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L’altérité est le caractère de ce qui est autre. L’autre est celui qui n’est pas moi. C’est une autre personne dans sa dignité d’être humain, intrinsèquement différente de moi. Une personne qui, par sa différence, va ouvrir ma vision du monde et élargir mes propres frontières mentales pour pouvoir l’accepter et la respecter telle qu’elle est, sans avoir aucun projet sur elle.

Le fait d’accueillir les publics – tous les publics – et de leur souhaiter la bienvenue, quelle que soit leur attitude de départ, est la manifestation d’une attitude d’ouverture envers l’autre. Cette fonction, qui s’exerce quotidiennement, favorise l’acceptation et l’ouverture du coeur ; elle invite à aimer les gens plutôt qu’à se contenter d’aimer les livres et la lecture sous toutes ses formes.

Toute notre attitude face à l’autre, dont une grande partie est inconsciente, est l’illustration de notre posture intérieure. Acceptation ou refus ? Peur ou ouverture ? Que se passe-t-il vraiment entre deux personnes pendant ces quelques secondes de contact ? Est-ce que, consciemment ou inconsciemment, je considère avoir plus de valeur que l’autre, ou moins ? Ou suis-je suffisamment en sécurité intérieure pour accueillir l’autre à égalité ?

Accueillir les publics en bibliothèque, c’est signifier à l’autre, par gestes ou en paroles : « Vous êtes le bienvenu dans ce lieu qui a été conçu pour vous, et moi, professionnel de bibliothèque, j’en suis le gestionnaire et je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions, vos besoins ou vos attentes. »

Accueillir les publics est plus une question de posture et d’ouverture intérieure que de connaissances ou de techniques particulières. C’est l’occasion, sans cesse nouvelle et sans cesse renouvelée, de se confronter à l’autre dans une relation d’ouverture, d’aide et de conseil. C’est donc une prise de conscience de son propre cadre de référence et de ses limites, ainsi que des difficultés de la communication interpersonnelle, fondée sur l’implicite, ce qui ouvre la porte à de nombreux malentendus générateurs potentiels de conflits. Comment faire ? Accueillir les publics – les différentes sortes de publics – repose sur la mise en pratique d’une dynamique de groupe bienveillante et de trois grilles d’analyse :

  • le contrat entre les bibliothécaires et les utilisateurs ;

  • la circulation des signes de reconnaissance ;

  • la prise de conscience de son positionnement mental vis-à-vis de l’autre, autrement appelé « les positions de vie sociales ».

Interagir avec les publics

D’une manière générale, le service public, outre les fonctions de renseignements bibliographiques et de conseil, consiste à gérer au mieux la variété des interactions avec les différents publics, ainsi que les interactions entre eux.

Pour pouvoir accueillir les publics en toute sérénité, et donc se sentir à l’aise avec eux, il est important de se sentir en paix et en cohérence avec soi-même. Surtout, la première des qualités est d’aimer les gens, et de penser avec son coeur autant et sinon plus qu’avec sa tête.

Les professionnels de bibliothèque le constatent tous les jours : il est beaucoup plus stimulant, mais parfois inconfortable, d’être en interaction avec des personnes que de gérer des objets inanimés, comme les ressources documentaires que l’on traite. Le service public, qui fait partie du rôle des professionnels de bibliothèque, demande la mise en oeuvre de compétences relationnelles aiguisées, qui s’acquièrent en formation, dans un accompagnement professionnel et dans ses prises de conscience personnelles.

La gestion des publics, des groupes et des individus demande des compétences particulières, fondées sur l’ouverture de son cadre de référence et sur l’acceptation de l’autre dans sa différence, avec l’appui d’un contrat clair et d’un règlement interne respectueux des deux parties.

En effet, la personne en service public peut être amenée à devoir arbitrer des incompatibilités d’usages des lieux, et de comportements.

Une bibliothèque est un lieu de découvertes, d’aventures et de luxe (Miribel, 2016) pour de nombreuses personnes, en particulier parce qu’on y trouve un vaste espace, bien plus vaste généralement que les appartements ou les chambres d’étudiants. Comme la bibliothèque, le plus souvent, cherche à fidéliser ses lecteurs dans une démarche marketing bien comprise, les lecteurs et usagers peuvent s’y sentir à l’aise, comme chez eux, ou dans un « troisième lieu ». Et donc, tout naturellement, ils ont tendance à s’approprier les lieux à leur convenance, surtout si, comme dans de nombreuses bibliothèques universitaires ou spécialisées, ils viennent y passer la journée. Les uns, arrivés dès l’ouverture, s’installent confortablement et occupent cinq places assises en investissant la table commune avec le sac, l’ordinateur ouvert, les documents consultés et les notes à écrire… D’autres grignotent subrepticement sur place une barre chocolatée, des chips, un hamburger accompagné d’une canette de coca, pour tenir la journée entière.

Que dire ? Que faire ? C’est avant tout une question de politique collective. Qu’est-ce qui est accepté, favorisé dans ce lieu ? Quelle est la politique globale de l’établissement en cette matière ? La question doit être soulevée et traitée en réunion d’équipe pour que l’attitude de toute l’équipe soit cohérente et unie sur ce sujet, afin d’éviter les contestations et les conflits du type : « Je ne comprends pas, la dame d’hier m’a laissé m’installer comme ça sans rien dire. Pourquoi vous avez un autre discours aujourd’hui ? Il n’y a pas de raison que je bouge… »

À titre d’exemple, la bibliothèque Louise Michel à Paris, une bibliothèque troisième lieu (Jacquet, 2015), a installé son comptoir d’accueil presqu’au milieu de la bibliothèque, sans espace professionnel particulier autour, ce qui fait que les enfants n’ont aucune difficulté à venir dans le dos des bibliothécaires assis à l’accueil, ou à s’assoir sur leurs genoux pour un câlin ou pour regarder l’écran. La proximité physique ne les gêne en rien, alors qu’elle est source de stress pour certains membres de l’équipe, mais pas pour tous. En réunion d’équipe, la question a été soulevée et traitée en consensus. Il a été décidé que tout le monde, même les membres du personnel que cela ne gênait pas, demanderait aux enfants de faire le tour du bureau pour s’installer en face du bibliothécaire, et non plus dans son dos ou sur ses genoux : en face, en distance sociale, et non plus en distance intime ou personnelle, selon les lois de la proxémique (Hall, 1971), issues de l’école de Palo Alto, qui stipulent que la distance physique entre les personnes induit et conditionne la distance relationnelle, et vice versa.

Mais chaque bibliothèque a son lot de personnes difficilement gérables, avec qui les relations sont souvent conflictuelles et sources de stress pour le personnel : des casse-pieds, des colériques, des stressés, des égocentriques, des solitaires, des dangers publics, des personnes sans abri, des migrants, des paumés, des paranos, des râleurs professionnels… Que faire ?

En premier lieu, il est important de relativiser les choses et de considérer avec philosophie que ces personnes ou ces situations sont, in fine, peu nombreuses à côté des personnes faciles à contenter.

Il arrive aussi de plus en plus souvent que la bibliothèque soit le seul lieu de parole et d’interaction avec d’autres êtres humains pour des personnes isolées, seniors ou étudiants étrangers. La bibliothèque régionale de Limoges est ainsi le lieu de réunion quotidienne privilégié de personnes âgées qui se retrouvent par petits groupes – toujours les mêmes –, et discutent ou commentent les nouvelles du jour ou les mini-incidents au comptoir de prêt. Elles sont peu occupées à lire…

Il est important de ne pas prendre les choses, contestations, agressivité, insultes, etc., à titre personnel, mais plutôt comme une conséquence des rôles institutionnel et social de la bibliothèque. C’est-à-dire de considérer que la bibliothèque est aussi un lieu institutionnel, souvent le seul ouvert et libre d’accès pour tous, et que la personne en poste, qui reçoit cette agressivité, est perçue dans son rôle institutionnel. Et c’est ce rôle, en tant qu’agent municipal, universitaire ou autre, support d’un cadre formel, ou espace de projection pour une hargne qui vise l’institution, qui est critiqué, et non la personne en tant que telle.

La bibliothèque est-elle un lieu d’enseignement et d’éducation sociale ? Les bibliothécaires ont-ils un rôle à jouer dans l’éducation des publics ? Est-ce une de leurs missions ?

Nous le constatons souvent : la nature a horreur du vide. Dans une bibliothèque vide, à l’ouverture par exemple, les étudiants ou les chercheurs ont tendance à prendre leurs aises et à s’étaler. Le travail et l’assimilation de connaissances demandent une forte concentration, et certains lecteurs ont besoin de se livrer à leurs rituels avant de pouvoir fixer leur attention sur leur tâche. Il est intéressant d’observer les étudiants, par exemple, ou les lecteurs de journaux dans leurs rituels. Toujours la même place, toujours la même façon d’ôter son manteau et de le plier sur sa chaise, d’installer ses affaires, son stylo, son bloc de papier, ses notes, bien droits par rapport au bord de la table, afin de se ménager un espace privé à l’intérieur de l’espace public qu’est la bibliothèque (Baudelot et Véry, 1994). Leur attitude signifie : « Maintenant, c’est chez moi, ici ! »

Alors que faire ? Si l’on sillonne les espaces publics, l’oeil vigilant, en interdisant toute velléité de privatisation des espaces publics, le risque est de faire fuir les lecteurs et usagers. C’est, là encore, une question d’équilibre et de consensus dans la bibliothèque, en fonction des priorités de l’établissement en matière d’accueil et de service public.

Certaines personnes, en bottes ou talons hauts, arpentent la bibliothèque d’un staccato rapide – tac tac tac – qui dérange les lecteurs studieux. Les enfants aiment jouer avec l’espace, courir, se cacher, crier. D’autres, tout en réfléchissant, font un bruit agaçant en tapant sur leur écran de cellulaire ou avec leur stylo – tic tic tic –, sans même en avoir conscience.

Les uns ont tout leur temps, les autres sont sous stress, impatients et pressés. Le temps n’a pas la même densité pour les uns et les autres, ce qui peut être source de conflits. Les uns ont besoin de lier connaissance et de faire du passe-temps en parlant de choses anodines avant d’en arriver à l’objet de leur demande. D’autres vous laissent à peine le temps de finir vos explications qu’ils trépignent déjà d’un pied à l’autre.

Comment faire pour instaurer une certaine homogénéité des pratiques dans des espaces communs ? De fait, le bruit est un des inconvénients majeurs des bibliothèques à larges baies vitrées, hauts plafonds et sols carrelés, qui réfléchissent les ondes sonores et les amplifient. À défaut d’une architecture adaptée, la solution adoptée dans les bibliothèques anglo-saxonnes, soit des zones selon les degrés de décibels tolérés, peut être une solution efficace : zone silencieuse, zone à voix basse, zone à voix naturelle.

Se sentir en paix et en cohérence avec soi-même

Il est nécessaire que chaque membre du personnel en situation de service public puisse se sentir à l’aise dans ses différents rôles et passer de l’un à l’autre avec fluidité.

Quand une personne est sous stress, dans la peur ou la colère, son équilibre intérieur est perturbé. De ce fait, elle est en fragilité par rapport aux situations inhabituelles auxquelles elle peut être confrontée. Or, par essence, exercer son métier face à la diversité des publics est source continuelle de situations inhabituelles. Il est donc important que la personne qui se prépare à assurer des plages de service public se sente à l’aise dans son rôle, éprouve de la motivation et du plaisir à aller à la rencontre des utilisateurs et lecteurs. Cette aptitude de tranquillité, de disponibilité et d’ouverture peut se travailler selon différents aspects.

Il est important d’éviter le stress, qui nous rend plus vulnérables. Pour se rendre disponible à l’autre, il est conseillé de ne pas être « pré-occupé », c’est-à-dire l’esprit déjà occupé par des problèmes extérieurs aux différents rôles à jouer dans le cadre du service public. Si vous êtes contrarié et avez l’esprit occupé par une décision prise en réunion qui ne vous convient pas, par un jeu de pouvoir ou un jeu psychologique qui se joue dans votre service, par des complications familiales, etc., vous n’êtes mentalement pas disponible à effectuer en toute sérénité votre service au public. Votre esprit est agité, déjà en activité, et votre corps trahit votre agitation intérieure. Vous n’êtes pas disponible, et cela se sent.

Une personne pleine de sagesse se prépare mentalement à sa mission de service public : elle prend le temps de respirer consciemment et paisiblement, elle se détend, elle libère son esprit de ses messages internes incessants et préoccupants, elle se sent heureuse de vivre et d’être là, et elle se prépare à une période de joies et de stimulations anticipées.

Errare humanum est. Nous sommes tous des êtres humains et, comme tels, faillibles. En d’autres termes, nous ne sommes pas parfaits, et il est illusoire de chercher à l’être. Nous sommes un composé subtil de lumière et d’ombre, de qualités, d’aptitudes et de manques, de défauts. Si cela est vrai pour nous, cela est vrai aussi pour les autres, et il est aussi vain de chercher la perfection chez les autres que chez soi.

Comme le dit Carl Gustav Jung : « Il n’y a pas de lumière sans ombre, et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement, non pas de la perfection, mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension » (1995).

À propos de défauts, Françoise Kourilsky, une consultante, écrit : « Un défaut, c’est une compétence naturelle utilisée dans un contexte inadapté » (2008). Peut-être avez-vous remarqué que nous ne devons faire aucun effort pour manifester nos défauts. C’est en effet quelque chose de tout à fait spontané et naturel. Par exemple, quelqu’un de bavard ne doit faire aucun effort pour parler pendant des heures. Quelqu’un de paresseux ou d’indolent ne doit faire aucun effort pour se reposer et pour remettre à demain ce qu’il devrait faire… Donc, la bonne nouvelle, c’est que, si nos défauts sont des talents naturels, plus on a de défauts, plus on a de talents potentiels.

Notre cadre de référence, ou vision du monde, est constitué de toutes nos expériences de vie : notre culture, nos croyances, nos critères, nos opinions et jugements, nos valeurs, etc. Il agit en permanence comme un filtre entre la réalité du monde et nous, pour donner du sens à ce que nous percevons, en fonction de ce que nous avons déjà « en magasin », dans notre cerveau et nos cellules.

Pour illustrer la diversité et parfois l’antinomie des cadres de référence, voici une histoire de Nasreddin, personnage populaire de la littérature orale de l’empire ottoman : Colloque de savants[1] (voir encadré ci-dessous).

Être en service public dans une bibliothèque est l’occasion de confronter en permanence notre cadre de référence avec celui des autres, qui ont des modes de pensées, des valeurs, des comportements et des croyances nécessairement différents des nôtres. Certains comportements des utilisateurs viennent heurter nos valeurs, a priori culturellement adaptées. Mais, si notre cadre de référence est trop rigide, que nous nous sentons heurtés par des comportements et attitudes trop éloignés de ce que nous croyons et pensons être adéquats, la confrontation risque d’être source de stress et de conflits.

Figure 1

Le cadre de référence, réservoir de toutes nos expériences de vie

Le cadre de référence, réservoir de toutes nos expériences de vie

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Or, pendant de nombreuses décennies, la croyance sociale et l’inconscient collectif étaient que le métier de bibliothécaire était reposant, paisible, entouré de livres et protégé par ce rempart de livres du monde extérieur. Les bibliothèques actuelles en sont à l’opposé. Elles reçoivent toutes sortes de publics aux cultures, coutumes, relations à l’écrit et à l’espace public très diversifiées, et parfois opposées aux valeurs et croyances des membres, ou de certains membres du personnel. Si donc ces personnes se sont orientées professionnellement vers les bibliothèques par peur du monde et de ses aléas, comment peuvent-elles être armées et paisibles face à des comportements dysfonctionnels de la part de certains publics qui connaissent mal les usages en bibliothèque ou qui n’en ont cure ?

Ces personnes ont en général du mal à accepter le changement. Comme le disait le philosophe Héraclite d’Éphèse (2018), déjà au Ve siècle avant Jésus-Christ : « On ne se baigne jamais dans le même fleuve », c’est-à-dire : « Une seule chose est constante, permanente, c’est le changement. Tout passe et rien ne demeure. »

Notre cerveau limbique, que nous partageons avec les mammifères, est le cerveau de la communauté, du troupeau, et répond au besoin d’appartenance et de reconnaissance. C’est lui qui mémorise les expériences vécues, grâce aux émotions qui y sont liées. De ce fait, instinctivement et souvent inconsciemment, quand nous rencontrons une autre personne, un autre animal humain comme nous, nous le « reniflons ». C’est-à-dire que nous l’évaluons en fonction de notre propre cadre de référence. Cette évaluation mentale et immédiate fait partie de nos croyances : « Comment va se passer la relation entre nous ? » C’est un filtre que nous mettons sur la réalité, en fonction d’une grille souvent inconsciente à double critère : « Quelle est la valeur que je m’accorde par rapport à lui ? Et quelle est la valeur que je lui accorde par rapport à moi ? » (Ernst, 1978)

Figure 2

Le rêve personnel de chacun, ou les positions de vie sociales

Le rêve personnel de chacun, ou les positions de vie sociales

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Cette grille mentale d’analyse nous offre quatre options :

  1. j’ai plus de valeur que lui ;

  2. j’ai moins de valeur que lui ;

  3. je n’ai pas de valeur mais lui non plus ;

  4. j’ai de la valeur et l’autre aussi (avec nos qualités et même avec nos défauts) !

Bien évidemment, c’est la position de coopération, où l’un et l’autre, « nous allons de l’avant ensemble », qui est la posture mentale à privilégier pour chacun des protagonistes. Mais cette posture mentale est parfois le fruit d’un processus de lâcher prise qui peut prendre un peu de temps. Si, par exemple, je vois arriver à la bibliothèque une personne avec qui j’ai été en conflit la semaine passée, il est difficile de ne pas faire de projections catastrophiques du genre : « Oh là là ! Encore lui ? ! Il va encore me casser les pieds… » Si je pense cela, mon attitude corporelle va l’exprimer en dehors de mon contrôle. Dès son arrivée, la personne percevra consciemment ou inconsciemment mon rejet, et il y aura de grandes chances qu’elle se comporte en effet selon mes craintes. Le conflit risque de s’installer de part et d’autre. Alors que, si je l’accepte dans son entièreté, ses valeurs, ses potentiels, les nouvelles possibilités relationnelles entre nous non encore explorées, si j’adopte une attitude mentale d’ouverture et d’acceptation inconditionnelle de l’autre, alors on repart sur une autre histoire entre elle et moi, qui peut bien se passer et même être source d’enrichissement réciproque, par la découverte bienveillante du cadre de référence de l’autre : « Ah bon ? Chez vous, ça se passe comme ça ? Racontez-moi… » Plus facile à dire qu’à faire, en effet, mais c’est une voie royale pour explorer l’altérité.

Lorsque nous communiquons avec une autre ou d’autres personnes, nous le faisons avec des mots, des intonations de phrases et une attitude non verbale. Notre corps et notre voix émettent des signaux dont l’impact joue sur la qualité de la communication : 38 % pour l’intonation, et 55 % pour l’attitude, les mimiques et les gestes (Mehrabian, 1977).

C’est la raison pour laquelle il est important que ce que je dis – les mots que j’emploie – soit en accord avec ma propre pensée, mes propres ressentis et émotions, qui eux, sont exprimés par mon corps et ma voix. Si je mens, c’est-à-dire si ce que je dis et ce que je fais sont en contradiction avec ce que je pense et ce que je ressens, l’autre en face de moi va ressentir la fausseté de mon attitude non congruente, et agir en conséquence.

Dans toute relation entre deux ou plusieurs personnes, il faut tenir compte du contenu (les mots), du message véhiculé et de la qualité de la relation. Selon Paul Watzlawick (2014), un des précurseurs de la communication interpersonnelle et l’un des membres fondateurs de l’École de Palo Alto, dans une relation, il n’y a pas seulement le contenu qui compte, il y a aussi la qualité de la relation et son caractère sain ou malsain, agréable ou désagréable, tendu ou détendu. Plus la relation se dégrade, moins le contenu va avoir de l’impact sur la relation. En réalité, si la relation se dégrade, le contenu passe au deuxième plan. En clair, cela signifie que, si de l’hostilité s’installe entre deux personnes, peu importe l’intérêt et la valeur du message transmis, l’autre ferme ses oreilles. Il n’écoute pas, ne veut pas entendre ce que vous dites et, surtout, n’a aucune intention d’y adhérer. Avant toute chose, il faut soigner la qualité de la relation, qui passe, en particulier, par une posture mentale de respect mutuel et de coopération.

Selon Arnaud Riou (2018), consultant, formateur dans la prise de parole en public et chaman, si quelqu’un nous énerve ou nous agace, il y a trois raisons possibles à cet agacement qu’il peut être utile d’aller explorer. En effet, pourquoi cette personne nous agace-t-elle, alors qu’elle amuse ma collègue ou l’indiffère ? Qu’est-ce alors que cette personne vient taper chez moi, vient heurter dans mon cadre de référence ?

Quand une personne m’agace, m’énerve, m’insupporte, il y a plusieurs attitudes possibles.

  • « C’est sa faute ! » La première attitude, c’est de se dire : « Mais cette personne ne comprend rien, c’est un imbécile, je ne la supporte pas parce qu’elle… »

  • « C’est ma faute… » La deuxième attitude, c’est de se dire : « Si on n’arrive pas à communiquer, si on n’arrive pas à se comprendre et à s’entendre, c’est ma faute à moi. »

  • « C’est le lien entre nous. » La troisième attitude, c’est de se dire : « Ce n’est ni ma faute, ni celle de l’autre. C’est la relation qu’il y a entre nous qui fait que cette personne me dérange. » C’est la raison pour laquelle certaines personnes vont m’agacer, moi, et ne vont pas agacer mon collègue.

Mais si je me pose la question : « Pourquoi cette personne m’agace-t-elle ? », on peut trouver au moins trois raisons.

  • Elle me dérange parce qu’elle incarne quelque chose que moi-même je réprime. Par exemple, ce collègue arrive en retard en réunion et, plutôt que de se faire tout petit, il va serrer la main à tout le monde et il va demander s’il y a du café. Moi qui arrive scrupuleusement à l’heure, qui ai tendance, si par extraordinaire j’arrive en retard, à me faire tout petit, je vais mal le prendre. Ou encore, je suis en service public avec un collègue très précis, très pointilleux : il sait toujours où sont rangées les choses, il est presque maniaque ; moi qui suis un peu chaotique, désordonné, je ne vais pas le supporter.

    Donc, l’autre va me déranger parce qu’il incarne quelque chose que je réprime.

  • Elle a les mêmes compétences que moi, elle s’intéresse aux mêmes genres documentaires que moi, et j’ai l’impression qu’elle empiète sur mon territoire. Je ne vais pas le supporter parce qu’elle me ressemble. Ou bien parce qu’elle veut se faire remarquer à ma place. Je me sens en compétition avec elle, ou elle avec moi.

  • Si j’y réfléchis, elle me rappelle quelqu’un : un parent, un frère, un cousin, un voisin, un ancien collègue, etc., avec qui je n’ai pas réglé une histoire, ou avec qui je suis en conflit. Du coup, elle va, en permanence, appuyer de nouveau sur cette blessure relationnelle qui n’est pas cicatrisée.

Beaucoup de personnes ont du mal à accepter leurs émotions, qu’elles perçoivent comme une gêne, un handicap dans la relation. En effet, dès que nous sommes envahis par les émotions, nous perdons le sens de la nuance, du respect, la capacité de raisonner. Nous sommes emportés par nos émotions, que ce soit la colère, la peur… La peur nous paralyse, la colère nous fait faire ou dire des choses qui dépassent de loin ce que nous aurions voulu exprimer à l’autre, etc. Alors, faut-il faire l’impasse sur les émotions ? Il n’en est rien, bien au contraire.

L’étymologie du mot « émotion » vient du verbe latin « ex-movere », qui signifie « sortir de ». « Movere », mouvement, c’est-à-dire sortir, bouger hors de. « Ex » comme « extérieur », « exprimer », etc. Donc les émotions sont là pour « bouger hors de », pour s’exprimer. Comme le dit Jacques Salomé (2000) : « Sachant que tout ce qui ne s’exprime pas s’imprime, il est souhaitable de favoriser l’expression au-delà de l’émotion, ou du retentissement. Cette pratique permettra d’éviter quelques somatisations, du stress et de l’angoisse. »

Aimer les gens

La qualité principale d’un bibliothécaire en service public, en situation de recevoir, d’accepter, d’aider les utilisateurs-lecteurs dans leurs démarches et leurs errances, est d’aimer les gens. De les aimer de façon inconditionnelle, sans préjugé d’ethnie, de culture, de religion, d’apparence, d’âge, de sexe, d’attitude, etc.

Du fait que la bibliothèque est un lieu d’ouverture au monde par excellence, en raison de la nature de ses collections, de la diversité de ses publics, réels, virtuels et potentiels, le pôle social, centré sur les publics et leur gestion, doit être au moins égal, sinon supérieur, en temps passé et en énergie déployée, au pôle culturel d’une bibliothèque, centré sur les collections (Hyökki et Puttonen, 2014). Si les bibliothécaires sont souvent volontaires pour se former sur certains points ou domaines du circuit des collections et trouvent cela naturel, comme faisant partie de leur métier, ils rechignent souvent à se former sur la gestion des publics, dans l’idée qu’ils savent déjà faire et que c’est une donnée naturelle, et que, si on les « oblige » à aller se former sur ce point, cela veut dire qu’« on » pense qu’ils accueillent mal. D’où un a priori négatif sur la formation.

Très souvent, la fonction d’accueil dans les bibliothèques est occultée par de nombreuses activités : prêt, retour, conseil, renseignements, aides techniques, etc. Or, quand une personne entre dans une bibliothèque, elle cherche spontanément du regard une personne susceptible de l’accueillir. Faute de quoi, elle se considère dans un espace public anonyme et se comporte en consommateur plutôt qu’en « invité » dans la bibliothèque. Imaginez qu’un soir, vous êtes invité chez un ami et que, le bouquet de fleurs à la main, vous entendez qu’on vous crie de l’appartement : « Entre, c’est ouvert ! » Vous entrez et vous trouvez votre hôte assis sur le canapé, occupé à lire. Il ne lève pas le nez de son livre et ne s’occupe pas de vous. Il ne vous accueille pas. Qu’allez-vous ressentir ?

Beaucoup de professionnels, installés au comptoir de prêt, disent s’ennuyer « à ne rien faire » tant que personne ne vient leur poser de question. Dans cette idée, ils s’installent devant leur écran, continuent de faire des acquisitions en ligne, consultent leurs courriels, circulent sur des sites professionnels, etc. Ils sont occupés et, comme ils sont occupés, personne n’ose venir les déranger. Cercle vicieux. En réalité, quand on n’a « rien à faire » au comptoir de prêt, on peut focaliser son attention, non plus sur les collections et leur gestion, mais sur les publics et leurs attitudes. Qui est un habitué ? Qui s’installe où ? Pour quelles raisons ? Quelles sont leurs attentes ? Que viennent-ils chercher à la bibliothèque ? Qui a l’air d’être perdu ? Qui cherche à parler à d’autres personnes ? Quels sont leurs ressentis ? Quel est leur niveau d’implication et d’étude ? Sont-ils dans le retrait, dans l’échange ? Etc.

Quand on observe le comportement des gens, c’est facile d’anticiper leurs difficultés et leurs attentes, et de pouvoir être prêt à intervenir pour les aider, ni trop, ni trop peu, juste au bon moment.

Conclusion

Donc, accueillir les publics : une voie royale vers l’altérité ? Une voie royale, en tout cas, vers la connaissance et le respect de soi ainsi que vers la connaissance et le respect des autres. Comment procéder ? Cette voie royale implique une certaine prise de recul sur ses réflexes conditionnés, sur son cadre de référence et en particulier sur les jugements que l’on porte sur soi, sur les autres et sur le monde. Évidemment, si, pour une raison ou pour une autre, je n’aime pas le service public ni les gens, que faire ? Pour éviter de tomber dans le cercle vicieux des jugements, de la colère et du sentiment la culpabilité, il peut être judicieux que je me pose la question du sens du métier que je pratique et de la place que j’occupe dans la bibliothèque. Suis-je à ma place ? Si ce n’est pas le cas, où serait ma place ?