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Plusieurs instruments juridiques ont reconnu des droits aux enfants au cours de la seconde moitié du xxe siècle, ce qui inclut, au Québec, la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) de 1977 ainsi que le Code civil du Québec de 1991 et, en droit international, la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) de 1989, ratifiée par le Canada en 1991[1]. La reconnaissance des enfants comme sujets de droit est accompagnée par la consécration de leur droit d’exprimer leur opinion, notamment devant les tribunaux[2]. Ce droit s’applique à tous les enfants, y compris ceux qui se trouvent dans des situations exceptionnelles, ou de vulnérabilité accrue, comme celles qui sont visées par la LPJ, protégeant les enfants dont la sécurité ou le développement sont compromis.

La LPJ est une loi qui met en exergue les principes qui sous-tendent les droits de l’enfant. Ceux-ci peuvent être regroupés en deux catégories et impliquent des approches contradictoires. D’un côté, il y a la reconnaissance de la vulnérabilité des enfants qui incite à prendre des mesures pour les protéger. De l’autre, on note la reconnaissance de l’importance de l’autonomie de l’enfant, de sa participation à la société et aux processus de prise de décision, que l’on lie souvent à la notion d’autonomisation (empowerment[3]). La littérature est abondante au sujet des tensions entre les principes de participation/protection ou vulnérabilité/autonomie qui peuvent influer sur l’application des droits de l’enfant[4]. Toutefois, les études sur l’application de ces principes en matière de protection de l’enfance sont quasi inexistantes au Canada et peu nombreuses au niveau international[5]. Par le présent article, nous voulons ainsi pallier un manque important de théorisation dans le domaine du droit de la protection de la jeunesse. En effet, alors que la LPJ, de prime abord, s’intéresse au besoin de protéger l’enfant qui vit une situation de vulnérabilité, cette loi protège aussi de manière significative le droit de l’enfant de participer aux procédures et de se faire entendre. À notre avis, une discussion sur l’application de la LPJ à la lumière de ces principes théoriques opposés est de rigueur.

Sur la base de ces lacunes et contradictions, nous nous posons les questions suivantes :

  • Le droit de la protection de la jeunesse au Québec permet-il une conciliation entre le principe de protection et le concept de vulnérabilité ?

  • Quelle approche faut-il privilégier afin de respecter le droit de l’enfant d’exprimer son opinion, tout en reconnaissant ses vulnérabilités ?

  • La perception de la vulnérabilité des enfants par les professionnels du monde juridique et ceux de l’intervention sociale influe-t-elle dans la pratique sur leur participation ?

Nous explorerons les réponses potentielles à ces questions en trois temps. Dans la première partie de notre texte, nous étudierons les concepts de vulnérabilité et de participation sous différents angles théoriques et selon une approche multidisciplinaire. Ces notions feront aussi l’objet d’une analyse juridique fondée sur les théories des droits de l’enfant et l’examen de la CDE. Dans la deuxième partie, nous examinerons la LPJ sur la base des assises théoriques établies dans la première partie. Nous mettrons en lumière les tensions inhérentes aux droits de l’enfant qui sont reprises dans les dispositions de la LPJ. Nous nous prononcerons de manière prudente sur la question de savoir si la LPJ permet de protéger le droit de l’enfant de participer à sa propre protection. La troisième partie fera état d’une recherche empirique sur les points de vue de juges de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec et d’intervenants sociaux travaillant pour le Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) dans les centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS). La participation de 12 juges et de 17 intervenants sociaux[6] nous a permis de comparer le droit, tel qu’il est énoncé dans la LPJ, avec la pratique. Nous soulèverons particulièrement les vulnérabilités mises en évidence par les participants à notre recherche et tenterons de déterminer dans quelle mesure ces vulnérabilités influent sur la participation des enfants aux procédures judiciaires de protection. Finalement, les propos des praticiens nous permettront de faire des recommandations en ayant en toile de fond l’assise théorique et juridique définie dans les deux premières parties de notre texte.

1 L’harmonisation des concepts de vulnérabilité et de participation dans le contexte des droits de l’enfant

La participation et la vulnérabilité sont au centre des droits de l’enfant. Afin de pouvoir discuter des liens et des tensions qui existent entre ces deux notions dans le domaine de la protection de la jeunesse, nous croyons qu’un cadrage théorique de ces notions s’impose. Nous aborderons ci-dessous des questions essentielles sur la perception de la vulnérabilité inhérente de l’enfant en tant qu’obstacle à sa participation et sur la reconceptualisation de cette vulnérabilité comme source possible pour lui d’autonomisation tout au long des procédures de protection de la jeunesse.

1.1 Le concept de vulnérabilité et les droits de l’enfant

Le concept de vulnérabilité a fait l’objet d’une étonnante diffusion au cours des dernières décennies dans plusieurs disciplines[7]. Utilisé durant les années 70 par les sciences psychiatriques et pédiatriques, puis en économie et en statistique, ce concept a donné lieu à une abondante littérature depuis 2000 dans le domaine des sciences humaines et sociales, et il s’est également imposé dans les grandes instances internationales (Organisation des Nations unies (ONU), Programmes des Nations unies pour le développement (PNUD), Fonds monétaire international (FMI), Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Banque mondiale, etc.), qui y ont eu recours aux fins d’indicateurs statistiques[8] pour l’évaluer et l’anticiper.

Appliquée à l’enfance, la notion de vulnérabilité prend une dimension particulière. L’enfance est le groupe vulnérable par excellence[9]. L’enfant est en effet la première personne à qui on associe aisément l’image de la vulnérabilité : en bas âge, l’être humain est originellement considéré comme fragile, immature, dépendant et incapable de se protéger. Biologiquement, psychologiquement et socialement en construction, l’enfant est communément appréhendé comme une personne inachevée et en devenir qui n’a pas encore atteint une capacité de résilience suffisante pour se protéger[10]. Sa vulnérabilité a été mise en exergue tout au long des débats théoriques sur la lancinante question de la reconnaissance ou non des droits aux enfants, problématique qui suscite des divergences dans la doctrine juridique. Nous verrons comment la vulnérabilité a été utilisée, d’une part, comme motif pour refuser des droits aux enfants et, d’autre part, en tant que raison pour leur en accorder. Afin d’expliquer ces contradictions, nous tenons à mettre en lumière deux théories traditionnelles opposées sur la question de la reconnaissance des droits aux enfants : la théorie de la volonté et la théorie de l’intérêt. Finalement, les théories portant précisément sur la vulnérabilité seront examinées en rapport avec les droits de l’enfant.

1.1.1 La vulnérabilité inhérente de l’enfant à travers l’approche libérale

La théorie de la volonté ou du choix est couramment invoquée pour refuser de reconnaître des droits aux enfants. Selon cette théorie, la capacité d’exercer des droits est une condition préalable à l’exercice des droits[11]. Comme les enfants ne possèdent pas une telle capacité, ils sont par conséquent exclus du discours des droits de la personne. Cette théorie reflète une conception libérale occidentale traditionnelle des droits et est profondément enracinée dans les idées de raison et d’autonomie[12]. De toute évidence, pour les théoriciens libéraux, c’est la capacité à raisonner et à prendre part à des prises de décision délibératives qui procure aux êtres humains la faculté de se faire respecter mutuellement[13]. L’égalité dans le respect ou le droit à la liberté ne serait envisageable que « pour ceux qui possèdent la capacité de choix rationnel : un critère communément retenu pour exclure les enfants[14] ». C’est dans ce registre que s’inscrit notamment John Stuart Mill qui, après son articulation du fameux principe de liberté, poursuit en ces termes : « cette doctrine est destinée à s’appliquer uniquement aux êtres humains dans la maturité de leurs facultés. Nous ne parlons pas des enfants […] Ceux qui sont encore dans un état d’être pris en charge par d’autres doivent être protégés contre leurs propres actions aussi bien que contre les dommages externes[15] ». Des auteurs contemporains s’alignent aussi sur cette conception libérale et paternaliste[16]. Selon Harry Brighouse, il serait impropre de reconnaître aux enfants des droits fondamentaux, puisque ceux-ci ne cadrent pas avec le modèle libéral de la personne rationnelle[17]. Cet auteur propose de leur accorder une participation consultative s’expliquant par des différences majeures entre enfants et adultes[18]. Premièrement, les enfants sont incompétents, immatures et dépendants des autres ; deuxièmement, ils sont profondément vulnérables aux décisions des autres ; troisièmement, les enfants ont, contrairement aux adultes dépendants et vulnérables, une capacité de résilience et des ressources pour développer les aptitudes nécessaires afin de pourvoir à leurs propres besoins à l’avenir[19]. Ainsi, la vulnérabilité des enfants sert à justifier des limitations à leurs droits, les enfants étant considérés comme des personnes en développement et des citoyens en devenir. De même, James Griffin soutient que, eu égard au manque de personnalité et de rationalité chez les enfants, ils doivent être considérés comme des « sujets de droit potentiels » plutôt que comme des « sujets de droit réels[20] ». L’affirmation par Onora O’Neill que le seul remède pour la condition d’enfance est de grandir[21] résume bien cette vision traditionnelle des droits ; l’unique façon pour les enfants de détenir des droits et de sortir de leur vulnérabilité inhérente consiste à devenir des adultes dotés de capacité.

1.1.2 La vulnérabilité inhérente de l’enfant à travers l’approche fondée sur l’intérêt de l’enfant

La théorie de l’intérêt vient offrir une solution de rechange à la théorie de la volonté. En effet, bien que l’autonomie soit un élément central de la littérature sur les fondements des droits de la personne, celle-ci ne constitue pas le seul fondement sur lequel reposent lesdits droits. Selon les principes fondamentaux de la théorie de l’intérêt, telle que la décrit Joseph Raz, l’accent reste mis sur le titulaire du droit, mais le choix de ce dernier réside dans ses intérêts, qui sont définis en rapport avec son bien-être[22]. Neal MacCormick, précurseur de la théorie de l’intérêt, se sert des droits de l’enfant pour étayer sa critique de la théorie de la volonté[23]. Il défend spécialement les droits de l’enfant aux soins et à l’attention en tant que droits moraux et légaux, qui sont fondamentaux, particulièrement pour les jeunes enfants[24].

Le droit international des droits de la personne est venu influencer le travail d’autres auteurs qui ont cherché à justifier les droits de l’enfant. Dans la conception véhiculée par la CDE et reprise par des auteurs, les enfants n’ont peut-être pas toujours la capacité d’exercer leurs droits mais, en tant qu’êtres humains complets et non en devenir, ils ne manquent pas d’intérêts, et ceux-ci fondent les droits dont ils sont titulaires[25]. John Tobin affirme que la seule condition préalable de la reconnaissance des droits de la personne est d’avoir le statut d’humain[26]. Michael Freeman, qui souscrit à la théorie de l’intérêt[27], met l’accent sur la dignité des enfants, au coeur de la reconnaissance de leurs droits, la dignité étant un concept clé en droits de la personne[28]. Il préconise l’adoption d’une approche qui permet de protéger l’enfant, tout en assurant ses droits et son autonomie grandissante[29]. Selon Freeman, les droits doivent se baser sur la réalité des enfants, et la vulnérabilité de ces derniers permet de justifier la primauté de leurs droits[30].

Ainsi, contrairement à la théorie de la volonté, les théories fondées sur l’intérêt considèrent la vulnérabilité de l’enfant non pas comme un obstacle aux droits, mais telle une raison justifiant les droits des enfants.

1.1.3 La vulnérabilité universelle, les vulnérabilités spécifiques et les droits de l’enfant

Au-delà des théories qui expliquent les droits de l’enfant et leurs limites par rapport à la vulnérabilité liée à l’enfance, ce concept intéresse aussi des auteurs qui s’y réfèrent pour reconnaître l’universalité de cette condition humaine. D’autres, au contraire, mettront en évidence des groupes qui sont particulièrement vulnérables et qui demandent une attention accrue de la part de l’État.

La théorie de la vulnérabilité proposée par Martha Fineman permet de dépasser les étiquettes collées aux groupes, tels que les enfants[31]. Fineman adopte effectivement une approche critique du concept de vulnérabilité traditionnellement utilisé pour définir des groupes associés généralement aux personnes étiquetées comme pauvres, âgées, très jeunes ou malades. Sa perspective consiste à se débarrasser de tous ces prototypes et à revendiquer le terme « vulnérable » pour décrire un aspect universel, inévitable et durable de la condition humaine. Tous les êtres humains sont vulnérables, car ils sont exposés à des risques, et ne possèdent pas toujours la capacité d’empêcher que ces derniers ne se matérialisent[32]. La vulnérabilité doit être au coeur du concept de responsabilité sociale, et Fineman plaide pour un État plus réactif et une société plus égalitaire[33]. Appliquée aux enfants, cette conception crée pour l’État une obligation morale de favoriser les conditions qui leur permettront, tout comme aux adultes, de réduire leurs vulnérabilités. S’intéressant en particulier aux droits de l’enfant, des auteurs se sont appuyés sur la théorie de la vulnérabilité soit pour démontrer les effets néfastes de l’étiquetage des enfants comme groupe vulnérable, soit pour offrir une position afin de concilier l’universalité de la vulnérabilité et les vulnérabilités spécifiques de l’enfant. Dans la première catégorie, Jonathan Herring reconnaît que la vulnérabilité a joué un rôle important dans la construction sociale de l’enfance[34]. Pour cet auteur, la construction de la vulnérabilité des enfants a des conséquences néfastes sur leurs droits. Elle mènerait, entre autres, à des approches paternalistes à leur égard, à l’assourdissement de leur voix et à leur confinement[35]. Herring préfère donc la conception de la vulnérabilité décrite par Fineman, qui ne distingue pas entre la vulnérabilité des enfants et celle des adultes. Tobin, pour sa part, adopte une approche mitoyenne. Il s’accorde avec Fineman sur l’existence d’une vulnérabilité universelle, mais admet également la vulnérabilité spéciale des enfants. En réalité, Tobin propose quelques réflexions sur la manière de dépasser les dangers rattachés au fait de ne définir les enfants que par leurs vulnérabilités[36]. Il propose une conceptualisation des enfants dans laquelle leur vulnérabilité est « reconnue et validée, mais équilibrée et encadrée par l’évolution des capacités et des droits de participation des enfants, qui sont au coeur d’une approche fondée sur les droits[37] ».

D’autres auteurs préfèrent faire référence aux groupes vulnérables, en s’alignant sur le droit international. En effet, la vulnérabilité est utilisée dans la pratique du droit pour analyser la situation de populations spécifiques et pour leur conférer un statut et des droits particuliers[38]. Ainsi, en utilisant la notion de groupe vulnérable, on ne considère pas seulement les enfants comme un groupe vulnérable, mais on reconnaît que, parmi les enfants, certains ont des caractéristiques endogènes (par exemple, un handicap) ou exogènes (par exemple, la pauvreté) qui les rendent plus vulnérables que d’autres. L’état de vulnérabilité inhérente de l’enfant oblige la société à prendre des mesures générales, qui sont destinées à tous les enfants, mais aussi des protections spécifiques, qui ciblent certaines catégories d’enfants en particulier, tels que les migrants ou les orphelins[39].

Alors que la notion de groupes vulnérables a surtout été implicite en droit international, elle commence à être utilisée de manière explicite. Lourdes Peroni et Alexandra Timmer, en analysant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, soutiennent que les approches universelle et particulière de la vulnérabilité ne sont pas contradictoires, mais qu’elles révèlent plutôt la nature paradoxale de ce concept même, tout en reconnaissant un risque de stigmatisation[40]. Afin de minimiser ce risque, ces auteures recommandent que la Cour s’assure de ne pas appliquer la vulnérabilité comme une simple « étiquette » et mette plutôt l’accent sur les diverses circonstances qui rendent certains groupes vulnérables[41]. De même, Kirsten Sandberg examine la pratique du Comité des droits de l’enfant par rapport à la théorie de Fineman[42]. De fait, le Comité admet la vulnérabilité inhérente des enfants, ce qui justifie les droits spéciaux qui leur sont attribués par la CDE[43]. De plus, le Comité attire l’attention sur des groupes d’enfants qui se trouvent dans des situations de vulnérabilité[44]. Sandberg convient qu’il existe des tensions entre cette pratique et la théorie de la vulnérabilité, mais elle montre aussi les similarités entre l’approche de Fineman et l’approche fondée sur les droits de l’enfant adoptée par le Comité. En outre, tout comme Kay Tisdall[45], elle indique les limites que la théorie de la vulnérabilité offre par rapport à la participation des enfants. Selon Sandberg, si les enfants en situation de vulnérabilité ne sont pas reconnus, ils risquent de ne pas avoir la chance de s’exprimer sur les lois et les politiques qui les concernent[46].

Ainsi, nous pouvons déjà entrevoir la relation complexe entre la vulnérabilité et la participation des enfants. Dans l’optique d’analyser cette dernière en fonction des procédures de protection de l’enfance à travers le prisme de la vulnérabilité, nous adoptons, à l’instar de Tobin, une approche fondée sur les droits de l’enfant[47]. Dans cette perspective, l’enfant est titulaire et acteur de ses droits, respecté dans sa dignité humaine et placé au centre des décisions le concernant. Il convient alors de déconstruire l’étiquette de vulnérabilité inhérente attachée en général à l’enfant et en particulier à ceux qui sont touchés par les procédures de protection. Nous adhérons également à la thèse de Fineman, selon laquelle la vulnérabilité est une condition universelle. Cette nouvelle perception de la vulnérabilité constitue le point de départ de l’autonomisation (empowerment) de ces enfants, car ils ne seront désormais plus vus comme un groupe faible, mais comme des êtres humains en situation de vulnérabilité, dont les capacités de résilience doivent être développées. Cela n’entre pas en contradiction avec le fait de reconnaître aussi les vulnérabilités spécifiques dans lesquelles se trouvent les enfants qui traversent une procédure de protection, particularités qui les distinguent des adultes et d’autres enfants. Notre conception de la vulnérabilité de ces enfants accepte que des mesures soient nécessaires pour faciliter leur participation à chaque étape du processus de protection. Nous rejoignons ici aussi Fineman, qui concède que, bien qu’elle soit universelle, la vulnérabilité se révèle aussi particulière et relative, « les humains étant positionnés différemment au sein d’un réseau de relations économiques et institutionnelles, et la vulnérabilité variant en ampleur et en potentiel au niveau individuel[48] ». Les enfants qui vivent les procédures de protection ont des vulnérabilités spécifiques et multidimensionnelles qui varient d’un cas à l’autre en ampleur et en fréquence tout au long de la chaîne d’intervention. Notre approche consiste donc à mettre en lumière les spécificités de chaque enfant dans une situation donnée dans l’optique de permettre à tous les enfants visés de participer de façon efficace compte tenu de leur situation personnelle.

1.2 Le concept de participation et des droits de l’enfant

Tout comme la vulnérabilité, la participation est une notion floue en droit. Toutefois, elle revêt une signification particulière dans le domaine des droits de l’enfant. Nous l’examinerons d’abord comme une notion juridique et multidisciplinaire. Ensuite, nous étudierons sa signification comme principe de la CDE ; finalement, nous discuterons des obligations étatiques qui en découlent. Nous explorerons ces différentes facettes du concept de participation tout en soulignant les liens et les antagonismes avec le concept de vulnérabilité.

1.2.1 Une notion clé en droits de la personne

La participation est devenue au fil du temps une notion clé en matière de droits de l’enfant. Pourtant, comme le concept de vulnérabilité, la participation est un terme qui semble quasi absent du droit, comme elle n’est pas, en règle générale, expressément incluse dans les lois internes concernant l’enfant ni même dans la CDE. En effet, la participation n’est pas en soi une notion juridique, mais une notion présente en sociologie, en développement international ou en sciences, parmi d’autres domaines[49]. Elle revêt plusieurs significations, entre la participation à une activité, la participation à la prise de décision ou, plus généralement, l’inclusion dans la société[50]. La participation sert à mettre en avant des concepts clés des droits de la personne, comme l’égalité, et des concepts intimement liés aux droits de la personne, telle la démocratie. Ainsi, elle permet de s’intéresser particulièrement au processus démocratique et aux groupes traditionnellement absents de la scène publique, aux groupes marginalisés dépourvus de pouvoir, parfois qualifiés de groupes vulnérables. Selon une approche fondée sur les droits, reconnaître aux personnes appartenant à ces groupes un droit de participation permet de leur donner du pouvoir et de combattre la discrimination à leur égard[51].

Alors que la vulnérabilité inhérente des enfants est bien reconnue, ceux-ci sont rarement envisagés à titre de groupe marginalisé, puisqu’ils sont inclus dans tous les groupes sociaux, et que l’enfance concerne tout le monde. Cependant, si nous faisons référence à notre analyse sur la vulnérabilité, de nombreux facteurs renforcent la marginalisation des enfants dans la société.

De prime abord, le statut juridique des enfants, en tant que mineurs en droit, non seulement sert à expliquer leur vulnérabilité et les mesures protectrices qui doivent en découler, mais il les marginalise de manière générale dans la société[52]. Cela signifie qu’on ne les consulte presque jamais en ce qui a trait à des décisions politiques, et même rarement par rapport à des décisions qui les concernent individuellement[53]. En vérité, le concept de participation est difficile à appliquer aux enfants, car cette idée même vient défier leur position traditionnelle dans la société telle qu’elle est décrite dans la théorie de la volonté.

Ensuite, force est de reconnaître le fait que certains enfants sont dans des situations de vulnérabilité accrue et risquent d’être aussi plus marginalisés. Il en est ainsi des enfants en situation de handicap, des filles, des enfants autochtones et des enfants vivant dans la rue, tel que l’a reconnu le Comité des droits de l’enfant[54]. Ces enfants peuvent être marginalisés à cause de leur appartenance à un groupe minoritaire ou considéré comme vulnérable, mais il faut également prendre en considération l’existence de discrimination multiple et intersectionnelle[55].

Pour contrer ces positions, on peut se référer à la sociologie de l’enfance. Celle-ci offre une approche qui permet de comprendre comment l’enfance est une notion façonnée par la société. Cette notion relative évolue à travers le temps et l’espace, et la place de l’enfant dans cette société est déterminée par les perceptions des adultes[56], notamment par rapport à la vision que ceux-ci ont des vulnérabilités de l’enfance[57]. Plusieurs auteurs sont venus remettre en cause la perception à l’endroit des enfants selon laquelle ils seraient incapables de participer au processus démocratique et d’être des acteurs à part entière dans les situations qui les concernent[58]. Des chercheurs affirment que les enfants veulent être entendus et que les craintes des adultes quant aux répercussions négatives sur les enfants de leur propre participation sont souvent infondées[59].

Aujourd’hui, le concept de participation n’est plus vraiment remis en cause, quelle que soit la théorie sur laquelle reposent les droits de l’enfant. La valeur de la participation des enfants pour ces derniers et pour la société fait l’objet de très nombreux écrits[60] et, dans la pratique, les enfants ont plus d’occasions de participer de nos jours qu’il y a quelques décennies[61]. Toutefois, les auteurs s’accordent pour dire que la participation des enfants aux procédures de protection de l’enfance demeure rare ou trop symbolique[62]. De plus, des discussions perdurent sur les manières dont les enfants devraient être entendus, sur l’étendue du principe, son caractère contraignant, ainsi que sur le résultat qui devrait découler de sa mise en oeuvre[63]. Nous tenterons d’élucider ci-dessous la nature et l’étendue du droit de l’enfant d’être entendu, tel que le garantit la CDE.

1.2.2 Le concept juridique peu défini par la Convention relative aux droits de l’enfant

Concept multidisciplinaire, la participation a pris une forme bien juridique dans le domaine des droits de l’enfant. Le droit de l’enfant d’être entendu sur toute question l’intéressant a été inséré à l’article 12 de la CDE, celui-ci étant consacré par le Comité des droits de l’enfant comme l’un des quatre principes de la CDE[64]. Depuis lors, on a commencé à mettre en évidence le principe du droit de l’enfant d’exprimer son opinion en tant que principe de participation, tout en le liant à d’autres dispositions de la CDE, particulièrement les articles sur le droit à la liberté d’expression, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique, ainsi que l’accès à l’information. Malgré le caractère indissociable de toutes ces dispositions, c’est bien l’article 12 qui est devenu l’incarnation du principe de participation.

L’article 12 de la CDE est composé de différentes parties. Le premier paragraphe énonce d’abord que les enfants capables de discernement ont le droit d’exprimer librement leur opinion sur toute question qui les intéresse et, ensuite, que leurs opinions sont dûment prises en considération eu égard à leur âge et à leur degré de maturité. C’est ce premier paragraphe qui est considéré comme incluant un principe de participation de manière large. Le Comité des droits de l’enfant note que « la notion générale de “participation”, même si ce terme ne figure pas dans le texte de l’article 12, est apparue ces dernières années[65] ». Le Comité fait également remarquer que ce droit de participation contenu dans l’article 12 est maintenant compris de manière large « pour décrire des processus continus, qui comprennent le partage d’informations et le dialogue entre enfants et adultes, sur la base du respect mutuel, et par lesquels les enfants peuvent apprendre comment leurs vues et celles des adultes sont prises en compte et influent sur le résultat de ces processus[66] ». En ce sens, le Comité suit l’analyse doctrinale dominante qui envisage la participation comme un processus plutôt qu’une simple consultation ou la possibilité pour l’enfant de prendre des décisions[67].

Cette partie de l’article 12 de la CDE contient bon nombre d’éléments importants[68]. Premièrement, le sujet du droit garanti par l’article 12 est l’enfant « qui est capable de discernement ». On n’impose donc pas de limites d’âge, ce qui rejoint la position de plusieurs auteurs[69], mais on ne définit pas non plus ce qu’est le discernement. Cela semble laisser une vaste marge de manoeuvre au décideur, qui peut appliquer sa propre vision à la question de la capacité de l’enfant[70]. Le Comité des droits de l’enfant est d’avis qu’il doit y avoir une présomption de capacité et que l’enfant doit être tout simplement capable de se forger une opinion[71]. Deuxièmement, l’enfant a le droit d’exprimer son opinion « librement » ce qui veut dire, d’une part, qu’il doit pouvoir exprimer sa propre opinion sans pression venant d’autres personnes et, d’autre part, que l’expression de l’opinion est un choix de l’enfant, et ne peut lui être imposée[72]. Troisièmement, l’enfant doit avoir la possibilité de s’exprimer « sur toute question l’intéressant ». La sphère d’application est donc potentiellement très étendue. La pratique démontre que le droit de participation ne s’applique pas uniquement aux questions qui touchent un enfant directement, comme les décisions sur la garde ou les mesures de protection, mais qu’il vise aussi celles qui ont une incidence sur les enfants, ou certains groupes d’enfants, de manière générale[73]. Le Comité des droits de l’enfant a confirmé l’interprétation large permettant d’inclure les enfants « dans les processus sociaux de leur communauté et de la société[74] ».

Un autre élément important de l’article 12 de la CDE concerne non seulement la possibilité pour l’enfant de s’exprimer, mais le fait que les adultes doivent tenir compte de son opinion. En effet, les opinions de l’enfant doivent être « dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité ». Il ressort de cette phrase que l’enfant doit pouvoir s’exprimer et, en outre, être écouté, et que ses opinions doivent être considérées par les décideurs. L’enfant n’a pas de pouvoir de décision, mais le poids de son opinion est variable dans le processus de prise de décision. La CDE ne donne aucune indication sur l’application des critères d’âge et de maturité, ce qui laisse là encore une grande marge de manoeuvre au décideur qui entend l’enfant. Le Comité des droits de l’enfant explique l’importance de l’évaluation de la maturité, qui « fait référence à l’aptitude de l’enfant à comprendre et évaluer les implications d’une question donnée[75] ». Malheureusement, le Comité n’a pas saisi l’occasion de préciser la manière dont la maturité devrait être évaluée dans le processus de prise de décision et ce que signifient les termes « dûment prises en considération » dans la pratique. On pourrait donc critiquer les dispositions de l’article 12 (1) qui limitent l’application du droit de participation de l’enfant[76]. Toutefois, le devoir de tenir compte de l’opinion de l’enfant garde toute son importance malgré ce flou conceptuel car, comme le fait remarquer Laura Lundy, l’obligation de donner un certain poids à l’opinion de l’enfant va plus loin que les dispositions liées à la participation des adultes dans d’autres traités internationaux[77].

Alors que l’article 12 de la CDE comporte le principe de participation compris de manière large, le deuxième paragraphe de cet article a un contenu plus restrictif. Il prévoit la possibilité pour l’enfant d’être entendu dans toutes les procédures administratives et judiciaires le concernant, directement ou par l’intermédiaire d’un représentant. Malgré l’apparence précise de ce paragraphe, un flou subsiste quant aux modalités de participation de l’enfant à ces procédures, que ce soit de manière directe ou indirecte. Le texte laisse les questions suivantes sans réponse :

  • L’article 12 donne-t-il le droit à l’enfant d’être entendu directement par le juge ?

  • L’enfant doit-il être auditionné ou doit-il témoigner formellement ?

  • La participation indirecte donne-t-elle un droit aux services d’un avocat ou peut-elle signifier la représentation de l’enfant par son tuteur ?

  • Y a-t-il une obligation pour le représentant de l’enfant d’être le porte-parole de l’enfant ou le rôle du représentant est-il tributaire de l’âge de l’enfant ou de la nature des décisions à prendre[78] ?

Ce manque de précision se traduit par des pratiques très disparates selon les pays et d’un domaine de droit à l’autre[79]. Bien entendu, l’article 12 (2) de la CDE formule une garantie procédurale générale et non particulière[80], d’autant plus que le deuxième paragraphe fait référence aux règles de procédure de la législation nationale. Néanmoins, à la lecture du texte, il est clair qu’il faut au moins donner la possibilité à l’enfant d’exprimer son opinion. De plus, nous pouvons le déduire du fait que le deuxième paragraphe de l’article 12 suit le premier qui énonce un droit général de se faire entendre. En pratique, cela signifie que la représentation de l’enfant ne doit pas avoir pour unique objet de mettre en avant son intérêt, tel que le conçoit son représentant[81]. Le Comité des droits de l’enfant confirme ce point en disant que si l’enfant est entendu indirectement, son représentant doit transmettre les opinions de celui-ci correctement à la personne chargée de prendre la décision[82]. En fait, le Comité va encore plus loin en suggérant que l’enfant devrait avoir le choix de la façon dont il se fera entendre[83], ce qui peut être difficile dans la pratique vu les règles de procédures nationales. À ce sujet, le Comité vient mettre les États en garde contre une interprétation abusive de la clause qui fait référence à la législation nationale et rappelle que les États sont tenus d’avoir des règles de procédure équitable[84].

1.2.3 Les obligations de l’État : assise théorique

Que l’on considère le principe général de participation, tel qu’il est énoncé au premier paragraphe de l’article 12 de la CDE, ou la garantie procédurale au sujet des procédures administratives et judiciaires, c’est l’État qui a l’obligation de garantir les conditions respectueuses de l’article 12, comme le prévoit l’article 4 de la CDE. Entre autres, l’État doit s’assurer que des occasions de s’exprimer seront offertes aux enfants, que les conditions seront adaptées à leur personne et qu’ils pourront parler librement. Il doit aussi vérifier que les procédures judiciaires permettront à l’enfant d’être entendu directement ou par un représentant. Les détails de ces obligations figurent dans des documents tels que l’Observation générale no 12 du Comité des droits de l’enfant, les lignes directrices du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants ou encore le rapport de la Haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme sur l’accès des enfants à la justice[85].

La nature positive des obligations étatiques en rapport avec le droit de l’enfant d’être entendu nous permet de faire de nouveau un lien entre la participation et le concept de vulnérabilité. Selon Tisdall, ces obligations positives de l’État vont de pair avec l’approche fondée sur la vulnérabilité de la personne, telle que l’a développée Fineman[86]. Dans cette perspective, la vulnérabilité n’est pas en contradiction avec la participation, puisque l’État a un rôle dans l’émancipation des enfants. Un aspect de la vulnérabilité inhérente des enfants concernant leur dépendance envers les adultes et leur statut de mineur en droit, l’adoption de mesures pour faciliter leur participation devrait rendre les enfants moins vulnérables. Bien entendu, comme l’ont fait diverses directives[87], ces mesures doivent être adaptées à l’enfant afin que sa participation n’ait pas l’effet inverse, c’est-à-dire qu’elles augmentent sa vulnérabilité.

Nous suggérons ici un rapprochement avec la théorie des « capabilités » élaborée par Amartya Sen et Martha Nussbaum[88]. Cette dernière soutient que certaines vulnérabilités attachées à l’enfance, par exemple la vulnérabilité physique et cognitive, peuvent aussi faire partie de l’expérience de plusieurs adultes[89]. Selon Nussbaum, la vulnérabilité particulière aux enfants étant celle de leur dépendance envers les adultes et leurs décisions à leur égard[90], l’État devrait prendre des mesures pour améliorer leurs capabilités (ou capacités), afin que les enfants puissent mieux exercer leurs droits[91]. En lui-même, l’article 12 de la CDE peut permettre d’atteindre ces objectifs, mais la double notion de vulnérabilité et de capabilités/capacités doit être prise en considération dans la manière de le mettre en oeuvre.

Nous présentons ainsi une approche de la participation qui, d’une part, considère celle-ci comme une occasion de dialogue entre enfants et adultes et qui, d’autre part, permet à l’opinion de l’enfant d’être entendue de manière neutre et véridique. Les modalités de participation doivent tenir compte des éléments endogènes et exogènes susceptibles d’augmenter la vulnérabilité de l’enfant dans une situation donnée. Puisque nous sommes dans le domaine des droits de l’enfant, il incombe à l’État de faciliter sa participation, dans le respect de ses droits, en transformant une situation de vulnérabilité en une occasion d’autonomisation. Ces approches permettent donc de rejoindre les théories des droits de l’enfant, de la vulnérabilité et des capabilités.

Ayant présenté le cadre théorique qui entoure la participation de l’enfant et sa vulnérabilité, nous aborderons, dans la deuxième partie de notre texte, le cadre législatif applicable à la participation des enfants aux procédures de protection de la jeunesse au Québec à travers le prisme de la vulnérabilité.

2 La législation sur la participation et la protection de la jeunesse au Québec

Au Québec, la LPJ prévoit le régime applicable à la protection des enfants dont le développement ou la sécurité se trouvent compromis ou peuvent l’être. Les situations visées par la LPJ sont l’abandon, la négligence, les abus sexuels et physiques, les mauvais traitements psychologiques, ainsi que les troubles de comportement sérieux[92]. La LPJ concerne donc les enfants qui se trouvent dans des situations de vulnérabilité hors du commun. Elle aborde aussi la participation de l’enfant aux procédures de protection. D’autres lois, particulièrement le Code civil du Québec et le Code de procédure civile[93], incluent également des dispositions pertinentes au sujet de la participation des enfants aux procédures judiciaires. L’article 34 du Code civil énonce que « [l]e tribunal doit, chaque fois qu’il est saisi d’une demande mettant en jeu l’intérêt d’un enfant, lui donner la possibilité d’être entendu si son âge et son discernement le permettent ». Néanmoins, nous nous intéresserons de près aux dispositions de la LPJ, car celle-ci crée un régime spécial en matière de protection de la jeunesse, et ses dispositions sont plus détaillées que celles des autres lois. Nous examinerons d’abord les tensions qui existent dans la loi entre la protection, en mettant l’accent sur la vulnérabilité de l’enfant, et la participation, impliquant l’habilitation et l’écoute de ce dernier. Ensuite nous verrons les dispositions dans une optique d’application de l’article 12 de la CDE, en particulier de l’article 12 (2) à travers les prismes théoriques mis en évidence dans la première partie de notre texte. En effet, c’est le deuxième paragraphe de l’article 12 qui nous intéresse spécialement. Lorsque le DPJ, en tant que représentant de l’instance étatique de protection, s’immisce dans la vie des enfants, son action entraîne des procédures administratives, lors desquelles le DPJ prend des décisions concernant la vie de l’enfant. La LPJ parle d’intervention sociale. Toutefois, l’action du DPJ mène souvent à des procédures judiciaires, notamment lorsque les parents sont en désaccord avec les décisions prises par le DPJ. Nous chercherons donc à savoir comment la loi prévoit la participation à ces procédures dans le cas précis des enfants visés, surtout lorsque les dossiers sont judiciarisés.

2.1 Une législation d’avant-garde qui tente un équilibre délicat

Au Québec, le principe de participation est bien ancré et explicitement inclus dans la LPJ, autant en ce qui concerne les procédures administratives que pour ce qui est des procédures judiciaires. L’esprit de la loi veut que la participation des familles soit inhérente à la recherche de solutions. Les principes de la LPJ prévoient que l’on privilégie « les moyens qui permettent à l’enfant et à ses parents de participer activement à la prise de décision et au choix des mesures qui les concernent » et que les personnes et les organismes mandatés légalement doivent « favoriser la participation de l’enfant et de ses parents[94] ». Ces principes signifient notamment qu’il importe « de permettre à l’enfant et à ses parents de faire entendre leurs points de vue, d’exprimer leurs préoccupations et d’être écoutés au moment approprié de l’intervention[95] ». Afin de faciliter cette participation, les personnes autorisées à agir selon la LPJ doivent aussi s’assurer que l’enfant reçoit l’information « en des termes adaptés à son âge et à sa compréhension[96] ». En outre, les enfants et les parents doivent être traités « avec courtoisie, équité et compréhension, dans le respect de leur dignité et de leur autonomie[97] ». Finalement, toujours au chapitre des principes généraux, l’article 6 dispose que les personnes et les tribunaux appelés à prendre des décisions au sujet d’un enfant doivent lui donner, ainsi qu’à ses parents, l’occasion d’être entendu. La possibilité pour ce dernier de s’exprimer semble donc n’être aucunement dépendante de conditions en rapport avec l’âge ou le discernement[98]. La participation des enfants est indubitablement un droit de l’enfant dans la LPJ et, selon son article 3, les décisions prises doivent l’être « dans l’intérêt de l’enfant et dans le respect de ses droits ». C’est une approche compatible avec les théories des droits de l’enfant qui se fondent sur l’intérêt de ce dernier.

La loi québécoise sur la protection de l’enfance ne pourrait être plus claire à propos de l’obligation générale de permettre aux enfants d’être entendus dans le cas des processus administratifs et judiciaires qui les concernent. On y trouve le partage d’informations, le dialogue et le respect mutuel dont parle le Comité des droits de l’enfant dans l’Observation générale no 12, approche préconisée par de nombreux auteurs[99]. Pourtant, rien ne permet de savoir exactement comment la participation doit se faire relativement aux processus administratifs et judiciaires. Nous avions constaté que l’article 12 de la CDE manquait de précisions, mais ce n’est pas le rôle du droit interne de reproduire le flou des dispositions internationales. À titre d’illustration, Anne Fournier note que la LPJ n’indique pas les personnes qui doivent fournir à l’enfant l’information à laquelle il a droit, ni la manière dont l’information devrait être transmise[100]. Elle suggère que cette responsabilité soit attribuée aux intervenants de première ligne[101]. Des dispositions plus spécifiques au regard de l’intervention sociale ne sont incluses que par rapport au devoir d’obtenir l’adhésion de l’enfant de 14 ans et plus aux mesures proposées par le DPJ. Par exemple, le consentement de l’adolescent est nécessaire pour la prolongation de mesures de protection immédiates, une entente provisoire ou de courte durée, l’application de mesures volontaires, une continuation de l’hébergement obligatoire si la période d’hébergement se termine en cours d’année scolaire et la soumission de l’enfant à toute étude ou expertise[102]. Pour ce qui est de l’enfant de moins de 14 ans, le DPJ doit favoriser son adhésion à l’entente provisoire ou de courte durée et à l’entente sur des mesures volontaires[103]. Ainsi, l’enfant est informé des mesures proposées, il peut se prononcer à ce sujet, et son consentement est requis pour l’application desdites mesures s’il a au moins 14 ans. Ces dispositions se révèlent donc en partie compatibles avec l’obligation de prendre en considération les opinions de l’enfant « eu égard à son âge et à son degré de maturité[104] ».

En ce qui concerne les procédures judiciaires, des dispositions pertinentes relativement à l’écoute de l’enfant lui reconnaissent la qualité de partie au procès et le droit à la représentation par avocat[105]. D’autres dispositions portent sur le témoignage et la prise en considération des déclarations extrajudiciaires de l’enfant[106]. Bien que l’âge soit moins présent dans cette partie de la LPJ, la mention « 14 ans » apparaît à quelques reprises. L’enfant de 14 ans et plus a accès à son dossier du tribunal et il est signifié des procédures judiciaires[107]. On trouve cet âge aussi en rapport avec le témoignage, mais précisément pour dire que l’enfant de moins de 14 ans est présumé apte à témoigner, alors qu’il ne sera pas assermenté. Il devra cependant promettre de dire la vérité, et son témoignage aura le même effet que celui d’un enfant plus âgé. S’agissant d’une présomption de capacité, la partie qui soulève un doute quant à la capacité de l’enfant de témoigner doit prouver au tribunal que celui-ci ne peut pas comprendre les questions et y répondre. Si le tribunal en est convaincu, alors il pourra déclarer l’enfant inapte à témoigner. Considérant les objectifs du témoignage, cette décision est peut-être prise surtout parce que le témoignage d’un enfant très jeune ou ayant des déficiences intellectuelles, par exemple, ne serait pas utile au tribunal. Néanmoins, c’est aussi une mesure qui permet de protéger un enfant qui se trouve dans une situation de vulnérabilité à cause de caractéristiques endogènes liées à son âge. Toutefois, il existe d’autres situations dans lesquelles l’enfant ne témoignera pas et qui sont davantage liées à ses vulnérabilités et à sa protection. Dans ces cas, la protection de l’enfant par rapport aux effets néfastes de sa participation à l’audience l’emporte sur son droit de participer à une procédure qui le concerne. Le tribunal a alors la possibilité de dispenser un enfant de témoigner s’il considère que sa déposition en cour pourrait être préjudiciable à son développement[108]. Vu l’objet protecteur de ces exceptions au témoignage, il importe de mentionner la mise en place de mesures protectrices lorsque l’enfant doit témoigner. Non seulement les audiences sont à huis clos, mais le tribunal peut aussi entendre l’enfant hors la présence des parties à l’instance[109]. Dans ce cas, les avocats des parties demeurent présents.

Même en l’absence du témoignage en raison d’une dispense ou d’une déclaration d’inaptitude, la parole de l’enfant pourra avoir un poids important dans la décision, car la déclaration faite hors cour sera recevable pour prouver les faits. Le tribunal pourra aussi se prononcer sur la compromission en se basant seulement sur les dires de l’enfant, s’il considère que la déclaration de ce dernier présente des garanties suffisamment sérieuses[110]. Ces dernières ne se réfèrent pas à un besoin de corroboration[111] : elles portent plutôt sur l’ensemble des circonstances qui entourent la déclaration et qui permettent de s’assurer du caractère fiable et crédible des propos[112].

Ainsi, la LPJ garde un équilibre délicat entre la protection de l’enfant et sa participation. Ce droit s’applique à tous les stades de la procédure, et ne distingue généralement pas entre enfants de différents âges. Même la notion de discernement, incluse dans le Code civil, n’est pas considérée dans la LPJ. Le traitement différent de l’enfant de 14 ans en matière de témoignage semble sans conséquence sur le droit de l’enfant plus jeune d’être entendu et sur le poids de son témoignage. Toutefois, l’enfant de 14 ans et plus a un accès plus direct à l’information et un rôle plus important dans le choix des mesures de protection à prendre, la parole de l’enfant plus jeune étant surtout liée à l’identification de la situation de compromission. Le droit de participation de tout enfant par voie de témoignage peut être limité pour le protéger, au cas où le témoignage lui serait préjudiciable. Étant donné les commentaires sur l’application de l’article 12 de la CDE par le Comité des droits de l’enfant et la doctrine, ne serait-il pas plus respectueux des droits de l’enfant de prendre des mesures positives afin de faciliter sa participation, plutôt que d’éviter de le faire témoigner ? La participation, particulièrement l’écoute de l’enfant et la prise en considération de son opinion, peut avoir un effet protecteur[113], en améliorant ses capabilités. Il conviendrait moins de remettre en question la pertinence de la participation elle-même que de ses modalités adaptables à la situation de chaque enfant, compte tenu de ses vulnérabilités.

2.2 Des failles qui rendent l’application difficile

Malgré des dispositions législatives qui sont d’avant-garde et qui semblent prima facie conformes à l’article 12 de la CDE, il est aisé de remarquer que plusieurs questions en rapport avec les modalités de la participation et leurs conséquences subsistent à cause du silence du législateur. Bien que la LPJ indique clairement que l’enfant pourra s’exprimer, il n’y a aucune indication sur la manière pour lui de se faire entendre à différentes étapes de la procédure. Les seules mentions précises quant à la participation concernent le consentement des enfants de 14 ans et plus aux décisions prises par le DPJ, le témoignage, ainsi que le droit d’être représenté par un avocat.

Ces éléments se révèlent limitatifs. D’abord, même si notre propos touche précisément les procédures judicaires, on note que le consentement aux mesures sociales ne s’applique qu’aux enfants de 14 ans et plus et ne porte que sur l’acquiescement aux mesures proposées. Ensuite, comme le remarque Carmen Lavallée, il est important de distinguer entre le témoignage et les droits de l’enfant au regard de l’article 12 de la CDE[114]. En effet, cet article permet à l’enfant voulant s’exprimer sur une question qui le concerne de donner son opinion à ce sujet. Le témoignage, par contre, ne lui offre pas ce genre d’audience, car il a pour objet d’obtenir une preuve qui aidera le tribunal dans sa prise de décision. L’enfant, à l’instar de toute autre personne, est alors appelé à témoigner. Dans ce cas, il n’a pas le choix « d’exprimer librement son opinion », comme l’indique l’article 12, puisqu’il a l’obligation de témoigner en répondant tout simplement aux questions qui lui sont posées par les avocats au moment de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire. Le témoignage portant sur des faits, il ne permet pas nécessairement à l’enfant d’exposer ses désirs et ses sentiments. Pourtant, comme il en ressort de recherches doctrinales et de propos de praticiens[115], la notion de participation de l’enfant est souvent synonyme de témoignage formel en cour. Étant donné l’absence dans la LPJ de différentes manières de se faire entendre et vu la pratique du témoignage, il faut ainsi traiter celui-ci comme une forme de participation. Toutefois, des questionnements subsistent, et un examen de la pratique est nécessaire pour comprendre la manière dont la LPJ est appliquée. Des recherches indiquent que les déclarations d’inaptitude et les dispenses sont courantes[116], alors que les juges rappellent que celles-ci doivent être exceptionnelles[117]. En outre, vu les approches théoriques que nous avons examinées dans la première partie, il serait intéressant de savoir si les exceptions au témoignage sont liées à la vulnérabilité de l’enfant et, si oui, s’il s’agit de vulnérabilités spécifiques, en rapport ou non avec la situation de compromission, ou plutôt d’une considération générale liée au discernement, à l’âge et à la maturité de l’enfant. En plus de la question de l’occasion pour l’enfant de se faire entendre, il serait important aussi d’examiner la façon dont sa parole est prise en considération « eu égard à son âge et à son degré de maturité ». Si le consentement de l’enfant de 14 ans et plus s’avère nécessaire dans la phase de l’intervention sociale, la LPJ ne permet pas de déterminer si, devant le tribunal, la parole de l’enfant a un poids différent selon son âge. Comment le décideur le prend-il en considération ? Selon quels critères accorde-t-il du poids à cette opinion ? La LPJ ne traite pas de cette question en rapport avec l’application de l’article 12.1 de la CDE.

Finalement, il est important de traiter de la représentation de l’enfant par avocat. Dans ce cas aussi, la LPJ reste vague. Si la représentation de l’enfant par avocat, indépendamment des parents, ne semble pas remise en cause dans la pratique[118], la loi ne garantit pas cette représentation de manière systématique, mais seulement « [l]orsque le tribunal constate que l’intérêt de l’enfant est opposé à celui de ses parents[119] ». Vu la pratique généralisée de représentation de l’enfant, il est dommage que les multiples modifications à la LPJ n’aient pas officialisé cette pratique avec une garantie de représentation de chaque enfant. De plus, l’article 5 de la LPJ dispose que l’enfant doit être informé de son droit de consulter un avocat et que cette consultation devrait pouvoir se faire même pendant la phase de l’intervention sociale, comme le soutient Fournier[120], alors que dans la pratique les enfants ne sont pas souvent informés de ce droit. Au plus tard en cas d’intervention judiciaire, c’est au tribunal d’informer l’enfant de son droit d’être représenté par avocat et de s’assurer que celui qui s’acquitte de cette tâche ne joue aucun rôle de procureur auprès des parents[121].

Toutefois, il est un autre aspect de la représentation de l’enfant que la LPJ laisse dans l’obscurité totale, soit le rôle de l’avocat de l’enfant. Dans la pratique, chaque enfant est généralement représenté par avocat, mais la relation entre les deux manque de clarté. On pourrait supposer que le droit de l’enfant de se faire entendre dans les procédures de protection est bien protégé par la LPJ, puisque l’enfant y est partie et qu’il y est représenté par avocat. N’est-ce pas le rôle précis de l’avocat de faire valoir les points de vue de son client ? Si nous considérons les choses ainsi, il s’agirait d’une bonne application de l’article 12 (2) de la CDE qui dispose que l’enfant peut être entendu dans les procédures judiciaires par l’intermédiaire d’un représentant. Pourtant, des doutes subsistent sur le rôle de l’avocat, et la pratique n’est pas concluante, malgré des appels de praticiens, de la doctrine, de tribunaux et du Barreau du Québec en faveur de la mise en avant de l’opinion de l’enfant par son avocat[122]. Comme nous allons le voir, la pratique pointe vers un contact minimal entre l’enfant et son avocat. Cela signifie que les avocats défendent les droits et les intérêts de l’enfant sur la base de la preuve soumise plutôt que selon les instructions de ce dernier. L’accent mis sur l’intérêt de l’enfant est délicat car, en se fondant sur la preuve, le procureur de l’enfant se fait sa propre idée sur l’intérêt de celui-ci, alors que la Cour d’appel du Québec a rappelé que l’avocat ne peut exposer son opinion sur l’intérêt de l’enfant, cela le mettant dans la position de témoin[123]. Selon la position du Barreau du Québec et de la Cour d’appel, c’est seulement lorsqu’un enfant est incapable de mandater un avocat à cause de son âge ou d’une déficience, par exemple, que celui-ci doit faire les nuances nécessaires, tout en informant le tribunal des souhaits de l’enfant[124]. Au sujet de la capacité de l’enfant de mandater, la jurisprudence est peu concluante[125].

Ainsi, la LPJ est une loi qui protège plusieurs droits de l’enfant, y compris ses droits de participation, mais qui contient aussi des lacunes. Les types de participation prévus légalement sont limités : ils ne traitent pas, par exemple, de la relation entre l’enfant avec le DPJ, à travers son intervenant social ou d’autres personnes, ou encore de la possibilité pour l’enfant de parler au juge en dehors du témoignage stricto sensu. Les entrevues judiciaires pourraient découler de l’article 6 de la LPJ[126], mais elles ne figurent pas dans celle-ci. Pourtant, d’après des chercheurs canadiens, les entrevues judiciaires sont de plus en plus courantes dans différentes instances et devraient être favorisées comme méthode d’écoute de l’enfant[127]. En effet, ces entrevues lui permettent de s’exprimer librement, sans que l’on cherche à obtenir des éléments de preuve, ce qui pourrait nuire aux droits judiciaires des autres parties[128]. Quant aux types de participation inclus dans la LPJ, particulièrement le témoignage et la représentation par avocat, les silences laissent place à des incertitudes quant à sa conformité avec les droits de l’enfant garantis par la CDE. Il est certain que les mesures prises dans le domaine de la protection de la jeunesse cherchent à diminuer les vulnérabilités des enfants attribuables aux situations de compromission indiquées dans la LPJ. Cependant, pourrions-nous, ainsi que le suggère notre cadre théorique, appréhender la participation comme une forme d’autonomisation et prendre des mesures pour faciliter la participation de l’enfant et ainsi améliorer ses capabilités ? Ou est-il possible de justifier le réflexe de diminuer sa participation pour éviter d’augmenter sa vulnérabilité ? Ces questions demeurent purement théoriques sans l’examen de la pratique et des motivations qui la sous-tendent. Ainsi, nous analyserons, dans la troisième partie de notre texte, les positions des professionnels de la protection de la jeunesse par rapport à la participation des enfants et à leurs vulnérabilités.

3 La vulnérabilité et la participation vues par les professionnels de la protection de la jeunesse

Nous avons pu constater que la participation de l’enfant est un principe bien protégé dans la législation québécoise. Toutefois, l’application de la LPJ, qui manque de clarté sur la mise en oeuvre de ce principe, repose en grande partie sur les professionnels. Ainsi, connaître les points de vue des intervenants sociaux, qui travaillent auprès des enfants, s’avère crucial afin de mieux comprendre la manière dont les notions de vulnérabilité et de participation se jouent dans la pratique. Dans notre recherche, nous avons aussi inclus la voix de juges de la Chambre de la jeunesse, puisque ceux-ci prennent des décisions sur la participation de l’enfant au tribunal. En premier lieu, nous explorerons les points de vue de ces professionnels sur la participation de l’enfant. Comment la vulnérabilité de ce dernier est-elle perçue ? L’empêche-t-elle de prendre part aux procédures de protection ? Quelles sont les mesures prises pour faciliter sa participation ? Notre analyse des entrevues, qui étaient centrées autour de ces questions, fait ressortir plusieurs facteurs qui constituent de véritables sources de vulnérabilité pour l’enfant et qui ont une influence sur sa participation. Certaines se rattachent directement à l’enfant, alors que d’autres sont liées à des facteurs externes. En second lieu, nous formulerons des recommandations qui émanent directement des entrevues ou que nous déduisons sur la base de notre analyse globale.

3.1 Les vulnérabilités de l’enfant perçues par les professionnels

Dans notre recherche, l’un des objectifs était d’en savoir davantage sur les vulnérabilités qui pourraient entraver la participation des enfants aux procédures de protection. Les intervenants sociaux ont répondu directement à cette question. La mise en évidence de vulnérabilités découle également des réponses des juges, à qui des questions différentes avaient été posées, selon les conseils de la Cour du Québec[129].

3.1.1 Les vulnérabilités rattachées à l’enfant

3.1.1.1 Les motifs de compromission

Alors que les motifs de compromission sont rarement inhérents à l’enfant et se trouvent souvent le résultat d’actions ou d’omissions par des personnes dans l’entourage de l’enfant, ce sont tout de même des étiquettes qui sont rattachées à ce dernier et font partie de son vécu. Parmi les six catégories de motifs de protection prévus par l’article 38 de la LPJ, les professionnels que nous avons interrogés ont été nombreux à affirmer le caractère particulièrement vulnérabilisant des abus physiques et des abus sexuels[130]. Selon un intervenant, « un enfant qui a vécu des gros abus physiques, des gros abus sexuels, qui a vécu beaucoup de négligence, qui a eu de l’impact sur lui, est plus vulnérable à venir témoigner de ce qu’il a vécu ou c’est plus difficile, pour lui c’est un obstacle de plus[131] ». Eu égard aux liens de dépendance des enfants à l’égard de leurs parents ou de ceux qui en ont la garde, les abus physiques et sexuels venant de la part de ces derniers ont la particularité exclusive d’affecter sérieusement les enfants[132]. Un intervenant a indiqué parmi les motifs qui pourraient constituer pour l’enfant un obstacle à sa participation « certaines situations d’abus sexuels ou physiques ou toute autre situation où l’enfant doit dénoncer le comportement d’un de ses parents[133] ». De surcroît, devoir témoigner relativement à un abus physique ou sexuel devant l’abuseur augmente la vulnérabilité de l’enfant[134]. Des intervenants ont aussi indiqué que, lorsque les faits se sont perpétrés longtemps avant la date de l’audience, revenir sur les circonstances de ces abus et en parler se révèle émotionnellement pénible pour les enfants[135]. Même s’il existe une entente multisectorielle permettant au tribunal d’utiliser l’enregistrement vidéo de l’entrevue menée par le corps policier avec l’enfant, ce moyen est considéré comme mal adapté aux procédures de protection[136]. Le tribunal demandera donc fréquemment à l’enfant, souvent seul témoin de l’abus, de témoigner afin d’établir les faits[137]. Poser des questions multiples à l’enfant, ce qui l’oblige à répéter plus d’une fois sa version des faits difficiles, peut gravement l’affecter[138].

Par ailleurs, il est possible de prendre des mesures protectrices pour l’enfant témoin, notamment pour éviter tout contact entre celui-ci et son abuseur. Premièrement, le tribunal peut exclure les parents de l’audience pendant le témoignage de l’enfant, qui ne parle alors que devant le juge et les avocats[139]. En dehors du témoignage lui-même, le tribunal peut exclure l’enfant de l’audience[140], comme l’explique un juge : « Par exemple, un enfant pourrait se sentir mal également d’être dans la salle de Cour lorsque son présumé abuseur vient témoigner. Alors, c’est un bon moment pour exclure l’enfant[141]. » De plus, certains nous ont indiqué que l’enfant peut attendre l’audience dans une salle séparée afin de ne pas être en contact avec son abuseur dans la salle d’attente du tribunal[142]. Deuxièmement, on évite de faire témoigner l’enfant quand ce n’est pas absolument nécessaire, sachant que l’on peut fonder une décision de compromission sur ses déclarations extrajudiciaires[143]. Les cas d’abus sexuels et physiques sont donc un des motifs de la dispense de témoigner lorsque le témoignage est préjudiciable à l’enfant[144].

Ainsi, en amont de la procédure, le processus de fragilisation de l’enfant déjà amorcé déteint naturellement sur la suite de sa participation. Il est bien connu que l’enfant est particulièrement vulnérable dans cette situation, et la solution consiste à limiter sa présence en cour autant que possible[145]. Lorsque le tribunal ne peut éviter la comparution de l’enfant, il prend alors des mesures pour le protéger.

3.1.1.2 L’état psychologique de l’enfant et les situations de handicap

L’état psychologique de l’enfant est déterminant sur son aptitude à participer aux procédures de protection. Lors de la collecte des données, la plupart des participants à notre recherche ont désigné l’état psychologique de l’enfant comme frein potentiel à cet égard. Aussi bien les intervenants sociaux que les juges que nous avons interrogés ont affirmé que certaines pathologies chez l’enfant constituent une source de vulnérabilité. Un intervenant social a souligné ce qui suit : « s’ils ont des déficiences intellectuelles, s’ils ont des limitations, s’ils ont vraiment des problèmes au niveau de la santé mentale, qui leur causent des stress, de l’anxiété, de l’angoisse et que ça pourrait empirer leur situation, moi je pense qu’il faut utiliser notre jugement professionnel ». Ce raisonnement le guide pour prendre une décision sur l’opportunité et les modalités du témoignage et de la présence de l’enfant à la cour[146]. Celui qui est aux prises avec un problème de santé mentale peut donc accumuler de l’anxiété durant la procédure. Voilà une des raisons pour lesquelles le juge va le dispenser de témoigner ou l’exclure des débats, ce qui peut être fait à la demande de son avocat ou du DPJ[147]. Un juge a relevé que, « [t]rès souvent à cause de problème de santé mentale, l’avocat peut invoquer cette vulnérabilité devant le juge pour ne pas que l’enfant témoigne. Il y a souvent des situations où l’enfant manifeste le désir de participer […] mais le juge évalue s’il y va de l’intérêt de l’enfant de participer ou non[148] ».

En plus de problèmes liés à la santé mentale, plusieurs intervenants sociaux ont relevé des vulnérabilités en rapport avec des déficiences, comme les retards de développement, l’autisme, les déficiences intellectuelles, les troubles du langage, de communication, d’apprentissage, de comportement, d’attachement, le développement psychosocial affectif, le traumatisme, le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH), et le syndrome de Gilles de la Tourette, qui sont tous autant de facteurs pouvant expliquer une dispense de témoigner.

3.1.1.3 L’âge de l’enfant

L’âge est une justification facile pour protéger l’enfant considéré comme « vulnérable par essence ». Bien que les recherches relatives à la discrimination fondée sur l’âge soient peu documentées[149], l’âge de l’enfant a toujours été associé à l’incapacité et à l’incompétence. Selon Cordero Arce, les efforts déployés pour comprendre les enfants en tant que catégorie sociale potentiellement discriminée en fonction de l’âge ont été timides, et cette discrimination s’applique particulièrement à la question de la participation de l’enfant dans la pratique[150]. En matière de protection de l’enfance, l’âge est-il une source de discrimination ou un véritable facteur de vulnérabilité justifiant des limitations ou des adaptations à la participation ?

Nous avons vu que la LPJ ne distingue généralement pas entre différentes catégories d’âge. Toutefois, dans notre recherche, plusieurs juges et intervenants sociaux ont trouvé que l’âge de l’enfant était déterminant dans sa capacité à témoigner. L’analyse de leurs opinions sur le sujet a révélé des divergences. Tandis que certains professionnels ont situé l’âge minimal de participation de l’enfant entre 5 et 10 ans[151], d’autres ont fixé la barre entre 12 et 14 ans[152]. Des juges et des intervenants sociaux nous ont mentionné que le bas âge de l’enfant était déterminant dans sa vulnérabilité, et qu’il pourrait constituer un obstacle à son témoignage[153]. Il ressort de notre recherche que la plupart des professionnels de la protection voient en l’âge de l’enfant un véritable facteur de vulnérabilité qui motiverait son exclusion des procédures.

Toutefois, certains professionnels tempèrent leur appréciation de l’âge en y ajoutant la question de la maturité de l’enfant et son aptitude à témoigner. Un juge s’est exprimé en ces termes :

La loi parle de 14 ans un peu partout, mais la loi n’est pas spécifique quant au mandat au procureur […] C’est vraiment au niveau de la capacité […] Vous voyez là […] on peut avoir un enfant de 8 ans qui est hyper allumé, qui est capable de donner un mandat, un mandat conventionnel, qui est capable de comprendre ce qu’il se passe, surtout si on parle d’un enfant qui est dans un conflit de loyauté, de chicane entre ses parents, mais d’un autre côté, on peut avoir un enfant qui a 14 ans, qui a des difficultés de santé mentale, qui a des retards intellectuels où on est là en mandat légal […] chaque enfant est différent[154].

Un intervenant nous a aussi expliqué la nécessité d’examiner la situation de chaque enfant en disant ceci :

[On a] de la difficulté à mettre un âge, parce qu’on n’a pas nécessairement des enfants dans la norme du développement […] on a des enfants beaucoup plus immatures ; on a des enfants qui ont des difficultés au niveau du langage […] Donc règle générale je dirais 8 ans, mais en même temps je pourrais avoir un enfant de 8 ans que je dirais « non, non, non » et je pourrais avoir un enfant de 6 ans que je saurais assez solide pour témoigner[155].

Un autre s’est exprimé ainsi : « Un jeune enfant peut tout aussi témoigner qu’un adolescent et vice-versa. Il y a des adolescents qui ne devraient pas témoigner par leur état de santé, parce que ça les met anxieux[156]. » Ainsi, certains ne donnent pas de critères d’âge ; cependant, même en ce qui concerne les intervenants qui l’ont fait, la majorité ont généralement insisté sur l’idée qu’il convenait mieux d’éviter les automatismes et de plutôt prendre des décisions au cas par cas[157].

Cette manière d’aborder la question va dans le sens de l’approche fondée sur les droits de l’enfant : les enfants devraient pouvoir participer eu égard à leur âge et à leur degré de maturité, le tout en prenant en considération les multiples vulnérabilités, telles que l’état psychologique ou la présence de déficiences. Toutefois, un problème persiste dans la pratique : même si les professionnels reconnaissent l’importance d’examiner le cas de chaque enfant individuellement, leur âge de référence par rapport à l’opportunité de le faire participer aux procédures varie grandement.

3.1.2 Les vulnérabilités extérieures à l’enfant

3.1.2.1 Les vulnérabilités liées au contexte et au déroulement de la procédure judiciaire

Certains juges ont ouvertement montré leur scepticisme quant à la participation de l’enfant à l’audience. L’un d’eux s’est exprimé en ces termes : « C’est clair, un palais de justice, c’est clairement pas adapté pour les enfants […] ça peut vraiment être traumatisant pour eux de venir au tribunal[158]. » Un intervenant social a parlé d’« un milieu qui est quand même un peu aseptisé, très neutre, très froid[159] ». Ainsi, les lieux ne conviendraient pas aux enfants. Alors que des palais de justice sont équipés de salles de jeux, ce n’est pas le cas pour la plupart. Le fait que ces espaces ne sont pas adaptés aux enfants se révèle particulièrement problématique, les participants à notre recherche ayant reconnu que les enfants doivent souvent attendre de nombreuses heures avant leur audience, même parfois revenir un autre jour lorsque l’audience est reportée[160]. D’autres juges et intervenants que nous avons interrogés ont observé aussi la difficulté liée à la compréhension du langage judiciaire[161]. Quant au décorum de la cour, certains juges ont noté que cela pouvait être stressant pour l’enfant, et quelques-uns étaient prêts à faire des exceptions au protocole, comme enlever leur toge ou se lever de leur pupitre pour s’asseoir près de l’enfant[162]. Par contre, d’autres ont insisté sur le fait qu’il est important de ne pas créer d’exceptions en cas de présence d’enfants soit parce que ceux-ci ne seraient généralement pas affectés négativement par le décorum[163], soit parce que les exceptions pourraient être considérées par les autres parties à la procédure comme un signe de manque d’impartialité[164].

En effet, l’enfant est partie aux procédures de protection, tout comme ses parents et le DPJ[165]. Cela suppose qu’il a un rôle à jouer à ce titre et qu’il doit subir une procédure contradictoire où toutes les parties peuvent faire appel à des témoins et témoigner eux-mêmes[166]. Un enfant peut donc être assigné comme témoin, être interrogé par son avocat et contre-interrogé par les avocats des autres parties. Plusieurs participants à notre recherche ont constaté le caractère stressant du témoignage, particulièrement au moment du contre-interrogatoire[167]. Un intervenant social s’est exprimé ainsi : « Je crois que le processus judiciaire est un processus extrêmement stressant pour ces familles et ces enfants et que leur demander de venir témoigner accentue encore plus leur vulnérabilité en ajoutant une pression, du stress sur ceux-ci. Ils peuvent également être contre-interrogés et les avocats des parents peuvent parfois tenter d’attaquer la crédibilité de l’enfant pour défendre le parent[168]. »

Néanmoins, des juges ont aussi souligné le fait que l’interrogatoire se déroule avec beaucoup de délicatesse de la part de tous les avocats et que le tribunal s’assure également qu’un ton approprié soit utilisé[169]. On a également signalé que l’enfant témoigne généralement en premier ; le juge lui explique d’abord la procédure de manière claire et commence par le mettre à l’aise en lui posant des questions sur son école et ses loisirs[170]. De plus, afin de réduire le stress causé par la procédure, on évite de faire témoigner l’enfant lorsque son témoignage n’est pas absolument nécessaire pour la preuve[171]. Finalement, on ne force pas un enfant à témoigner si celui-ci refuse de le faire[172]. Ainsi, on adopte une approche très protectrice à son égard.

Enfin, les professionnels que nous avons interrogés ont spécifié fréquemment que la vulnérabilité de l’enfant dans le cas des procédures de protection résidait en la divulgation éventuelle d’informations très sensibles au moment de l’audience. Cela constitue souvent pour le juge un motif valable d’exclusion de l’enfant de la salle pour éviter qu’il ait directement accès aux informations qui pourraient lui être nuisibles[173]. Un juge affirme exclure souvent l’enfant lorsque les propos des parents peuvent avoir un effet sur ce dernier : « les parties vont le soulever ou le juge va le soumettre à l’avocat de l’enfant. L’enfant pourra donc être exclu d’une partie des débats par exemple quand cela relève du passé des parents, de leur santé mentale, l’identité, la véritable filiation de l’enfant, ou la mère a été elle-même agressée sexuellement dans l’enfance par son père[174] ».

Ainsi, plusieurs vulnérabilités de l’enfant sont liées aux procédures de la protection de l’enfance. Il n’est pas aisé de distinguer entre procédures et personnes qui font partie des procédures, comme nous l’avons vu notamment avec la question de la présence des parents dans la salle d’attente, le contre-interrogatoire par les avocats ou encore les informations divulguées sur les parents ou d’autres personnes significatives à l’occasion des audiences. Cependant, il demeure possible de distinguer certaines vulnérabilités de l’enfant qui ont particulièrement trait à des personnes qui l’entourent.

3.1.2.2 Les vulnérabilités liées aux adultes

Il ressort des points soulevés ci-dessus que les enfants sont affectés par les adultes de leur entourage, en particulier leurs parents. Ainsi, alors que nous avons indiqué la santé mentale des enfants comme un facteur de vulnérabilité, plusieurs participants à notre recherche ont aussi observé que la santé mentale des parents pouvait avoir un effet vulnérabilisant sur les enfants[175]. Les comportements des parents ayant des problèmes de santé mentale déstabilisent parfois l’enfant. Les professionnels que nous avons interrogés ont relevé que, lors des audiences, certains adultes pouvaient être impulsifs et agressifs[176]. Ainsi, les parents ayant des problèmes de comportement en rapport avec leur santé mentale deviennent une raison d’exclusion de l’enfant de l’audience et de l’exclusion des parents, lorsque celui-ci témoigne.

À la santé mentale des parents s’ajoutent le conflit de loyauté dans lequel pourrait se trouver l’enfant et le sentiment de culpabilité qu’apporte le témoignage. Les professionnels nous ont souvent mentionné que les enfants pourraient se sentir responsables d’avoir témoigné contre leur parent et que cela constituait pour eux un lourd fardeau à porter[177]. Selon un juge, « [ç]a peut le rendre plus vulnérable ou la responsabilité qu’il a à porter va le suivre toute sa vie. Il va tenter de réparer, toute sa vie, quelque chose, alors qu’il ne sera pas responsable[178] ». La situation est aggravée par le comportement de certains parents qui, explicitement ou implicitement, font reposer le poids du jugement sur l’enfant, comptant sur lui pour qu’il témoigne en leur faveur, puis le culpabilisant lorsque son témoignage ne correspond pas à leurs attentes[179]. Selon des participants à notre recherche, cette situation est particulièrement présente dans les cas de conflit parental sévère[180], et tout à fait problématique lorsque l’enfant demeure dans son milieu familial[181].

Parmi les vulnérabilités des enfants liées à l’attitude des adultes, mentionnons aussi les professionnels de la protection de la jeunesse et des procédures judiciaires. Nous avons déjà fait valoir qu’il existe un sentiment généralisé chez les professionnels, à savoir que tous travaillent dans l’intérêt de l’enfant. Le juge et les avocats sont attentifs lorsque l’enfant se trouve dans la salle d’audience. Le travail de chacun lui est expliqué, et autant l’intervenant social que l’avocat de l’enfant ont un rôle à jouer dans sa préparation à l’audience. Dans un cas d’abus physique ou sexuel, c’est le centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) qui prend en charge l’enfant en le préparant et l’accompagnant au moment de son passage au tribunal[182]. Malgré ces rôles déterminés, plusieurs participants à notre recherche ont nommé le manque de préparation de l’enfant comme une cause de vulnérabilité. Les critiques formulées par les professionnels avaient surtout trait au rôle de l’avocat de l’enfant. Les juges et les intervenants sociaux ont fait valoir que l’avocat de l’enfant ne prenait généralement pas assez de temps pour rencontrer ce dernier et le préparer à l’audience. Il est même commun que l’avocat de l’enfant ne rencontre pas celui-ci lorsqu’il n’est pas considéré comme capable de lui donner un mandat. Parfois, la discussion a lieu par téléphone seulement, ou au tribunal peu de temps avant l’audience[183]. Un intervenant social a décrit la situation ainsi : « [Il faut] plus de contacts entre le jeune et son avocat. C’est ce qui est souvent nommé par les jeunes qui n’ont pas l’impression que leur avocat connaît réellement leur situation ou qui sont d’avis qu’ils sont peu écoutés. Les intervenants tentent du mieux possible de bien expliquer le déroulement d’une audition au jeune, mais je crois que certains enjeux doivent être nommés par leur avocat[184] ». Des juges nous ont fait remarquer que beaucoup d’avocats d’enfants n’étaient malheureusement pas outillés et bien formés en matière de protection de l’enfance[185]. Le manque de contact entre l’avocat et l’enfant indique non seulement un risque de préparation déficiente de ce dernier et donc un surplus de stress, mais aussi le risque qu’il ne puisse pas faire entendre sa voix durant la procédure. Si le but de la mise à l’écart de l’enfant est sa protection, celle-ci peut accroître sa vulnérabilité.

Si le système n’est pas adapté aux enfants, ne faudrait-il pas penser y apporter des changements plutôt que de tenir l’enfant à l’écart de tout le processus ? Selon un juge, « il y a souvent une présomption que l’enfant ne veut pas témoigner. On présume trop de l’incapacité ou de la non-volonté des enfants de s’exprimer en Cour […] Si le forum était plus convivial, les enfants s’exprimeraient davantage[186] ».

3.2 Des suggestions pour l’amélioration des pratiques

Les entrevues avec les praticiens nous ont permis de dégager un certain nombre de suggestions pour l’amélioration de la pratique de la participation de l’enfant, particulièrement par l’entremise du témoignage.

3.2.1 La préparation de l’enfant par son avocat

La mise en oeuvre d’une participation effective de l’enfant à l’audience est un élément clé dans les procédures de protection. Lorsque les mécanismes permettant de favoriser la contribution des enfants à ces procédures sont efficients, leur vulnérabilité peut être réduite, les participants à notre recherche ayant maintes fois souligné les effets réparateur et affranchissant de cet apport[187]. Un des mécanismes couramment utilisés pour faciliter la participation de l’enfant est sa représentation par un avocat[188].

Les critiques formulées par les professionnels que nous avons interrogés quant au manque de préparation de l’enfant par son avocat sont clairement liées en partie au manque de temps, situation endémique dans ce domaine[189]. Un intervenant aimerait « que les avocats des enfants aient plus de temps pour préparer leur client, pour les rencontrer, pas la journée même du tribunal, mais avant. Donc ça serait une très grande avancée[190] ». Cependant, nous suggérons que le problème dépend aussi de l’absence de directives sur le mandat de l’avocat de l’enfant exerçant dans le domaine de la protection de l’enfance[191]. Un juge que nous avons interrogé s’est exclamé :

Un avocat d’un enfant ça doit être actif ! […] parce que souvent les avocats des enfants, sauf exceptions, n’ont même pas rencontré leur client. C’est désolant mais c’est ça. Ou à tout le moins ils ont peu d’informations à son sujet, sauf peut-être quelques phrases qu’une intervenante sociale lui transmet rapidement à cet avocat ou avocate bien sûr. Vous savez, il y aurait beaucoup à faire sur le rôle de l’avocat de l’enfant, qui est un rôle quant à moi que je trouve privilégié dans la société[192].

La préparation de l’enfant à l’audience est indispensable pour la réalisation de son droit de participation, et son exclusion revient en quelque sorte à le maintenir dans le silence et à l’empêcher de développer ses capacités. Un intervenant social a développé cette idée ainsi : 

Je pense que la préparation […] c’est vraiment positif puis ça a vraiment des retombées positives pour les enfants, c’est très rassurant, pour nous aussi parce qu’on sent que l’enfant est beaucoup plus accompagné. C’est plus solide de préparer les enfants comme il faut avant. Nous les intervenants puis les procureurs aux enfants, je pense que ce serait très important qu’ils prennent…, qu’ils trouvent, qu’ils essaient en tout cas de trouver un moyen de prendre le temps de préparer ces enfants[193].

Dans une approche centrée sur les droits de l’enfant et prenant en considération ses vulnérabilités et le besoin de développer ses capabilités, l’avocat ne se fondera pas uniquement sur la requête déposée par le DPJ, mais se servira de ses rencontres avec l’enfant pour disposer de plus d’informations, écouter ce dernier, son opinion, ses motivations, le préparer aux différentes étapes et aux aléas du déroulement de la procédure et lui faire un compte rendu des débats dans un langage simple adapté à son âge. Dans cette approche, l’avocat tiendra compte de plusieurs facteurs qui l’aideront à se focaliser sur les spécificités de l’enfant afin d’assurer une meilleure préparation, comme l’explique un juge : « Bien la préparation, pour moi ce qui est clé, c’est la rencontre entre les avocats et […] puis je vais ajouter compétent (avocat compétent) […] et c’est à eux de bien préparer les enfants. Les enfants, il faut tenir compte de leur âge, de leur profil, de multiples facteurs pour bien les préparer[194]. » Cette approche centrée sur l’enfant et ses spécificités permettra non seulement de dissiper ses inquiétudes et de faciliter sa participation, mais également de donner à l’avocat de l’enfant l’occasion d’exposer de façon plus approfondie l’opinion de celui-ci, tout en protégeant ses droits et ses intérêts. En outre, la contribution directe des enfants à leur préparation à l’audience renforce leur confiance en soi de même que leur sentiment d’être « entendus, vus et écoutés[195] ».

3.2.2 Le recours à des mécanismes pragmatiques pour assurer la célérité de la procédure de protection

Dans la pratique, les procédures judiciaires peuvent se révéler longues en raison de la communication des pièces et des informations à toutes les parties, de la démonstration des preuves et de leur recevabilité ainsi que des aléas de planification et de disponibilité des professionnels. Lorsque les procédures judiciaires impliquent les enfants, la longueur des audiences peut être difficile à supporter pour eux, y compris l’audience elle-même et les périodes d’attente avant l’audience. Ainsi, l’article 2.4 (5) de la LPJ dispose que l’on doit « favoriser des mesures auprès de l’enfant et de ses parents en prenant en considération qu’il faut agir avec diligence pour assurer la protection de l’enfant, compte tenu que la notion de temps chez l’enfant est différente de celle des adultes ». Sur ce sujet, un intervenant social a affirmé qu’« [il faut revoir] les délais aussi. Un enfant qui se retrouve à aller au tribunal, puis tu sais pas à quelle heure, puis qui va peut-être passer cinq heures plus tard. Puis… des fois, on a des remises… des fois, on les amène là, et ils vont rester là jusqu’à trois, quatre heures de l’après-midi pour se faire dire : “Bien, on va pas le faire aujourd’hui”[196] ».

Il serait alors important que les professionnels de la protection de l’enfance favorisent des mécanismes pour assurer la célérité des procédures. Un des juges que nous avons interrogés a suggéré une déjudiciarisation de ces procédures, se plaignant d’une judiciarisation à outrance et d’une méconnaissance des outils sociaux existants dans le milieu : « Ils sont là, mais sous-utilisés. Parce qu’il y a des causes qui viennent devant vous, et puis là on écoute […] le juge pose trois ou quatre questions, et ça peut arriver qu’on a résolu le problème […] Il y a un problème là[197]. » D’autres juges se sont également prononcés sur l’importance de favoriser les modes alternatifs de règlement des conflits, comme la médiation ou les conférences de règlement à l’amiable (CRA)[198]. Un juge a précisé au sujet des CRA qu’il arrive que les enfants y participent, mais que tous les juges ne sont pas formés à en faire[199].

3.2.3 Une amélioration de l’entente multisectorielle

Dans l’objectif de faciliter les procédures d’intervention et d’éviter l’accumulation des protocoles dans les cas d’abus physiques ou sexuels et de négligence grave, une entente multisectorielle a été instaurée entre les acteurs visés dans le domaine de la protection de la jeunesse afin de faire converger et de coordonner les actions pour une réponse plus efficace[200]. Si cette entente a des objectifs louables, notamment en cherchant à protéger l’enfant de plusieurs interrogatoires difficiles, elle n’en demeure pas moins sujette aux critiques. Dans le contexte des procédures de protection, les participants à notre recherche ont parlé de difficultés liées aux objectifs différents poursuivis dans les procédures de protection par rapport à ceux qui le sont dans les procédures criminelles. Un juge s’est exprimé à ce propos : 

[I]l faut comprendre que l’entente multisectorielle a été créée parce que le ministère de la Justice estimait que des crimes étaient commis et que ce n’était pas dénoncé. Alors les enjeux au niveau de l’entente multisectorielle sont de nature criminelle […] le Directeur ou la Directrice de la province a abdiqué son pouvoir d’intervention parce qu’il n’était pas capable, [parce qu’]il n’y avait pas les fonds nécessaires pour spécialiser ses intervenants à faire des entrevues non suggestives […] C’est difficile donc, pour améliorer ça, il faudrait trouver un moyen que l’entrevue policière […] que ça soit différent ou qu’on ait priorité […] Moi je trouve que pour améliorer le témoignage des enfants il faut absolument dissocier le criminel de la protection de la jeunesse […] Je pense […] qu’on doit préserver les premiers propos de l’enfant. La première verbalisation c’est la pierre angulaire parce qu’il y a le contexte[201].

Un autre juge abonde dans ce sens disant qu’il a « beaucoup de misère avec l’entente multi » et expliquant que, avant cette entente, le DPJ avait plus de pouvoir et qu’il n’était pas toujours nécessaire de dénoncer au criminel[202]. Selon ce juge, il serait peut-être mieux de régler la question de la culpabilité et de la protection en même temps. Clairement, les mandats distincts des acteurs visés dans l’entente créent une tension. Une solution plus respectueuse de l’enfant devrait être trouvée dans la pratique car, même si l’idée est que les juges de la Chambre de la jeunesse recourent à l’enregistrement vidéo de l’entrevue menée par un policier, cette dernière ne répond pas toujours à leurs besoins, et l’enfant, victime d’abus, est amené à témoigner et à reverbaliser son histoire, ce qui peut être traumatisant. Certains juges et intervenants sociaux ont suggéré des solutions s’inspirant d’autres pays, par exemple, faire appel à un professionnel indépendant, formé pour conduire des entrevues non suggestives[203].

3.2.4 La formation des professionnels de la protection de l’enfance

Comme nous l’avons expliqué plus haut, les modalités de mise en oeuvre des dispositions relativement à la participation de l’enfant sont mal définies ; dans la pratique, cela mène souvent à son exclusion des procédures. Ainsi, pour concrétiser une participation effective de l’enfant et transformer ses vulnérabilités en renforcement de ses capacités, il faudrait une formation approfondie des professionnels de la protection de l’enfance.

Plusieurs participants à notre recherche nous ont fait remarquer que les acteurs de la protection de l’enfance, particulièrement les intervenants sociaux et les avocats, étaient peu formés quant au témoignage des enfants. Les juges ont reconnu avoir eux-mêmes davantage accès à une formation multidisciplinaire que les autres professionnels[204]. Pour améliorer les pratiques en la matière, un juge a suggéré de mettre l’accent sur l’aspect psychologique : « une meilleure connaissance de la psychologie de l’enfant puis des impacts d’un témoignage, pour tous les acteurs judiciaires ; ça, je trouve que c’est déficient, ça pourrait vraiment améliorer la pratique[205] ». Un autre a abondé dans ce sens : « Il devrait [y] avoir plus de formations en droit de la jeunesse […] sur la capacité des enfants de comprendre, comment questionner des enfants, les limites d’un témoignage d’un enfant, sur les résultats, les conséquences d’une aliénation parentale, la définition de l’aliénation parentale. L’éducation à cet égard, pour nous qui n’avons pas cette formation-là, c’est toujours précieux[206] ». Selon un intervenant social, « ça pourrait être une formation […] pas tant sur le témoignage comme tel de l’enfant, sur [la manière de] le faire, on est tous experts [à ce sujet] ; c’est [plutôt sur la façon de] prendre soin et sur ce que ça veut dire pour l’enfant et le parent […] [La formation sur] les questions qu’on doit poser, sur les techniques d’entrevue, ça il y en a déjà[207] ». Un autre intervenant a également déploré le manque de lignes directrices permettant d’évaluer sur le plan clinique l’incidence du témoignage sur l’enfant et le sens de son témoignage à ses propres yeux[208].

Considérant les préoccupations des participants à notre recherche, nous suggérons l’élaboration de lignes directrices sur la mise en évidence et l’évaluation des vulnérabilités de l’enfant qui doit participer à des procédures de protection, et ce, depuis sa préparation au témoignage jusqu’au prononcé du jugement définitif. Ces lignes directrices amèneraient les professionnels à être mieux outillés pour évaluer la situation spécifique de chaque enfant et à prendre des mesures d’adaptation selon les caractéristiques personnelles de chacun. L’élaboration de ces directives leur permettrait d’éviter de choisir comme première mesure l’exclusion de l’enfant et d’adopter, au contraire, une approche plus centrée sur ce dernier et sur le développement de ses capacités de résilience.

Conclusion

Nous avons exploré dans notre article les notions de vulnérabilité et de participation ainsi que la façon dont elles se côtoient dans les procédures de protection de la jeunesse au Québec. Nous avons exposé les concepts théoriques de ces deux notions et montré la manière dont elles sont appréhendées par la doctrine et les instruments juridiques. Alors que la vulnérabilité inhérente de l’enfant est utilisée comme motif pour l’exclure du discours des droits selon certaines théories, la CDE appréhende cette vulnérabilité comme justification de l’attribution des droits aux enfants. Quant à la participation, bien qu’elle soit une notion interdisciplinaire et floue en droit, elle s’est érigée aujourd’hui en une notion clé en droit de l’enfance autant au niveau international que dans la législation québécoise. Cependant, si la LPJ prévoit la participation de l’enfant aux procédures de protection et met l’accent sur sa vulnérabilité comme motif de dispense dans certaines situations, des zones d’ombre qui subsistent sur les modalités de cette participation influencent la pratique de la protection de l’enfance.

Notre collecte de données auprès de professionnels de la protection de la jeunesse nous a permis d’analyser comment la participation, notion qui paraît évidente, se bute à des obstacles dans sa mise en oeuvre en rapport avec certaines vulnérabilités éprouvées par l’enfant durant les procédures de protection. Les différents avis des professionnels ont fait ressortir que certaines vulnérabilités rattachées à l’enfant et d’autres qui lui sont extérieures influaient négativement sur le processus de sa participation aux procédures de protection et constituaient souvent des motifs pour justifier son exclusion.

Eu égard à l’incidence de ces vulnérabilités sur la réalisation des droits de participation des enfants, l’approche que nous avons adoptée, fondée sur les droits de l’enfant et les théories de la vulnérabilité universelle et des capabilités, aide à mieux circonscrire les vulnérabilités des enfants lors des procédures afin de pouvoir adopter des mesures positives leur permettant d’y participer de manière à développer leurs capacités. Ainsi, que l’enfant manifeste de lui-même le désir de prendre part aux procédures ou encore que son témoignage soit obligatoire, l’approche basée sur les droits permet de le placer au coeur des procédures, de l’accompagner et, surtout, de faire préalablement une préparation centrée sur lui en tenant compte de ses caractéristiques. Une attention doit également être accordée à d’autres suggestions clés des juges et des intervenants sociaux que nous avons interrogés, y compris la formation des professionnels aux techniques pour obtenir du témoignage et à ses répercussions, une réflexion sur le rôle et les mécanismes des procédures judiciaires de même que l’amélioration de l’entente multisectorielle.