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Les études du jeu, champ de recherche créé récemment au sein du monde universitaire, se sont développées en établissant des parallèles avec d’autres disciplines desquelles les chercheur.se.s sont issu.e.s : sociologie, communication, littérature, études cinématographiques, histoire, sciences de l’éducation, etc. Les chercheur.se.s en études du jeu de la Faculté de communication de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) ont non seulement contribué à l’institutionnalisation de la discipline dans la francophonie, mais aussi au développement d’un cadre conceptuel et d’une méthodologie propres à l’étude du jeu dans le champ de la communication. Après avoir situé leurs travaux dans la constellation des études du jeu, cet article présentera les postulats de leur approche communicationnelle, les différents types de communication pouvant être étudiés en rapport avec le jeu et les plans d’analyse correspondant aux potentiels terrains d’études à partir desquels des données peuvent être récoltées pour répondre à diverses questions de recherche.

La fondation des études du jeu

Certains philosophes, depuis Héraclite, ont abordé une facette ou une autre du jeu, que ce soit sa contribution à la formation de bons citoyens (Platon, -400), sa condamnation morale (Aristote, -350), son lien avec le sacré (Pascal, 1670), l’ingéniosité humaine (Leibniz, 1995), l’éducation (Kant, 1803) ou le pouvoir créatif (Schiller, 1795). À partir de la fin du XIX e  siècle, le jeu est étudié au sein de diverses disciplines en émergence, telles que l’éthologie (Groos, 1896, 1899), l’ethnologie (Culin, 1895; Murray, 1913), la sociologie (Mead, 1934; Goffman, 1959) et la psychologie (Freud, 1920; Piaget, 1945). Si les chercheurs s’intéressent alors au jeu des animaux, des divers peuples, des individus lors de leurs interactions sociales ou des enfants à différents stades de leur développement, le jeu ne constitue pas encore le sujet même de leurs études. Ce n’est qu’en 1938 que paraît la première réflexion approfondie sur la nature du jeu, avec l’ouvrage Homo Ludens de l’anthropologue néerlandais Huizinga, depuis considéré comme le « père fondateur » des études du jeu. Suivront de nombreux chercheur.se.s, entre autres en cybernétique (Neumann et Morgenstern, 1944), en sociologie (Caillois, 1958), en anthropologie (Bateson, 1972), en philosophie (Fink, 1960; Henriot, 1969, 1989; Suits, 1978), en sémiotique (Wittgenstein, 1953), en psychologie (Winnicott, 1971) et en éducation (Avedon et Sutton-Smith, 1971; Sutton-Smith, 1997), qui, tous.tes selon leur angle d’expertise, feront progresser la compréhension de ce qu’est le jeu.

Au début des années 1970 sont créées The Anthropological Association for the Study of Play – devenue Association for the Study of Play (TASP) – et l’ International Simulation and Gaming Association , dédiée au jeu utilisé en contexte pédagogique, ce qui donne lieu à l’émergence d’un nouveau champ d’études dans le domaine de l’éducation appelé « jeux sérieux ». Dans le milieu francophone, le premier diplôme de deuxième cycle en « sciences du jeu » voit le jour en 1981 sous l’impulsion de Jacques Henriot et Gilles Brougère à l’université Paris 13 (Brougère, 2013). Y est également fondé un centre de recherche sur le jeu et le jouet, aujourd’hui devenu le laboratoire EXPERICE, Centre de recherche interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation .

À la même époque naît le jeu vidéo, d’abord sous forme d’arcades dans des lieux publics au cours des années 1970, puis sous forme de consoles dans les foyers à partir des années 1980. Si certain.e.s chercheur.se.s s’intéressent au phénomène, entre autres en psychologie (Greenfield, 1984; Turkle, 1984), sa pratique presque exclusivement réservée aux enfants éloigne le jeu vidéo des recherches universitaires. Avec l’entrée massive des ordinateurs personnels et l’arrivée d’Internet dans les maisons durant les années 1990, le jeu vidéo intéresse un tout nouveau public et la popularité de l’industrie vidéoludique connaît une montée fulgurante. À la fin des années 1990, des chercheur.se.s. de plusieurs disciplines, dont la communication, se penchent dès lors sur le jeu vidéo afin d’en saisir les spécificités.

L’institutionnalisation des études du jeu

Les études du jeu, game ou play studies [1] , représentent ainsi un champ de recherche relativement jeune au sein du monde universitaire. Le début des années 2000 marque leur naissance officielle, alors qu’elles sont principalement connues sous leur appellation anglaise game studies (Aarseth, 2001). À partir de ce moment, des articles scientifiques sur les jeux vidéo se mettent à proliférer dans diverses revues en cyberpsychologie, en études des médias et en communication (Quandt et al. , 2015). Depuis, on assiste à la naissance d’associations [2] , de revues spécialisées [3] , de centres et de groupes de recherche en études du jeu vidéo [4] , d’abord dans le milieu anglophone puis, quelques années plus tard, dans le milieu francophone. Parallèlement à cette institutionnalisation, des séries d’ouvrages collectifs sur l’étude du jeu vidéo sont publiées par des maisons d’édition prestigieuses comme le MIT Press (Wardrip-Fruin et Harrigan, 2004, 2007, 2009) et Routledge (Wolf et Perron, 2006, 2008, 2016).

Aujourd’hui, le champ n’a pas encore – du moins dans la francophonie – ses départements universitaires qui institutionnaliseraient les études du jeu sous forme de discipline autonome [5] ; cependant, de plus en plus de programmes de premier, de deuxième et même de troisième cycles diplôment des cohortes d’étudiant.e.s dans ce domaine, comme c’est le cas de la mineure en études du jeu vidéo (depuis 2011), de la majeure en études du jeu vidéo (depuis 2020) et de la maîtrise en cinéma, option études du jeu vidéo (depuis 2015) de l’Université de Montréal, de la maîtrise en communication avec concentration jeux vidéo et ludification de l’Université du Québec à Montréal (depuis 2014) ou de la maîtrise en conception de dispositifs ludiques de l’Université de Lorraine (depuis 2019). Ces associations, ces revues, ces groupes de recherche et ces programmes universitaires contribuent tous à légitimer les études portant sur ce produit culturel.

C’est dans ce contexte que les chercheur.se.s en études du jeu de la Faculté de communication de l’UQAM ont contribué à l’institutionnalisation de la discipline dans le milieu francophone en participant à la création et au développement du groupe de recherche Homo Ludens sur les pratiques ludiques et la communication (2006), du Laboratoire de recherche en médias socionumériques et ludification (2014) et de la concentration en jeux vidéo et ludification de la maîtrise en communication (2014), en obtenant la Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs (2018-2023), en organisant le colloque annuel En/jeux (depuis 2014) ainsi que des colloques internationaux et bilingues sur le jeu vidéo [6] , ou encore en étant membres fondateurs de la revue Sciences du jeu (2013) et de l’ Alliance des laboratoires universitaires francophones sur le jeu : FranJeu (2018).

Les études du jeu : une diversité d’approches

Bien que plusieurs chercheur.se.s aient développé des postulats, des concepts, des méthodes et des outils de recherche propres aux caractéristiques du jeu (Carr et al ., 2004; Raessens et Goldstein, 2005; Consalvo et Dutton, 2006; Malliet, 2007; Lammes, 2007; Egenfeldt-Nielsen, Smith et Tosca, 2008; Mäyra, 2008; Fernàndez-Vara, 2015, etc.), les études du jeu se sont surtout développées en adaptant les approches conceptuelles et méthodologiques d’autres disciplines desquelles les chercheur.se.s sont issu.e.s.

Une des premières branches des études du jeu à se développer, entre autres autour du débat narratologie (Murray, 1997; Ryan, 2001, 2006) versus ludologie (Eskelinen, 2001; Frasca, 1999; Juul, 2001), est issue du domaine de la littérature et des études cinématographiques. Les chercheur.se.s de ces branches ont notamment adapté les notions de texte, de récit, d’autorialité, de narration, de personnage et de diégèse au média vidéoludique non linéaire, interactif et multimodal en créant des concepts comme le cybertexte (Aarseth, 1997), l’autorialité procédurale (Murray, 1997), le récit émergent (Jenkins, 2004), le monde ludique et fictionnel (Juul, 2005), la narrativité expérientielle (Calleja, 2011), l’avatar coquille vide/caractérisé (Therrien, 2013), l’approche avatorielle/actorielle (Arsenault, 2013), etc. Ils ont utilisé leur méthode d’analyse formelle pour repérer des récurrences parmi les jeux d’un même genre (Perron, 2006), pour retracer l’évolution d’un genre ou de l’expérience ludique au fil des décennies (Arsenault; 2015; Lessard, 2013; Therrien, 2017) ou encore pour faire des liens avec d’autres médias, comme le cinéma (Blanchet, 2010).

Parallèlement à ce travail formel, les concepteur.trice.s de jeux vidéo ont développé une nouvelle approche du design et proposé de nouveaux concepts adaptés au média. Sont notamment à noter les travaux de Salen et Zimmerman (2003, 2005), de Genvo (2005), de Flanagan (2009), de McGonigal (2011), etc. La première et célèbre catégorisation des joueur.se.s de Bartle (1996) a aussi marqué les études du jeu autant que l’industrie vidéoludique.

Les sociologues, qui se regroupent au sein d’une autre branche importante des études du jeu, ont repris, principalement dans le contexte des jeux en ligne, les notions de socialisation, identité, performance, communauté, stéréotypes et normes (Berry, 2012; Consalvo, 2007; Corneliussen et Rettberg, 2008; Malaby, 2009; Pearce, 2009; Philippette, 2011; Servais, 2015; Taylor, 2006, 2009; Trémel, 2001; Turkle, 1995; etc.) tout en adaptant leurs outils de collecte de données traditionnels à ce terrain de recherche numérique pour faire ce qu’ils appellent de la « netnographie » ou de l’« ethnographie numérique » (Boellstorff et al ., 2012; De Castell et al ., 2012). Certain.e.s chercheur.euse.s ont également développé des techniques informatiques de recherche sur les communautés de joueur.se.s (Ducheneaut et al ., 2006, 2007; Drachen et al . 2012; Williams, D. et al ., 2006; Williams, D., Yee et Caplan, 2008) pour formaliser l’analyse automatisée des jeux ( game analytics ) (Seif El-Nasr et al ., 2013; Williams, D., 2010). L’aspect économique des mondes vidéoludiques a également été exploré, entre autres par les travaux fondateurs de Castronova (2005) et de Dibbell (2006), ou encore à travers une analyse critique de l’industrie du jeu vidéo (Dyer-Witheford et de Peuter, 2009).

Ceux et celles s’intéressant à l’approche philosophique du jeu ont développé des concepts comme la « légaliberté » (Duflo, 1997), la « monditude » ( worldness ) (Klastrup, 2006), la culture algorithmique (Galloway, 2006), la rhétorique procédurale (Bogost, 2007), l’espace virtuel d’appropriation (Bonenfant, 2015), etc. Ils et elles se sont intéressé.e.s aux différents régimes d’expérience qu’implique la pratique du jeu, au jeu comme technologie de soi (Triclot, 2011), à l’esthétique du jeu (Kirkpatrick, 2011; Upton, 2015) ou encore à l’éthique du concepteur.trice (Sicart, 2009, 2013). De leur côté, les sémiologues se sont penché.e.s sur le processus d’échange des signes impliqué dans le jeu et à ce qui rend un design de jeu signifiant (Bonenfant, 2010a; Compagno et Coppock, 2009; Myers, 1999, 2003; etc.).

Les tenants de l’approche historique, qui ont grandement contribué à la légitimation de l’objet vidéoludique, entre autres du côté des musées, ont mis à profit des méthodes comme la chronologie, l’archéologie et la généalogie pour retracer les origines du jeu vidéo et faire le récit de son développement (Donovan, 2010; Kent, 2001; King, 2002; Lessard, 2013; Newman, 2004; Nooney, 2013; Wolf, 2008; Therrien, 2012; etc.). 

De leur côté, les tenant.e.s d’une approche psychologique ont transposé sur le jeu leur intérêt pour des phénomènes comme les effets de la violence (Anderson et al ., 2007), le sentiment de présence (McGloin et al ., 2013; Nacke et Lindley, 2009; Zhang et Fu, 2015) et la dépendance (Petry et al ., 2014; Pluhar et al ., 2019; Pontes et al ., 2019), en mobilisant des méthodes comme la recherche expérimentale en laboratoire et l’utilisation d’outils de biométrie (Kallinen et al ., 2017). Les chercheur.se.s issus du domaine de l’éducation se sont quant à eux intéressé.e.s à la littératie numérique, de même qu’à l’apprentissage actif et critique par le jeu vidéo (Egenfeldt-Nielsen, 2005; Gee, 2003, 2006).

Finalement, il faut mentionner l’ouvrage collectif dirigé par Cassell et Jenkins (1998) en études féministes, à la suite duquel de nombreux travaux se sont poursuivis dans ce champ de recherche (Jenson et de Castell, 2008, 2011; Kafai, Richard et Tynes, 2017; Williams, D. et al . 2009; etc.). Pour ce qui est des chercheur.se.s en communication, ils et elles ont abordé des sujets et adopté des méthodes variées à l’image de leur champ disciplinaire hétéroclite.

Approche communicationnelle : un champ hétéroclite

En effet, les études du jeu dans le champ de la communication sont éclectiques autant en ce qui concerne les angles de recherche que les manières d’aborder l’objet ludique. Les recherches sur le jeu vidéo publiées dans des revues en communication[7] peuvent être regroupées en sept grands axes : 1) celles portant sur les rapports sociaux et les moyens de communication entre les joueur.se.s puisant dans le répertoire de la sociologie, de la communication interpersonnelle ou encore de la psychologie sociale (De Simone, 2013; Fusaro et Bonenfant, 2010; Lynch et al. 2016; Najjar, 2010; Sauvé et al., 2016; Williams, D. et al., 2009); 2) celles sur les interactions entre les joueur.se.s et les mécaniques de jeu empruntant au domaine du design (Elson et al., 2014; Willett et Hogan, 2019); 3) celles s’intéressant aux effets des jeux vidéo sur les perceptions ou les actions des joueur.se.s inspirées des théories sur les usages et les effets des médias ou encore de la psychologie (Ballard et al., 2012; Farrar et al., 2013; Peng, Lee et Heeter, 2010; Scharrer et Leone, 2006; Schmierbach, Xu et Boyle, 2012; Song et Fox, 2016; Williams, K. D., 2010, 2013); 4) celles sur l’efficacité des publicités et des images de marque mobilisant les outils de la communication marketing (Palomba, 2016); 5) celles sur les modalités de production et de management au sein des studios de jeu vidéo inspirées de la communication organisationnelle (Charrieras, 2009; Legault et Weststar, 2015; Parker et Jenson, 2017); 6) celles sur les conditions de production et les rapports de force dans l’industrie du jeu vidéo inspirées par l’approche critique (Dyer-Witheford et de Peuter, 2006; Dyer-Witheford et Sharman, 2005; Simon, 2013; Robinson et Simon, 2015); et 7) celles sur la teneur idéologique des représentations vidéoludiques empruntant à la sémiotique, aux études culturelles et aux études de genre (Beasley et Standley, 2002; Bell, 2017; Ivory, 2006; Lonergan et Weber, 2019; Lynch et al., 2016; Scharrer, 2004)[8].

Toutefois, l’adaptation des concepts, des théories et des méthodes du champ de la communication aux études du jeu est rarement explicitée dans les études, outre l’exception notable de l’ouvrage Digital Play: The Interaction of Technology, Culture and Marketing de Kline, Dyer-Witheford et de Peuter (2003). Cette étude laisse en effet entrevoir comment le jeu vidéo peut être envisagé selon trois écoles de pensée de la communication : 1) la théorie des médias, 2) l’économie politique de la communication et 3) les études culturelles, tout en soulignant les limites de ces approches pour penser ce média interactif.

Pour ces auteurs, la théorie des médias, selon laquelle les médias affectent notre perception du temps, de l’espace et du monde (Innis, 1950) tout en introduisant un changement d’échelle, de rythme et de tendance dans la vie de tous les jours (McLuhan, 1964), aide à concevoir comment le jeu vidéo transforme notre expérience du temps (par exemple, en permettant les retours en arrière et la téléportation), de l’espace (en favorisant le sentiment de transport dans un environnement autre) et de la corporalité (en rendant possible la constitution d’une identité désincarnée). Cette approche a toutefois tendance à faire preuve de déterminisme technologique et à occulter les contextes sociaux au sein desquels les médias sont développés et utilisés. Elle omet en outre de prendre en considération la signification des contenus et leurs effets sur la société.

L’économie politique de la communication (souvent appelée « approche critique ») envisage, pour sa part, les médias comme des agents reproducteurs du système capitaliste et comme des instruments de contrôle social (Herman et Chomsky, 1988; Horkheimer et Adorno, 1947; Garham, 1990; Schiller, 1976;). Selon Kline, Dyer-Witheford et de Peuter (2003), elle est utile pour étudier les rapports de force dans l’industrie du jeu vidéo ou encore l’aspect idéologique des représentations vidéoludiques. Cette approche, que les auteurs considèrent élitiste, a toutefois tendance à ignorer les pratiques alternatives, appropriatives et transgressives des consommateur.trice.s et producteur.trice.s, de même que les plaisirs suscités par les produits culturels comme le jeux vidéo.

Finalement, les études culturelles, qui mettent en évidence la capacité des spectateur.trice.s et des fans à négocier le sens des contenus médiatiques et à se les approprier, permettent d’étudier les détournements politiques des jeux ou de mieux comprendre la fascination et les plaisirs qu’ils procurent. Selon Kline, Dyer-Witheford et de Peuter (2003), elles ne prennent toutefois pas en considération la particularité des médias interactifs et de l’engagement qu’ils suscitent. Elles minimisent en outre les effets des structures commerciales de l’industrie médiatique sur la marchandisation de la culture et ignorent le rôle des concepteur.trice.s et publicistes dans la construction des goûts de l’auditoire.

Ce sont donc les travaux de Raymond Williams (1974) sur la télévision, prenant en considération les liens réciproques entre technologie, économie et culture, qui inspirent à Kline, Dyer-Witherford et de Peuter (2003) leur modèle multidimensionnel. Ce modèle met en évidence l’interactivité entre différents processus (que les auteurs appellent « circuits ») au sein de l’écosystème vidéoludique. Le circuit de la culture implique la production et la consommation de textes empreints de significations, de même que la circulation de ces significations entre les concepteur.trice.s, les jeux et les joueur.se.s (ce sur quoi se focalisent les études culturelles). Le circuit du marketing concerne la recherche sur les besoins des consommateur.trice.s, les stratégies de publicité et les stratégies de marque mises en place par l’industrie, ainsi que les interactions entre les marketeur.euse.s, les produits et les consommateur.trice.s (ce sur quoi se concentre l’économie politique de la communication). Le circuit de la technologie implique quant à lui les infrastructures matérielles et technologiques (ordinateurs, consoles, logiciels, etc.), de même que ceux et celles qui les créent (fabricants de consoles, programmeur.euse.s, etc.) et ceux et celles qui les utilisent (ce sur quoi s’attarde la théorie des médias).

Ces trois circuits (Figure 1) s’inscrivent dans un circuit plus large, qui est celui du marché et qui implique la production de marchandises à des fins de consommation et de profits permettant de créer plus de marchandises et ainsi, de faire rouler l’économie : « [ The circuits ] are wheels within wheels, reverberations within feedback loops and synergistic relations constructed within a cybernetic system of production and consumption  » (Kline, Dyer-Witherford et de Peuter, 2003, p. 59).

Figure  1

Trois circuits de l’interactivité (Kline, Dyer-Witheford et de Peuter, 2003)

Trois circuits de l’interactivité (Kline, Dyer-Witheford et de Peuter, 2003)

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Ce modèle est intéressant puisqu’il conçoit le jeu vidéo à la fois comme un produit culturel véhiculant diverses idéologies et comme le résultat de décisions institutionnelles effectuées dans un contexte socioculturel plus large. Il met également en évidence le fait que l’expérience de jeu interactive est à la fois influencée par des processus culturels, technologiques et économiques tout en laissant une part d’appropriation aux joueur.se.s. Le modèle n’est toutefois pas facilement opérationnalisable lorsque vient le temps, pour le ou la chercheur.se de situer son sujet et son objet d’étude afin de mieux cibler son cadre théorique et sa méthodologie. C’est ce qui a motivé les chercheur.se.s en étude du jeu de la Faculté de communication de l’UQAM à développer leur propre modèle selon une approche communicationnelle du jeu qui sera présentée un peu plus loin dans cet article.

Études du jeu à la Faculté de communication de l’UQAM

Les études du jeu réalisées au sein de la Faculté de communication de l’UQAM mobilisent les concepts et les outils de plusieurs branches de la communication susmentionnées, particulièrement ceux de la sémiotique, de la communication interpersonnelle et sociale, des usages et des effets des médias, de l’approche critique, des études culturelles et des études de genre.

Au cours des dernières années, les chercheur.se.s du groupe de recherche Homo Ludens sur les pratiques ludiques et la communication , réunissant professeur.e.s, postdoctorant.e.s et étudiant.e.s des cycles supérieurs, ainsi que les diplômé.e.s de la concentration en jeux vidéo et ludification se sont intéressé.e.s à des sujets comme le concept de jeu (Bonenfant, 2008, 2010b, 2015), les pratiques intensives des joueur.se.s dits «  hardcore  » (Bonenfant, 2012), les rapports sociaux et la communication dans les jeux en ligne massivement multijoueurs (Bonenfant, 2011b; Fusaro et Bonenfant, 2010; Jobin, 2018), la triche et la ruse dans les jeux en ligne (Trépanier-Jobin, 2011), les traces numériques produites en contexte vidéoludique (Bonenfant, 2014), les avatars et l’identité en ligne (Bonenfant, 2011a, 2013; Trépanier-Jobin, 2011, 2013), l’éthique des joueur.se.s. (Bonenfant et Arsenault, 2016), les rapports de pouvoir entre joueur.se.s et entreprises (Deslauriers, 2016; Dumont, 2019), l’appropriation du jeu par la parodie et la production de machinimas (Bonenfant et Trépanier-Jobin, 2018; Trépanier-Jobin, 2012, 2017a, 2017b, 2019), les jeux sérieux (Trépanier-Jobin, 2016), les formes de représentations et de discours au sein des jeux vidéo (Bobate, 2019; Couturier, 2019), etc.

Un grand pan des travaux menés à la Faculté de communication de l’UQAM porte en outre sur l’analyse des communautés de joueur.se.s (Bonenfant et al. , 2018; Bonenfant, Deslauriers et Heddad, 2019; Bonenfant et Meurs, 2018; Bonenfant, Richert et Deslauriers, 2017). Si une grande partie des études porte sur l’objet « jeu » lui-même, ces recherches se consacrent plutôt au pôle de réception et au sens produit par les joueur.se.s. En combinant des sources d’information en jeu, mais également hors du jeu (par exemple, sur les médias socionumériques et d’autres lieux de communication en ligne), l’originalité de ces travaux repose sur le développement d’une méthodologie multimodale exploitant les innovations informatiques de l’analyse automatisée avec des données comportementales (en jeu), mais également avec des données textuelles (en jeu et hors jeu), tout en utilisant des méthodes d’enquête plus classiques. Entre autres chapeautées par la Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs , ces recherches permettent une meilleure compréhension des enjeux communicationnels et sociaux des communautés de joueur.se.s tout en testant les outils d’intelligence artificielle comme méthode de production de la connaissance dans le contexte des communautés en ligne. Ces avancées méthodologiques et théoriques ont été rendues possibles grâce au déploiement, en 2014, du Laboratoire de recherche en médias socionumériques et ludification (subventionné par la Fondation canadienne en innovation).

Le laboratoire rend en outre accessible aux chercheur.se.s de la Faculté de communication des appareils de biométrie (électroencéphalogramme, oculomètre, moniteur d’activité, etc.) et un système de captation audiovisuelle permettant d’enregistrer des séances de jeu. À l’aide de ces outils et de méthodes de recherche plus classiques (comme l’entrevue et le groupe de discussion) sont menées plusieurs études portant sur le sentiment de présence, l’engagement et l’immersion des joueur.se.s en contexte de pratique (Trépanier-Jobin et Couturier, 2018; Homo Ludens, sous évaluation).

Interrogeant les types d’expériences vécues, ces recherches s’appuient principalement sur la sémiotique (le sens produit), la cyberpsychologie (les émotions suscitées), la philosophie (les affects engagés) et, plus largement, les études médiatiques (les effets du média sur les joueur.se.s et, à l’inverse, les modes d’appropriation des joueur.se.s).

Considéré comme un média, le jeu vidéo, mais plus largement toutes les formes de jeux sont également abordées comme des productions culturelles et analysées sous l’angle de l’idéologie et, plus particulièrement, des études féministes. S’intéressant à la question des stéréotypes de genre au sein des jeux, du marketing ou des pratiques vidéoludiques (Trépanier-Jobin, 2017; Trépanier-Jobin et Bonenfant, 2017) ou encore à la place des femmes au sein de l’industrie du jeu vidéo (Trépanier-Jobin et Simard, sous évaluation), ce pan des recherches menées à la Faculté de communication se concentre sur des enjeux de reproduction sociale liée à la conception et à la pratique des jeux ou, à l’inverse, sur les possibilités de changements sociaux grâce à ce média populaire. Faisant appel aux théories féministes, les chercheur.se.s mettent aussi en lumière les manifestations de la masculinité hégémonique au sein de l’univers vidéoludique et les progrès en ce qui concerne la place accordée aux femmes.

Suivant le développement international des études du jeu qui, jusqu’à tout récemment, se concentraient sur les jeux vidéo et même seulement sur certains genres de jeux vidéo (Coavoux, Boutet et Zabban, 2016), les chercheur.se.s de l’UQAM étudient désormais les autres formes de jeux, telles que les jeux de rôle sur table (Paquin, en cours), les jeux de société, les jeux de rôle en grandeur nature (Bonneau, en cours), jusqu’à l’utilisation des stratégies et des mécaniques de jeu dans des contextes extérieurs au jeu appelée « ludification » ( gamification ) (Bonenfant et Genvo, 2014a, 2014b; Bonenfant et Philippette, 2018). Même si la ludification est de plus en plus présente dans divers domaines de la société, elle est devenue un objet d’étude seulement récemment et un important travail de théorisation reste à faire. En considérant cette reprise des mécaniques et des stratégies de jeu comme une forme langagière, les recherches menées à la Faculté de communication visent le déploiement d’une réflexion conceptuelle, par exemple en définissant une typologie de la ludification à partir d’un modèle communicationnel. Les recherches menées à l’UQAM appliquent également ces avancées théoriques à des cas pratiques, que ce soit en marketing, en éducation ou en santé. Cette mise à l’épreuve du cadre conceptuel développé sur des cas particuliers permet, par un travail itératif, une critique constructive des effets positifs et négatifs de la ludification dans des contextes communicationnels.

Pour refléter cette ouverture à ces multiples formes du ludique, le groupe Homo Ludens a d’ailleurs changé d’intitulé pour y inclure « les pratiques ludiques », mais aussi pour insister sur « la communication », passant de «  Homo Ludens , groupe de recherche sur la communication et la socialisation dans les jeux vidéo » (2006) à «  Homo Ludens , groupe de recherche sur les pratiques de jeu et la communication » (2016).

En effet, les chercheur.se.s en études du jeu de la Faculté de communication de l’UQAM s’efforcent, depuis quelques années, à renforcer la spécificité de leur approche et à se démarquer par leur posture communicationnelle. Ils et elles considèrent non seulement le jeu vidéo comme un espace de communication et de socialisation au même titre que les autres plateformes socionumériques, mais aussi comme un média, c’est-à-dire comme un objet de communication et de médiation entre des producteur.trice.s et des récepteur.trice.s. Selon leur perspective sémiotique, l’organisation régulée des signes le constituant permet une communication signifiante entre les concepteur.trice.s et les joueur.se.s, ainsi qu’entre les joueur.se.s. Ils et elles abordent également le jeu vidéo comme un média de masse et l’étudient comme un vecteur idéologique reproduisant des normes et des valeurs sociales, de même que comme un produit culturel faisant partie d’une industrie ou, dans certains cas, se distinguant de la production dominante.

À partir de 2015, des réflexions épistémologiques et méthodologiques plus précises ont été entreprises avec des étudiant.e.s de la maîtrise en communication – concentration jeux vidéo et ludification, du doctorat en communication et du doctorat en sémiologie de l’UQAM afin de proposer un cadre épistémologique, conceptuel et méthodologique propre à l’étude des jeux s’inscrivant dans le champ de la communication. Lors de l’année 2018-2019 [9] , cette approche communicationnelle a été formalisée au sein du groupe de recherche Homo Ludens pour identifier les postulats des études du jeu propres à la communication, les types de communication qu’il est possible d’étudier selon les questions de recherche et les plans d’analyse correspondant aux terrains d’étude pouvant être explorés.

Étudier le jeu avec une approche communicationnelle

Les postulats

Partant de l’objet « jeu » comme production discursive, les recherches menées en communication visent à étudier le rapport entre au moins deux éléments du schéma classique de la communication (pôle d’émission/message/pôle de réception) (Shannon et Weaver, 1949) qui, dans le cas présent, met en relation un.e producteur.trice de jeu/un jeu/un.e joueur.se. Selon cette perspective, le rapport est considéré comme étant premier puisqu’il détermine les caractéristiques des éléments reliés. Cet accent mis sur le rapport signifie qu’il ne s’agit pas de définir un objet « jeu » hors de la situation de communication, mais toujours dans un contexte expérientiel nécessairement relatif aux producteur.trice.s et aux récepteur.trice.s impliqué.e.s dans la relation, comme le suggèrent par exemple Hall (1980), dans son modèle de l’encodage/décodage, ou Quéré (1982), avec son concept de tiers symbolisant.

Conformément à cette posture, les effets du contexte pragmatique de production ou de réception sur le sens produit tiennent un rôle important dans les analyses. Il ne s’agit toutefois pas d’un relativisme total puisque, par la mise en commun, le partage et l’échange, la production de sens est en partie objectivée. Tout comme l’interactionnisme symbolique le soutient (Blumer, 1969), cette approche communicationnelle des études du jeu postule la construction de la réalité par la communication entre individus ou groupes d’individus. Une expérience commune est donc définie par l’intersubjectivité, soit la mise en commun d’informations sur lesquelles un certain consensus existe. Cette mise en commun produit par ailleurs des effets « affectifs » (Boutaud, d’Hauteville et Le Bœuf, 2004) qui peuvent mener à une relation coopérative ou antagoniste entre producteur.trice.s et récepteur.trices. La définition de la communication adoptée par les chercheur.se.s en études du jeu de la Faculté de communication est donc la suivante : processus par lequel l’échange d’information et la mise en relation entre les pôles de production et de réception rend possible une expérience signifiante commune, collaborative ou conflictuelle .

Suivant cette définition, le sens de la communication est alors produit par les interactions, que ce soit entre des systèmes formels de jeux, des producteur.trice.s ou des joueur.se.s. Le jeu est à la fois objet à interpréter, attitude ou même situation qui favorise une expression ou une expérience du « jouable ». En ce sens, il n’y a pas de jeu sans composantes matérielles et conceptuelles ni sans humain pour produire le jeu ou actualiser les perceptions et les expériences ludiques. Les recherches menées sous cet angle portent donc un intérêt pour les modes de représentation (le « contenu ») et pour les modes de relation – définis selon le contexte de communication chaque fois renouvelé (Watzlawick, Beavin et Jackson, 1967). Le sens de l’objet communicationnel « jeu » n’est jamais fixe et doit se comprendre dans son devenir discursif (Semprini, 2000; Verón, 1987), selon diverses conditions de possibilité et à travers divers types de communication.

Types de communication étudiés

Sur la base de ces quelques postulats généraux, nous présenterons certaines étapes d’élaboration d’un projet de recherche dans le cadre de l’approche communicationnelle du jeu, soit l’identification du type de communication à l’étude et la sélection des plans d’analyse pertinents.

Élaborer un projet de recherche implique d’abord et avant tout de formuler une question ou une hypothèse de recherche, puis d’établir, en fonction de cette question, à quel(s) type(s) de communication l’étude correspond afin de mieux définir les postulats épistémologiques et méthodologiques sur lesquels elle s’appuiera. Les chercheur.se.s en études du jeu de la Faculté de communication de l’UQAM ont identifié cinq types de communication, de l’échelle micro à l’échelle macro – la communication artificielle, humain-machine, interpersonnelle, sociale et culturelle –, pouvant être étudiés à partir de différents plans d’analyse, artificiellement différenciés pour les besoins des études.

En effet, selon cette approche, cinq types distinguent les processus communicationnels : le premier, plus concret, porte sur l’objet-jeu, alors que le dernier, plus abstrait, se situe essentiellement sur le plan discursif. Une autre division ou catégorisation serait évidemment possible : l’objectif poursuivi est simplement de distinguer les types de processus communicationnels engagés lors de l’actualisation du jeu, autant en contexte de production (du jeu, du message) qu’en contexte de réception, afin que les chercheur.se.s puissent organiser leur étude.

D’abord, la communication artificielle fait référence à l’échange d’information entre plusieurs parties du système formel du jeu, qu’il soit conceptuel (règles, calculs ou autres) ou informatique (programmes, algorithmes ou autres). Cet échange d’information amène le système formel du jeu à se transformer. Fonctionnant sous forme de procédures, ce type de communication suit le modèle cybernétique d’envoi d’informations et de production d’un résultat grâce à la rétroaction (Wiener, 1948). Il pourrait se définir comme suit : procédure par laquelle l’échange d’information systémique ou algorithmique rend possible une rétroaction visant la production d’un résultat . Le fait d’associer le terme communication à ce type de procédure n’implique pas d’ignorer les différences fondamentales entre la communication des êtres humains et celle des systèmes formels ou informatiques : l’adjectif artificielle marque justement cette différence. La communication artificielle n’est pas un processus signifiant au même titre que la communication humaine, mais plutôt une émulation de celle-ci. Dans le contexte propre au jeu, ce type de communication s’effectue entre les différents systèmes ou algorithmes qui forment le jeu et concerne les « calculs » avant que les « résultats » soient transmis aux joueur.se.s. Ce premier niveau de la communication concerne la syntaxe d’un jeu, les règles de programmation, les structures de l’intelligence artificielle, etc.

La communication humain-machine fait état des échanges d’information entre le système formel du jeu, d’une part, et les producteur.trice.s ou les joueur.se.s, d’autre part. Elle implique à la fois un processus communicationnel humain et une rétroaction machinique tributaire d’une procédure préétablie. Ce type de communication se définit alors comme suit : le processus humain et la procédure machinique par laquelle l’échange d’information rend possible l’interaction et la rétroaction visant à produire une expérience signifiante ou un résultat . Si le terme machine réfère habituellement au système informatique (l’ordinateur, la console, la tablette ou le cellulaire), il réfère ici plus largement à la « machine du jeu » (sous forme de règles, calculs ou autres) et inclut d’autres types de jeu que le jeu vidéo. Les études à partir de ce type de communication se concentrent sur le rapport des producteur.trice.s ou des joueur.se.s à l’objet-jeu et pourraient s’intéresser, par exemple, aux affordances ou à l’agentivité, c’est-à-dire aux possibilités d’action des joueur.se.s dans le jeu. Pourraient également être abordés des sujets comme les effets de l’organisation d’une interface sur l’expérience des joueur.se.s, les possibilités et les contraintes de création sur le plan technique, l’influence d’une composante du jeu sur l’effet de présence, les rapports identitaires entre les joueur.se.s et leurs avatars, etc.

Les trois derniers types de communications représentent différents degrés de communication humaine impliquant deux individus, quelques individus ou une communauté (entendue dans un sens large à préciser selon l’étude). Les définitions des types de communication sont, en ce sens, similaires : elles reprennent les mêmes éléments, d’une échelle micro à une échelle macro des processus communicationnels.

La communication interpersonnelle se consacre aux échanges entre quelques producteur.trice.s ou quelques joueur.se.s se déroulant dans des contextes de communication à une échelle micro, au sein d’un groupe restreint. Elle se définit comme suit : le processus par lequel l’échange d’information et la mise en relation de deux ou quelques individus rend possible une expérience signifiante commune, collaborative ou conflictuelle . Les analyses de ce type de communication pourraient chercher à comprendre, par exemple, les dynamiques entre les membres d’un groupe restreint de producteur.trice.s ou de joueur.se.s qui interagissent face à face ou par l’intermédiaire d’une messagerie incorporée au jeu ou sur une plateforme web externe, les conversations entre des dirigeant.e.s de guildes, etc.

La communication sociale désigne l’échelle méso de la communication humaine, c’est-à-dire les échanges au sein d’un groupe de producteur.trice.s ou de joueur.se.s faisant partie d’une sous-communauté ou d’une communauté. Elle se définit comme suit : le processus par lequel l’échange d’information et la mise en relation au sein d’une (sous)communauté rend possible une expérience signifiante commune, collaborative ou conflictuelle . La communication sociale permet aux communautés de se former une identité commune, en incluant de nouveaux membres, de même qu’en excluant d’autres individus, en étant généralement composées de différentes sous-communautés qui peuvent être en opposition ou en complémentarité, mais qui contribuent toutes à la formation de la communauté qui les regroupe par les échanges entre les membres. Les études concernant ce type de communication ne se situent pas sur le plan individuel, mais plutôt le plan collectif. Elles peuvent porter sur les enjeux de socialisation au sein de milieux de travail industriel ou de communautés de joueur.se.s, sur les effets des outils de communication en jeu sur les processus de normalisation, sur les habitudes interprétatives ou comportementales des producteur.trice.s ou des joueur.se.s, sur les rapports de pouvoir actualisés entre producteur.trice.s et joueur.se.s, etc.

Finalement, la communication culturelle porte sur les contextes macro de communication entre deux ou plusieurs communautés culturelles distinctes de producteur.trice.s ou de joueur.se.s. Elle se définit comme suit : le processus par lequel l’échange d’information et la mise en relation entre deux ou plusieurs communautés rend possible une expérience signifiante commune, collaborative ou conflictuelle . Par l’expérience commune qui résulte de la mise en commun de ses membres, la communauté arrive à se définir elle-même, par exemple par identification ou opposition à une autre communauté. Relevant de l’ordre des discours, les études s’intéressant à ce type de communication pourraient avoir comme objectif d’identifier les normes et les mœurs régissant les milieux de production ou les communautés de joueur.se.s, ainsi que les valeurs et les croyances qui légitiment l’existence de ces règles ou des sanctions sociales appliquées à ceux et celles qui contreviennent aux règles. Elles pourraient également se concentrer sur l’aspect idéologique des jeux en rapport avec la société qui les produit, le contexte discursif duquel sont issues les communautés, les stéréotypes de genre, d’ethnie ou de classe dans les jeux, etc.

Ces cinq différents types de communication représentent la variété des phénomènes communicatifs ayant lieu en contexte de production ou de réception de jeux (vidéo, de rôle, de société, etc.), qu’ils soient considérés en tant que médias, lieux de communication et socialisation, formes langagières ou autres. Cette perspective sur l’objet-jeu au sein de la situation de communication, toujours ancrée dans un contexte pragmatique ayant ses propres effets sur le sens du jeu, est en outre influencée par le ou les plans d’analyse qu’adoptera le ou la chercheur.se, c’est-à-dire le terrain concret de l’étude.

Plans d’analyse

Après la formulation de la question de recherche, qui établit en fait quel(s) type(s) de communication sera ou seront étudiés, la seconde étape méthodologique d’une recherche est la sélection d’un ou de plusieurs terrains d’études permettant de récolter des données pour répondre à la question de recherche ou de confirmer/infirmer l’hypothèse de recherche. Cette étape est associée aux différents plans d’analyse qui déterminent en partie le type de collecte de données nécessaire à l’étude, puis la ou les méthodes à employer. Ces plans d’analyse représentent ce qu’il est possible d’étudier en tant qu’objet et sujet de recherche relativement au jeu et à la situation de communication qui intéressent les chercheur.se.s. La majorité des recherches concernent plus d’un plan et les étapes de l’analyse (le passage d’un plan à l’autre) orientent la méthodologie.

Les plans d’analyse correspondent aux composantes physiques de l’objet-jeu jusqu’au contexte plus global de production et de réception d’un jeu. Ils peuvent être regroupés en quatre grandes catégories : l’objet-jeu lui-même (en vert sur la figure 2), l’expérience directe du jeu (en bleu), les pratiques des producteur.trice.s ou des joueur.se.s (en rouge) et le contexte de production ou de réception (en jaune).

Figure  2

Plans d’analyse

Plans d’analyse

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L’objet-jeu

Ce que l’on nomme l’« objet-jeu » inclut à la fois la computation, l’intraface, l’interface et la paraface du jeu. Malgré les objections, très souvent justifiées, pouvant être faites à la création de néologismes, il nous semblait nécessaire, dans le cas présent, de définir toutes les facettes de l’objet en utilisant des préfixes signifiants afin de nuancer les plans d’analyse : l’intra/face, la para/face et l’inter/face.

Le premier plan d’analyse, celui de la computation, est celui qui structure l’objet-jeu. Il renvoie à l’instance de calcul ou au traitement de l’information du système formel ou informatique. Une recherche portant sur ce plan pourrait s’intéresser aux algorithmes, au système de pointage, aux valeurs numériques, au système mathématique de jeu, etc.

L’intraface désigne l’aspect matériel du système formel ou informatique qui soutient la computation; elle est le lieu du transfert de l’information vers une interface. Une recherche s’intéressant au plan de l’intraface porterait sur les composantes physiques du système ( hardware ). Dans le cas d’un jeu de table, il s’agirait du matériel de jeu (faces du dé, structuration de la planche, statistiques de la fiche, etc.), et ce, avant toute inscription représentative. Par exemple, dans le cas de l’étude de dés, le fait d’avoir quatre, six, huit, dix ou vingt faces fait partie de l’intraface du jeu, alors que l’aspect visuel de ces faces fait partie de l’interface.

Dans le cas de certains jeux d’enfants, les plans de la computation et de l’intraface peuvent sembler moins évidents à discerner. Ils sont néanmoins existants : par exemple, dans le cas du jeu de la tague (du loup en France), le plan de la computation représente les fonctions qui sont attitrées aux joueur.se.s et l’intraface concerne le fait qu’un des joueur.se.s (dont les corps deviennent le support matériel du jeu, soit l’équivalent des pions dans un jeu de société) se voit acquérir la fonction de tague (ou de loup), ce qui modifie son interaction avec les autres participants d’une manière prédéterminée par les règles du jeu.

L’interface réfère, quant à elle, à l’intermédiaire entre le système formel ou informatique et les producteur.trice.s ou les joueur.se.s. Elle est virtuellement présente sur le plan physique; ce qu’elle donne à percevoir n’a pas encore été mis en forme (sémiotiquement ou cognitivement) par un être humain et n’est donc pas encore actualisé au sein de l’expérience (Deleuze, 1968; Granger, 1995). Plus concrètement, ce plan renvoie aux potentialités matérielles (par exemple, écran, dé, planche, etc.), à l’organisation des signes, aux affordances, aux différentes propriétés physiques, aux designs de jeu, aux règles, aux mécaniques de jeu, etc.

Expérience directe du jeu

L’expérience directe du jeu peut correspondre à deux plans : l’extraface et la paraface du jeu, de la production ou de la réception. Le plan de l’extraface renvoie à la mise en forme actualisée et signifiante de l’interface par les producteur.trice.s ou les joueur.se.s grâce à une perception effective, soit une actualisation de ce qui est virtuellement présent dans l’interface. Dans le schéma des plans d’analyse, l’extraface se superpose légèrement à l’interface puisque celle-ci n’est pas accessible en elle-même dans la réalité pragmatique. Par ailleurs, l’extraface dépasse l’objet-jeu, car elle n’est pas seulement une composante de l’objet : elle dépend aussi en partie de la paraface de la production ou de la réception qui conditionne la manière dont sera interprétée l’interface. Lors de l’expérience du logiciel ou du jeu, l’interface est sémiotiquement ou cognitivement mise en forme dans l’extraface et cette mise en forme est influencée par les conditions directes de réception présentes dans la paraface. L’extraface réfère donc aux processus sémiotiques, aux représentations et thématiques interprétées, aux référents culturels, aux messages, etc.

Dans ce contexte, la paraface est le premier niveau de contexte, c’est-à-dire celui qui est le plus près des pratiques ou de l’objet. Il réfère à l’échelle micro selon la même logique que pour les types de communication dans la section précédente. Inspiré par le concept de paratexte développé par Gérard Genette (1987) et repris par Consalvo (2007), la paraface du jeu renvoie plus précisément à l’ensemble des éléments contextuels directs qui complémentent le jeu et qui en orientent l’interprétation. Elle inclut le marketing, le titre, les crédits, la boîte physique du jeu ou son emballage, la description du jeu, le guide, le cheatbook , l’ensemble des produits dérivés, les bandes-annonces, les let’s play , les walkthrough , les machinimas , les mods , etc.

La paraface de la production est l’ensemble des éléments contextuels directs entourant la production d’un jeu sur le plan individuel. Il peut s’agir de la définition de tâche des postes occupés par les producteur.trice.s, des contraintes techniques imposées par les différents logiciels de création, des conditions de travail directes dans lequel le projet est réalisé (échéancier, équipe, etc.), des autres outils de travail à partir duquel le jeu est créé, etc.

Finalement, la paraface de la réception désigne l’ensemble des éléments contextuels directs entourant la pratique ludique sur plan individuel. Il peut s’agir de la présence physique d’autres joueur.se.s, de nourriture et de boissons, du lieu et de l’heure de pratique d’un jeu, du type de support informatique, des conditions physiques de pratique, de l’état physique et mental des joueur.se.s, etc.

Les pratiques

Le plan des pratiques désigne les manières usuelles d’agir des individus auxquelles s’intéresse l’analyse. Il réfère aux champs des activités humaines organisées sous forme d’habitudes au sein de petits ou de grands groupes. Dans le cas de la production, les pratiques se définissent comme la manière de travailler afin de produire un jeu propre à un.e producteur.trice ou à un groupe de producteur.trice.s. Il s’agit donc d’étudier les interactions des producteur.trice.s avec l’objet de leur travail, leur marge de liberté créative, leurs relations entre collègues et supérieurs, les façons d’aborder leurs tâches quotidiennes, etc.

Dans le cas de la réception, les pratiques se définissent comme la manière habituelle d’interagir avec le jeu et les autres joueur.se.s propre à un.e joueur.se ou à un groupe de joueur.se.s. Il s’agit donc de s’intéresser à l’agentivité des joueur.se.s, à la jouabilité et aux manières de jouer ( play ), aux façons distinctes de composer des groupes de joueur.se.s, aux types d’interactions avec les partenaires ou les adversaires, à l’actualisation des règles sociales dans des comportements récurrents, etc.

Les contextes

Après la paraface, le contexte interne est le deuxième niveau contextuel. Il représente les situations au sein desquelles ont cours les pratiques des pôles de production et de réception au niveau méso. Le contexte interne de production regroupe donc l’ensemble des circonstances au sein desquelles s’exécute le travail des producteur.trice.s du jeu sur le plan collectif. Plus précisément, il peut s’agir des caractéristiques de l’entreprise (sociodémographie, lieu, structure organisationnelle), de l’environnement de travail, du modèle d’affaires de l’entreprise, du type de processus de création, des moyens financiers à la disposition de la production, du type d’entreprise, des normes du milieu ou du groupe de travail, etc.

De manière similaire, le contexte interne des joueur.se.s désigne l’ensemble des circonstances au sein desquelles a cours l’exercice du jeu. Dans ce cas, il peut s’agir d’étudier les stratégies des joueur.se.s ( meta ), les sous-communautés de joueur.se.s avec leurs spécificités respectives, les outils de communication usuellement utilisés, l’évolution des normes au sein des sous-communautés, etc.

Le contexte externe est le plan contextuel le plus englobant de l’approche communicationnelle, qui se situe à l’échelle macro. Du côté de la production, le contexte externe regroupe l’ensemble des caractéristiques culturelles et sociétales au sein desquelles s’exécute le travail des producteur.trice.s du jeu, alors que, du côté de la réception, il s’agit de l’ensemble des caractéristiques culturelles et sociétales au sein desquelles se déroule l’exercice du jeu. Ces deux plans renvoient aux caractéristiques géographiques, historiques, économiques, politiques, sociologiques, religieuses, artistiques ou autres de la culture associée aux producteur.trice.s et aux joueur.se.s. Les études se situant sur ce plan discursif s’intéressent à ces aspects, tout comme aux idéologies, aux valeurs, aux croyances, aux mœurs et aux visions du monde des cultures des producteur.trice.s et des joueur.se.s, etc.

Tous ces plans d’analyse permettent d’étudier le jeu selon une approche communicationnelle, de la computation de l’objet-jeu jusqu’au contexte externe de production et de réception. Ils aident à cibler avec précision les différents terrains d’une recherche, de même que leur articulation au sein d’une méthodologie. Tous les plans ne fournissent pas les mêmes types d’informations sur le « jeu » et permettent de récolter des données différentes pour l’étude. Il est donc important d’adapter les méthodes de recherche et les techniques de collecte de données à chaque plan concerné par la question ou l’hypothèse de recherche.

Conclusion

Même si les réflexions portant sur le jeu remontent à la Grèce Antique, les études dédiées spécifiquement aux diverses manifestations du jeu sont relativement récentes. Empruntant à diverses disciplines des concepts, des théories et des méthodes, les chercheur.se.s intéressé.e.s par le jeu se spécialisent de plus en plus et développent actuellement des appareillages conceptuels, théoriques et méthodologiques propres à leur champ d’études.

En ce sens, les chercheur.se.s en études du jeu de la Faculté de communication de l’UQAM se sont, au fil des années, positionné.e.s au sein des études du jeu en développant les spécificités communicationnelles de leur approche. S’il existe une grande variabilité des perspectives communicationnelles dans les recherches menées à la Faculté de communication, un ancrage commun existe par le partage d’un certain nombre de postulats issus de la communication. Le jeu est considéré au sein même du schéma classique de la communication mettant en relation un jeu, un émetteur.trice/concepteur.trice et un.e récepteur.trice/joueur.se. En tant que « message », le jeu est inscrit dans un processus d’échange d’informations, que ce soit sur les plans de la communication artificielle, humain-machine, interpersonnelle, sociale ou culturelle. Le jeu n’est pas un objet fixe, mais doit se comprendre, conformément à la définition de la communication adoptée par les chercheur.se.s en études du jeu de la Faculté de communication, en tant que contenu et relation inscrits au sein de contextes pragmatiques nécessairement changeants.

Étudiant ainsi les objets, les expériences, les pratiques et les contextes, les recherches en études du jeu à la Faculté de communication portent autant sur les modes de représentation que sur les modes de relation entre le pôle de production et le pôle de réception. Par ailleurs, l’approche critique adoptée leur donne une teinte particulière en remettant sans cesse en question ce qui est acquis, autant en matière de jugements négatifs que positifs, afin d’offrir des pistes de réflexion approfondies. La perspective communicationnelle affirmée, l’approche critique et la volonté de contribuer à la société définissent ainsi l’identité originale des études du jeu menées à la Faculté de communication de l’UQAM.

L’explicitation des postulats et des plans d’analyse propres à l’approche communicationnelle aidera à structurer de manière cohésive les études à venir. En effet, la posture épistémologique clairement établie et la méthodologie logiquement articulée posent déjà des bases à partir desquelles les chercheur.se.s en communication peuvent s’orienter pour réaliser leur recherche. Néanmoins, cette organisation doit demeurer flexible afin que de nouveaux concepts, méthodes et sujets d’étude puissent émerger librement, en laissant aux chercheur.se.s une marge de manœuvre nécessaire à une production originale de connaissances. Le présent article demeure donc une « proposition » soumise comme modèle à partir duquel travailler et qui sera toujours à retravailler.