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Considéré comme le premier sociologue canadien, Léon Gérin demeure, encore aujourd’hui, peu ou mal connu. Heureusement, la parution récente d’un numéro spécial de Recherches sociographiques (sous la direction de Frédéric Parent) lui redonne une certaine « actualité ». Depuis sa thèse de doctorat, Un village invisible (PUL, 2015), Parent s’intéresse à la tradition ethnographique québécoise et c’est cet intérêt qui l’a guidé vers le fonds d’archives Léon-Gérin dans lequel il a découvert près de 3000 lettres, principalement des lettres échangées entre Léon Gérin et les membres de sa famille.

Plutôt que d’en faire l’édition complète, Frédéric Parent a décidé de sélectionner des lettres dont il se sert comme matériau pour rédiger non pas, comme on aurait pu le penser, une biographie de Léon Gérin, mais une ethnographie historique de sa pratique scientifique. Dans un « Avant-propos », Parent s’en explique longuement ; il développe aussi une réflexion théorique et méthodologique au carrefour de l’épistémologie et de la sociologie de la connaissance.

Intitulé Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition, l’ouvrage est, même s’il ne s’agit pas stricto sensu d’une biographie, organisé d’une manière chronologique : d’abord, sont présentées les années de formation, ensuite les étapes et les facettes d’une carrière à la recherche d’une position sociale, Léon Gérin devenant simultanément et successivement colon, fonctionnaire et sociologue. Et si, sur la page couverture, on trouve une photographie non pas de Léon Gérin, mais de toute la famille lors d’une fête chez les Gérin à Coaticook, ce n’est pas un hasard. La posture qu’adopte Frédéric Parent pour cette histoire de vie d’un savant est en effet celle de l’ethnographe qui fait du terrain, en contact avec le concret, le prosaïque ; c’est aussi celle du sociologue pour qui l’infrastructure de la recherche scientifique n’est pas qu’institutionnelle mais aussi sociale, et que la socialité qu’il faut prendre en considération n’est pas seulement celle de la communauté (scientifique) mais aussi et surtout celle de la domesticité, à savoir la vie familiale.

Grâce au dépouillement du fonds Léon-Gérin, Frédéric Parent apporte un éclairage nouveau sur plusieurs aspects de la vie privée de Léon Gérin, mais aussi de son travail et de ses engagements publics, nous permettant de percer ce que Guy Rocher appelle le « mystère Léon Gérin », ce mystère étant que le Canada aurait eu son premier sociologue avant la France[2]. Sans diplôme en sciences humaines ni insertion en milieu universitaire, Gérin, le fils d’Antoine Gérin-Lajoie, auteur de Jean Rivard, le défricheur, découvre sa passion pour la science sociale lors d’un séjour à Paris. Il se donne alors les moyens de réaliser son projet scientifique tout en détenant un poste dans la nouvelle fonction publique fédérale comme sténographe et de traducteur puis de secrétaire de ministres. Du travail de sténographe à l’époque, Frédéric Parent nous offre une très belle étude d’ethnographie historique.

Savant hors institution, Léon Gérin doit aussi compter sur son réseau d’amis au Québec et au Canada, sur un petit milieu scientifique, celui du Cercle de science sociale d’Ottawa ou de la Société Royale du Canada, et surtout sur son milieu familial : son oncle Denis Gérin – curé de Saint-Justin –, sa mère Joséphine – qui lui donne non seulement un appui financier pour son séjour en France de même que pour l’achat d’une terre, mais valorise aussi son travail scientifique et gère les réseaux familiaux et sociaux –, sa soeur Antoinette – la fondatrice de la première école ménagère, qui dactylographie ses textes et organise des discussions au sujet de ses publications – et enfin sa femme Adrienne – qui l’aide dans ses traductions et fait aussi de la vulgarisation. Ces femmes sont, pour Léon Gérin, des « interlocutrices privilégiées ». Derrière tout grand homme, il y a une famille, ici largement composée de femmes !

L’on sait que toute correspondance a ses limites : elle ne dit pas tout d’une vie et la vie privée n’explique pas plus tout d’une oeuvre. Il y a aussi les institutions et, plus largement, le contexte intellectuel et politique. Parent en parle certes, mais pas de manière systématique. Si prise en compte du contexte il y a, il s’agit, comme l’indique le titre de l’ouvrage, du contexte historique général, celui d’« un monde en transition », c’est-à-dire une société qui, de rurale, devient de plus en plus urbaine, et qui se caractérise par une plus grande différenciation (religion/politique  ; espace familial/espace économique). Léon Gérin parle tout simplement de plus grande « complication sociale ». Il vit dans cet entre-deux, entre la ville et la campagne, son travail professionnel et ses activités savantes étant imbriqués dans sa vie familiale. Le beau « projet terrien » qu’il entend réaliser, avec l’achat d’une terre, Clairefontaine, dans les Cantons de l’Est, doit, espère-t-il, lui assurer une indépendance financière et aussi le familiariser avec le milieu rural qu’il veut étudier. Il devient un spécialiste des questions d’industrie laitière, mais, comme le montre bien Frédéric Parent, il fait face à de nombreux soucis : gestion d’une entreprise, direction d’employés.

On savait Léon Gérin très intéressé aux questions sociales et politiques. On le savait aussi très critique à l’égard du système d’éducation et, en particulier, du collège classique qui, selon lui, ne développe pas chez les jeunes Canadiens français suffisamment d’autonomie et d’esprit d’entreprise, qualités qui font, comme le défend alors son maître français, Edmond Demolins, la supériorité des Anglo-Saxons, position qui déplaît forcément aux nationalistes canadiens-français.

On découvre, dans sa correspondance, un Léon Gérin très déçu de la vie politique et des politiciens de son temps : « Une politique d’aliénés », s’exclame-t-il. Léon Gérin se définit comme scientifique et à l’idéologie, il préfère les faits. Il entend aussi défendre l’autonomie de la science sociale face à la religion pour en faire un « agent puissant de la réforme et du progrès ». À ceux qui, comme Mgr Comtois, évêque de Trois-Rivières, pourfendent toute idée d’indépendance de la science sociale face à la religion, il répond énergiquement qu’on ne saurait déduire toute la connaissance du social d’un principe abstrait ou des enseignements de l’Église.

On retrouve dans l’ouvrage de Frédéric Parent une fine analyse des conditions matérielles des activités professionnelles et aussi savantes de Léon Gérin : travail de sténographe, travail à la bibliothèque du Parlement, participation aux réunions de la Société royale du Canada, « temps libre » consacré à la sociologie. Cependant, Parent ne présente pas systématiquement les travaux historiques et sociologiques que mène alors Gérin. Ce que la correspondance permet par contre de découvrir, ce sont les nombreuses interactions de Gérin avec plusieurs intellectuels québécois et canadiens (Errol Bouchette, etc.) et surtout son insertion dans le réseau international qu’animent Henri de Tourville et Edmond Demolins, deux disciples de Frédéric Le Play, autour de la revue La Science sociale. Gérin va même jusqu’à engager un débat avec les membres de l’équipe rédactionnelle, proposant rien de moins que de modifier, en lui donnant un caractère plus sociologique, l’outil fondamental de cette école, à savoir la fameuse Nomenclature (qui sert à classer les faits sociaux).

Enfin, Frédéric Parent publie en annexe plusieurs textes intéressants dont des « Lettres de Paris » et un texte inédit et inachevé de Gérin sur « La méthode en sciences sociales » dans lequel celui-ci présente et discute des ouvrages de philosophes français (Rey, Ribot, Bergson) et américains (William James), y voyant ce qu’il appelle un « retour offensif au sein de la philosophie des notions d’esprit humain et de personnalité humaine ». Fort de cette découverte, Frédéric Parent se risque à faire de Gérin un précurseur du « retour de l’acteur », comme on le voit ces dernières années en sociologie en France.

Bref, fort original, bien écrit et d’une très grande richesse sur le plan de la documentation, l’ouvrage de Frédéric Parent est illustré de plusieurs belles photographies et se lit comme un récit avec des suspenses (mariage tardif, premier enfant), mais qui se termine abruptement par un « À suivre au prochain livre… ». On attend avec impatience le deuxième volume.