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Dans Le piège de la liberté, l’historien et sociologue Denys Delâge et le sociologue Jean-Philippe Warren exposent le rapport de force ayant eu cours dans la rencontre entre les civilisations amérindiennes et la civilisation européenne. Ils démontrent comment les Occidentaux se sont imposés aux peuples autochtones de l’Amérique du Nord-Est « au moyen d’une interprétation nouvelle de la place de l’être humain dans l’ordre du monde » (p. 11). Malgré l’apparent égalitarisme de l’idéologie libérale, ces derniers ont été refoulés en marge de l’ordre dominant. La modernité aurait donc constitué un piège dévastateur pour les Autochtones.

Ce livre, divisé en sept chapitres, repose sur une analyse sociologique d’idéaux-types, issue des grands textes de l’anthropologie et de la sociologie, plutôt que sur une ethnographie des situations particulières (p. 13). Le premier chapitre (« La liberté des ‟sauvagesˮ ») présente les différences fondamentales entre les sociétés autochtones et européennes, en regard de la nature du pouvoir, de la religion et de la guerre.

Les deux principaux empires de l’Amérique du Nord-Est, soit la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre, sont associés à des modèles coloniaux spécifiques, qui expliquent la nature de leurs relations avec les Autochtones. Ces types coloniaux sont au coeur de l’analyse des auteurs. Dans les trois chapitres suivants, ces derniers exposent en quoi le paradigme adopté par la « France des XVIIe et XVIIIe siècles a davantage été en mesure de favoriser l’incorporation des populations autochtones – même si son projet colonial avait pour but, comme les autres, la domination » (p. 73).

Le deuxième chapitre (« Le joug de la liberté ») souligne la volonté des autorités coloniales françaises de rendre le pouvoir autochtone plus vertical (hiérarchique), pour qu’il corresponde davantage à celui incarné par la monarchie de droit divin. Dans la logique féodale, le roi de France, père des Autochtones, instaure une relation de vasselage avec ses enfants, que les auteurs associent à un « compromis social » entre l’organisation autochtone et l’organisation coloniale (p. 143).

Le troisième chapitre (« L’intransigeance de la liberté ») aborde le processus d’autonomisation des sphères de l’activité humaine dans les sociétés européennes. Ce « désenchantement du monde » leur octroierait la capacité de manipuler et d’instrumentaliser la culture de l’Autre pour atteindre leurs objectifs économiques, religieux ou monarchiques. Cette capacité aurait rendu le rapport de force inégal avec les Autochtones, vivant toujours dans un monde où les phénomènes sociaux sont « totaux », qui ne sont pas structurellement segmentés.

Le quatrième chapitre (« Le commerce rend libre ») aborde l’intégration des Autochtones dans le système marchand. Leur participation au commerce des fourrures, qui entraîne une dépendance aux produits européens, leur permet de poursuivre leurs activités de chasse et de pêche. Toutefois, ces activités traditionnelles sont reformulées par les exigences du capitalisme. Les monopoles imposés par les Européens rendent l’échange particulièrement défavorable pour les Autochtones.

Les trois derniers chapitres de l’ouvrage abordent l’impact sur les Autochtones des grands principes du libéralisme qui se met en place au XIXe siècle.

Le cinquième chapitre (« La propriété rend libre ») aborde la « privatisation du monde » à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette période de ruée vers la terre, qui se traduit en Amérique du Nord britannique par la politique d’achat des terres des Autochtones, est mise en contraste avec l’indépendance que ces derniers ont maintenue durant les deux siècles précédents. Cette ruée vers la terre va en définitive déboucher sur l’expropriation des Autochtones ainsi que sur leur ségrégation dans des réserves.

Le sixième chapitre (« Le travail rend libre ») traite d’abord des différences entre l’éthique du travail en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre. Alors que cette dernière est caractérisée par l’éthique bourgeoise du travail, la première se distingue par un « dédain » du travail attribué à la noblesse et aux coureurs des bois. Puisque leur conception du monde refuse l’accumulation de capital, les Autochtones sont perçus comme « paresseux » et sont refoulés « dans les marges du travail salarié » au moment où le libéralisme économique triomphe au XIXe siècle.

Le septième et dernier chapitre (« Réformer et refouler ») aborde la volonté des Européens de « civiliser » les Autochtones. Commençant sous l’Ancien Régime (avec la francisation et la christianisation), cette « rééducation » se traduit différemment dans une société de type libérale. L’éducation devient alors un moyen de transformation des masses en citoyens autonomes et disciplinés. Dans le cas des Autochtones, de plus en plus conçus comme une race allant bientôt disparaître, ce désir de transformation va déboucher sur leur mise en tutelle et sur la mise en place des écoles résidentielles, visant non pas leur autonomie, mais leur assimilation.

Dans les propos des auteurs du Piège de la liberté, le paradigme colonial britannique succède à celui de la France (p.406). Cela sous-entend que le modèle colonial de la Nouvelle-Angleterre est adopté après la « chute » de la Nouvelle-France et la prise de possession de la colonie canadienne par les Britanniques. Malgré leurs différences, ces modèles coloniaux de la Nouvelle-France et de la Nouvelle-Angleterre, développés par Denys Delâge dans ces travaux antérieurs sur les XVIIe et XVIIIe siècles, s’ancrent toutefois dans l’Ancien Régime. Avant les révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe siècle, les Treize Colonies britanniques n’ont pas encore adopté pleinement les grands principes du libéralisme.

Cela pose la question du modèle colonial par lequel s’incarne la modernité libérale. Même si les auteurs cherchent à démontrer que cette modernité a constitué un piège dévastateur pour les Autochtones, ils ne caractérisent pas suffisamment, nous semble-t-il, sur quoi repose la spécificité du modèle colonial adopté par les Britanniques et repris par l’État canadien au XIXe siècle. Les effets de cette modernité libérale sur les Autochtones (réserve, pensionnat, etc.) sont certes clairement exposés, mais en terminant la lecture de l’ouvrage, la question de la distinction entre le paradigme colonial de la Nouvelle-Angleterre et celui des régimes coloniaux mis en place dans l’État canadien et américain dans le contexte du triomphe de l’idéologie libérale reste, à notre avis, ouverte.