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Au Canada, lorsqu’on demande aux victimes[1] d’agression sexuelle les raisons pour lesquelles elles n’ont pas dénoncé à la police l’agression qu’elles ont subie, elles donnent notamment les raisons suivantes : 40 % estiment que leur agresseur ne sera pas reconnu coupable ni puni de façon appropriée et 34 % disent avoir peur du processus judiciaire ou ne pas vouloir être embêtées par lui[2]. Ces statistiques confirment ce que plusieurs féministes soulignent depuis longtemps : la perception négative qu’ont ces victimes du système de justice criminelle et leur remise en question de ce dernier comme moyen d’obtenir justice et réparation[3].

La perte de confiance des victimes envers le système de justice survient malgré tous les efforts entrepris depuis les 30 dernières années pour réformer les règles substantives, de preuve et de procédure en matière d’agression sexuelle que l’on considérait comme empreintes de sexisme et fondées sur des mythes. Le constat de plusieurs chercheuses devant cette perte de confiance des victimes est donc le suivant :

If improvements to the justice system response to sexual assault were indeed associated with the rise in reported sexual assaults prior to 1993, it is feasible that negative experiences with the legal process since that time may have reduced women’s confidence that they will be treated with dignity, fairness, and compassion, resulting in a decline in willingness to engage with the criminal justice system[4].

Le peu de dossiers dénoncés à la police qui font effectivement l’objet d’une condamnation, l’influence des mythes et des stéréotypes sur les femmes et la violence sexuelle dans les processus décisionnels et le traitement réservé aux victimes, de même que leur sentiment de n’être pas crues ou d’être responsabilisées pour leur victimisation, sont autant de réalités qui minent la confiance des victimes envers le système de justice criminelle et contribuent à leur désengagement.

Dans ce contexte, chercheuses et décideurs se sont tournés vers l’étude de solutions alternatives internes et externes au système de justice criminelle pour s’attaquer à ce qui est résumé comme un « problème d’attitude » des acteurs du système envers la violence sexuelle et afin de proposer aux victimes des moyens plus satisfaisants de prendre en charge leur victimisation. Dans cette ère post-#MeToo, dans cette ère de changements des paradigmes juridiques au profit d’une justice de plus en plus consciente des problèmes sociaux, les tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels sont l’une des solutions de rechange qui a retenu l’attention[5].

Dans le présent article, nous évaluerons l’apport potentiel des tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels à l’élimination des phénomènes clés qui participent à cette perte de confiance des victimes d’agression sexuelle envers le système de justice. Dans la première partie, nous étudierons le phénomène de l’attrition, l’influence du modèle du « vrai viol » et le phénomène de la victimisation secondaire. Cette analyse nous permettra de mettre en lumière les obstacles rencontrés par les victimes qui cherchent à obtenir la protection du système de justice criminelle, obstacles qui contribuent à leur désengagement. Dans la seconde partie, nous présenterons et analyserons les modèles de tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels instaurés à l’étranger en vue de déterminer s’ils peuvent participer à l’élimination des difficultés causées par ces trois phénomènes et ainsi constituer une solution intéressante pour l’amélioration du traitement des victimes d’agression sexuelle au sein du système canadien et québécois de justice criminelle.

1 Les obstacles rencontrés par les victimes : trois phénomènes indépendants et interreliés[6]

Les victimes qui cherchent à obtenir la protection du système de justice criminelle doivent faire face à plusieurs difficultés. Trois phénomènes permettent de les résumer : l’attrition, l’influence du modèle du « vrai viol » et la victimisation secondaire. Nous exposerons ci-dessous chacun de ces phénomènes et les difficultés qu’ils représentent pour les victimes.

1.1 L’obtention d’une condamnation dans les dossiers d’agression sexuelle : un parcours parsemé d’embûches

Le premier phénomène qui participe au désengagement des victimes envers le processus de justice criminelle est la perception que finalement très peu de dossiers feront l’objet d’une condamnation. Pour vérifier cette perception, il est utile de recourir au concept de l’attrition.

Le phénomène de l’attrition peut être décrit comme la mise à l’écart graduelle des dossiers d’agression sexuelle de la dénonciation jusqu’à la condamnation[7]. Il peut être compris en termes d’attrition globale, c’est-à-dire le taux de condamnation des dossiers qui entrent dans le système, en termes de proportion d’affaires abandonnées à une étape du processus judiciaire ou encore en termes de taux d’attrition entre différentes étapes précises[8]. Les auteures déterminent cinq points clé d’attrition[9], qui correspondent à la prise d’une décision par la victime ou un acteur du système à l’égard d’un dossier :

  1. la décision de la victime de dénoncer ou non son agression[10] ;

  2. la décision du service de police de considérer la plainte comme fondée et de procéder à une enquête ;

  3. la décision postenquête du service de police de transférer le dossier à la poursuite pour mise en accusation[11] ;

  4. la décision du procureur aux poursuites criminelles et pénales de déposer des accusations, de porter l’affaire devant les tribunaux et de mener à terme la poursuite[12] ;

  5. le verdict rendu par le juge ou le jury.

À chacun de ces points d’attrition, des dossiers sont exclus ou abandonnés, de telle manière que le nombre de dossiers franchissant chacune des étapes du processus judiciaire qui mènent au verdict diminue progressivement.

L’étude de l’« abandon d’affaires avant qu’elles ne soient portées devant les tribunaux peut fournir un contexte essentiel permettant de comprendre comment les affaires d’agression sexuelle sont traitées dans le système de justice pénale[13] ». En effet, si ce phénomène est normal dans un système de justice criminelle (toute plainte ne mènera pas à une poursuite ou à une condamnation, et ce, sans égard à l’infraction visée), en matière sexuelle, le processus d’attrition présente certaines particularités.

Précisons d’emblée que les affaires de nature sexuelle subissent une attrition beaucoup plus importante que d’autres infractions de semblable nature, peu importe le point clé examiné[14]. D’abord, les agressions sexuelles sont les infractions violentes les moins dénoncées à la police[15]. Parmi les agressions sexuelles dénoncées à la police en 2017, 14 % ont été considérées comme non fondées[16]. En matière de voies de fait, ce taux était de 9 %[17]. Ensuite, de 2009 à 2014, seulement 43 % des agressions sexuelles déclarées par la police (dont la plainte a été considérée comme fondée) ont fait l’objet d’une mise en accusation. Ce taux atteint 51 % en matière de voies de fait[18]. Par ailleurs, les agressions sexuelles sont davantage susceptibles d’être abandonnées entre la mise en accusation et le passage devant les tribunaux. Pendant la période 2009-2014, 49 % des agressions sexuelles pour lesquelles il y a eu mise en accusation ont été portées devant les tribunaux, c’est-à-dire qu’elles ont fait l’objet d’une poursuite complète se terminant par un verdict. Ce taux s’élève à 75 % en matière de voies de fait[19]. Le taux de condamnation des agressions sexuelles était également moins élevé que celui des voies de fait au cours de la même période (55 % par rapport à 59 %)[20]. Ainsi, à la fin de ce processus d’attrition, une agression sexuelle déclarée par la police sur cinq a été portée devant les tribunaux, comparativement à deux affaires de voies de fait sur cinq[21], tandis que 12 % des agressions sexuelles déclarées par la police ont donné lieu à une déclaration de culpabilité, comparativement à 23 % des affaires de voies de fait[22] (voir le graphique ci-dessous[23]).

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De plus, si ce phénomène est normal dans une certaine mesure, il importe de prêter attention à son origine. Il faut distinguer les causes d’attrition légitimes de celles qui relèvent plutôt d’un échec du système. Par exemple, des accusations peuvent ne jamais être portées à défaut d’avoir identifié un auteur présumé ou d’avoir des preuves suffisantes, malgré le traitement juste du dossier par des policiers compétents. Par ailleurs, même si des accusations sont portées, l’affaire peut ne jamais être l’objet d’un procès si la plaignante souhaite retirer sa plainte parce qu’elle a trouvé un moyen alternatif et plus satisfaisant de prendre en charge l’infraction. Dans de telles situations, un dossier sera généralement abandonné par le système de justice criminelle. Or, ces causes d’attrition sont légitimes et ne relèvent pas d’un échec du système[24]. Par contre, le désengagement de la plaignante à la suite d’un épisode de victimisation secondaire ou encore l’exclusion d’un dossier fondé sur la mobilisation de mythes ou de stéréotypes dans le processus décisionnel d’un acteur représentent des causes d’attrition qui révèlent un échec du système et qui remettent en question sa capacité à rendre justice aux victimes. Selon Holly Johnson, ces causes d’attrition sont particulièrement préoccupantes en matière d’agressions sexuelles, « [w]hile it is true that all criminal incidents are subjected to multi-layered decision-making processes, none are forced to endure the level of skepticism and outright bias that greet women who report sexual assault[25] ».

Ainsi, la perception des victimes, à savoir que l’obtention d’une condamnation est un processus parsemé d’embûches, s’avère conforme à la réalité. Les agressions sexuelles subissent une attrition importante et plus grande que les autres crimes de semblable nature. Par ailleurs, particulièrement en matière sexuelle, ce phénomène relève parfois de causes illégitimes. Parmi ces causes, le modèle du « vrai viol », dont il sera question ci-dessous, participe de manière importante au phénomène de l’attrition.

1.2 Le modèle du « vrai viol » : l’influence des mythes et des stéréotypes sur les processus décisionnels

Certaines causes du phénomène de l’attrition révèlent des échecs du système de justice criminelle. Parmi ces causes, l’influence des mythes et des stéréotypes sur les femmes et sur la violence sexuelle occupe une place importante. En effet, les chercheuses soulignent le rôle significatif qu’ils jouent dans les processus décisionnels des acteurs : « much of the decision making around sexual assault — from initial decisions by the woman to tell anyone about the assault, to the decisions of police, courts, prosecutors, juries, and judges — are influenced by long-standing, deeply entrenched biases[26] ». La décision d’un acteur de rejeter la plainte au motif qu’elle est non fondée, de ne pas recommander le dépôt d’accusations, de ne pas porter d’accusations, de ne pas mener à terme la poursuite ou de ne pas condamner l’accusé est donc influencée par ces mythes et ces stéréotypes[27]. Les décisions prises à chacun des points d’attrition sont discrétionnaires et, hormis l’étape du verdict, ne sont pas exercées publiquement. Si leur caractère discrétionnaire et l’absence de motifs facilitent la mobilisation de mythes et de stéréotypes par les acteurs, ce processus est souvent inconscient. Pour exprimer cette réalité, les auteures ont élaboré ce qu’elles ont appelé le modèle du « vrai viol[28] ».

Le modèle du « vrai viol » est un concept construit à partir des stéréotypes et des croyances sur les femmes et sur la violence sexuelle partagés par la société. Il entend représenter ce qu’est un « vrai viol » et une « vraie victime ». Dans sa forme la plus complète, ce modèle représente les véritables agressions sexuelles comme des agressions violentes, commises par un étranger, contre une femme « respectable », c’est-à-dire blanche, de classe moyenne, mariée ou vierge, qui a résisté à l’agression et, conséquemment, a souffert de blessures et, enfin, qui a dénoncé clairement et publiquement son agresseur à la première occasion[29].

Sous-jacentes à ce modèle se trouvent certaines croyances qui persistent dans l’imaginaire collectif social et juridique à propos des femmes et de la violence sexuelle : le consentement implicite et continu de l’épouse à des relations sexuelles avec son mari, la disponibilité du corps des femmes actives sexuellement, la tendance chez les femmes à feindre l’absence de consentement, la méconnaissance des femmes de leurs désirs sexuels, la tendance des femmes à se plaindre faussement de relations sexuelles consensuelles qu’elles regrettent, etc. Le modèle du « vrai viol » est constitué de l’ensemble de ces croyances sur les femmes et sur la violence sexuelle[30]. Or, le danger de ce modèle est justement que les croyances sur lesquelles il se fonde ne représentent pas la réalité et sont des mythes, des fausses conceptions et des incompréhensions de la violence sexuelle : « These biases demonstrate a lack of understanding of the contexts in which most sexual assault occurs, typically by men known and trusted by women engaging in normal activities such as accepting a lift home or socializing, and the complex range of responses victims adopt[31]. »

Dans l’imaginaire collectif, les agressions sexuelles sont représentées comme violentes et commises par un étranger. Or, 98 % des agressions sexuelles déclarées par la police de 2009 à 2014 ont été classées comme des infractions de niveau 1, c’est-à-dire des agressions non armées ou n’ayant causé aucune blessure corporelle à la victime[32]. Par ailleurs, 87 % des agressions sexuelles qui ont mené au dépôt d’une accusation par la police pendant la même période ont été commises par une personne connue de la victime, soit une simple connaissance, un membre de la famille ou un partenaire intime. Ainsi, seulement 13 % des agressions sexuelles ont été commises par un étranger au cours de cette période[33]. De même, les réponses raisonnables et attendues d’une victime à un épisode de victimisation sexuelle définies par le modèle excluent une série de stratégies mises en place par les victimes pour faire face à l’agression subie. Elles doivent résister physiquement à l’agression, pouvoir prouver cette résistance par des blessures pour démontrer leur absence de consentement et se plaindre de l’agression à la première occasion. Ces attentes complètent celles sur les circonstances de victimisation : puisque les victimes se font surprendre par un étranger au tournant d’une ruelle, elles se débattent nécessairement pour s’enfuir. Or, tout comme il existe un large spectre de comportements constituant une agression sexuelle, on compte tout autant de réactions légitimes à une agression. Certaines femmes figeront, d’autres auront une réponse psychologique de dissociation et d’autres encore choisiront de ne pas résister de peur d’être blessées davantage. Certaines femmes dénonceront immédiatement l’agression, d’autres auront besoin de temps avant d’être prêtes à le faire et d’autres encore ne réaliseront que plus tard que l’événement qu’elles ont vécu est une agression sexuelle. Ces attentes envers les plaignantes et les faits qu’elles rapportent sont donc irréalistes[34].

En réponse à une meilleure connaissance de la réalité des agressions sexuelles par le monde juridique, le modèle s’est transformé durant les dernières années pour admettre un éventail plus large de circonstances comme faisant partie des « vrais viols ». De même, la Cour suprême du Canada a reconnu que les dénonciations différées des agressions sexuelles constituent une réponse courante et normale des victimes d’agression sexuelle[35], et cette reconnaissance gagne du terrain dans les tribunaux partout au pays. Par contre, les éléments de ce modèle risquent toujours d’être mobilisés dans les processus décisionnels des acteurs du système[36].

Lorsqu’ils doivent prendre une décision concernant un dossier, ces acteurs procèdent, de manière inconsciente, à une comparaison entre le dossier qui leur est soumis et le modèle du « vrai viol » : ils évaluent le caractère fondé d’une plainte, la suffisance de la preuve ou la crédibilité d’une victime par rapport à ce modèle. Les chercheuses ont découvert effectivement que, plus les faits d’un dossier correspondent à ce modèle, plus le dossier est susceptible de traverser avec succès les différents points clés d’attrition[37].

Quelques exemples permettent d’illustrer de manière concrète l’influence de ce modèle sur le phénomène de l’attrition. D’abord, des chercheuses ont montré qu’il jouait un rôle dans la décision de la victime de dénoncer ou non l’agression sexuelle qu’elle a subie. En réalité, les victimes évaluent l’événement vécu en fonction de ce modèle afin de déterminer si c’est une agression sexuelle et de décider de porter plainte ou non. Ainsi, les infractions rapportées à la police sont plus susceptibles d’être celles qui sont conformes au modèle du « vrai viol[38] ». Selon Melanie Randall, « [t]he great majority of women’s more typical experiences of sexual violence, then, are distanced from their representation in language and the wider culture through the construction of a category of “victims” with which many women do not identify[39] ».

Des chercheuses ont également démontré une tendance des services policiers à classer des plaintes comme non fondées lorsqu’elles ne se conforment pas à l’image que se font les agents d’une « vraie » agression sexuelle ou d’une « vraie » victime[40]. Récemment, l’importance de cette tendance a été illustrée. En 2017, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a réévalué toutes les plaintes d’agressions sexuelles classées non fondées depuis 2016. Sur 10 038 signalements d’agression sexuelle, 2 225 dossiers ont été classés sans fondement. À la suite de la révision de ces dossiers, la GRC a conclu que 57 % d’entre eux, c’est-à-dire 1 260 plaintes classées sans fondement, n’auraient pas dû être classés comme tels[41]. Afin d’améliorer les pratiques d’enquête, la GRC a rencontré divers intervenants, dont des représentants d’organismes de défense des victimes. Leurs constats confirment l’influence de ce modèle :

[C]ertains dossiers d’agression sexuelle sont clos trop rapidement ou jugés sans fondement à cause des idées préconçues des policiers quant à la façon dont les victimes de violence sexuelle devraient se comporter, notamment l’attente qu’elles puissent raconter fidèlement l’incident […] Les examinateurs ont remarqué que certains membres prenaient des incohérences dans les déclarations des victimes pour de la malhonnêteté et, de façon générale, méconnaissaient les effets d’un traumatisme sur la capacité des victimes de relater les événements ou ignoraient que les stratégies d’adaptation instinctives ou inconscientes peuvent modifier ou masquer les émotions[42].

Enfin, de nombreuses étapes du processus de justice criminelle requièrent l’évaluation de la crédibilité de la victime, comme l’évaluation de la suffisance de la preuve ou la détermination de l’absence de consentement par le juge des faits. Sa crédibilité sera généralement minée par une déviation du stéréotype de la « vraie victime », mais aussi par l’adoption d’un comportement qui dévie de la réponse attendue d’une victime à la suite d’un épisode de victimisation[43]. En effet, les stratégies des victimes pour faire face à l’expérience traumatisante que représente une agression sexuelle peuvent paraître contre-intuitives, et les questionnements qu’elles soulèvent sont mobilisés pour miner la crédibilité de la victime. Pourtant, certaines stratégies, notamment le fait pour une victime de minimiser son expérience ou de se blâmer pour l’agression vécue, peuvent parfois lui permettre d’atténuer son sentiment de vulnérabilité et d’augmenter son sentiment d’agentivité et de reprise de contrôle[44]. Malgré cela, la preuve de résistance, par exemple, continue à jouer un rôle crucial dans le verdict des juges et dans l’évaluation de la crédibilité de la plaignante, comme l’ont démontré des chercheuses[45].

Ainsi, les dossiers exclus du système ne sont pas nécessairement les plus faibles, mais plutôt ceux qui s’éloignent du modèle du « vrai viol », et qui enfreignent les représentations sociales et les croyances normatives des acteurs du système[46].

Ces observations se reflètent dans les données statistiques. Selon Statistique Canada, de 2009 à 2014, 60 % des agressions sexuelles impliquant l’utilisation d’une arme étaient portées devant les tribunaux. Cette proportion est chiffrée à 49 % seulement lorsque l’agression sexuelle ne comportait pas le recours à une arme[47]. De même, lorsque l’agression sexuelle était commise par un étranger, la mise en accusation a mené à une poursuite dans 64 % des dossiers, alors que cette proportion s’est établie à 47 % lorsque la victime avait été agressée par une connaissance[48]. Par ailleurs, plus la période entre l’agression sexuelle et la dénonciation à la police est longue, plus l’affaire se trouve susceptible d’être abandonnée avant d’être portée devant les tribunaux[49]. En effet, parmi les agressions sexuelles signalées le jour même à la police qui ont donné lieu à une mise en accusation, 53 % ont été portées devant les tribunaux. En comparaison, parmi les agressions sexuelles signalées plus d’une semaine après le fait qui ont entraîné une mise en accusation, 34 % ont été portées devant les tribunaux. Cette proportion s’élève à 19 % pour les agressions sexuelles signalées plus d’un an après l’événement et à 16 % pour celles qui l’ont été plus de trois ans après l’événement[50]. La tendance est identique en ce qui concerne les taux de condamnation[51]. Enfin, les agressions sexuelles sont plus susceptibles d’être punies d’une peine d’emprisonnement que les voies de fait : à l’étape de la détermination de la peine, 56 % des agressions sexuelles sont punies d’une peine d’emprisonnement contre 36 % des dossiers de voies de fait. Selon Cristine Rotenberg, du Centre canadien de la statistique juridique, on peut y voir une confirmation que les dossiers qui se rendent devant les tribunaux sont ceux qui sont considérés comme les plus graves, selon le modèle du « vrai viol[52] ».

L’influence aussi importante d’un modèle fondé sur des mythes, des fausses conceptions et des incompréhensions de la violence sexuelle représente une difficulté de taille pour les victimes qui souhaitent voir leur dossier cheminer à travers le système de justice. Par ailleurs, outre qu’il participe au phénomène de l’attrition, le modèle du « vrai viol » contribue à celui de la victimisation secondaire en favorisant l’adoption de comportements dommageables à l’égard des victimes qui ne correspondent pas à ce modèle.

1.3 La victimisation secondaire : entre méfiance et responsabilisation

La dernière difficulté que les victimes éprouvent dans le système de justice criminelle a trait à la manière dont elles y sont traitées. Le traitement inapproprié réservé aux victimes, que ce soit leur responsabilisation ou la méfiance des acteurs du système à leur égard, peut être illustré par le concept de victimisation secondaire.

La victimisation secondaire est « liée à la gravité des réactions, qui peut empirer une situation déjà difficile. Essentiellement, la victimisation secondaire se produit lorsqu’une victime a des contacts avec des spécialistes et du personnel paraprofessionnel et est traumatisée encore davantage par leur attitude[53] ». Un épisode de victimisation secondaire survient habituellement lorsqu’une victime a le sentiment d’être traitée injustement, d’être responsabilisée pour l’agression qu’elle a vécue ou de ne pas être crue lorsqu’elle raconte son histoire. Ce type de traitement par les autorités risque de faire vivre aux victimes un traumatisme supplémentaire : c’est ce que l’on appelle la « victimisation secondaire[54] ».

La victimisation secondaire est intimement liée au modèle du « vrai viol ». Le traitement réservé aux victimes au sein du système de justice criminelle dépend en partie de leur correspondance à ce modèle. Les mythes qui composent ce modèle et qui influencent le traitement des victimes sont de trois ordres : les mythes sur la violence sexuelle, les mythes sur les victimes de violence sexuelle et les mythes sur les femmes. Selon l’ensemble de ces mythes, les agressions sexuelles sont violentes et commises par des étrangers ; les victimes d’agression sexuelle résistent à leur agression et s’en plaignent immédiatement ; et les femmes adoptent une attitude chaste et un mode de vie « prudent ».

Les victimes dont l’agression subie, les réactions et les caractéristiques correspondent au modèle se voient réserver un traitement complètement différent de celles qui s’en écartent. De fait, celles qui sont considérées comme victimes d’une « vraie agression » et qui se sont comportées conformément à ce que l’on attend d’une victime et d’une femme ne se voient attribuer aucune responsabilité dans l’agression qu’elles ont vécue : elles ont su gérer correctement les « risques » de même qu’adopter les règles de prudence et d’autoprotection nécessaires. Conséquemment, elles sont reconnues comme crédibles et dignes de protection. Elles sont donc traitées avec davantage de respect et de bienveillance par les acteurs du système. De même, puisque l’agression qu’elles ont subie et leurs réactions se trouvent conformes aux attentes, elles ne sont pas considérées avec méfiance[55].

Par opposition, les victimes qui s’écartent de ce modèle recevront un traitement bien différent lorsqu’elles tentent malgré tout d’obtenir la protection du système. Quand l’agression qu’elles ont subie n’est pas un « vrai viol » et que leurs réactions ne correspondent pas à celles qu’attendent les acteurs du système, les victimes sont considérées avec grande méfiance : leur version est sujette à un examen minutieux et leur crédibilité est remise en cause ou attaquée aux différentes étapes du processus[56]. De plus, les femmes qui ne se conforment pas aux stéréotypes de genre subissent de la part des acteurs du système une attitude de responsabilisation pour l’agression qu’elles ont vécue : ils remettront en question leur choix en matière de consommation d’alcool, d’habillement, de lieux fréquentés, et bien d’autres éléments sans lien avec l’infraction perpétrée, et souligneront le caractère contre-intuitif des stratégies de survie adoptées. Par ces procédés, les victimes sont donc blâmées par les acteurs du système pour n’avoir pas su évaluer ni éviter les risques, assurer leur propre sécurité et agir « raisonnablement » après l’agression. Elles sont vues comme fautives et indignes de la protection du système[57]. Si la conclusion selon laquelle une victime est responsable de l’agression qu’elle a subie se révèle dommageable en soi, elle entraîne par ailleurs l’adoption de comportements inappropriés plutôt que bienveillants et protecteurs de la part des acteurs du système.

Ces attitudes de méfiance et de responsabilisation affichées par les acteurs du système sont vécues par les victimes comme un second traumatisme, une victimisation secondaire, et suscitent chez elles une crainte du processus judiciaire et un désengagement envers celui-ci[58].

Un acteur pourtant sans pouvoir décisionnel à l’égard de la victime est reconnu comme participant de manière active à ce phénomène : l’avocat de la défense. Le contre-interrogatoire représente pour les victimes un événement particulièrement traumatisant en raison de l’attitude de l’avocat de la défense et de la teneur des questions qu’il pose[59]. Non seulement les questions peuvent être humiliantes de par leur nature, mais elles servent également à mobiliser les mythes et les stéréotypes qui composent le modèle du « vrai viol[60] ». Les demandes pour mettre en preuve le passé sexuel de la victime ou pour accéder à ses dossiers personnels détenus par des tiers peuvent, de la même façon, être utilisées de manière détournée pour la déstabiliser par une incursion dans sa vie privée, l’embarrasser ou même la convaincre de ne pas procéder[61]. Toutes ces manoeuvres ont d’ailleurs un effet direct sur la qualité de la preuve présentée à l’audience[62].

Ainsi, les victimes qui souhaitent à l’heure actuelle s’engager dans le système de justice criminelle doivent accepter le risque de vivre des traumatismes supplémentaires en raison de l’attitude des acteurs du système, sans toutefois être certaines que leur dossier fera effectivement l’objet d’une décision judiciaire.

Afin de constituer des solutions pertinentes pour l’amélioration du traitement des affaires d’agression sexuelle au sein du système de justice criminelle, les tribunaux spécialisés devront participer à l’élimination des trois phénomènes étudiés plus haut. En l’absence de tels tribunaux au sein du système de justice canadien, il faut s’intéresser aux modèles étrangers et à l’incidence qu’ils ont eue dans leur juridiction. C’est à cette entreprise que nous consacrerons la seconde partie de notre article.

2 Les tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels : leur apport à l’élimination des obstacles rencontrés par les victimes

Les tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels présents à l’étranger émergent tous du constat que le système de justice criminelle étatique échoue à plusieurs égards à juger les crimes sexuels et à traiter de manière appropriée les victimes[63]. Ils ont donc pour objet d’améliorer l’expérience des victimes en s’attaquant à différents éléments comme les taux d’attrition, l’effet des mythes et des stéréotypes sur les processus décisionnels, la victimisation secondaire, les délais ou le manque de soutien aux victimes.

Il existe présentement deux modèles de tribunaux spécialisés dans les juridictions étrangères qui sont suffisamment complets et testés pour être pertinents dans le contexte de notre analyse : le modèle sud-africain et le modèle néo-zélandais. Or, ils présentent des composantes très différentes. Nous étudierons donc ci-dessous chacun d’entre eux de manière individuelle et nous terminerons la seconde partie par certains constats sur l’apport potentiel des tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels à l’amélioration du traitement de ces affaires.

2.1 Le modèle sud-africain : une cour entière et autonome

Le premier tribunal spécialisé en matière de crimes sexuels a été instauré en 1993 sous la forme d’un projet pilote au sein de la Cour régionale de Wynberg dans la ville du Cap. Cette initiative du procureur général de la province du Cap-Occidental, connue sous le nom de « Wynberg Project », venait répondre à la grogne populaire qui se développait en raison du nombre élevé de crimes sexuels commis à l’époque et du traitement particulièrement injuste des affaires de nature sexuelle[64]. Trois objectifs étaient poursuivis par la mise en place de ce tribunal spécialisé :

  1. Améliorer le traitement des victimes dans le système de justice criminelle par la réduction de la victimisation secondaire ;

  2. Adopter une approche coordonnée et intégrée entre les différents acteurs impliqués dans le traitement des infractions sexuelles ;

  3. Augmenter le taux de dénonciation et de condamnation des infractions sexuelles en améliorant le processus d’enquête et de poursuite[65].

Ce tribunal spécialisé n’entendait que des affaires de nature sexuelle. Il était organisé selon une approche centrée sur la victime. Ainsi, plusieurs services spécialisés centrés sur les besoins de cette dernière étaient associés au tribunal : service de police, services médicaux, services psychosociaux. De même, les installations physiques étaient organisées de manière à minimiser les contacts avec l’accusé et ses proches et à fournir un environnement sécuritaire et confortable aux victimes. Un nombre minimal de deux procureurs devaient être présents à la Cour pour assurer la disponibilité du service de poursuite[66].

Les évaluations de ce projet pilote ont conclu à son succès partiel, notamment en raison d’une amélioration de la collaboration entre les acteurs du système et d’une augmentation des taux de condamnation[67]. Malgré la mise en évidence de plusieurs défis à relever, ce modèle a été instauré tel quel dans d’autres districts au cours des années suivantes, et une implantation nationale s’est amorcée en 2003 avec l’adoption de la National Strategy for the Roll-out of Specialised Sexual Offences Courts[68], de telle manière qu’il y avait 74 tribunaux spécialisés en 2005[69]. Des changements importants étaient observables : plus de dossiers étaient menés à terme, les victimes étaient mieux traitées, les délais se trouvaient réduits et les taux de condamnation augmentaient. Ces résultats s’avéraient encore plus significatifs lorsque les tribunaux étaient jumelés à des centres intégrés de services aux victimes qui les prenaient en charge dès la dénonciation, soit les Thuhuzela Care Centres (TCC)[70]. Par contre, des préoccupations sur la distribution inégale de ressources entre toutes les victimes de crimes ont conduit le ministre de la Justice et du Développement constitutionnel à reporter l’instauration de nouveaux tribunaux spécialisés, jusqu’à ce qu’une étude sur les répercussions, l’efficacité et l’opportunité du maintien de ces modèles de tribunaux soit menée. Les tribunaux spécialisés sont donc progressivement redevenus des tribunaux traditionnels, certains accordant tout de même la priorité aux dossiers de nature sexuelle[71]. Or, en 2012, le Ministerial Advisory Task Team on the Adjudication of Sexual Offences Matters (MATTSO) a été mis sur pied pour étudier la faisabilité d’un rétablissement des tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels. Il a conclu en 2013 que le rétablissement de tels tribunaux était nécessaire vu la diminution des taux de condamnation et l’augmentation des délais et de la victimisation secondaire[72] :

MATTSO made an unequivocal finding that South Africa still needs Sexual Offences Courts, as a matter of urgency, to improve the performance of our courts in managing cases of sexual offences. The truth is victims of sexual offences have special needs that often require specialized skills that can only be developed from dedicated court personnel operating at a specialized court fitted with specialized equipment that responds to such special needs[73].

Les tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels sont maintenant établis par le ministre de la Justice et du Développement constitutionnel en vertu d’une loi[74]. Bien qu’il s’agisse d’une cour séparée, les tribunaux spécialisés se situent généralement au même niveau dans l’ordre judiciaire sud-africain que les cours régionales. Ils ne traitent que les dossiers de nature sexuelle, et ce, dès la remise en liberté jusqu’à la détermination de la peine[75]. Les objectifs de ces tribunaux sont décrits ainsi à l’heure actuelle : « the Sexual Offences Courts are mainly intended to address the victim’s special needs, reduce and eliminate secondary traumatization of the victims and their families as they engage with the court system, as well as improve the case cycle times and the outcomes of the case[76] ». Deux types de tribunaux sont prévus : les Sexual Offences Courts et les Hybrid Sexual Offences Courts. Les premiers sont les tribunaux spécialisés qui respectent entièrement le modèle établi par le MATTSO dans son rapport[77]. Quant aux tribunaux hybrides, ils représentent une solution de rechange temporaire au modèle pour les districts qui ne disposent pas des ressources nécessaires afin de le respecter. Ces tribunaux ont des rôles mixtes, mais la priorité est accordée aux dossiers de nature sexuelle[78]. Il existe présentement 94 tribunaux spécialisés en Afrique du Sud, dont 43 hybrides[79]. Par ailleurs, le MATTSO précise que le Département de la Justice et du Développement constitutionnel devrait, à long terme, viser l’établissement de Sexual Offences Courts uniquement[80].

Le modèle des Sexual Offences Courts élaboré par le MATTSO présente certaines composantes essentielles qui doivent être respectées pour recevoir cette qualification. La première série d’exigences a trait au personnel des cours et aux services à la disposition des victimes. Dans chacune d’entre elles, il doit y avoir deux procureurs afin d’assurer que le service de poursuite est accessible en tout temps. Des agents de préparation à la Cour, des interprètes, des intermédiaires et des travailleurs sociaux spécialisés doivent y être disponibles pour assurer la délivrance de programme de préparation à la Cour et fournir des services de traduction, d’aide à la communication et d’aide psychosociale[81]. Ces acteurs, tout comme les juges et les procureurs, reçoivent également une formation spécialisée et continue qui porte sur la loi régissant les crimes sexuels, le traumatisme causé par la violence sexuelle, les effets du témoignage sur les victimes, leurs besoins particuliers, les manières appropriées de communiquer avec elles, etc.[82]. Par ailleurs, les juges et les procureurs doivent être désignés en fonction de leur expérience en la matière[83]. La seconde série d’exigences porte sur les installations et les équipements. L’organisation physique de ces tribunaux doit permettre d’éviter tout contact entre la victime et l’accusé ou ses proches[84]. De plus, des salles de témoignage et des salles d’attente confortables et sécuritaires de même que des toilettes doivent être réservées pour les plaignantes et être hors d’accès pour l’accusé. L’organisation de ces salles doit respecter plusieurs exigences liées à leur équipement, à leur décoration, à leur aménagement et à leur ameublement[85]. Enfin, certains équipements doivent obligatoirement être installés dans les salles de cour, notamment un miroir sans tain et un système de télévision pour témoigner en circuit fermé respectant de nombreuses exigences technologiques[86]. Le modèle prévoit en outre des exigences particulières lorsque la victime est un enfant[87]. Enfin, notons que le processus de détermination de la peine ne diffère pas de celui qui est suivi dans les tribunaux traditionnels.

Hormis ces exigences, le modèle a également des particularités qui le distinguent des tribunaux traditionnels. D’abord, il est fondé sur une collaboration étroite entre les acteurs du système. Par exemple, les procureurs seront présents dès le début de l’enquête afin d’orienter la collecte de la preuve. De même, un travailleur social procédera à l’évaluation des besoins de la victime au début du processus et transmettra son rapport au procureur. Par ailleurs, le modèle adopte de surcroît une approche dite « centrée sur la victime[88] ». Cette façon de faire « consiste notamment à mettre en oeuvre la formation et les normes voulues pour que la priorité soit systématiquement accordée aux besoins et aux préoccupations de la victime, afin que des services lui soient offerts ou que l’enquête soit menée avec sensibilité et compassion, sans jugement ni préjugé[89] ». Ainsi, plusieurs pratiques sont mises en place pour s’assurer de combler les besoins de la victime. À titre d’exemple, un seul procureur sera attitré au dossier et il aura l’obligation de rencontrer la victime avant le procès. Les TCC sont aussi un bon exemple de pratique fondée sur une approche centrée sur la victime. Ouverts jour et nuit, les TCC sont jumelés à certains tribunaux spécialisés et assurent la prise en charge de la victime de la dénonciation jusqu’à la toute fin du processus. Les services de police et de poursuite sont sur place, de même que des services médicaux et psychosociaux, afin que la victime trouve au même endroit toute l’aide dont elle a besoin. Les TCC ont été créés dans une logique d’autonomisation (empowerment) des victimes, pour les transformer en survivantes capables de faire face aux différentes étapes du processus[90].

Les analyses des réussites des tribunaux spécialisés depuis leur rétablissement en 2013 sont rares. En 2017, UNICEF South Africa a financé un sondage de satisfaction auprès des victimes dont l’affaire a été prise en charge au sein d’un tribunal spécialisé. Conduit par le Child Witness Institute, ce sondage montre un taux de satisfaction global de 69 %, alors que celui-ci est de 48 % chez les victimes dont le dossier a été traité par un tribunal traditionnel[91]. Le Child Witness Institute conclut : « It is clear from the findings of this study that there was a substantial increase in victim satisfaction from the ordinary regional courts to the Sexual Offences Courts. The improved services in the latter courts contributed to an increase in victim satisfaction[92]. » De plus, le rapport annuel de 2017-2018 sur l’implantation de la Criminal Law (Sexual Offences and Related Matters) Amendment Act 32 of 2007 révèle que les taux moyens de condamnation dans les tribunaux spécialisés de 2015 à 2018 étaient supérieurs à 70 %[93]. Par ailleurs, les données provenant d’études menées sur les tribunaux spécialisés avant leur déclin à partir de 2005 montrent que ces derniers ont toujours mieux fait que les tribunaux traditionnels en matière de taux de condamnation (de 61 à 70 % par rapport à des taux inférieurs à 50 %)[94], ainsi qu’en matière de délais, qui ont été aussi courts que 6 mois de la dénonciation au verdict dans certains tribunaux spécialisés[95]. Ces informations permettent de conclure que les tribunaux spécialisés participent à l’amélioration de l’expérience des victimes, à l’augmentation des taux de condamnation et à la diminution des délais en Afrique du Sud.

2.2 Le modèle néo-zélandais : un rôle spécialisé

Le modèle de la Nouvelle-Zélande est beaucoup plus récent que celui de l’Afrique du Sud. En décembre 2016, la juge en chef des cours de district, en collaboration avec le ministère de la Justice, a lancé un projet pilote d’une durée maximale de deux ans et demi. Des tribunaux spécialisés ont donc été mis en place dans deux cours de district, soit Auckland et Whangarei. Plutôt que d’instaurer une cour entière et autonome, la Nouvelle-Zélande a fait le choix d’un rôle spécialisé, fonctionnant selon des lignes directrices qui présentent les bonnes pratiques à adopter en matière de poursuite de nature sexuelle[96]. La compétence de ces tribunaux spécialisés est limitée aux procès devant jury pour des infractions de catégorie 3, comme le viol et l’attentat à la pudeur. Ces dossiers de crimes sexuels entrent dans le projet pilote au moment de l’étape préliminaire nommée « case review ». Ils sont regroupés sur une liste et soumis à une procédure particulière[97]. Par ce projet pilote, la juge en chef des cours de district souhaitait améliorer la manière dont les tribunaux répondent aux dossiers de violence sexuelle, dans le contexte des lois existantes, notamment en réduisant les délais et en améliorant l’expérience des plaignantes[98].

Le modèle néo-zélandais présente les composantes suivantes. D’abord, les juges qui siègent à ce tribunal spécialisé doivent être désignés par la juge en chef des cours de district et recevoir une formation où leur sont présentés la dynamique complexe des crimes sexuels, les enjeux de la victimisation secondaire et les conséquences du processus judiciaire sur les victimes[99]. Les dossiers sont entendus de manière prioritaire dans des salles de cour désignées qui disposent des installations nécessaires pour fournir des aides au témoignage[100]. Jusqu’au procès, ces dossiers font l’objet d’une gestion accrue et proactive, conforme aux lignes directrices et assurée par un gestionnaire de dossier attitré, en collaboration avec un juge spécialisé dans le domaine. Le gestionnaire de dossier a la responsabilité de déterminer tous les enjeux qui pourraient être soulevés en audience de gestion et de s’assurer que les parties font les démarches préalables nécessaires[101]. Les lignes directrices imposent au juge plusieurs responsabilités en matière de préparation du procès. Il doit s’assurer que tous les éléments qui pourraient causer un retard dans les procédures, notamment les enjeux de divulgation de la preuve et d’admissibilité de certaines preuves, les demandes d’aides au témoignage et les besoins en matière d’interprète ou d’expert, sont bien connus et réglés avant le procès[102]. Après l’étape nommée « case review » qui a lieu dans un délai de 30 jours suivant la comparution, le dossier est attitré au juge qui le présidera, et celui-ci devra prendre le temps de se familiariser avec ses particularités plusieurs mois à l’avance[103]. Les procès sont également fixés très tôt, et ce, à des dates fermes[104]. De plus, les lignes directrices prévoient des exigences en matière de préparation de la victime au procès[105]. Par exemple, les procureurs ont l’obligation de rencontrer chacune tôt dans le processus[106]. Enfin, le procès doit aussi être mené conformément aux lignes directrices. Elles attribuent au juge d’importantes responsabilités en matière de surveillance du contre-interrogatoire, imposent l’adoption d’une attitude flexible quant au témoignage de la victime (pause, période de témoignage adaptée, etc.) et exigent qu’une preuve d’expert soit présentée pour expliquer les preuves contre-intuitives[107]. Par ailleurs, certaines pratiques se sont développées au cours du projet pilote et sont désormais suivies par les acteurs des tribunaux spécialisés : c’est le cas, notamment des mesures en vue de minimiser le temps d’attente à la cour pour les plaignantes qui témoignent et de les escorter dans le palais de justice à défaut d’une entrée réservée[108]. Soulignons qu’après le verdict, le processus de détermination de la peine demeure celui qui est appliqué dans les tribunaux traditionnels.

Une évaluation du projet pilote conduite par la firme indépendante Gravitas Research and Strategy Limited permet de conclure au succès du modèle néo-zélandais[109]. D’abord, la formation des juges parvient à atteindre ses objectifs. Ils ont révélé, lors de l’évaluation, avoir considéré pour la première fois la perspective de la victime. Ils ont estimé que la formation s’avérait extrêmement efficace et ont dit qu’avoir pris conscience des effets du système sur les victimes a favorisé leur adhésion aux lignes directrices. Les représentants des services aux victimes interrogés ont confirmé avoir noté un changement visible dans l’attitude des juges envers les victimes. De plus, les pratiques de gestion ont contribué de manière considérable à la réduction des délais en éliminant presque entièrement les remises ou les ajournements. Auparavant, des délais de 18 à 24 mois étaient courants avant d’atteindre l’étape du procès. Maintenant, les délais observés dès l’entrée dans le projet pilote jusqu’au procès sont de 8 mois à Auckland et de 10 mois à Whangarei. Des verdicts y ont été rendus aussi rapidement que dans un délai de 10 mois suivant l’ouverture d’un dossier. Les gestionnaires de dossier ont été désignés comme des éléments cruciaux relativement à la réussite du projet pilote. Le fait de fixer le procès à une date ferme a également favorisé l’augmentation des plaidoyers de culpabilité et la promptitude des accusés à plaider coupable. L’étude a révélé en outre une amélioration de la qualité de la preuve testimoniale présentée au procès. Les victimes sont mieux préparées, davantage à l’aise, et fournissent des réponses plus complètes. Le contre-interrogatoire était abordé de manière beaucoup moins négative par les victimes que dans une étude menée par la même firme à l’égard des tribunaux traditionnels. Bien qu’il n’en soit pas question de manière explicite dans les lignes directrices, le projet pilote semble adopter une approche centrée sur la victime. Celles qui ont participé au projet pilote disent se sentir valorisées plutôt que victimisées par le processus de justice criminelle. À noter que l’augmentation du taux de condamnation n’ayant jamais été un objectif poursuivi par le projet pilote, aucune évaluation n’en est donc faite dans ce dernier[110].

2.3 Des succès prometteurs pour le Québec

Les tribunaux spécialisés ont eu de belles réussites dans les juridictions étrangères : augmentation des taux de condamnation, amélioration de la qualité de la preuve testimoniale, diminution des délais, baisse des occurrences de victimisation secondaire, amélioration de la connaissance des juges sur les mythes et les stéréotypes qui menacent d’influencer leur processus décisionnel, la réalité des victimes et les conséquences du processus de justice criminelle sur ces dernières.

Dans les succès de ces tribunaux, la spécialisation semble centrale. La chercheuse Randall remarquait ceci : « the law in general, and the criminal justice system in particular, fail to grasp the harms of gendered violence and the varied and complex ways women react, respond to, and process it psychologically[111] ». Or, le MATTSO explique de la façon suivante sa recommandation de rétablir les tribunaux spécialisés en partie :

[V]ictims of sexual offences encompass a particularly vulnerable group with specific needs that translate into specialised infrastructure requirements. In order to deal with these cases effectively, role-players will require special knowledge and skills. Research has shown internationally that the adversarial system is not designed to deal with the uniqueness of sexual offences, especially towards child victims and persons with mental disabilities.

In order to address these issues, it would be necessary to adopt a holistic approach to crimes of this nature by offering a specialist service that addresses the problems relating to infrastructure, resources, training and research. Ensuring that role-players undergo a paradigm shift with relation to understanding the dynamics of sexual violence is crucial, and can only be achieved by intensive and specialised training[112].

La spécialisation semble essentielle pour améliorer la compréhension des juges des dynamiques de la violence sexuelle. Cette compréhension améliorée des réalités des victimes a permis, en Nouvelle-Zélande, l’adhésion des juges aux différentes pratiques contenues dans les lignes directrices. L’application de ces dernières a notamment assuré la protection des victimes contre la victimisation secondaire infligée par le contre-interrogatoire. Une meilleure connaissance de la réalité des victimes et de l’éventail des réponses possibles à la victimisation, ainsi que la compréhension par les juges des mythes et des stéréotypes à l’oeuvre dans ces affaires, fait également espérer une réduction de l’influence du modèle du « vrai viol[113] ». Si cet élément n’a pas été directement mesuré dans les juridictions étrangères, certaines études suggèrent que l’éducation des décideurs représente un moyen efficace de contrer l’influence des mythes et des stéréotypes[114]. On peut en outre croire qu’une spécialisation des acteurs conduira à une meilleure application des règles de droit et de preuve, nombreuses et complexes en matière sexuelle. Le développement par les acteurs d’une expertise spécialisée apparaît donc comme un apport majeur des tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels.

L’adoption d’une approche centrée sur la victime semble aussi expliquer en partie le succès de ces tribunaux. Les mesures mises en place dans cette approche permettent de combler les besoins des victimes, ce qui favorise leur participation active au processus. Elles contribuent dès lors à diminuer les occurrences de victimisation secondaire et, couplées à la réduction des délais par l’adoption de pratiques de gestion efficaces, à améliorer la qualité des témoignages. L’adoption d’une telle approche constitue un autre apport majeur des tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels.

Aucune mesure de l’impact des tribunaux spécialisés sur les taux de condamnation n’a été faite en Nouvelle-Zélande ; aucune analyse ne porte sur les causes précises de l’augmentation de ce taux en Afrique du Sud. Il est toutefois possible de poser l’hypothèse que l’amélioration des témoignages, telle qu’elle a été observée à l’étranger, favoriserait probablement la hausse des taux de condamnation au Québec. Par ailleurs, il est essentiel de considérer cette majoration potentielle des taux de condamnation comme une conséquence de l’amélioration du processus de justice criminelle et de recherche de vérité, plutôt qu’en tant qu’objectif autonome. Accorder une trop grande importance à l’accroissement des taux de condamnation à titre d’objectif risque de remettre en question l’impartialité et la légitimité de ces tribunaux. L’objectif à poursuivre devrait plutôt être d’améliorer l’expérience des victimes, leur rétention dans le processus et leurs habiletés à offrir un témoignage complet et fiable.

Les deux modèles de tribunaux spécialisés étudiés semblent participer dans leur propre leur juridiction à une certaine neutralisation de l’influence du modèle du « vrai viol » et, de manière encore plus importante, à l’élimination de la victimisation secondaire. Ils représentent une initiative prometteuse pour l’amélioration de l’expérience des victimes au sein du système de justice criminelle québécois et, conséquemment, un espoir pour le rétablissement de leur confiance envers ce système. Par contre, hormis l’augmentation potentielle des taux de condamnation, ces modèles ne permettent pas de s’attaquer à l’attrition qui se produit avant que les dossiers soient portés devant les tribunaux. Ils ne représentent dès lors qu’une solution partielle à l’ensemble des facteurs contribuant à l’attrition et ne peuvent donc constituer à eux seuls la solution de la crise de confiance des victimes envers le système judiciaire.

Conclusion

Les victimes qui souhaitent obtenir la protection du système de justice criminelle doivent faire face à plusieurs difficultés : importants taux d’attrition, influence des mythes et des stéréotypes qui participent à ce phénomène et à leur traitement inapproprié au sein du système de justice, ainsi qu’épisodes de victimisation secondaire par des acteurs du système méfiants ou responsabilisants. Ces difficultés ont, au fil des années, contribué à la perte de confiance des victimes envers le système de justice criminelle. Dans ce contexte, les tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels apparaissent comme une solution intéressante pour améliorer l’expérience des victimes. Les modèles sud-africain et néo-zélandais ont eu des effets positifs dans leur juridiction en participant à l’augmentation des taux de condamnation, à l’amélioration de la qualité de la preuve testimoniale, à la diminution des délais et de la victimisation secondaire, de même qu’à l’amélioration de la compréhension judiciaire des mythes et des stéréotypes qui menacent d’influencer le processus décisionnel, de la réalité des victimes et des conséquences du processus de justice criminelle sur elles. Il semble donc souhaitable que les décideurs québécois se penchent de manière sérieuse sur les réussites de ces modèles et sur la possibilité d’implanter de tels tribunaux au Québec.

Si le Québec décidait de se doter des tribunaux spécialisés en matière de crimes sexuels, il lui faudrait choisir un modèle. Certains éléments des modèles étrangers sont déjà implantés au sein du système de justice criminelle québécois. Par exemple, les procureurs aux poursuites criminelles et pénales ont bel et bien l’obligation de rencontrer les victimes avant le procès, et le modèle de la poursuite verticale, qui assure que chaque dossier sera traité par le même procureur du début jusqu’à la fin des procédures, est en place depuis un moment[115]. En outre, des aides au témoignage (écran, témoignage par système de télévision en circuit fermé, présence d’une personne de confiance) sont à la disposition des victimes lorsqu’elles le demandent[116]. Il importera donc d’évaluer l’apport de chacun des modèles dans le contexte du droit criminel canadien et de l’organisation judiciaire québécoise pour choisir un modèle susceptible d’avoir les effets attendus. Par ailleurs, les autres juridictions ont mis en évidence plusieurs défis à surmonter, notamment la rareté de l’espace dans les palais de justice ainsi que le manque de ressources humaines et financières, pour permettre aux tribunaux spécialisés d’atteindre leurs objectifs[117]. Ces défis paraissent également exister dans le système de justice criminelle québécois et devront être pris en considération par les décideurs dans le choix du modèle. Enfin, l’action des tribunaux spécialisés est limitée aux dossiers qui font l’objet d’une poursuite. Pour rétablir la confiance des victimes envers le système de justice criminelle, des initiatives doivent donc naître dans les services de police et les services de poursuite, là où les dossiers subissent l’attrition la plus importante, où se fait aussi sentir l’influence du modèle du « vrai viol » et où les victimes vivent fréquemment des épisodes de victimisation secondaire.