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L’objectif de cet ouvrage est de présenter succinctement les acteurs, les enjeux et les débats qui ont eu cours durant les 41 élections générales provinciales qui se sont tenues au Québec entre 1867 et 2014. Durant cette période, pas moins de 98 proto-partis, partis politiques ou organisations partisanes ont présenté des candidats aux élections. Seulement 23 ont réussi à faire élire au moins un député à l’Assemblée législative (plus tard nationale).

Les auteurs ont découpé cette trame historique en cinq grandes périodes : de 1867 à 1897, c’est la nette dominance des conservateurs sur les libéraux, les partis québécois n’étant souvent que des succursales des partis fédéraux. Puis, de 1897 à 1936, le Parti libéral s’installe au pouvoir, suivi de 1936 à 1960 du règne de l’autocrate Maurice Duplessis et de son Union nationale, interrompu par l’interlude du gouvernement d’Adélard Godbout (1939-1944). La Révolution tranquille, et l’élection de Jean Lesage en 1960, voit naître l’identité québécoise et la mise en place de l’État du Québec moderne et surtout la montée du mouvement souverainiste qui culminera avec le référendum de souveraineté-partenariat de 1995. Une dernière période s’amorce avec l’élection de 2003, au cours de laquelle la question nationale est reléguée au second rang des préoccupations des électeurs. Face à la nouvelle révolution technologique et à la mondialisation, on observe un déclin du militantisme et une restructuration des partis politiques, mais surtout le retour des discours populistes. Nous avions vu le même phénomène au début des années 1960, entre l’élection de 1958 et de 1962, avec la montée de tiers partis, plus précisément dans le cas du Crédit social, phénomène que le sociologue Maurice Pinard avait bien analysé dans son ouvrage de 1971, ouvrage qui redevient aujourd’hui d’une grande pertinence. Guay et Gaudreau décrivent bien les élections de chacune de ces périodes en agrémentant leurs propos de citations de journaux de l’époque.

Ce choix de ces grandes périodes est certes logique et correspond bien aux moments forts qui ont vu certains réalignements des forces politiques au Québec. Mais les auteurs notent très bien dans la conclusion de leur ouvrage que ce choix méthodologique et le caractère simplement descriptif de 41 moments dans l’histoire du Québec ne permet pas de bien saisir le sens profond des changements qui ont marqué l’évolution de la démocratie québécoise depuis 150 ans. Leur constat, après ce travail de près de 500 pages, est lapidaire : « Les historiens seront les premiers à défricher ces moments singuliers qui ont marqué notre histoire. C’est seulement à partir du milieu du XXe siècle qu’il devient possible de dresser un portrait un peu moins événementiel. L’arrivée de sondages et la professionnalisation du travail des journalistes aideront à mieux comprendre ce qui s’est passé. Aujourd’hui, nous sommes par contre placés devant le problème inverse : avec les réseaux sociaux, il y a surabondance d’informations. Distinguer l’essentiel à travers le bruit devient difficile. « Nous manquons aussi de recul pour comprendre pleinement les enjeux actuels » (nos italiques) (p. 485). Telle est la principale difficulté de cet ouvrage : pouvoir prendre le recul nécessaire pour mesurer l’impact de chacune de ces élections. Quelles sont les leçons qu’il faut en tirer quant à l’évolution de la démocratie québécoise et la transformation des partis politiques au Québec depuis 1867 ?

D’autres découpages historiques auraient été possibles afin de bien saisir pourquoi ces 150 ans furent « mouvementés ». Par exemple, Edward Schils proposait, au début des années 1960, de distinguer trois moments forts dans l’évolution de nos démocraties : la fin des démocraties coloniales (maintien des institutions et d’un système électoral de type colonial), la mise en place de démocraties tutélaires ou impériales (dominance de certains groupes, comme l’Église) et la naissance des démocraties participatives (naissance d’un système de partis plus compétitifs). Cette typologie nous semble s’appliquer facilement au cas du Québec, car à la lecture du descriptif des auteurs sur chacune des élections, surtout au cours de la période allant de 1867 à 1936, on ne peut qu’observer le copinage entre les élites canadiennes-françaises et les élites canadiennes-anglaises ou ce que certains historiens ont simplement appelé la survivance. En fait, les partis politiques au Québec sont presque des succursales des partis fédéraux, une observation que Guay et Gaudreau soulignent d’ailleurs à grands traits. Le politologue Robert Boily[1], qui a amplement étudié les élections québécoises, écrivait d’ailleurs en 1967 : « La société canadienne-française a eu presque toujours une élite politique de type colonial […] Seule une prise de conscience collective peut redonner à cette société le sens de son identité, de ses possibilités, de ses besoins et des exigences qu’ils entraînent. Seule la vie démocratique peut permettre la survie de cette conscience… » Si les élites politiques au Canada et au Québec ont évolué, et qu’en bout de piste le Canada est peut-être devenu une démocratie de cohabitation, il faut noter que ce n’est qu’après les années 1960, bien que certains estiment que le Canada impérial n’ait pas totalement disparu. C’est du moins ce que l’analyse de l’ensemble des élections québécoises de Guay et Gaudreau semble indiquer.

Un autre angle d’attaque serait aussi de développer davantage d’indicateurs afin de mesurer comment certains partis locaux sont devenus de véritables partis politiques nationaux ou comment le système partisan s’est transformé (voir les travaux de Daniele Caramani pour les partis politiques en Europe ou ceux de Leonardo Morlino sur la qualité de nos démocraties). Les auteurs ont simplement choisi d’utiliser l’indice de Michael Gallagher pour mesurer « la représentativité des élus par rapport au choix des électeurs » (p. 4) sans malheureusement expliquer vraiment si cet indice est une mesure de la qualité de la démocratie québécoise ou simplement un outil mesurant les distorsions du système électoral sur les résultats des élections. Dans tout système politique, il y a des écarts entre le vote et le nombre de représentants élus, le système britannique ne faisant pas exception. Il n’est d’ailleurs pas étonnant, comme le dénotent les auteurs, que depuis 1867 plusieurs partis ou groupes ont proposé diverses réformes afin d’améliorer le système électoral ; fin du double mandat, élection à date fixe, réforme du mode de scrutin, droit de vote des femmes et des minorités, voilà autant de propositions qui alimenteront les débats.

C’est pourquoi la conclusion de cet ouvrage qui identifie trois grandes tendances au cours de ces 150 ans d’histoire électorale laissera sans doute le lecteur sur son appétit. Les auteurs identifient ainsi le nationalisme, la volonté démocratique et les luttes partisanes comme les grands dénominateurs communs. Il aurait été certes plus intéressant de camper ces trois axes d’analyse dès le début de l’ouvrage et d’en mesurer les effets lors de chacune des élections. L’histoire des partis est-elle une longue route tranquille ou faut-il au contraire y voir une société en constante évolution ? Pourquoi 75 partis ont-ils disparu ?

La joute électorale constitue sans doute l’intermède où les citoyens doivent porter un jugement sur le travail du gouvernement au pouvoir. Mais elle n’explique pas tout. En fait ce livre s’inscrit fort bien dans la continuité du travail remarquable fait par les auteurs sur le site Bilan du siècle de l’Université de Sherbrooke (http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/electionsGenerales.jsp). Cet ouvrage s’y retrouve d’ailleurs en exergue. C’est pourquoi il demeure un complément utile, une source d’information, qui s’ajoute aux travaux du Directeur général des élections du Québec sur les élections québécoises, mais il ne peut malheureusement pas remplacer les monographies sur l’histoire des idées et des idéologies, sur la transformation des partis politiques et les biographies sur nos leaders politiques du Québec. Somme toute, cet ouvrage constitue un excellent ouvrage de référence pour ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire des élections au Québec.