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Introduction

Le 4 juillet 1778, George Rogers Clark et 175 soldats de son régiment virginien arrivèrent à Kaskaskia, marquant ainsi le début de l’invasion du Pays des Illinois - un vaste territoire constitué des vallées des rivières Ohio, Wabash, Illinois et de celle du centre du Mississippi. La région offrait un emplacement stratégique pour assurer la défense des villages américains du Kentucky, pour lancer des attaques contre les nations autochtones du Nord-Ouest et pour préparer une expédition contre Détroit, bastion britannique du Pays d’en Haut. Selon Clark, le soutien et la loyauté des Créoles français – un mélange de Canadiens, Français et Louisianais francophones – étaient essentiels au succès de la Révolution américaine à l’ouest des Appalaches[2].

Au cours de la décennie suivante, les Créoles cherchèrent à riposter à la conquête virginienne. Ils appuyèrent d’abord les Américains, approvisionnèrent et hébergèrent leurs soldats. Parallèlement, ils développèrent des stratégies pour contester la politique américaine, pour limiter les abus militaires et pour influencer la gouvernance au Pays des Illinois. En l’absence d’un gouvernement civil, un climat d’incertitude politique régna dans les villages créoles jusqu’à l’instauration du Territoire du Nord-Ouest en 1787 et, plus précisément, à l’arrivée du gouverneur Arthur St. Clair en 1790. Cet article examine ainsi l’adaptation des Créoles, principalement ceux des villages de Kaskaskia et de Cahokia et des alentours, au régime américain pendant sa période fondatrice (1778-1787). De plus, il se penche sur la résistance des Créoles face à l’hégémonie américaine dans cette zone limitrophe des empires.

L’histoire des zones limitrophes est étudiée depuis le début du XXe siècle. Le concept de borderlands se distingue du modèle nationaliste américain de la frontière expansionniste, dominante et hégémonique en mettant l’accent sur les frontières perméables, les négociations entre peuples, les identités ethniques et la résistance contre l’hégémonie impériale/nationale[3]. Ces dernières années, les spécialistes de l’early America se sont intéressés aux zones limitrophes de la Révolution américaine. Les ouvrages de Colin Calloway, Claudio Saunt, Kathleen DuVal, Alan Taylor et Michael McDonnell nous amènent à l’extérieur des Treize Colonies et révèlent des histoires riches et nuancées[4]. Ils nous forcent à repenser l’importance des peuples qui, à première vue, habitaient aux marges de la Révolution, mais qui occupaient une place stratégique dans ce conflit. Ces populations ressentaient néanmoins les forces hégémoniques d’un empire américain en émergence.

Les villages du Pays des Illinois

Les villages du Pays des Illinois

A plan of the several Villages in the Illinois Country, with Part of the River Mississippi &c.

Londres, Thos. Hutchins, 1778

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Il est surprenant de constater le peu d’attention qui est accordée à la population créole française au Pays des Illinois par les spécialistes de la Révolution américaine. L’historiographie se fixe en grande partie sur les Américains comme George Rogers Clark, ainsi que sur les victoires et les défaites militaires[5]. Cette piste historiographique anglo-centriste et chauvine marginalise les autres, c’est-à-dire les Autochtones et les francophones, en donnant du poids au mythe fondateur et nationaliste des États-Unis. Quelques-unes des rares enquêtes qui se penchent sur les Créoles dépeignent la disparition supposée de la population francophone au Pays des Illinois. Par exemple, l’étude de Clarence Alvord, au début du xxe siècle, souligne qu’une vague d’immigration américaine, dont la révolution marque le début, met fin aux communautés créoles[6]. Un peu plus nuancé, Carl Ekberg déduit que la domination éventuelle des États-Unis se confirma avec le contrôle américain de la farine créole destinée à La Nouvelle-Orléans pendant les années 1770 et 1780[7].

Pourtant, les historiens ne s’attardent pas exclusivement à la disparition ou au déclin créole sous le Régime américain. Margaret Kimball Brown examine la continuité culturelle créole à Prairie du Rocher et, plus récemment, Soazig Villerbu nous rappelle la centralité de l’Église catholique à Vincennes comme instrument de résistance[8]. De plus, Donald Chaput démontre que les Frontier French réagissaient à la Révolution selon leurs propres intérêts, ce qui entraîna des allégeances incertaines[9].

De manière plus générale, quelques spécialistes dans le champ d’étude élargi de l’histoire franco-américaine du Midwest ont examiné les réactions créoles à l’expansion territoriale américaine après la Révolution. Par exemple, Jay Gitlin soutient que les Créoles participèrent à l’expansion américaine et jouèrent un rôle déterminant dans la création du Midwest américain, en particulier à Saint-Louis au début du XIXe siècle[10]. L’étude récente de Guillaume Teasdale traite moins de la collaboration politique avec les Américains et examine plutôt les stratégies créoles pour affirmer la continuité du régime foncier dans la zone limitrophe de Détroit à la fin XVIIIe siècle[11]. Lucy Murphy et Catherine Cangany soulignent, par contre, les limites de la résistance créole aux Américains à Prairie du Chien et à Détroit au XIXe siècle[12]. Ces analyses évoquent toutes, en dépit de leurs différences, une certaine continuité culturelle créole face à la perturbation géopolitique anglo-américaine.

Revenir sur la persistance créole remet en cause la notion d’une conquête catégorique, caractérisée par la prépondérance d’un empire of liberty américain[13]. Les Virginiens ont conquis le Pays des Illinois militairement, mais ce qui s’est passé par la suite reflète des conjonctures complexes et nuancées. Influencés par les événements au Canada après la Conquête – la proclamation royale et l’Acte de Québec – et conscients de l’occupation américaine de Montréal en 1775[14], les Créoles au Pays des Illinois réagissaient au nouveau régime américain par une combinaison de complicité, de revendications et de continuité culturelle. Les revendications créoles révèlent un potentiel d’adaptation étonnant basé sur l’usage du concept de gouvernement représentatif, de rhétorique républicaine, de droit français et d’une autorité ecclésiastique catholique. En fait, c’est dans cette flexibilité d’approche envers le régime américain qu’on voit les stratégies de la survivance constituant les racines d’une identité franco-américaine.

Le Pays des Illinois avant la Révolution américaine

La colonisation franco-catholique s’étendit dans le Pays des Illinois aux XVIIe et XVIIIe siècles par l’entremise de relations complexes avec les nations autochtones[15]. Cette zone limitrophe impériale au sein de territoires autochtones se trouvait sujette aux prétentions du gouverneur de Québec jusqu’en 1717. Elle fut alors rattachée à la colonie de la Louisiane jusqu’à la fin de la guerre de Sept Ans[16]. La population coloniale qui se développa au Pays des Illinois est difficile à catégoriser, car les migrants du Canada, de la France et de la Louisiane, ainsi que l’esclavage de Noirs et d’Autochtones, sans compter le phénomène de métissage, produisent une société complexe et hétérogène[17]. Bien que les mots « Français » et « Francophones » aient été employés régulièrement dans les études historiques, « Créole » s’est répandu en vue d’identifier les colons francophones libres qui se sont installés dans la région[18].

L’historiographie dévoile plusieurs interprétations distinctes au sujet de cette société créole. Certains historiens mettent l’accent sur l’esprit d’indépendance réputé des Créoles, argument semblable au concept de « la colonisation délinquante » évoqué par Shannon Lee Dawdy dans son analyse de La Nouvelle-Orléans[19]. Comprise comme une grande étendue géographique en dehors du contrôle impérial, cette piste historiographique dépeint le Pays des Illinois comme isolé, grouillant de coureurs de bois et d’autres individus cherchant une liberté associée à la frontière[20]. D’autres chercheurs, notamment Carl Ekberg, présentent la société créole au Pays des Illinois comme étant beaucoup plus ancrée. Selon leur interprétation, les colons partageaient la même mentalité française que leurs compatriotes en métropole et par conséquent reproduisirent les mêmes structures villageoises[21]. La tension entre la liberté créole et le patrimoine culturel français devint la caractéristique coloniale fondamentale du Pays des Illinois. Elle est essentielle pour comprendre l’adaptation créole au Régime américain.

L’occupation virginienne entraîna un troisième régime impérial en quinze ans au Pays des Illinois – français, britannique, américain. Pour les Créoles, l’arrivée des Américains représentait non seulement une conquête, mais aussi l’occasion d’influencer le gouvernement, d’exprimer une autonomie locale et de résister à l’hégémonie américaine émergente. L’historien Robert Michael Morrissey affirme que les Créoles jouissaient d’une autonomie locale pendant la première moitié du XVIIIe siècle par l’entremise de la collaboration entre les Autochtones Illinois et les officiers coloniaux français[22]. À partir de cette culture de collaboration, les Créoles cherchèrent à établir des liens avec les autorités britanniques après le traité de Paris de 1763[23]. Plus spécifiquement, ils invoquèrent la tradition britannique du gouvernement représentatif pour revendiquer une autonomie locale. Par exemple, pendant l’été 1770, le marchand Daniel Blouin revendiqua au nom des habitants de Kaskaskia la création d’un gouvernement civil, s’inspirant de la colonie du Connecticut[24]. Bien que le général Thomas Gage ait rejeté la proposition, cette demande démontre néanmoins l’esprit collaboratif avec lequel les Créoles abordèrent la question de la gouvernance impériale au Pays des Illinois[25]. L’Acte de Québec de 1774 présenta encore une fois l’occasion d’établir un gouvernement civil. Malheureusement, à cause des troubles dans les Treize Colonies, la Grande-Bretagne retira ses régiments du Pays des Illinois et le projet d’un gouvernement représentatif fut abandonné. En fait, avec un seul administrateur colonial, et sans soldats pour défendre la région, la Grande-Bretagne renonça à ses prétentions impériales au Pays des Illinois au profit des Américains. Néanmoins, la population créole n’oublia pas l’Acte de Québec et les moyens qu’il proposait pour maintenir le droit français et la religion catholique au sein d’un nouveau régime[26].

Le Régime virginien et le comté de l’Illinois

L’absence de violence au début de l’occupation américaine donna l’apparence d’un climat paisible. Il y eut même des fêtes pour souligner l’arrivée des Virginiens[27]. Mais après avoir rencontré les Créoles à Kaskaskia, Clark perçut chez ces derniers une vive inquiétude, « comme s’ils venaient au tribunal pour déterminer leur destin pour toujours[28] ». Il les rassura « qu’ils devraient jouir de tous les privilèges de la gouvernance américaine et la garantie de sécurité de toute leur propriété[29] ». Les Créoles avaient néanmoins de sérieuses réserves, et toute collaboration avec les nouveaux conquérants était stratégique[30]. Ils feignirent une méconnaissance de la révolution pour gagner du temps et évaluer leurs options[31]. Malgré la tendance à dépeindre le Pays des Illinois comme un endroit isolé, les Créoles étaient bien informés au sujet des événements qui se déroulaient dans les colonies lointaines[32]. Ils profitaient des anciens réseaux de commerce du corridor créole qui s’étendait de Québec à La Nouvelle-Orléans et se tenaient aussi au courant de la guerre grâce à la correspondance avec quelques contacts à Philadelphie[33].

Pendant l’année 1778, plusieurs Créoles devinrent des ambassadeurs de bonne foi pour faciliter leur transition de sujets britanniques à citoyens américains. Les membres de la milice de Kaskaskia acceptèrent d’accompagner l’expédition du commandant Bowman au village de Cahokia dont l’objectif, selon Clark, était d’encourager « le peuple à se soumettre à un destin plus agréable[34] ». Le plan fut un succès. En rencontrant leurs voisins, associés et parents venant de Kaskaskia, les Créoles de Cahokia capitulèrent devant les Américains. L’expédition continua vers le nord. Le 13 juillet 1778, un médecin de Kaskaskia, Jean-Baptiste Laffont, et l’abbé Pierre Gibault, sympathisant avec le nouveau régime, lurent à haute voix un discours de Clark invitant les habitants de Vincennes à accepter la citoyenneté américaine. Une semaine plus tard, les Créoles prêtèrent serment d’allégeance aux États-Unis[35].

L’apparence d’une transition pacifique vers le régime américain masquait une réalité plus dramatique. Laffont et Gibault comprenaient bien qu’ils étaient obligés de collaborer avec les Virginiens, autrement ils risquaient de se faire attaquer[36]. Le lendemain de son arrivée à Kaskaskia, Clark posta des soldats à la résidence de l’influent marchand Gabriel Cerré. La raison était claire : cette démonstration de force devait convaincre les marchands du village d’approvisionner le régiment virginien[37].

Le 9 décembre 1778, l’assemblée générale de la Virginie fonda le comté d’Illinois, le gouvernement provisoire devant oeuvrer pendant trois ans[38]. En réalité, il s’agissait d’un régime militaire presque identique à celui de l’administration coloniale précédente, ce qui témoignait du fait que les Treize Colonies étaient toujours en guerre contre la Grande-Bretagne. Les attaques des Chaouanons (ou Shawnees) contre les villages dans le Kentucky et la capture de Daniel Boone en 1778 démontraient la fragilité du régime américain et faisaient craindre que les forces britanniques et autochtones pourraient encercler et reprendre le Pays des Illinois. La priorité virginienne était de garder le contrôle du Pays des Illinois et de préparer une expédition pour prendre Détroit aux Britanniques.

Le gouverneur de la Virginie fit confiance à ses nouveaux citoyens francophones, remarquant que les Créoles accorderaient leur soutien sans condition pour assurer la victoire américaine[39]. Il prenait peut-être ses désirs pour la réalité parce que les habitants du Pays des Illinois avaient d’autres idées. Ils utilisèrent des pétitions pour contester l’autorité militaire et influencer la gouvernance américaine. À peine un mois après la création du comté d’Illinois, les Créoles présentèrent à George Rogers Clark une pétition qui accusait les soldats virginiens d’avoir perturbé la tranquillité du village. Plus spécifiquement, ils alléguaient que ces soldats avaient incité du brigandage, en troquant des biens et de l’alcool avec les esclaves, en pleine contradiction des lois du pays. Clark réagit à la pétition avec une ordonnance interdisant la vente de boissons et le rassemblement des esclaves[40]. Malgré les mesures cherchant à limiter les abus des soldats, cet épisode illustre le fossé culturel et la croissance des tensions entre les Créoles et les Virginiens. Le fait que les habitants approvisionnaient et hébergeaient déjà les Américains contribua à aggraver la situation. En date du 31 août 1779, les Créoles à Kaskaskia avaient fourni 54 600 livres de farine aux Américains[41], une « nécessité du service[42] », selon Clark. Les Américains payèrent la farine, mais les billets des États-Unis se déprécièrent au cours de la Révolution.

L’établissement des cours de justice et les élections de magistrats au Pays des Illinois en mai 1779 ne réussirent pas à apaiser les Créoles[43]. Au contraire, ces derniers utilisèrent la nouvelle institution pour se plaindre des abus des Américains. Le 21 mai, neuf jours après la cérémonie faisant de John Todd, un Virginien qui habitait au Kentucky, le lieutenant du comté, les magistrats créoles de la cour de Kaskaskia lui présentèrent une pétition contre les soldats virginiens[44]. Ils déclarèrent que les soldats volaient des animaux d’élevage, vendaient de l’alcool aux Autochtones et persistaient à entretenir un commerce illicite avec les esclaves. Selon les magistrats, ces abus étaient « … contre toutes Loix et Particulierement contre les Coutumes et uzages d’un pais libre et independenant comme est celui cy[45] ». Dans le contexte de changement de régime, les Canadiens de l’axe laurentien et les Louisianais de la Basse Louisiane utilisèrent aussi ce genre de pétition comme moyen de protestation[46].

Les magistrats préparèrent une version préliminaire d’une ordonnance du tribunal qui imposait des restrictions pour empêcher la mauvaise conduite des soldats[47]. Le lieutenant Todd n’acceptera cependant pas de signer l’ordonnance sans l’ajout d’un article restreignant les exportations du Pays des Illinois. Ce qui avait été conçu comme loi pour protéger les habitants au Pays des Illinois devint un embargo sur le commerce intercolonial au détriment des Créoles. Deux mois plus tard, Todd annonça des restrictions encore plus sévères[48].

La frustration des Créoles était évidente partout au Pays des Illinois, mais en particulier à Kaskaskia, où la majorité des soldats virginiens étaient cantonnés chez les habitants[49]. En décembre 1779, les mécontents signèrent une pétition adressée aux magistrats leur demandant : « Est-il bientôt temps Que vous metiés ordre aux brigandages Et a la tyrannnie que le militaire Exerce sur nous tous les Jours[50] ? » Dans une certaine mesure, les plaintes des Créoles n’étaient pas bien différentes de celles de la population à Valley Forge et aux alentours, en Pennsylvanie, où les soldats saisirent les biens nécessaires pour approvisionner l’armée américaine pendant l’hiver 1778-1779[51]. Le Pays des Illinois se distinguait toutefois des Treize Colonies, car il n’y eut pas de guerre civile. En plus, il n’y avait pas une grande tradition de droit anglais, ce qui explique pourquoi l’indignation au sujet de la taxation ou de la possible abolition de l’esclavage n’y fut pas aussi marquée que dans ces colonies[52].

Voyant leur territoire conquis et entraîné dans une guerre civile anglo-américaine, les Créoles du Pays des Illinois saisirent toute occasion de revendiquer leurs droits sous le nouveau régime. L’échec des pétitions basées sur leurs anciens droits coloniaux amena un changement de tactique. Les notables possédaient des bibliothèques contenant des volumes sur la philosophie et la politique et suivaient les grands débats intellectuels du monde atlantique dans les années précédant la Révolution américaine[53]. Par ailleurs, le conseil exécutif de la Virginie avait donné instruction à Clark de distribuer des copies de la Déclaration d’indépendance et de la Déclaration des droits de la Virginie dès son arrivée au Pays des Illinois[54]. Donc, au moins une portion de la population créole comprenait les principes essentiels de la liberté américaine[55]. Au-delà des principes idéologiques, les Créoles saisirent la révolution comme l’occasion d’exprimer leur autonomie locale en utilisant leur nouvelle citoyenneté américaine de manière stratégique en vue d’influencer la gouvernance virginienne. S’inspirant de la rhétorique républicaine, ils rappelèrent aux magistrats créoles de Kaskaskia, en décembre 1779, que « C’est à vous En qui Nous avons mis notre Confience Et que nous avons Elus pour Gouverner ce pais soutenu des loix que vous nous avés fait annonçer dans votre Greff[56] ». Répondant à l’appel des habitants de Kaskaskia, les magistrats soumirent leur propre pétition au commandant américain, John Montgomery, en utilisant l’article 13 de la Déclaration des droits de la Virginie pour revendiquer leurs droits comme citoyens américains[57]. La pétition se terminait par la menace de faire appel directement au gouverneur de la Virginie[58].

Les officiers civils et militaires, comme John Todd, John Montgomery et Richard Winston, insistèrent auprès des Créoles pour qu’ils abandonnent leurs demandes[59]. Malgré les abus des soldats, qui violaient les principes fondamentaux de la révolution, la nécessité d’approvisionner l’armée était plus importante que le mécontentement des nouveaux citoyens. La situation financière causée par la guerre obligea les Virginiens à payer les marchands créoles avec des billets à ordre sans valeur, un problème répandu partout dans la nouvelle république américaine[60]. Il devint évident que les comptes des marchands créoles ne seraient pas réglés[61]. Par exemple, à Kaskaskia, le marchand Gabriel Cerré se fit payer 1238 piastres, une somme qui ne représentait qu’une fraction de la valeur réelle du montant dû, une valeur équivalant à 1000 peaux de chevreuil n’ayant pas été remboursée[62]. Le marchand Charles Gratiot rencontra le même problème à Cahokia. Les Américains avaient promis à Gratiot 2880 piastres pour les biens qu’il était allé acheter à Saint-Louis[63]. Payé en monnaie américaine sans valeur par une administration ne tenant pas ses promesses, Gratiot écrivit que la situation était « contre toute attente » et que « la monnaie en papier [américaine] n’achèterait même pas un chat a Paincourt [Saint-Louis] »[64]. Cerré et Gratiot déménagèrent donc à Saint-Louis, sur l’autre rive du Mississippi, en territoire espagnol (haute Louisiane), entre 1780 et 1781. Plusieurs Créoles les suivirent[65].

Les Créoles traversaient souvent la frontière fluviale entre les États-Unis et l’empire espagnol afin de maintenir des liens commerciaux, familiaux et culturels. Cependant, ce n’était pas tous les Créoles sur la rive est qui voulaient déménager en territoire espagnol. La vie quotidienne sous le régime américain était difficile bien sûr, avec les abus militaires, les restrictions commerciales et la monnaie sans valeur. Mais face à l’option de renoncer à leurs propriétés, soit par la vente ou par la cession de leurs biens immobiliers, les Créoles cherchaient des alternatives à la migration. Depuis septembre 1778, le bruit courait que la France récupérerait ses anciennes colonies en Amérique septentrionale[66]. Clark avait utilisé l’alliance franco-américaine pour encourager la loyauté des Créoles et des Autochtones au Pays des Illinois[67]. L’arrivée d’un officier français qui servait Clark et les Virginiens, Augustin Mottin de La Balme, pendant l’été 1780, leur donna l’occasion de renouveler leurs revendications en vue d’obtenir des droits de citoyenneté et l’établissement d’un gouvernement civil.

Le Balme était sympathique à la cause des Créoles. Après avoir entendu les plaintes des habitants, il suggéra aux Créoles de pétitionner à l’assemblée virginienne et auprès d’Anne-César, marquis de La Luzerne, l’ambassadeur de France aux États-Unis, en leur demandant l’évacuation des soldats américains du Pays des Illinois[68]. Le Français avait des contacts influents, parmi eux Benjamin Franklin et George Washington, et était donc bien placé pour être médiateur. C’est notamment pour cette raison que les habitants de Kaskaskia et de Cahokia lui demandèrent de les représenter[69]. Malheureusement, La Balme fut tué au combat à Kekionga (Fort Wayne, Indiana) en novembre 1780, moins de six mois après son arrivée au Pays des Illinois[70].

Après la mort de La Balme, le Pays des Illinois atteignit un seuil critique. Une série de chefs militaires indifférents aux revendications créoles et les abus incessants des soldats produisirent une situation insupportable. En mai 1781, les Créoles à Kaskaskia adressèrent une pétition au gouverneur de la Virginie, Thomas Jefferson, mais il ne répondit pas. Le silence de Jefferson est attribuable probablement aux effets de l’invasion britannique de la Virginie et à l’incendie de la capitale, Richmond, en janvier, suivis par la dissolution temporaire de l’assemblée virginienne jusqu’en juin 1781[71]. Les Américains répondirent aux attaques britanniques par une campagne militaire concertée dans le sud qui culmina avec la victoire de Yorktown le 19 octobre 1781. Le traité de Paris de 1783 clôt officiellement la guerre, mais ce sont les articles de capitulation à Yorktown qui mirent fin aux combats entre les Américains et les Britanniques en Amérique du Nord. Les soldats virginiens furent retirés des villages créoles pendant l’hiver de 1781-1782 et la Virginie prit la décision de ne pas renouveler l’administration du comté de l’Illinois à la fin de la période provisoire[72]. L’année suivante, Pierre Gibault, jésuite, à Kaskaskia résuma la situation au Pays des Illinois dans une lettre adressée à l’évêque de Québec, Jean-Olivier Briand : « Après avoir été ruinés et épuisés par les Virginiens, laissés sans commandant, sans troupes et sans justice, ils [les Créoles] se gouvernent eux-mêmes par fantaisie et caprice, ou pour mieux dire par la loy du plus fort[73]. » Gibault décrivait une absence d’autorité impériale[74]. En réalité, la République américaine était aux prises avec ses propres problèmes politiques et économiques[75], dont la répression d’un soulèvement de nations autochtones confédérées de la vallée de l’Ohio.

L’absence d’autorité impériale et le renouvellement de l’autorité créole française

Le traité de Paris de 1783 reconnaît la cession du Pays des Illinois, à l’est du Mississippi, aux États-Unis, mais c’est seulement en 1787 que les Américains entreprirent la mise en place d’un autre gouvernement. Dans l’intervalle, le Pays des Illinois resterait un territoire américain indéfini et sans administration[76]. Les Créoles étaient techniquement citoyens, ayant prêté serment d’allégeance à la république, mais l’absence d’un gouvernement représentatif local empêchait la reconnaissance des droits associés à la citoyenneté américaine. De plus, leurs anciens titres de propriété furent remis en question et, dans certains cas, le régime américain ne les confirmera pas avant le XIXe siècle. Réagissant à la situation, les Créoles se rabattirent sur les traditions du droit français et de la religion catholique pour assurer le bon fonctionnement de leurs communautés[77].

Les églises fonctionnaient habituellement comme centres communautaires où les habitants assemblés décidaient du calendrier agricole, des activités sociales et des travaux de voirie[78]. En arrivant à Kaskaskia et à Cahokia en 1778, les Américains trouvèrent un seul curé, Pierre Gibault. L’expulsion des Jésuites de l’Amérique septentrionale en 1763 avait affaibli profondément l’Église catholique au Pays des Illinois. La région fut dépouillée de prêtres du jour au lendemain, à l’exception du Jésuite Sébastien Louis Meurin et du Récollet Hippolyte Collet[79]. Meurin supplia l’évêché de Québec d’envoyer des renforts en 1767, ce à quoi l’évêque Briand répondit en envoyant un seul prêtre[80]. L’abbé Pierre Gibault, nouvellement arrivé au Pays des Illinois, entreprit la visite des villages et voyagea entre Kaskaskia, Cahokia, Vincennes, Ouiatanon, Peoria et Saint-Joseph. Pendant un temps, il s’occupa même des villages de Sainte-Geneviève et Saint-Louis sur l’autre rive du Mississippi, en territoire impérial espagnol[81]. Après le décès du père Meurin en 1777, il ne restait que Gibault pour desservir les Créoles et représenter l’Église catholique.

Disciple de l’évêque Briand, Gibault cherchait à assurer les liaisons entre les régimes impériaux et l’Église catholique, selon le modèle de la Province de Québec après la Conquête. Il encouragea donc la déférence créole d’abord au Régime britannique, et ensuite aux Américains. Mais sans une garantie de gouvernement civil, Gibault devait maintenir une position délicate, car les Créoles désiraient la reconnaissance de leurs coutumes et la garantie de leurs droits de citoyenneté. Comme si la situation n’était pas déjà suffisamment compliquée, la question de la juridiction ecclésiastique au Pays des Illinois causée par le changement de régime ne fut pas réglée avant 1791, au moment où le territoire fut transféré au diocèse de Baltimore[82]. Cela étant dit, les Créoles continuaient à pratiquer la religion catholique, souvent sans curé, à célébrer les festivités selon le calendrier chrétien et à utiliser les églises comme centres communautaires, tout en attendant le rétablissement d’une autorité ecclésiastique.

Depuis le début du siècle, tout comme dans l’Amérique française en général, la Coutume de Paris s’appliquait au Pays des Illinois et gouvernait la vie socio-économique créole[83]. Une cour civile exista brièvement entre 1768 et 1770 à Kaskaskia, à laquelle la population élit des magistrats créoles qui manifestèrent leur opposition au Régime britannique au Pays des Illinois. Le lieutenant Todd institua trois districts judiciaires dans le comté d’Illinois en 1779, reconstituant celui de Kaskaskia et créant de nouveaux districts à Cahokia et à Vincennes[84].

Comme ce fut le cas dans la Province de Québec, aux Pays d’en Haut et en Louisiane, le changement de régime au Pays des Illinois entraîna une intensification du pluralisme juridique[85]. Quelques notaires furent nommés greffiers, mais ceux-ci continuèrent en fait à accomplir plusieurs des tâches qui leur incombaient sous le Régime français. Par ailleurs, l’orientation des magistrats et des jurés du nouveau régime visait à faire respecter la coutume[86]. Ainsi, les Créoles au Pays des Illinois utilisèrent le système judiciaire pour favoriser le maintien des lois françaises et pour protéger l’autonomie de leurs villages par rapport à l’expansion impériale américaine. Ensemble, la religion et le droit fonctionnaient comme mécanismes de contrôle social qui renforçaient, voire imposaient, les principes et coutumes de la société créole[87].

La mesure par laquelle les institutions religieuses et juridiques contribuèrent à l’expression de l’autonomie créole dépendait cependant du contexte particulier de chaque village. Pendant la majeure partie de la période du comté d’Illinois (1779-1781), la population créole à Kaskaskia présenta un front largement uni face aux Virginiens. Par la suite, plusieurs factions politiques émergèrent. Tandis que le nouveau lieutenant du comté, Richard Winston, se querellait avec les magistrats et leur président, Jacques La Source, au sujet de l’autorité de la cour civile, les rares militaires virginiens qui demeuraient au village contestèrent le pouvoir de Winston[88]. Le marchand John Dodge profita de l’incertitude politique pour établir un régime quasi despotique. Avec l’aide de la faction des militaires, incluant son frère le lieutenant Israel Dodge, il arrêta Winston et l’accusa de trahison le 29 avril 1782[89].

En se présentant comme magistrat en chef et en se donnant lui-même le faux titre de Captain Commandant, Dodge provoqua une crise judiciaire encore plus grave[90]. L’impopularité de Winston poussa certains Créoles, notamment le notaire Joseph Labuxière fils, à soutenir les actions de Dodge[91]. Par ailleurs, l’huissier Blaise Barutel contesta la collaboration Labuxière-Dodge en refusant l’assignation des témoins dans le procès intenté contre Winston le 2 mai 1782[92]. Les habitants créoles condamnèrent Dodge et les magistrats dans une pétition présentée à la cour civile le 25 mai 1782[93]. Bien que le factionnalisme produisit une grande incertitude judiciaire, Winston fut libéré à la suite de deux procès. Dans un ultime effort pour rétablir l’ordre à Kaskaskia à la fin de novembre 1782, Winston dissout la cour civile[94]. En fin de compte, l’opposition à Winston fut trop importante ; il démissionna deux mois plus tard et nomma Jacques Timothée Boucher Sieur de Montbrun lieutenant du comté par intérim[95]. Dans un véritable coup d’État, en 1784, John Dodge prit l’ancien fort de Kaskaskia en plaçant sur l’escarpement deux canons qui pointaient vers le village[96]. Sans que Dodge ait à recourir à la force, Montbrun devint un homme de paille, lieutenant en titre seulement du comté – dont l’existence n’avait pas été renouvelée – de l’Illinois. Le régime de John Dodge se poursuivit pendant trois années, jusqu’à ce que les Créoles le déposent.

Au cours de cette période d’instabilité, Kaskaskia fut divisé en trois factions plus ou moins distinctes : les partisans des anciens magistrats créoles ; ceux qui continuaient d’appuyer Winston ; ceux qui soutenaient Dodge. Les événements dramatiques de 1782 avaient segmenté l’opinion créole à Kaskaskia en ce qui concerne les bonnes tactiques pour préserver leurs droits et influencer la gouvernance au Pays des Illinois. Des délégués de Kaskaskia, Cahokia et Vincennes rencontrèrent les commissaires de la Virginie à Fort Nelson, à la fin de mars 1783, et leur demandèrent des réparations pour compenser les pertes subies pendant la révolution[97]. Trois individus (Richard Winston, François Charbonneau et John Williams) représentaient Kaskaskia. Chacun était muni de pétition, reflétant des factions politiques clairement distinctes les unes des autres. Les deux premières pétitions se penchèrent sur la dissolution de la cour à Kaskaskia et la dernière rappelait les prétendus abus de Winston[98].

Le 22 juin 1784, quatre anciens magistrats – Antoine Bauvais, Antoine Morin, Nicholas Caillot dit Lachance et Pierre Langlois – appuyèrent ouvertement la faction Dodge, en signant sa pétition destinée au Congrès continental des États-Unis[99]. Quoiqu’on ne sache pas clairement pourquoi les Créoles influents se joignirent à Dodge, on sait qu’ils avaient bénéficié de généreuses concessions de terres qu’il avait approuvées[100]. Ces transfuges représentaient pourtant un faible appui. La majorité de la population créole s’opposait à Dodge, et aux Américains de manière plus générale, même si elle était toujours divisée en factions. Dans sa lettre datée du 7 novembre 1785, John Edgar, marchand américain et membre de la faction Dodge, décrivit une forte opposition créole en disant que « nos voisins français… disent ouvertement qu’ils vont s’opposer à tous les Américains qui arrivent dans ce pays[101]… ».

L’inimité manifestée envers Dodge correspondait au rétablissement de l’autorité ecclésiastique en 1785-1786. John Carroll, préfet apostolique des États-Unis, nomma Paul de Saint-Pierre et Pierre Huet de la Valinière, un carmélite allemand et un sulpicien français, au Pays des Illinois[102]. À son arrivée en 1785, Saint-Pierre s’impliqua dans la politique villageoise de Kaskaskia. John Edgar et Louis Tournier, membres de la faction Dodge, l’accusèrent de diffamation et s’engagèrent à le poursuivre en justice en faisant appel à Nicholas Lachance, ancien magistrat de la cour dissoute. Alors que la cour était abolie à Kaskaskia, il semble que la faction Dodge cherchait à employer les magistrats élus antérieurement comme des juges ad hoc. Saint-Pierre refusa de témoigner devant Lachance en lui répondant « … vous nete pas qualifié pour Juger Les personnes Eclasiastiques, et avec Les même Je fais mils protestations contre vos ordres - tres mal Employées[103] ». Lachance reconnut que l’autorité ecclésiastique était en dehors de sa prétendue juridiction.

L’année suivante, Pierre Huet de la Valinière arriva à Kaskaskia et Saint-Pierre déménagea à Cahokia pour servir la paroisse de Sainte-Famille. L’historien Clarence Alvord a conclu que l’arrivée de la Valinière marque un tournant à partir duquel les Créoles reprennent des formes de résistance plus concertées[104]. Cependant, tout indique que les actions de l’abbé Paul de Saint-Pierre contribuèrent elles aussi à cette tendance. En contestant la légitimité de la faction Dodge, il donna un nouveau souffle à l’opposition créole à Kaskaskia. Le 2 juin 1786, une faction représentant les Créoles anti-Dodge soumit une pétition au Congrès continental des États-Unis, demandant encore une fois un gouvernement civil pour défendre les habitants créoles et protéger leurs droits de propriété[105]. En même temps, la discorde créole, qui avait marqué le début du régime Dodge, se dissipa. Avec la manifestation d’une forte opposition créole, John Dodge se rendit compte de sa position précaire et s’enfuit de la région au printemps 1787[106].

Cahokia ne connut pas les mêmes épreuves que Kaskaskia. La présence américaine y était moins prononcée, ce qui limita les perturbations politiques. Le village bénéficiait aussi d’une stabilité économique grâce aux liens socio-économiques avec le village de Saint-Louis, juste de l’autre côté du Mississippi[107]. Pendant les années 1780, Saint-Louis supplanta Kaskaskia comme principal centre de la traite des fourrures et s’établit comme métropole créole et moteur économique de la zone limitrophe du Pays des Illinois, malgré son emplacement en territoire espagnol. Enfin, et peut-être plus importante encore, était la continuité du système juridique français[108]. De 1782 à 1788, les magistrats de cour de Cahokia furent élus lors d’élections annuelles. En revanche, après trois élections tenues en 1782, la cour de Kaskaskia fut abolie[109]. La cour de Cahokia jouera un rôle fondamental dans la préservation des lois françaises et de la lutte pour l’autonomie créole face aux Américains.

Entre 1780 et 1787, pendant que les membres du Congrès américain discutaient entre eux de la façon d’intégrer de nouveaux territoires dans l’union des États-Unis[110], certains Anglo-Américains protestants s’enracinèrent dans les villages de Bellefontaine et Grand Ruisseau dans les districts de Kaskaskia et de Cahokia. En 1782, les familles américaines de Bellefontaine adressèrent une pétition à la cour de Kaskaskia pour la création de leur propre cour villageoise, requête qui fut acceptée par les magistrats[111]. Les gens de Cahokia interprétèrent la mise en place d’une cour à Bellefontaine comme une américanisation du système menant à l’assimilation des Créoles. Quand les familles américaines de Grand Ruisseau cherchèrent à imiter leurs voisins de Bellefontaine quatre ans plus tard, les magistrats créoles de Cahokia refusèrent leur requête[112]. Ils demeurèrent indéfectibles dans leur soutien de l’autorité judiciaire de la cour de Cahokia et de ses lois françaises comme mécanisme pour défendre les moeurs créoles dans le village de Grand Ruisseau.

Comme il a été déjà mentionné, l’abbé Paul de Saint-Pierre arriva à Cahokia en 1786 pour rétablir l’autorité de l’Église catholique. La paroisse de la Sainte-Famille comprenait l’entièreté du district de Cahokia. Bien que Grand Ruisseau fut principalement constitué de familles américaines, les Créoles s’attendaient à ce que toutes les familles du district pourvoient aux besoins du curé et de l’Église, en dépit des différences confessionnelles. Ensemble, la cour et l’Église donnèrent leur appui aux coutumes créoles en exerçant le contrôle social[113]. Entre 1786 et 1789, la cour à Cahokia en vint à exiger que tous, catholiques et non-catholiques, payent la dîme[114]. Au premier regard, cela semble être en contradiction avec l’histoire de la région, où l’autonomie créole avait notamment été reflétée par une tradition de non-paiement de la dîme[115]. L’abbé Meurin avait écrit à l’évêque de Québec en 1768 au sujet des difficultés de récolter la dîme au Pays des Illinois, le suppliant de trouver une manière d’obliger les Créoles à la payer[116]. En 1789, la cour à Cahokia imposait non seulement la dîme, mais aussi des contraventions pour les récalcitrants, incluant même la saisie de propriété[117].

En surface, tout cela représente une étonnante volte-face, mais en fait la décision des magistrats témoigne d’une logique bien cohérente. Paiement identique à celui que les habitants devaient faire à l’Église catholique en Nouvelle-France à partir de 1679 (un 26e de la récolte), la dîme symbolisait un lien socioculturel avec le patrimoine français en Amérique du Nord[118]. Les magistrats de Cahokia utilisèrent le pouvoir de la cour pour intégrer les Américains à la culture créole majoritaire et affirmer la prédominance de l’Église catholique dans un district judiciaire américain. Ainsi, dans les faits, la cour de Cahokia défendait l’autorité ecclésiastique afin de confirmer l’autonomie politique créole.

Comme on pouvait s’y attendre, les Américains au Pays des Illinois ripostèrent à ce qu’ils percevaient comme une attaque créole. Pendant l’été 1786, deux Virginiens, James Piggot et Benjamin Rogers, furent inculpés pour un complot qui visait à ravir le pouvoir judiciaire créole à Grand Ruisseau[119]. Ils furent mis aux fers pendant vingt-quatre heures, puis on leur interdit d’aller au village voisin de Bellefontaine[120]. Le bannissement de la région constituait finalement une punition relativement légère si on la compare à l’emprisonnement. La cour prit peut-être en compte l’accroissement de l’immigration américaine et l’opinion de cette population.

L’alliance entre la cour civile et l’Église catholique à Cahokia était en pleine contradiction avec la séparation de la politique et de la religion comme principe fondamental de la Révolution américaine et de la constitution en cours de préparation[121]. Les Créoles avaient épousé les principes de la Révolution à plusieurs reprises dans leurs pétitions, mais avaient changé de tactique en l’absence d’autorité à la suite de la dissolution du comté de l’Illinois en 1782. Le rétablissement de l’autorité ecclésiastique, combiné au pouvoir judiciaire à Cahokia, donna l’occasion de protéger la société créole, mais ne l’empêcha pas de revendiquer les droits de citoyenneté américaine en utilisant la rhétorique républicaine.

Conclusion

À première vue, les efforts des Créoles apparaissent peut-être comme une série d’échecs sur le plan de l’expression d’autonomie locale et culturelle. Or, ils réussirent en fait à jeter les bases de leur résistance contre l’hégémonie américaine. Les Créoles manipulèrent la notion de liberté américaine afin de poursuivre leurs propres objectifs. De plus, les méthodes de résistance – les pétitions, les élections de magistrats et les porte-paroles – perdurèrent au-delà de la dissolution du régime virginien en 1782.

La fin du comté de l’Illinois créa une nouvelle dynamique dans laquelle les anciens piliers de la société jouèrent des rôles déterminants, notamment en ce qui concerne la défense de l’autonomie créole. La dissolution de la cour civile à Kaskaskia au début du régime Dodge exacerba les factions politiques, tandis que la stabilité de la cour à Cahokia assura une voie créole concertée pour résister aux Américains. Le rétablissement de l’autorité ecclésiastique contribua au renouvellement de l’opposition contre Dodge à Kaskaskia, donnant des moyens aux Créoles d’exercer un contrôle social sur les familles américaines dans le district de Cahokia. Pourtant, ce rétablissement dépendait du curé en question, car l’abbé Saint-Pierre contribua nettement plus à la résistance créole que les pères Gibault et Valinière. Dans l’ensemble, cette comparaison des événements dans les districts de Kaskaskia et Cahokia permet de mieux comprendre de quelle façon les traditions des institutions judiciaires et religieuses furent essentielles aux revendications créoles au cours de la période révolutionnaire américaine.

En 1787, le colonel Josiah Harmar arriva au Pays des Illinois pour rétablir le contrôle militaire américain et y décrivit un pays en désordre[122]. Cependant, sa représentation du pays ne prenait pas en compte le fait que les Créoles exerçaient le contrôle social selon leurs lois et coutumes. En dépit des factions politiques à Kaskaskia et des individus qui poursuivirent leurs intérêts personnels, la majorité de la population créole sut résister à l’hégémonie américaine au cours de la Révolution. En fin de compte, Arthur St. Clair, le gouverneur du Territoire du Nord-Ouest en 1790, dut faire face au défi d’intégrer une population créole largement autonome dans le projet d’expansion impériale américain vers l’Ouest, afin d’intégrer celle-ci au coeur d’une nouvelle société américaine.