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Tiré de la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue à l’Université York (2010), Fruits of Perseverance constitue une contribution d’importance à la courtepointe de l’historiographie de l’Amérique française. Concis (tout juste 139 pages de texte en plus des notes), de lecture agréable et bien illustré, ce premier ouvrage de Guillaume Teasdale, professeur à l’Université de Windsor, propose une étude minutieuse de la présence française dans la région de Détroit des origines du peuplement européen (1701) jusqu’en 1815. Traversant un peu plus d’un siècle, l’histoire que nous raconte Teasdale est celle d’une population résiliente qui prendra racine de part et d’autre de la rivière Détroit pour finir scindée par la frontière américaine au XIXe siècle. L’objectif de l’auteur est clair : comprendre comment une société similaire aux établissements ruraux de la vallée du Saint-Laurent a pu se développer dans une région périphérique et y survivre bien au-delà de la chute de la Nouvelle-France. La grande contribution de cet ouvrage réside dans l’attention portée à la dimension seigneuriale de l’occupation du sol dans la région de Détroit. En effet, davantage qu’une histoire du peuplement ou de la population, le livre de Teasdale montre très habilement que c’est justement la décision d’établir une seigneurie « directe » (c’est-à-dire des censives relevant non pas d’un seigneur particulier mais directement du roi) qui en vient à distinguer Détroit des nombreux autres forts établis dans la région des Grands Lacs. Du même souffle, Teasdale révèle que l’absence d’un « seigneur » pour défendre ses titres à Détroit après la Conquête, ainsi que l’intégration des Pays d’en haut aux territoires réservés aux Amérindiens jusqu’à l’Acte de Québec, puis l’avènement de l’indépendance américaine, auront pour effet de rendre particulièrement complexe la situation foncière dans la région jusqu’au tournant du XIXe siècle. Le lecteur soucieux de connaître le cadre conceptuel et méthodologique de l’auteur restera cependant sur sa faim. L’introduction, pour être efficace, est tout simplement muette sur le corpus tout comme sur l’approche de l’auteur. La lecture révèle de toute évidence un volumineux corpus, largement composé de documents administratifs coloniaux et de correspondances politiques, mais également d’archives des notaires ayant oeuvré à Détroit, ou encore de plusieurs fonds familiaux conservés dans le Burton Historical Collection à la bibliothèque de Détroit. Il en va probablement ici de choix éditoriaux qui faciliteront la lecture aux non-historiens, mais qui obligeront les autres à retourner à la thèse de l’auteur pour assouvir leur appétit relatif à la critique des sources et à la méthode.

Guillaume Teasdale offre une argumentation autour d’un plan en sept chapitres. Soulignons, d’un point de vue formel, la rigueur du travail d’écriture. Chaque chapitre est brièvement introduit et toujours habilement synthétisé en conclusion. Le lecteur suit sans difficulté la pensée de l’auteur malgré la complexité des enjeux abordés. Le chapitre premier établit le contexte initial de la fondation de Détroit, notamment le rôle singulier joué par son « fondateur », Lamothe de Cadillac, lequel agit en véritable seigneur des lieux, amorçant la concession de terres en censives et faisant fi des autorités coloniales à Québec. Relevé de ses fonctions, Cadillac sera ensuite nommé gouverneur en Louisiane et les concessions de Détroit seront annulées en 1716 par les autorités. Au chapitre deux, Teasdale s’arrête à ce qui sera la véritable « fondation » de l’établissement français permanent de Détroit, avec le retour officiel de la tenure seigneuriale (sans seigneur particulier) à compter de 1734. L’attitude despotique de Cadillac ayant convaincu les autorités coloniales que la concession d’un fief à un seigneur dans une région aussi éloignée de la capitale ne constituait pas le meilleur scénario, l’intendant Bégon et le gouverneur Vaudreuil s’emploient à faire de Détroit une seigneurie « directe ». Un notaire royal, Robert Navarre, y est nommé en 1734 et agira comme receveur du « domaine de Sa Majesté », puis comme subdélégué de l’intendant. Vers 1750, environ 450 colons sont établis à Détroit (sans compter les soldats du fort), attestant de l’émergence d’un véritable foyer de peuplement avant la chute de la Nouvelle-France.

Le troisième chapitre nous conduit au commencement du régime britannique. Le lecteur non familier avec la guerre de Sept Ans aura peut-être un peu de mal à saisir ce qui s’est passé dans la région durant cette période, mais on ne peut accuser Teasdale de dévier de son objet : la propriété foncière et le sort de la population française de Détroit. Après le changement de régime, la fin de la seigneurie directe et l’incorporation de Détroit dans les territoires amérindiens, l’avenir des Français de la région est plus qu’incertain, en particulier pour l’obtention de nouvelles terres nécessaires pour satisfaire les besoins de la population croissante. Plusieurs se tournent alors vers les Amérindiens de la région afin d’obtenir des concessions, lesquelles n’ont aucune légitimité aux yeux des Britanniques. La propriété communale, existant avant la Conquête, est l’objet du quatrième chapitre qui montre à nouveau la spécificité du cas de Détroit. Alors que les communaux de la vallée du Saint-Laurent sont reconnus par les Britanniques, ceux de Détroit sont remis en cause et disparaissent tout simplement. Teasdale insiste à nouveau ici sur l’impact de l’absence d’un seigneur dans cette situation. Puis, c’est à un autre changement d’ordre politique que nous conduit le chapitre 5, alors que l’indépendance américaine vient introduire une importante rupture et, à moyen terme, une frontière au coeur d’une population jusque-là intégrée. Bien qu’officiellement inclus au territoire des nouveaux États-Unis d’Amérique en 1783, le fort Détroit (et la rive nord de la rivière) ne passera vraiment en mains américaines qu’en 1796 lorsque la garnison britannique abandonne le fort, après la signature du Traité de Jay (1794). Dès lors, les populations des deux rives auront affaire à deux autorités (britannique et américaine) afin de faire reconnaître leurs titres de propriété. Dans les deux cas, toutefois, la situation sera finalement à l’avantage des habitants de Détroit, bien que la confirmation des titres de propriété ait nécessité un processus plus long en territoire américain (achevé en 1805-1807).

Cette question du foncier durablement réglée, les deux derniers chapitres constituent une plongée vers une étude davantage sociale et culturelle de la population française des deux rives de la rivière Détroit. Le sixième chapitre, intitulé « French Orchards », vient donner tout son sens au superbe intitulé du livre de Guillaume Teasdale. On comprend que le titre n’est pas seulement métaphorique. Certes, les Français de Détroit peuvent enfin récolter les fruits de leur persévérance, mais Teasdale rappelle que les vergers, introduits dans la région dès le début du XVIIIe siècle par les colons français, en sont venus à symboliser l’enracinement de ceux-ci à Détroit. Finalement, le septième et dernier chapitre insiste sur le maintien, au moins jusqu’en 1815, malgré la frontière établie officiellement en 1796, des relations entre les populations des deux rives. Qu’il s’agisse de faire du commerce, d’aller au moulin situé en territoire américain ou encore de trouver une conjointe, la frontière n’a guère de sens pour cette communauté intégrée depuis un siècle. Si la Guerre de 1812-1815 a obligé certains à confirmer leur allégeance, Teasdale insiste cependant sur d’autres facteurs, socio-économiques surtout, pour expliquer la division progressive en deux communautés de part et d’autre de la frontière canado-américaine. La croissance urbaine plus rapide de Détroit, en particulier après la construction du canal Érié en 1825, aura finalement raison des anciens liens communautaires. Bien que les migrations en provenance de la vallée du Saint-Laurent se poursuivent au cours du XIXe siècle, Guillaume Teasdale conclut que, vers 1860, la séparation en deux communautés francophones distinctes était à peu près consommée et celle, américaine, de Détroit était en marche vers l’assimilation culturelle, laquelle sera plus tardive en sol canadien compte tenu de l’urbanisation moins rapide de la région de Windsor. Il en fut de même des vergers de ces Français de Détroit, disparus d’un côté, encore présents de l’autre.

De Fruits of Perseverance dont une traduction française serait judicieuse, on retient une histoire de la propriété foncière coloniale à Détroit plus que de la population française comme telle. On ne cherchera pas dans ce livre d’analyses démographiques, ni une étude de la reproduction familiale, ni des réseaux migratoires. On y trouvera plutôt une histoire politique, une histoire des rapports fonciers, des droits de propriété, donnant une place prépondérante aux administrateurs (à commencer par Lamothe de Cadillac). Cela n’empêche pas l’auteur de nous proposer d’intéressants changements d’échelle, évoquant ici et là des individus, ce qu’il fait tout particulièrement bien dans son dernier chapitre (avec l’exemple du marchand Joseph Campeau au tournant du XIXe siècle, mais aussi avec ceux de nombreux agriculteurs installés dans la région). On trouvera d’ailleurs un index qu’apprécieront les descendants de ces Français de Détroit qui pourront trouver des mentions de leurs ancêtres. Certaines questions demeurent toutefois en suspens, je pense par exemple à la dimension juridique. Rien n’est dit de la continuité du droit coutumier français, que l’on suppose pourtant et que d’autres ont montré en d’autres espaces.

D’un point de vue historiographique, ce livre publié dans une collection intitulée « Monde atlantique français » pourrait davantage inscrire son propos à l’intérieur d’une perspective continentale. Si Teasdale ne lésine pas sur les comparaisons avec la vallée du Saint-Laurent (pour bien montrer la singularité de la question foncière à Détroit), il aurait pu signaler au passage d’autres cas de figures dans l’Empire français qui connaissent, comme la région de Détroit, des changements de régimes coloniaux affectant les droits de propriété des colons d’origine. Outre une référence succincte au cas assez similaire du Madawaska, il y avait d’autres pistes de comparaison que l’auteur n’a pas empruntées. Je pense tout particulièrement au travail de Gregory Kennedy sur l’Acadie, voire à l’étude de Joseph Gagné sur le sort des seigneuries du lac Champlain, passées en territoire new-yorkais après 1783.

On pourrait aussi lui reprocher de régler un peu vite le cas des travaux d’histoire des populations réalisés par ses prédécesseurs. S’il cite la thèse de Lina Gouger sur le peuplement de Détroit, on s’étonne de l’absence de référence aux travaux menés dans les années 1980 par Jacques Mathieu et son équipe sur la « mobilité de la sédentarité », notamment entre la vallée du Saint-Laurent et le Pays des Illinois. Même les recherches de Robert Englebert, avec qui Teasdale a pourtant collaboré, sont peu mises à contribution.

Par ailleurs, il faut reconnaître que sur les questions foncières, l’auteur fait preuve d’une maîtrise remarquable de questions complexes relatives au droit de propriété en contexte seigneurial, interpellant tant les juristes du temps que les historiens de la seigneurie française ou canadienne. Finalement, si les Autochtones sont présents dans l’ouvrage et que l’auteur rappelle (p. 12) que sans les alliances franco-indiennes la fondation de Détroit eut été impossible, force est de constater qu’ils apparaissent davantage comme des éléments du décor qu’en tant qu’acteurs centraux de la vie à Détroit. Certes, l’intention de l’auteur est ailleurs. D’autres que moi y verront sans doute cependant matière à critiques plus sévères.

Il faut, en terminant, saluer ce premier opus de Guillaume Teasdale qui s’impose désormais comme « le » spécialiste du Détroit « français ». Nous attendrons impatiemment la suite, soit l’étude des réseaux de migrations entre la vallée du Saint-Laurent et Détroit sur laquelle il travaille en ce moment.