vient contribuer à la lutte antifranquiste et au nouveau mouvement culturel basque.

3. Nouvelles façons de chanter

Le nouveau mouvement culturel se répand rapidement à tout le Pays basque durant les années 1960 et 1970, en grande partie grâce à la mobilité des jeunes chanteurs et des groupes de musique. D’une part, on assiste à l’émergence d’un style musical innovateur qui devient rapidement très populaire et qui a eu une influence énorme dans toute la sphère culturelle basque dans les années 1960 et 1970, et même après. D’autre part, la musique pop fait irruption dans la société bascophone et connaît aussi un certain succès.

3.1. La nouvelle chanson basque

Ce qu’on appelle la « nouvelle chanson basque » (Aristi, 1985) est un mouvement musical et culturel né au Pays basque au milieu des années 1960 et qui consiste à reprendre les chansons traditionnelles basques (démodées et tombées en désuétude) et à les adapter à une nouvelle époque. De jeunes chanteurs tels que Mikel Laboa, Julen Lekuona, Lourdes Iriondo, Benito Lertxundi et Xabier Lete commencent à donner des concerts, à jouer dans les radios locales et à enregistrer des disques. À l’automne 1965, ils créent le groupe Ez Dok Amairu [Il n’y en a pas treize], qui connaît un succès immédiat et qui continue à avoir une grande influence sur la musique populaire basque même après sa dissolution en 1972.

Les promoteurs de ce mouvement tiennent à intégrer des sujets politiques et sociaux dans les paroles de leurs chansons. Ils délaissent les thèmes et formes traditionnels (la vie quotidienne, l’amour, la fête ; la chanson épique, ironique, etc.) pour chanter la réalité du moment. La chanson devient un outil de revendication : on chante pour répondre aux problèmes de l’ère industrielle et pour dénoncer l’oppression du peuple ou l’exploitation des ouvriers (Artze, 1977,p. 45-46 ; Iriondo, 1977, p. 39). C’est le message ou la parole qui prévaut (il s’agit donc de chansons plutôt logocentriques[4]), au détriment parfois de la musique ou de la mélodie (Anon., 1977, p. 6). Beaucoup de chanteurs n’ont pas de formation musicale et s’accompagnent uniquement de leur guitare, ce qui détonne avec le cadre polyphonique et choral qui était répandu au Pays basque depuis le XIXe siècle (Oronoz, 2000, p. 24-25 ; Iriondo, 1977, p. 32-33). La nouvelle chanson basque se diffuse principalement par la tenue de concerts. À une époque où les rassemblements sont généralement interdits, les gens se réunissent dans les concerts (dont les programmes et les chansons doivent auparavant passer par la censure), motivés par des préoccupations esthétiques et politiques (Artze, 1977, p. 48 ; Beloki, 1977, p. 55 ; Oronoz, 2000, p. 60-61). Les paroles des chansons sont écrites exclusivement en basque[5], et la langue est elle-même le sujet central de plusieurs chansons (Biosca, 2009, p. 34-43).

Les influences de ce nouveau mouvement musical procèdent notamment de mouvements similaires qui se manifestent dans la société occidentale des années 1960 : le protest song d’Amérique du Nord, la nueva canción d’Amérique du Sud, la chanson française ou la chanson littéraire de France et la nova cançó de la Catalogne (Knörr, 1977, p. 9 ; Oronoz, 2000, p. 90 ; Larrinaga, 2016, p. 31). Inspirés par ces façons de chanter, les jeunes auteurs-compositeurs basques emploient divers procédés pour créer leurs chansons : la reprise de chants traditionnels, la musicalisation de poèmes, la composition proprement dite et la traduction (Oronoz, 2000, p. 91). Des exemples de chansons ayant été traduites par les membres du mouvement de la nouvelle chanson basque sont présentés au tableau 1.

Tableau 1

Exemples de chansons traduites en basque dans les années 1960 et 1970 [6]

Exemples de chansons traduites en basque dans les années 1960 et 1970 6

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3.2. La musique pop

Parallèlement au mouvement de la nouvelle chanson basque ou dans le cadre de celui-ci, des chansons considérées comme plus légères ou plus commerciales ont également été traduites en basque (voir le tableau 2). Les paroles de ces chansons sont moins politiques et plus superficielles, et le message n’est pas aussi important que la musique ou la mélodie ; ces chansons reflètent ainsi un point de vue plus musicocentrique. Les représentants de ce mouvement, souvent appelés musiciens yé-yé, « s’appropriaient de nouveaux rythmes, mélodies et esthétiques qui arrivaient par la radio et la télévision » (Eskisabel, 2012, p. 26 ; ma trad.[7]). Après avoir enregistré quelques disques et connu un certain succès, la plupart de ces musiciens ont disparu de la scène basque au début des années 1970, contrairement aux auteurs-compositeurs de la nouvelle chanson basque. Le grand succès de ces derniers a en quelque sorte éclipsé la musique commerciale dans les années 1960 et 1970 dans le milieu bascophone :

Un phénomène très rare s’est produit au Pays basque il y a environ un demi-siècle : les auteurs-compositeurs l’ont emporté sur la musique commerciale. Tandis que les auteurs-compositeurs étaient considérés comme mainstream, la musique pop était underground. Tout le monde connaissait les membres du mouvement Ez Dok Amairu, mais quasiment personne ne savait qui étaient Javier Madina, Luis Amilibia ou Zorion Egileor.

Euskalerria irratia, 2011, n.p. ; ma trad.[8]

La contribution apportée par les musiciens yé-yé à la culture et à la langue basques reste néanmoins indéniable : ils ont donné à toute une génération de jeunes l’occasion d’écouter et de chanter la musique commerciale dans leur langue. L’écrivain et prêtre Nemesio Etxaniz, qui en 1951 a traduit en basque des paso doble, du fox-trot, de la rumba et des tangos, insistait d’ailleurs sur la nécessité d’introduire en basque de nouveaux styles :

Si la langue veut vivre en bonne santé, elle doit inclure toutes les sortes [de chansons], vieilles comme nouvelles. Sinon, le terrain que la langue basque ne veut pas prendre sera pris par les langues étrangères.

1967, n.p., ma trad.[9]

Tableau 2

Exemples de chansons pop traduites en basque dans les années 1960 et 1970 [10]

Exemples de chansons pop traduites en basque dans les années 1960 et 1970 10

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Les membres du groupe Ez Dok Amairu ont aussi souligné l’importance d’adapter en basque ces nouveaux styles musicaux. Par exemple, Lourdes Iriondo reconnaissait que l’on pouvait contribuer au développement de la langue basque « en traduisant les chansons gagnantes des concours qui s’organisent au-delà de nos frontières » (cité par Aristi, 1985, p. 243, ma trad.[11]). Les musiciens yé-yé basques ont donc traduit ou adapté un nombre considérable de chansons de divertissement, dont bon nombre qui devaient leur succès au concours Eurovision.

4. Objectif de la recherche et délimitation du corpus

Le présent article vise à offrir un aperçu d’un projet de recherche plus large portant sur l’importance de la traduction dans le développement de la musique populaire basque. Le but du projet est de cataloguer et d’analyser toutes les chansons qui ont été traduites ou adaptées en basque et enregistrées entre 1961 et 1980[12], afin de mesurer le poids de la traduction et de l’adaptation dans la création de chansons pendant cette période initiale de la musique moderne basque. Les questions suivantes sont au coeur du projet : combien de chansons basques sont des traductions d’autres chansons ? Quel succès ont eu les chansons traduites ? Comment le public basque les a-t-il reçues ? Jusqu’à quel point et de quelle façon ont-elles été adaptées, transformées, domestiquées ? Quelles pourraient être les raisons derrière les transformations observées ?

Afin de répondre à ces questions, j’ai entrepris de créer un corpus de chansons aussi exhaustif que possible qui inclut non seulement les traductions basques plus ou moins fidèles de chansons populaires, mais aussi celles qui ne gardent qu’un lien approximatif avec la chanson source.[13] J’ai suivi la méthode mise de l’avant par Sandria P. Bouliane (2013), qui s’appuie sur le concept d’hypertextualité tel que défini par Gérard Genette. L’hypertextualité correspond à « toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (Genette, 1982, p. 11-12). Les chansons basques enregistrées entre 1961 et 1980 et basées sur un hypotexte ou un texte source, quelle que soit la relation hypertextuelle qu’elles maintiennent avec cet hypotexte, sont donc intégrées au corpus. Tous les hypertextes du corpus sont des chansons, c’est-à-dire qu’ils sont composés de paroles et de musique. Par contre, les hypotextes auxquels ils sont reliés ne possèdent pas nécessairement ces deux éléments. Ainsi, certains hypotextes du corpus correspondent à des chansons dont les paroles sont dans une langue autre que le basque ou à des textes sans mélodie écrits dans une langue autre que le basque.

Outre les chansons traduites ou adaptées en basque à partir d’une autre chanson ou d’un texte, j’ai inclus dans le corpus des chansons dont les paroles basques ont été créées sur une mélodie préexistante. Dans ce cas, les chansons sont donc basées non pas sur un hypotexte, mais sur des mélodies sans paroles qui ont été créées dans un contexte linguistique différent du basque.

À ce jour, j’ai rassemblé une centaine de chansons répondant à ces critères. Ce corpus est suffisant pour me permettre de jeter quelque lumière sur le type de chansons que les musiciens basques des années 1960 et 1970 décidaient de s’approprier.

5. Analyse du corpus

5.1. Classification

Le corpus examiné présente un éventail d’hypertextes. Certaines chansons ont été traduites de manière relativement fidèle, en respectant la même instrumentalisation ; d’autres maintiennent la mélodie de l’original, mais changent complètement les paroles ; d’autres encore ajoutent des paroles à une composition qui était à l’origine purement instrumentale. Les relations entre l’hypertexte et l’hypotexte sont donc différentes dans chaque cas.

Bouliane a proposé une classification en quatre types de traduction ou de transcription pour analyser les chansons canadiennes-françaises des années 1920. Ces quatre types seraient le résultat de la combinaison de deux axes : d’un côté, le degré de transformation du sens des paroles ; de l’autre, le degré de transformation du sens de la musique. Ce croisement produirait donc des milliers de possibilités, regroupées dans les quatre catégories présentées au tableau 3.

Tableau 3

Types de traduction de chansons selon Bouliane (2013)

Types de traduction de chansons selon Bouliane (2013)

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La catégorie « transformation minimale » inclut les hypertextes qui respectent tant les paroles que la mélodie d’une chanson source et qui sont obtenus « dans une intention de transformation minimale ou d’imitation la plus “fidèle” possible à l’hypotexte » (Bouliane, 2013, p. 143). Il faut souligner que « la transformation minimale ou l’imitation maximale n’est possible qu’en intention seulement » (ibid.), et que toute chanson traduite demeure une adaptation globale au sens où l’entend Georges Bastin (1993). La catégorie « reparolarisation » – que j’ai renommée reparolisation, jugeant que ce terme se rapprochait davantage du mot parole sur le plan morphologique – correspond à des cas où de « nouvelles paroles [sont posées] sur une transcription note à note » (Bouliane, 2013, p. 143). La reparolisation a reçu très peu d’attention de la part des traductologues qui, pour la plupart, ne la considèrent pas comme une forme de traduction étant donné que les paroles de l’hypertexte n’ont aucune ressemblance avec celles de l’hypotexte. Il m’apparaît néanmoins important d’analyser cette pratique, puisqu’il s’agit d’une autre façon d’importer une chanson étrangère dans une culture cible et de se l’approprier. D’ailleurs, il n’est pas toujours facile de tracer une frontière nette entre la transformation minimale et la reparolisation, la plupart des chansons traduites se situant quelque part entre ces deux extrêmes.

Mon corpus contient de nombreux cas de transformation minimale et de reparolisation ; par contre, je n’ai pas trouvé de cas de remusicalisation, c’est-à-dire de « nouvelle musique sur une traduction mot à mot » (ibid.) ni d’exemple de deuxième type d’hypertexte, c’est-à-dire de chanson « qui procède par transformation profonde du sens de l’hypotexte et qui ne permet plus a priori la récognition de l’hypotexte » (ibid., p. 144). J’ai par ailleurs inclus deux catégories qui n’étaient pas représentées dans la classification de Bouliane. Il s’agit de chansons qui se caractérisent par l’absence, dans la source, d’un des deux éléments qui composent une chanson, c’est-à-dire soit les paroles, soit la musique. Il existe en effet des chansons dont l’hypotexte n’est pas une chanson mais un texte (un poème) dans une autre langue, et des chansons basées sur une mélodie sans paroles créée dans un contexte culturel et linguistique autre que le basque, à laquelle des paroles ont été ajoutées dans la langue cible. Ces types correspondent respectivement à ce que j’ai appelé parolisation et musicalisation.

Tableau 4

Types de traduction de chansons ajoutés dans ma classification

Types de traduction de chansons ajoutés dans ma classification

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Ainsi, les exemples relevés dans mon corpus correspondent aux quatre catégories suivantes :

Tableau 5

Types de traduction de chansons observés dans mon corpus

Types de traduction de chansons observés dans mon corpus

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Il importe de noter que la parolisation n’est pas une traduction interlinguistique, puisque le texte cible n’est pas basé sur un texte. Il s’agit plutôt d’une traduction intersémiotique, par laquelle un système de signes non verbaux (la musique, en l’occurrence) est interprété par des signes verbaux (Jakobson, 1959, p. 233 et 238). J’ai cependant voulu inclure cette catégorie en raison de la ressemblance qu’elle peut avoir avec la reparolisation : dans les deux cas, on invente des paroles pour qu’elles s’ajustent à une mélodie préexistante (ayant ou non, à l’origine, des paroles dans une autre langue).

La majorité des chansons de mon corpus appartiennent aux catégories de la transformation minimale et de la reparolisation, ou, plus souvent, à une catégorie intermédiaire entre les deux. Je vais donc m’attarder à l’analyse de trois chansons de ce type, en comparant les paroles des hypertextes avec leurs hypotextes[14], mais surtout en situant les traductions dans leur contexte social, politique et culturel. Les chansons analysées sont Euskal-Herri maitea, chantée en duo par Irune Argoitia et Andoni Argoitia, traduction de Cuando salí de Cuba de Luis Aguilé ; Egunsenti hura, chantée par le duo Pantxoa eta Peio, traduction de Ce jour-là de François Budet ; Violetaren martxa, chantée par le groupe Oskorri, traduction de Cantores que reflexionan de Violeta Parra.

5.2. Trois exemples de chansons domestiquées

Les trois chansons retenues aux fins de l’analyse semblent avoir été choisies par les musiciens basques parfois pour le sens de leurs paroles, parfois pour la popularité de leur mélodie. Dans tous les cas, les paroles originales ont été profondément adaptées pour illustrer la situation que vivaient à l’époque le Pays basque ou les jeunes générations basques. En raison de l’importance des changements, on ne peut pas véritablement classer ces chansons dans la catégorie « transformation minimale » ; on ne peut pas non plus les classer dans la catégorie « reparolisation », à cause des liens et des références évidentes à l’hypotexte.

Pour analyser les modifications du sens des paroles, Bouliane se base sur Genette (1982) et distingue :

  • les transpositions formelles, qui correspondent à des modifications généralement involontaires, dans la mesure où elles ne touchent que fortuitement au sens et qu’elles n’impliquent pas essentiellement une action volontairement créative (Bouliane, 2013, p. 155) ;

  • les transpositions thématiques (ou transformations sémantiques), qui modifient volontairement le signifié de l’hypotexte et se caractérisent par le fait que « le traducteur peut ouvertement s’approprier une chanson en l’adaptant non seulement à sa langue et à son style d’écriture, mais en ajustant l’époque, les personnages et les valeurs véhiculées à d’autres références socioculturelles que celles présentées dans l’hypotexte » (ibid., p. 161).

Ce sont surtout ces derniers types de transpositions qui s’observent dans les chansons analysées ici. Dans les sections qui suivent, je vais d’abord commenter les résultats de l’analyse et je présenterai ensuite le texte des chansons, en version originale et en version basque. Je propose de plus une traduction française afin de permettre au lecteur non bascophone ou, le cas échéant, non hispanophe, de pouvoir mesurer l’ampleur des transformations découlant de l’opération de traduction vers le basque.

5.2.1. Euskal Herri maitea

Dans ce premier exemple, on trouve d’abord une « transformation diégétique », c’est-à-dire des « changements touchant le cadre historique, géographique ou social de l’histoire » (Bouliane, 2013, p. 161). Quant à la géographie, le narrateur de l’hypotexte se lamente d’avoir quitté Cuba, tandis que l’hypertexte raconte l’histoire de quelqu’un qui s’est exilé du Pays basque. En ce qui concerne le cadre historique, l’événement qui fait l’objet de l’hypotexte est la révolution cubaine (« una triste tormenta te está azotando sin descansar » [une triste tempête s’abat sans arrêt sur toi]), tandis que l’hypertexte fait allusion à la dictature franquiste. Outre cette transformation diégétique, on remarque une « transfocalisation » et une « transvocalisation », procédés que Genette définit comme suit :

la transfocalisation est un procédé qui modifie le point de vue ou la perspective narrative du récit en « focalisant » ou en « défocalisant » sur un personnage, ce qui a dans la plupart des cas pour effet d’entraîner une transvocalisation, c’est-à-dire un changement de voix narrative qui peut être marqué par le passage de la troisième personne à la première personne ou l’inverse.

Genette, cité dans Bouliane, 2013, p. 159-160

Revenant à Euskal-Herri maitea, on peut constater que le centre d’attention change de l’hypotexte à l’hypertexte : alors que l’histoire de la chanson originale, Cuando salí de Cuba, est racontée par quelqu’un qui est à l’extérieur du pays en question (Cuba), le narrateur de Euskal-Herri maitea se trouve, lui, à l’intérieur du pays (le Pays basque). En ce qui concerne la voix, on remarque également un changement : dans l’hypotexte, l’histoire de l’exil est racontée à la première personne, tandis que l’exilé de l’hypertexte est désigné à la deuxième personne.

Malgré ces différences, il existe des similarités évidentes dans les niveaux thématiques et les champs sémantiques utilisés. Premièrement, l’amour pour le pays natal ou le pays d’accueil est présent dans les deux cas : amor [amour], corazón [coeur] dans l’hypotexte, maitea [cher], bihotza [coeur] dans l’hypertexte. Deuxièmement, le personnage principal a des amis ou de la parenté qui l’attendent : « alguien me está esperando » [quelqu’un m’attend] dans l’hypotexte ; « hemen utzi zenduzan zure senide ta guraso » [laissant ici amis et parents]) dans l’hypertexte. Troisièmement, il y a, dans les deux cas, l’espoir de retourner un jour au pays que l’on a quitté : « aguardando que vuelva » [attend mon retour] dans l’hypotexte ; « zu etxera etortzeko garaia heldutzen danian » [quand viendra le jour de ton retour à la maison]) dans l’hypertexte. La relation hypertextuelle étant évidente, serait-il donc légitime de considérer cette chanson comme une transformation minimale plutôt que comme une reparolisation ?

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5.2.2. Egunsenti hura

La différence la plus évidente que l’on observe en comparant la version française et la version basque de la chanson Ce jour-là est la longueur : la traduction compte en effet deux couplets de plus que l’hypotexte. On note par ailleurs que toutes les références géographiques et historiques ont été effacées dans la traduction : on ne parle plus de l’Armée rouge, de Mao Tse Toung, du Danube, du mur de Berlin, de l’Espagne, etc. Les précisions de l’hypotexte semblent donc à première vue avoir été généralisées dans l’hypertexte. On pourrait presque dire que la traduction n’a plus de référence historique ou géographique et qu’elle est plus universelle, jusqu’à ce que l’on arrive à la fin du cinquième couplet et que l’on note le mot ikurriña, qui signifie « drapeau basque ». Cette référence vient camper l’hypertexte dans un contexte précis et, comme dans l’exemple précédent, elle naturalise ou domestique le texte source.

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Malgré ces profondes modifications, les similarités que les deux versions présentent sur le plan thématique empêchent de catégoriser cet hypertexte comme une reparolisation à part entière. Tout d’abord, on remarque que le refrain a été traduit de façon très littérale. Il n’y a que quelques légères transpositions formelles (jour et matin deviennent aube dans la traduction, et venir se transforme en se lever), sûrement dues aux limites imposées par la musique, notamment par le nombre de syllabes. Le reste des paroles a subi des changements, mais les thèmes abordés demeurent fort similaires : dans les deux cas, on parle de paix, de liberté, de solidarité et de fin des guerres ; du retour de l’exil ; de pots de bière ou de tavernes où l’on ira fêter la victoire, etc.

5.2.3. Violetaren martxa

Ce troisième exemple se distingue des précédents, puisque le « contrat hypertextuel » (Genette, 1982, p. 17) s’articule d’une façon très différente. On pourrait presque parler d’une reparolisation à part entière tant les modifications apportées à l’hypertexte sont importantes. Contrairement à l’exemple précédent, cette traduction présente une réduction plutôt qu’une augmentation : on passe de couplets de douze lignes à des couplets de dix lignes, et de quatre couplets dans l’hypotexte à trois couplets dans l’hypertexte. Sur le plan thématique, l’hypotexte présente un sujet assez sérieux (la chanson a d’ailleurs été écrite pour encourager les auteurs-compositeurs à réfléchir et à chanter sur des sujets sérieux), tandis que le message de l’hypertexte est tout à fait superficiel. On dirait que le défi principal a été de garder une rime très intense (consonante et non assonante, selon les règles de rime des improvisateurs basques, et la même pour les dix lignes de chaque couplet), et que le reste a été subordonné à cette contrainte. Dans l’hypertexte, la forme l’emporte clairement sur le contenu.

Un élément très important relie toutefois l’hypertexte à son hypotexte : par l’utilisation du nom Violeta dans le titre de la chanson, l’hypertexte fait en effet une allusion explicite à l’auteure de la chanson originale. On ne peut donc pas dire que les paroles du texte cible n’ont rien à voir avec le texte source. En ce qui concerne la musique et bien que, pour des raisons d’espace, je ne puisse examiner cet aspect en profondeur dans le présent article, il importe de mentionner que les modifications que le groupe Oskorri a apportées sont très importantes et qu’elles contribuent à la domestication de la chanson : alors que Violeta Parra chante à une voix et à une guitare, Oskorri chante à deux voix, utilise une variété d’instruments typiques du folk basque (guitare, mandoline, violon, accordéon, tambourin, flûte, entre autres) et ajoute de longs interludes qui n’existent pas dans la version originale, créant une chanson qui est aussi très « basque » sur le plan musical.

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Conclusion

Le présent article visait à proposer un cadre méthodologique permettant d’analyser les chansons traduites ou adaptées en basque dans les années 1960 et 1970. Les musiciens basques ont mis en oeuvre divers mécanismes pour s’approprier les chansons étrangères, reproduisant parfois de manière assez fidèle tant les paroles que la musique, gardant tantôt la musique mais remplaçant complètement les paroles, ajoutant parfois de la musique à la traduction d’un poème étranger, etc. Le terme traduction a donc été utilisé dans un sens très large pour inclure non seulement les cas de transformation minimale, mais aussi ceux de reparolisation, de musicalisation et de parolisation. Dans tous les cas, la chanson cible constitue une adaptation, puisque même le chanteur-traducteur qui vise une imitation maximale de la chanson originale doit faire face aux contraintes imposées par la musique.

Les versions basques étant souvent très différentes de la chanson source, une méthodologie axée sur l’équivalence se serait avérée mal adaptée à l’analyse des liens qui existent entre les deux. C’est pourquoi j’ai préféré emprunter le concept de relations hypertextuelles proposé par Genette (1982) et appliqué par Bouliane (2013) à l’analyse de chansons populaires canadiennes-françaises ; ce concept permet d’examiner l’ensemble des liens qui existent entre un hypertexte (une chanson traduite) et son hypotexte (la chanson source). Il permet également de définir le « territoire de la traduction » et donc de délimiter le corpus : si un hypertexte permet de « reconnaître le sens de l’hypotexte ou de le mettre en relation avec celui-ci », il pourra être analysé un tant que traduction ou adaptation (Bouliane, 2013, p. 142).

Étant donné que la plupart des chansons de mon corpus relèvent de la transformation minimale ou de la reparolisation, j’ai voulu analyser trois exemples qui chevauchent ces deux catégories afin de montrer, d’une part, comment s’articulent les liens hypertextuels et, d’autre part, comment la frontière entre la transformation minimale et la reparolisation (c’est-à-dire entre la traduction et la création) peut être floue et instable : la chanson Egunsenti hura [Cette aube-là], adaptation de Ce jour-là, se caractérise ainsi par une transformation minimale du refrain, tandis que les couplets ont fait l’objet d’une reparolisation ; on peut encore y trouver des relations hypertextuelles assez évidentes qui unissent l’hypertexte à son hypotexte.

L’analyse des transpositions thématiques effectuées dans l’adaptation de chansons en basque permet de jeter un peu de lumière sur les aspects que les chanteurs basques voulaient soit transmettre ou renforcer, soit omettre ou dissimuler. Les exemples analysés révèlent une volonté nationaliste, un besoin de refléter la situation que vivait à l’époque le Pays basque ou la nouvelle identité qui était en train de se forger dans ces années mouvementées. Bien que de façon assez superficielle et divertissante, la chanson Violetaren martxa décrit par exemple un peuple basque joyeux, qui est capable à la fois de lutter contre l’oppression (« briser des chaînes »), de danser et de s’amuser (« briser des souliers ») ; un peuple qui veut garder sa langue, sa culture et sa musique tout en restant ouvert aux influences étrangères.

La comparaison des hypertextes du corpus et de leurs hypotextes devrait permettre d’identifier d’autres tendances dans l’appropriation de chansons étrangères par les musiciens basques des années 1960 et 1970, et l’ensemble de ces tendances permettra d’esquisser un portrait des relations socio-politico-culturelles qu’ils entretenaient à l’époque avec d’autres peuples.