Corps de l’article

Placés devant ce que d’aucuns qualifient de crise démocratique, les élus sont préoccupés par la confiance du public dans ses institutions et l’invoquent régulièrement au soutien de leurs politiques. Par exemple, au printemps 2019, tous les parents du Québec ont reçu une lettre du ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, les informant que les élèves obtenant la note de 59 sur 100 ne se verraient plus attribuer la note de passage, déterminée à 60 sur 100, et ce, afin de maintenir « la confiance du public dans un système juste et performant[1] ». De même, au cours des années 2006 à 2015, le gouvernement fédéral de Stephen Harper a opéré un virage punitif important et largement décrié par les experts en adoptant une série de lois répressives qui se réclamaient toutes de la nécessité de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice pénale.

Qu’un législateur ou une politicienne invoque la confiance du public dans ses institutions démocratiques pour justifier l’adoption d’une loi ou d’une politique est prévisible dans le système démocratique québécois et canadien. Chaque législateur est avant tout un député élu, sensible à l’opinion de son électorat. Dans cette logique, il est dans l’ordre des choses que l’opinion publique participe à la fabrication des lois, des règlements et des directives. Cependant, en principe, « [u]ne fois fabriquée, la norme juridique donne moins de prise à l’opinion publique[2] », le pouvoir judiciaire devant s’exercer à l’abri de toute influence extérieure. Dans une démocratie, le principe de la séparation entre les pouvoirs judiciaire, exécutif et administratif s’avère aussi fondamental que celui de la tenue d’élections libres. Conséquemment, contrairement au législateur, les tribunaux ne devraient pas rendre leurs décisions en fonction de l’opinion publique. Traditionnellement, pour le juriste, la question de la confiance du public doit intéresser le processus politique, voire législatif, mais non le processus judiciaire en tant que tel.

Sans surprise, le thème de la confiance du public dans le système de justice pénale a occupé davantage les criminologues que les juristes[3]. Établie par sondages d’opinion, la confiance du public évoque une mesure de satisfaction à l’égard du système judiciaire bien plus qu’un critère juridique. Comment, d’ailleurs, les tribunaux pourraient-ils opérationnaliser un concept aussi flou, multiforme et volatile que celui de confiance du public ? La certitude du droit ne s’en trouverait-elle pas compromise ?

Pourtant, le critère de la « confiance du public dans l’administration de la justice » tend à s’autonomiser en matière criminelle. Sa présence encore timide ne s’affirme clairement qu’à travers quatre dispositions du Code criminel[4], mais elle mérite certainement d’être prise en considération. En effet, la codification de la « confiance du public », à titre de critère décisionnel servant à trancher un cas d’espèce, se révèle susceptible de modifier l’acte de juger en le rendant plus perméable aux fluctuations de l’humeur collective, pour reprendre une expression consacrée.

Nous nous attacherons donc dans notre article à retracer l’émergence et le développement jurisprudentiels du concept de « confiance du public dans l’administration de la justice » dans le champ du droit criminel. Dans un premier temps, nous verrons comment la Cour suprême du Canada a défini cette notion, d’une part, en mettant en évidence les différentes composantes de l’administration de la justice (section 1.1) et, d’autre part, en insistant sur les aspects de celle-ci qui seraient les plus à même d’assurer le maintien de la confiance du public (section 1.2) : l’indépendance judiciaire, la publicité des débats judiciaires et, au cours des dernières années, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Dans un second temps, nous étudierons la manière dont le critère de la « confiance du public dans l’administration de la justice » s’incarne dans la pratique judiciaire en nous intéressant à deux cas de figure, soit le rejet d’une preuve suivant l’article 24 (2) de la Charte canadienne des droits et libertés[5] (section 2.1) et le maintien en détention avant procès d’un accusé selon l’article 515 (10) du Code criminel (section 2.2). À l’issue de notre étude, nous concluons que le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice est un critère protéiforme trop difficile à saisir pour fonder une décision dans un cas d’espèce.

1 La définition de la notion de « confiance du public dans l’administration de la justice pénale »

Pour différentes raisons, la « confiance du public dans l’administration de la justice » est difficile à définir. Il n’y a pas de quoi s’en étonner, puisque les trois composantes de l’expression échappent à la compréhension générale, à tout le moins en partie. En effet, les notions de « confiance », de « public » et d’« administration de la justice » se révèlent fuyantes, kaléidoscopiques. La confiance, d’abord, ce mélange de croyance, d’espérance et de foi[6], est un sentiment difficile à mesurer. Lorsqu’il est question de l’administration de la justice pénale, ce sentiment s’appuie souvent sur des perceptions et il varie suivant les indicateurs utilisés pour en prendre le pouls[7]. La confiance de la population dans l’administration de la justice pénale s’évalue-t-elle à l’aune de leur traitement respectueux par les différents agents du système ou de la sévérité des sentences ? Les résultats obtenus varient évidemment en fonction de la teneur des questions et de la façon dont elles sont posées, tout comme du contexte médiatique à l’intérieur duquel elles s’inscrivent[8]. Le public, quant à lui, est constitué d’un ensemble disparate de groupes et d’individus qui nourrissent des sentiments contrastés à l’égard du système de justice pénale. L’opinion publique « est beaucoup plus volatile, beaucoup moins unitaire que l’on pourrait le croire » ; elle constitue plutôt « un agrégat d’opinions réparties selon les groupes et les classes sociales » et est « pratiquement schizophrène[9] ». Enfin, à quelle réalité renvoie l’administration de la justice ? Sur quoi, exactement, le sentiment de confiance publique que l’on cherche à estimer devrait-il porter ?

Appelée, dans l’arrêt R. c. Hall, à décider si le critère de la « confiance du public dans l’administration de la justice » contenu à l’article 515 (10) c) du Code criminel était inconstitutionnellement imprécis, la Cour suprême a ignoré les difficultés d’interprétation entourant les mots « confiance » et « public » pour se concentrer sur la notion d’« administration de la justice ». En effet, si cette dernière expression est assez précise, dit le plus haut tribunal du pays, « il s’ensuit […] que les mots “nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice” […] ne sont pas inconstitutionnellement imprécis[10] ». Nous proposons donc de calquer ce raisonnement et de tenter, dans les lignes qui suivent, de définir juridiquement ce qu’est l’« administration de la justice », afin de mieux comprendre à quoi fait référence l’expression « confiance du public dans l’administration de la justice » (1.1). À l’issue de cet exercice, nous constaterons aisément que cette troisième notion englobe des réalités aussi variées que les deux premières (1.2).

1.1 L’administration de la justice

L’« administration de la justice » est une expression fourre-tout souvent employée dans le Code criminel, soit exactement 67 fois. Celui-ci renvoie souvent à la « bonne » administration de la justice, généralement dans le but d’assurer une saine gestion de l’instance, c’est-à-dire une procédure et une gestion de la preuve efficaces[11]. Plus largement, le Code criminel investit certains acteurs de fonctions particulières dans l’administration de la justice et crée également de nombreuses infractions contre l’administration de la justice, ce qui multiplie ainsi les occasions de se servir de cette expression.

La notion d’« administration de la justice » n’a pas été définie clairement par les tribunaux, qui l’abordent de manière pragmatique et la tiennent pour acquise. Dans l’arrêt Hall[12], la Cour suprême réitère les propos qu’elle tenait dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick[13] : l’expression « bonne administration de la justice » énonce une norme intelligible, et n’a donc pas une portée excessive. Elle inclut notamment le pouvoir discrétionnaire des tribunaux de contrôler leur propre procédure. Présente dans un grand nombre de lois canadiennes, y compris la Charte canadienne, elle constitue une norme pratique pour le pouvoir judiciaire. Ainsi, dans l’arrêt Société Radio-Canada, la Cour suprême a affirmé la constitutionnalité de l’article 486 du Code criminel, qui permet d’ordonner qu’un procès se tienne à huis clos lorsque le tribunal considère que la bonne administration de la justice l’exige. Cet exemple illustre les liens qui unissent l’administration de la justice et les règles relatives à la bonne marche des affaires judiciaires. Comme le remarque le professeur Daniel Mockle, l’administration de la justice est intimement liée à la pratique quotidienne du droit :

[L]a bonne administration de la justice […] ne peut être dissociée de plusieurs dimensions propres à la procédure et au droit de la preuve. Ces dimensions relèvent des pouvoirs généraux des cours […] Peu de faits nouveaux sur le statut et la nature de la bonne administration de la justice peuvent être signalés, hormis l’arrêt Société Radio-Canada de 1996 […] Il ne faut pas s’étonner que les juges ne soient pas enclins à disserter sur leur pouvoir discrétionnaire aux fins de l’administration de la justice. Leur démarche reste pragmatique, car ils disposent d’un pouvoir d’appréciation pour la gestion des litiges […] ainsi que pour le déroulement de l’instance […] [La bonne administration de la justice] reste une notion à la disposition des juges à des fins précises liées à l’organisation et au fonctionnement de la justice. Si, pour certains observateurs, elle reste « une notion encore trop floue », ce fait résulte de sa polyvalence, afin de résoudre des questions pratiques qui font appel à une appréciation du juge[14].

Il ne faudrait toutefois pas en conclure que l’administration de la justice se limite à ses dimensions fonctionnelles. Rappelons que, outre ses nombreuses mentions dans le Code criminel, l’expression à l’étude figure également dans l’article 24 (2) de la Charte canadienne, qui invite les juges à rejeter une preuve obtenue en violation des droits et libertés et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Réinterprétant l’article 24 (2) dans l’arrêt R. c. Grant, la Cour suprême adhère certes à une vision éminemment pratique de l’administration de la justice, mais elle y superpose une dimension substantive essentielle en ajoutant qu’elle concerne aussi les principes fondateurs de l’État de droit : « L’expression “administration de la justice” est souvent employée pour désigner les processus d’enquête, d’accusation et de jugement qui entrent en jeu en cas de non-respect de la loi. Toutefois, elle englobe de façon plus générale le maintien des droits garantis par la Charte et du principe de la primauté du droit dans l’ensemble du système de justice[15]. »

L’administration de la justice ne touche donc pas seulement la bonne marche des tribunaux, mais les principes mêmes en vertu desquels ils fonctionnent. La confiance du public envers l’administration de la justice pourrait ainsi reposer tant sur le roulement efficace des affaires que sur le respect des droits fondamentaux et le principe de la primauté du droit. Dès lors, prendre une décision sur le fondement de la confiance du public dans l’administration de la justice exigerait la prise en considération d’un très grand nombre d’éléments. Ainsi, dans l’arrêt R. c. Lippé, la Cour suprême affirme ceci :

Tant l’indépendance que l’impartialité sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l’individu comme du public dans l’administration de la justice. Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace […] D’autres valeurs contribuent à maintenir la confiance du public, comme l’accès le plus démocratique à la justice, l’égalité de tous devant la loi, l’indépendance et le professionnalisme du Barreau, une audition dans les meilleurs délais, pour ne nommer que celles-là[16].

Bref, le chantier est vaste. Dans un texte intitulé « Preserving Public Confidence in the Courts and the Legal Profession », la juge McLachlin renchérit en énonçant tous les aspects qui lui paraissent essentiels au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice : la qualité générale du système de justice (indépendance et impartialité des juges, honnêteté et probité des acteurs du système juridique, membres du Barreau qualifiés), l’accès à la justice et le respect des valeurs consacrées par la Charte canadienne[17]. En fouillant, nous trouverions certainement quelque renvoi laconique à la confiance du public dans l’administration de la justice lorsque l’un ou l’autre de ces thèmes est abordé par la Cour suprême, comme ce pourrait être le cas en matière de détermination de la peine[18]. C’est toutefois au moment où il est question d’indépendance judiciaire que la confiance du public est invoquée avec le plus de ferveur par le plus haut tribunal du pays. La confiance du public serait ainsi l’une des raisons d’être de l’indépendance judiciaire. La Cour suprême offre également de belles lignes sur la confiance du public quand elle aborde la publicité des débats judiciaires. Plus récemment, dans l’arrêt R. c. Jordan[19], elle lie la confiance du public à la célérité des procédures et au droit d’être jugé dans un délai raisonnable. L’indépendance judiciaire, la publicité des débats et le droit d’être jugé dans un délai raisonnable constitueraient donc trois des piliers essentiels au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. Voyons ce qu’il en est de plus près.

1.2 Les conditions nécessaires au maintien de la confiance du public

Lorsque la Cour suprême s’étend sur le sujet de la confiance du public dans l’administration de la justice, c’est généralement pour rappeler que l’indépendance et l’impartialité judiciaires, garanties par l’article 11 d) de la Charte canadienne, en sont les conditions premières. Pilier historique des démocraties parlementaires[20], manifestation directe de la séparation des pouvoirs judiciaire, exécutif et administratif, l’indépendance et l’impartialité judiciaires garantissent que tous les citoyens seront traités selon les termes de la loi, indépendamment de leur classe sociale, de leur pouvoir économique, de leur appartenance politique et ainsi de suite. L’indépendance et l’impartialité judiciaires permettent d’assurer le principe même de la primauté du droit, selon lequel la loi s’applique également à chaque être humain, peu importe sa naissance, son rang, sa richesse. Personne n’est au-dessus de la loi dans une démocratie parlementaire. La déesse Justicia, représentée les yeux bandés, balance à la main, rappelle que la justice est aveugle à toute autre considération que le droit, tel qu’il s’applique à la preuve présentée. À travers l’ensemble de sa jurisprudence, la Cour suprême martèle que l’indépendance et l’impartialité judiciaires sont nécessaires pour assurer la séparation des pouvoirs et maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice :

[L]es tribunaux judiciaires tranchent les différends opposant le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et veillent au respect du partage constitutionnel des compétences. Ces mêmes tribunaux veillent également à ce que l’exercice du pouvoir étatique respecte la primauté du droit et les dispositions de notre Constitution. À ce titre, ils servent de bouclier contre les atteintes injustifiées de l’État aux droits et libertés des citoyens […] Ce mandat constitutionnel est à l’origine de l’aspect institutionnel du principe : la nécessité de maintenir l’indépendance d’un tribunal judiciaire ou administratif dans son ensemble vis-à-vis des organes exécutif et législatif du gouvernement.

Par conséquent, en raison de son rôle d’arbitre des différends et de gardien de la Constitution, le pouvoir judiciaire doit être complètement indépendant. Un motif séparé, mais connexe, justifiant l’indépendance judiciaire est la nécessité de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. Pour que règne la confiance dans notre système de justice, il faut s’assurer que les citoyens aient toujours une saine perception d’indépendance judiciaire. Sans cette perception d’indépendance, le pouvoir judiciaire ne peut pas « prétendre à la légitimité, ni commander le respect et l’acceptation qui lui sont essentiels »[21].

Assurer la séparation des pouvoirs entre juges, politiciens et fonctionnaires afin de maintenir la confiance des citoyens, donc. Toutefois, les pouvoirs exécutif et administratif ne sont pas les seules sources de préoccupations potentielles. Les médias, qualifiés de quatrième pouvoir, peuvent également influer sur le cours de la justice. En effet, certaines affaires font l’objet d’une couverture médiatique extraordinaire. Cette visibilité excessive est susceptible de mettre le tribunal sous pression, car elle introduit des éléments extérieurs à la stricte application du droit aux faits dans le processus décisionnel. Ce risque, le Conseil canadien de la magistrature en est conscient. L’indépendance et l’impartialité judiciaires permettent également de s’en prévaloir :

Les Canadiens devraient savoir que la justice n’est pas inconstante : elle ne dépend pas des caprices ou des préférences du juge ; elle ne se plie pas à l’opinion de la foule, aux courants politiques, ni aux groupes d’intérêts particuliers ; elle n’est pas administrée selon le goût du jour. La justice est loyale seulement envers la primauté du droit.

L’indépendance judiciaire exige qu’un juge décide sans crainte ni favoritisme, même devant des opinions contraires très répandues, que ce soit celles de [ses] collègues juges, du gouvernement, du public, des médias ou de groupes d’intérêts[22].

Ainsi, pour assurer la confiance du public dans l’administration de la justice, il faudrait d’abord et avant tout garantir l’indépendance et l’impartialité du juge à l’égard des pouvoirs exécutifs, administratifs et, ajouterions-nous, médiatiques. Toute ingérence extérieure dans le cours de la justice pourrait provoquer une perte de confiance de la communauté. Nous aurions dès lors un premier étalon de mesure : la confiance du public dans l’administration de la justice reposerait sur la séparation nette des pouvoirs et l’indépendance de la magistrature.

Dans l’arrêt Société Radio-Canada, la Cour suprême livre un plaidoyer tout aussi vibrant en faveur du principe de la publicité des débats, qui renvoie, lui aussi, aux fondements du régime démocratique canadien. La publicité des débats poursuit une double finalité : d’une part, protéger les parties d’une justice sans contrôle public et, d’autre part, maintenir la confiance de la société dans les tribunaux. Une justice qui se déroulerait en secret minerait assurément la confiance de la communauté. Deuxième étalon de mesure, donc : la confiance du public dans l’administration de la justice reposerait sur la publicité des débats. Cette proposition est avancée avec autant de force que la précédente, la publicité des débats constituant la base d’un procès équitable :

Le principe de la publicité des débats en justice est profondément enraciné dans la tradition de la common law. Il a été décrit dans le vieil arrêt anglais Scott c. Scott, [1913] A.C. [417] (H.L.) […] à la p. 477 :

[…] Il ne cesse d’inspirer Bentham. « Dans l’obscurité du secret, de sinistres desseins de toutes sortes ont libre cours. Les freins à l’injustice judiciaire ne sont efficaces qu’en proportion de la publicité des débats. Là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de justice. » « La publicité est le souffle même de la justice. Elle est la plus grande incitation à l’effort, et la meilleure des protections contre l’improbité. Elle fait en sorte que celui qui juge est lui-même en jugement. » « La garantie des garanties est la publicité. » Mais parmi les historiens, il y a peu de chances qu’on oublie le verdict grave et éclairé de Hallam, dans lequel celui-ci affirme que la publicité des débats en justice est une garantie de la sécurité du public encore meilleure que les droits du Parlement […].

L’importance de garantir que la justice soit rendue en audience publique n’a pas seulement survécu, elle est devenue […] « l’une des caractéristiques d’une société démocratique » […] Le principe de la publicité des procédures judiciaires, considéré comme le « souffle même de la justice » et la « garantie des garanties », fait en sorte que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit […] il a été jugé que la publicité est la règle et le secret l’exception, situation qui favorise la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l’administration de la justice[23].

Garante de l’intégrité du système de justice, la publicité des débats permet aux représentants de la presse comme à tous les citoyens du pays de surveiller le déroulement des instances judiciaires. Grâce à ce regard extérieur, les juges doivent rendre compte de leurs décisions. Ils ne peuvent déroger à leurs devoirs d’indépendance et d’impartialité. Et les citoyens sont eux-mêmes en mesure de constater que justice est rendue en fonction du droit, tel qu’il s’applique à la preuve.

Traditionnellement, les juristes abordent donc les rapports entre le système judiciaire et les médias par la lorgnette du principe de la publicité des procédures, discourant sur sa nécessité, son étendue et ses exceptions (ordonnances de non-publication, restrictions relatives au comportement sexuel ou aux dossiers confidentiels en matière de crimes sexuels et autres limites à la couverture médiatique)[24]. Il y a pourtant davantage à en dire. Les relations entre l’administration de la justice et les médias se révèlent complexes. Si la publicité des débats favorise la confiance du public dans l’administration de la justice, il faut bien préciser aussi que les médias peuvent participer à son discrédit. Le tribunal de l’opinion peut condamner le juge. À une époque marquée par l’omniprésence du regard médiatique, les institutions pénales risquent, à tout moment, de faire l’objet d’une critique virulente, en temps réel. Comme le remarque Denis Salas, cette pression provoque « un déplacement de la légitimité des juges qui passe d’un statut d’indépendance, qui serait acquis, à un rapport de confiance à l’égard du public, qui est à construire[25] ». Il y a là un risque réel pour le décideur : celui de vouloir plaire. En prendre conscience, c’est revenir au premier fondement de la confiance du public dans l’administration de la justice, soit l’indépendance judiciaire.

Comme nous l’avons vu, l’administration de la justice comporte à la fois une dimension pratique (la bonne marche des tribunaux) et substantive (les principes fondateurs de l’État de droit). Lorsqu’elle affirme l’indépendance judiciaire et la publicité des débats comme des conditions nécessaires au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice, la Cour suprême se situe indéniablement sur le second plan. Toutefois, dans l’arrêt Jordan, qui réaffirme avec force le droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable, elle revient à la nécessité d’assurer le roulement efficace des affaires. Ce faisant, elle propose un troisième étalon de mesure, à savoir que la confiance du public reposerait sur la célérité et l’efficacité du système de justice :

[L]es procès instruits en temps utile sont importants pour préserver la confiance générale du public envers l’administration de la justice […] Le défaut de tenir les procès criminels avec équité, rapidité et efficacité amène inévitablement la société à douter […] et, en fin de compte, à mépriser les procédures judiciaires […] Le prolongement des délais mine la confiance du public envers le système. Or, cette confiance est essentielle à la survie du système lui-même, car « il ne peut y avoir de système équitable et équilibré de justice criminelle sans le soutien de la collectivité »[26].

Dans un article intitulé « L’arrêt Jordan, le management de la justice et le droit de la gouvernance : de la conversion des droits en nombres à la transformation de la culture juridique[27] », Stéphane Bernatchez note que, au-delà de son rattachement au droit criminel, l’arrêt Jordan s’inscrit dans le droit de la gouvernance. Phénomène récent, clairement annoncé par David Garland dans le champ de la répression[28], la gouvernance juridique se préoccupe tant de l’efficacité que de l’effectivité du droit. « Dans la dimension économique de la gouvernance, les logiques des sciences de l’économie et de la gestion tendent à s’implanter dans les institutions publiques et à supplanter le raisonnement juridique plus traditionnel […] Dans sa dimension politique, le souci d’efficacité des normes cherche à les rendre plus effectives, de manière à assurer au droit une plus grande légitimité démocratique[29]. » Ainsi, de manière pragmatique, l’efficacité du système judiciaire est nécessaire pour assurer l’effectivité du droit d’être jugé dans un délai raisonnable.

Traitant à son tour du management de la justice, le professeur Mockle remarque avec à propos qu’aujourd’hui la confiance du public envers le système de justice repose bien davantage sur son efficacité que sur l’indépendance de la magistrature :

[L]a légitimité de la justice repose davantage sur la confiance du public que sur des éléments plus classiques du droit formel où l’indépendance et la neutralité relèvent des acquis […] L’efficacité conditionne la légitimation des institutions publiques, l’inefficacité dans la résolution de problèmes structurels contribuant à les discréditer, à plus forte raison pour la justice. La légitimité du système juridique et du droit dépend, à bien des égards, des liens complexes entre la justice et l’efficacité[30].

Dans cette perspective, la justice représente d’abord et avant tout un service. Et comme tout service public, elle doit se montrer efficace, accessible et de qualité. À défaut de pouvoir faire la démonstration d’un rendement satisfaisant, elle n’est plus digne de la confiance citoyenne.

S’il est difficile de contester la nécessité d’une justice criminelle efficace et impossible de remettre en cause l’importance du droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable, il faut toutefois remarquer que cette mouvance managériale pourrait, elle aussi, porter atteinte au fondement même de la confiance du public dans l’administration de la justice, soit l’indépendance judiciaire : « l’introduction trop ostensible de méthodes de gestion axées sur l’efficacité, les indicateurs de performance, les résultats et la planification stratégique pourrait être interprétée comme incompatible avec la nécessité de l’absence de pression directe sur le système judiciaire[31] ». Au bout du compte, le citoyen doit être convaincu que la juge n’a rien à gagner ni à perdre dans la décision, qu’elle est entièrement libre et indépendante, sur le plan tant institutionnel qu’individuel, et qu’elle prend sa décision en fonction du droit, tel qu’il s’applique à la preuve[32].

Plusieurs éléments paraissent ainsi nécessaires pour préserver la confiance du public dans l’administration de la justice, et les tribunaux en sont tout à fait conscients, bien qu’ils insistent davantage sur l’indépendance et l’impartialité judiciaires. Remarquons que cette insistance, totalement justifiée sur le plan systémique, est en décalage avec la demande citoyenne, qui tiendrait l’indépendance judiciaire pour acquise et exigerait encore autre chose du juge. Quoiqu’il en soit, la confiance du public dans l’administration de la justice s’avère multiforme et se fonde sur plusieurs éléments. Il paraît donc difficile de la considérer comme un critère décisionnel à part entière. C’est pourtant ce que le législateur tend à faire depuis quelques années, comme nous le verrons ci-dessous.

2 L’opérationnalisation du critère de la « confiance du public dans l’administration de la justice »

La confiance du public dans l’administration de la justice s’est imposée comme un critère décisionnel avec la constitutionnalisation de la Charte canadienne, en 1982. En effet, l’article 24 (2) dispose que, lorsque des éléments de preuve ont été obtenus en violation des droits et libertés garantis par la Charte canadienne, ils peuvent être écartés si, eu égard aux circonstances, « leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ». Appelée à interpréter cette disposition, la Cour suprême a rapidement conclu qu’elle établissait un test flou, large et imprécis, qui devait nécessairement s’incarner dans des facteurs particuliers. Elle a également insisté sur la distanciation nécessaire à sa mise en application : le juge n’a pas à se centrer sur la réaction du public au cas d’espèce, mais sur la considération à long terme du système judiciaire (2.1). Il est donc surprenant que la Cour suprême ait pu affirmer, quelques années plus tard, que la confiance du public dans l’administration de la justice était un critère décisionnel autonome, susceptible à lui seul de justifier le maintien d’un individu en détention suivant l’article 515 (10) du Code criminel (2.2).

2.1 Un critère juridique flou

Comme nous l’avons vu, la Charte canadienne pose certains jalons essentiels au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. En toute logique, lorsque ces jalons ont été transgressés, elle commande au juge de s’interroger sur ce qu’il convient de faire. La confiance du public a été bafouée une première fois parce que des agents de l’État ont violé les droits d’un citoyen ; « le but du par. 24 (2) est d’empêcher que cette utilisation ne déconsidère encore plus l’administration de la justice[33] ». Dans certaines démocraties, la preuve obtenue en violation des droits et libertés est automatiquement exclue[34] ; au Canada, le tribunal exerce un jugement à cet égard. Comment doit-il s’y prendre ? De quelle manière peut-il évaluer si c’est l’utilisation ou le rejet de la preuve obtenue en violation des droits de l’accusé qui déconsidère le plus l’administration de la justice ?

De l’avis de la Cour suprême, le critère de la déconsidération de l’administration de la justice est trop flou pour être opérationnel devant les tribunaux. Dans l’arrêt Grant, elle écrit ce qui suit : « Le test établi par cette disposition — ce qui est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, eu égard aux circonstances — est large et imprécis. Il faut donc se demander quels facteurs entrent dans cette appréciation[35]. » Difficile à appliquer en raison de son imprécision, le critère ne peut donc se matérialiser que par l’étude de facteurs juridiques plus ciblés. L’arrêt Grant a précisément pour objet de les reformuler, la Cour suprême jugeant que ceux qu’elle avait dégagés deux décennies auparavant dans l’arrêt R. c. Collins n’ont pas permis de donner les résultats escomptés au chapitre du maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice[36]. Essentiellement, les facteurs dégagés dans l’arrêt Collins avaient entraîné une règle d’exclusion automatique de la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui-même[37], alors que l’article 24 (2) de la Charte canadienne commande une analyse nuancée, fondée sur les circonstances du dossier[38]. Pour revenir à une application plus souple du critère de la déconsidération de l’administration de la juge, le juge devra donc désormais tenir compte des trois facteurs suivants : 1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État ; 2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte canadienne ; et 3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond[39].

Notre objectif, ici, n’est pas de nous prononcer sur le bien-fondé du redressement opéré dans l’arrêt Grant, mais plutôt de mettre en lumière trois des caractéristiques propres au raisonnement juridique de la Cour suprême suivant l’article 24 (2) de la Charte canadienne. La première d’entre elles, comme nous venons de l’exposer, est le fait que la Cour suprême reconnaît sans ambages que le critère de la déconsidération de l’administration de la justice, qui comporte d’innombrables facettes, est trop flou pour fonder des résultats prévisibles. Il doit nécessairement s’incarner dans différents facteurs, susceptibles d’orienter un argumentaire cohérent et de nourrir une jurisprudence constante. Pour réorienter la jurisprudence, c’est à la reformulation de ces facteurs qu’il faut s’attacher et non à l’établissement du critère de la déconsidération de l’administration de la justice en tant que telle.

La deuxième des caractéristiques sur laquelle nous souhaitons insister est le fait que l’appréciation de la confiance du public dans l’administration de la justice exige une distanciation par rapport au cas d’espèce. La Cour suprême se montre formelle à cet égard. Le regard du juge doit porter au-delà de l’effet immédiat de son jugement. Il doit se détacher des faits qui l’occupent et prévoir l’incidence à long terme que sa décision pourrait avoir sur l’interprétation des principes juridiques fondamentaux, sur le développement de la jurisprudence, sur le respect des droits et libertés consacrés par la Charte canadienne, sur les enquêtes policières, bref, sur l’administration de la justice dans son ensemble. L’article 24 (2) de la Charte canadienne lui commande de se projeter dans l’avenir. Pour permettre cette distanciation, le juge doit appréhender le critère de la déconsidération de l’administration de la justice à travers les yeux d’une personne raisonnable, bien informée des faits et des valeurs fondamentales qui traversent le droit criminel :

L’expression « déconsidérer l’administration de la justice » doit être prise dans l’optique du maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard. Certes, l’exclusion d’éléments de preuve qui aboutit à un acquittement peut provoquer des critiques sur le coup. Il n’en demeure pas moins que les réactions immédiates, dans des cas particuliers, ne sont pas visées par l’objet du par. 24 (2). Cette disposition concerne plutôt l’appréciation de l’effet à long terme de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération globale dont jouit le système de justice et suppose un examen de nature objective, qui vise à déterminer si une personne raisonnable, au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et des valeurs sous-jacentes de la Charte, conclurait que l’utilisation d’éléments de preuve donnés serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice[40].

En insistant avec constance sur l’idée que le public s’incarne dans les yeux d’une personne raisonnable et bien informée, en martelant que le juge doit s’intéresser à la considération à long terme du système de justice, indépendamment des critiques immédiates que peut provoquer sa décision, la Cour suprême réitère de manière indirecte le principe fondateur de l’indépendance judiciaire. La décision d’exclure ou non la preuve ne doit pas subir l’influence de la clameur populaire, mais plutôt des principes juridiques. Bien entendu, la société a intérêt à juger les personnes accusées de contrevenir à la loi, mais pas au prix d’une violation flagrante de leurs droits.

Enfin, la troisième caractéristique que nous voulons mettre en exergue concerne plus particulièrement le redressement opéré dans l’arrêt Grant. Certes, l’effet net de ce dernier est de faciliter l’admissibilité d’une preuve obtenue en violation des droits et libertés de l’accusé, ce que d’aucuns ont pu déplorer[41]. Cependant, force est d’admettre que ce redressement ne s’opère pas en réaction à une seule décision critiquable : il répond à une jurisprudence nourrie pendant deux décennies. La Cour suprême ne modifie pas alors l’état du droit pour régler un cas d’espèce spectaculaire et choquant : elle réfléchit plutôt à l’application générale des principes juridiques et au résultat général qu’ils produisent. Elle souhaite opérer un changement systémique, et l’arrêt Grant lui en fournit l’occasion.

Selon nous, ces trois caractéristiques essentielles à une application raisonnée du critère de la déconsidération de la justice s’étiolent dans le contexte de l’article 515 (10) c) du Code criminel, qui permet de maintenir l’accusé en détention avant procès pour « ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » :

  1. les facteurs juridiques qui gouvernent l’application du critère de la confiance du public dans l’administration de la justice ne sont pas clairement définis ;

  2. la distanciation par rapport au cas d’espèce est compliquée par l’invitation à tenir compte des opinions émises dans les médias à propos de l’affaire ;

  3. la Cour suprême remanie le droit pour répondre à une affaire spectaculaire, sans tenir compte des effets prévisibles de sa décision, soit de faciliter le recours à la détention préventive dans un pays qui l’utilise déjà de manière disproportionnée.

Tous ces éléments contribuent à autonomiser le critère de la confiance du public dans l’administration de la justice pour en permettre une application particularisée et variable selon les cas d’espèce, perméable ou, à tout le moins, vulnérable aux humeurs changeantes de la population.

2.2 Un critère juridique autonome ?

La décision de maintenir un individu en détention avant procès suivant l’article 515 (10) c) du Code criminel est tout à fait différente de celle que doit prendre le juge selon l’article 24 (2) de la Charte canadienne. Dans ce dernier cas, la prise en considération de la confiance du public dans l’administration de la justice consiste à se demander ce qu’il convient de faire pour ne pas déconsidérer davantage l’administration de la justice, dans une situation où elle l’a déjà été. Le mal est fait : la preuve a été obtenue en violation des droits constitutionnels de l’accusé. Il faut en quelque sorte limiter les dégâts. L’article 24 (2) de la Charte canadienne est ce que l’on appelle un « remède constitutionnel ». Il fait partie des mécanismes mis en place pour assurer l’effectivité des droits garantis par la Constitution. Dans le contexte de l’article 515 (10) c) du Code criminel, la confiance du public dans l’administration de la justice est invoquée dans le but de porter atteinte à des droits reconnus par la Charte canadienne, soit le droit à la liberté et le droit à la présomption d’innocence ainsi que, avec lui, le droit à une mise en liberté sous caution[42]. En effet, dans l’état actuel du droit, le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice peut constituer une « juste cause », au sens de l’article 11 e) de la Charte canadienne, de refuser la mise en liberté d’un accusé :

515 (10) Motifs justifiant la détention – Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants :

  1. sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal […] ;

  2. sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public […] ;

  3. sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment les suivantes :

    1. le fait que l’accusation paraît fondée,

    2. la gravité de l’infraction,

    3. les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage d’une arme à feu,

    4. le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement ou, s’agissant d’une infraction mettant en jeu une arme à feu, une peine minimale d’emprisonnement d’au moins trois ans[43].

La reconnaissance de la confiance du public envers l’administration de la justice, à titre de critère décisionnel, résulte de ce qu’il est coutume d’appeler un « dialogue soutenu envers le législateur et les tribunaux ». Sans reprendre tous les détails de cette discussion, nous en exposerons ci-dessous les grandes lignes pour clarifier le propos.

Avant l’adoption en 1972 de la Loi sur la réforme du cautionnement[44], la mise en liberté de l’accusé avant son procès, ou mise en liberté sous caution, était largement discrétionnaire[45]. La pratique se révélait inefficace, injuste et hétérogène[46]. Le législateur est donc intervenu, affirmant clairement qu’il fallait accorder la mise en liberté de l’accusé, sous réserve de l’un ou l’autre des motifs suivants : « a) pour le motif principal que sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal […] ; b) pour le motif secondaire […] que sa détention est nécessaire dans l’intérêt public ou pour la protection ou la sécurité du public[47] ».

Dix ans plus tard, la Charte canadienne a été constitutionnalisée et, avec elle, l’article 11 e), disposant que tout inculpé a le droit « de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable ». Interprété pour la première fois dans l’arrêt R. c. Pearson, le droit à la liberté sous caution sans « juste cause » signifie, en premier lieu, que la mise en liberté ne peut être refusée que dans certains cas bien précis et, en second lieu, que le maintien en détention doit s’imposer pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et que l’on ne peut y recourir à des fins extérieures à ce système[48], d’où la contestation subséquente du motif de détention fondé sur l’intérêt public. Dans l’arrêt R. c. Morales, la Cour suprême arrive à la conclusion que ce motif vague et imprécis laisse une large place à l’arbitraire et permet au tribunal d’ordonner l’emprisonnement quand bon lui semble :

[L]es tribunaux n’ont pas donné de sens constant et établi au terme “intérêt public” […] Ce terme donne aux tribunaux toute latitude pour conclure qu’une situation donnée peut justifier la détention avant le procès […] En conséquence, l’élément “intérêt public” de l’al. 515(10)b) viole l’al. 11e) de la Charte parce qu’il autorise le refus de mise en liberté sous caution sans juste cause[49].

En réaction, le législateur propose une nouvelle mouture de l’article 515 (10) du Code criminel en 1997. Le motif de l’« intérêt public », déclaré inconstitutionnel, est remplacé par celui de la « cause juste », notamment la préservation de la confiance du public envers l’administration de la justice. Le nouveau texte prévoit donc que « la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants » :

  1. sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal […] ;

  2. sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public […] ;

  3. il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède, sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement[50].

Nouvelle contestation dans l’arrêt Hall : le motif de détention fondé sur une « cause juste » n’est-il pas aussi large et imprécis que celui de l’« intérêt public » ? Si le second se révèle inconstitutionnel, n’en va-t-il pas de même du premier ? Oui, répond la Cour suprême à l’unanimité. Toutefois, là ne s’arrête pas le raisonnement. Selon une majorité de cinq juges, bien que le motif fondé sur une « cause juste » soit trop large, le critère de « confiance du public dans l’administration de la justice » est, lui, suffisamment précis. C’est dans cet arrêt que la majorité affirme que, « [s]i l’expression “administration de la justice” est assez précise, il s’ensuit nécessairement que les mots “nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice” […] ne sont pas inconstitutionnellement imprécis[51] ». Elle met également à profit sa jurisprudence sur l’indépendance judiciaire pour rappeler que la confiance du public est essentielle au fonctionnement de la justice[52]. La minorité, quant à elle, inscrit une forte dissidence. Elle rappelle que le droit de l’accusé à la présomption d’innocence se trouve en jeu, que l’alinéa 515 (10) c) du Code criminel permet de le maintenir en détention alors qu’il n’y a aucun risque qu’il ne se présente pas à son procès ou qu’il menace la sécurité publique. Selon elle, dans ces circonstances, il est prévisible que ce soit la couverture médiatique d’une affaire qui fonde la décision du tribunal :

L’obligation de protéger les droits individuels est au coeur du rôle du pouvoir judiciaire, lequel rôle revêt une importance encore plus grande en droit criminel où les ressources considérables de l’État et, très souvent, le poids de l’opinion publique jouent contre l’accusé […] À mon sens, si l’on applique à la disposition contestée, savoir l’al. 515 (10) c) du Code criminel, […] la norme constitutionnelle appropriée qui tient compte de l’importance fondamentale de la présomption d’innocence, il est impossible de justifier le vaste pouvoir discrétionnaire qu’elle confère de priver l’accusé de sa liberté[53].

En adoptant l’al. 515 (10) c), le législateur a essentiellement faire renaître, quoique sous une forme plus détaillée, l’ancien motif de l’« intérêt public » que notre Cour avait invalidé dans l’arrêt Morales[54].

En raison de la perception du public qui le sous-tend, l’al. 515 (10) c) se prête aux abus et permet que les craintes irrationnelles du public l’emportent sur les droits que la Charte garantit à l’accusé. En présence d’un crime grave très médiatisé et d’une preuve convaincante à première vue, l’importance de la présomption d’innocence ou du droit à la mise en liberté sous caution n’est pas au premier plan dans l’esprit de la plupart des membres du public. Bon nombre d’entre eux verront plutôt dans les facteurs énumérés dans cette disposition des indices de la culpabilité de l’accusé, et la mise en liberté de ce dernier pourra fort bien susciter l’indignation de certains membres de la collectivité. Cependant, le juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution ne saurait invoquer cette indignation, sous prétexte ou non qu’il en va de la bonne administration de la justice, pour refuser la mise en liberté sous caution […] Il incombe aux tribunaux de veiller à ce que les droits que la Charte garantit à l’accusé soient respectés lorsqu’ils entrent en conflit avec un point de vue irrationnel et subjectif du public, même dans le cas où ce point de vue est sincère. Le problème que pose l’al. 515 (10) c) est qu’il vise essentiellement à permettre que ces craintes subjectives justifient à elles seules le refus d’accorder la mise en liberté sous caution[55].

Les réticences exprimées par la minorité dans l’arrêt Hall sont annonciatrices des développements jurisprudentiels subséquents. Toutefois, nous n’y sommes pas encore : pour l’heure, la majorité a pris soin de circonscrire l’application du critère de la « confiance du public dans l’administration de la justice » à l’intérieur des balises usuelles. D’abord, sa conclusion suivant laquelle ce critère n’est pas imprécis est liée au fait qu’il se matérialise dans quatre facteurs particuliers : selon le texte de loi, le tribunal doit considérer le fait que l’accusation paraît fondée, de même que sa gravité, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement[56]. Ensuite, elle rappelle que la confiance du public s’évalue selon la perspective d’une « personne raisonnable qui […] [est] bien informée […] “de la philosophie des dispositions législatives, des valeurs consacrées par la Charte et des circonstances réelles de l’affaire”[57] ». Enfin, elle précise qu’en l’absence de risque que l’accusé s’esquive ou qu’il menace la sécurité publique, il arrivera rarement qu’il faille lui refuser une libération sous caution pour maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. L’article 515 (10) c) du Code criminel devrait donc s’appliquer dans des situations exceptionnelles[58].

Le législateur codifie les enseignements de l’arrêt Hall en 2008[59], et l’article 515 (10) c) du Code criminel fait l’objet d’une nouvelle interprétation par la Cour suprême en 2015, dans l’arrêt R. c. St-Cloud[60]. C’est alors d’une voix unanime que la Cour dote le critère de la confiance du public dans l’administration de la justice d’une existence autonome, élargissant du même coup son champ d’application. Trois procédés sont utilisés.

D’abord, indique la Cour suprême, l’application de ce critère ne doit pas se limiter aux quatre facteurs juridiques déterminés par le législateur. La question ultime consiste à savoir si le maintien de la détention de l’accusé est nécessaire pour éviter de miner la confiance du public envers l’administration de la justice. D’autres facteurs, outre ceux que le législateur a mentionnés, pourraient entrer en ligne de compte, notamment l’âge de l’accusé, ses antécédents criminels, sa condition physique ou mentale, son appartenance à une organisation criminelle, le statut de la victime, l’impact sur la société d’un crime commis contre cette personne ou le fait que le procès de l’accusé aura lieu à une date très éloignée[61].

Ensuite, la Cour suprême revisite le critère de la personne raisonnable pour encourager la prise en considération du traitement médiatique d’un crime, fût-il orienté. Selon elle, le juge ne peut pas en faire complètement abstraction, au risque d’ignorer l’opinion d’une certaine proportion de la population[62]. De manière tout à fait inusitée, la Cour suprême commente le traitement judiciaire d’une affaire qui n’a pas été portée en appel devant elle[63], affirmant à mots à peine couverts qu’elle aurait refusé la libération sous caution de Guy Turcotte, contrairement à la Cour d’appel du Québec[64]. L’affaire Guy Turcotte, qui se qualifie aisément à titre de saga judiciaire, a embrasé le Québec durant plusieurs mois avant que ce cardiologue soit finalement condamné pour le meurtre de ses deux enfants. Guy Turcotte a subi deux procès. La Cour supérieure avait décidé qu’il pouvait être libéré sous caution avant la tenue de son second procès[65]. La Cour d’appel a validé cette décision et, ce faisant, elle a rejeté l’argument de l’avocat du ministère public, qui voulait que la confiance du public s’apprécie à la lumière d’une revue de presse parfois enflammée, composée de 21 articles de journaux[66]. Selon la Cour d’appel, il serait dangereux de recourir à des articles de journaux pour établir la notion de confiance du public, au risque de « laisser à l’humeur des opinions un rôle que le législateur a confié au juge[67] ». C’est à cette affirmation que répond la Cour suprême lorsqu’elle écrit que la revue de presse doit faire partie de la preuve considérée dans l’évaluation du critère de la confiance du public dans l’administration de la justice.

Ainsi, après avoir confirmé que la notion de public s’apprécie de la même façon suivant les articles 24 (2) de la Charte canadienne et 515 (10) c) du Code criminel[68], réitéré que le public dont il est question s’incarne dans la figure de la personne raisonnable[69] et commandé la prise en considération des opinions médiatiques, la Cour suprême concède que l’équilibre n’est pas facile à atteindre pour le juge de première instance…, tout en le laissant sans autre repère à cet égard :

Je conçois qu’il n’est certes pas facile pour les juges de trouver le juste équilibre entre, d’une part, leurs attentes peut-être démesurées envers le public, et d’autre part, la nécessité de refuser de céder aux réactions populaires mues uniquement par la passion. Cet exercice peut s’avérer particulièrement délicat en cette ère caractérisée par la multiplication et la diversification des sources d’information, l’accès à des bulletins d’information en continu et le phénomène des médias sociaux.

En effet, il est possible que la population canadienne croie qu’elle est très bien informée, mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas. En outre, la population est également en mesure de faire connaître ses réactions beaucoup plus rapidement, efficacement et largement que par le passé, notamment par l’entremise des médias sociaux évoqués plus haut, lesquels sont propices à des réactions en chaîne. Pour cette raison, les tribunaux doivent se garder de céder aux réactions purement émotives de la population ou susceptibles d’être fondées sur une connaissance inappropriée des véritables circonstances de l’affaire.

Cependant, les tribunaux doivent aussi être sensibles aux perceptions de la personne raisonnable et bien informée. Ce faisant, ils agissent à la fois comme vigiles à l’égard des mouvements de vindicte populaire et comme gardiens de la confiance du public envers notre système de justice. Il serait en conséquence dangereux, inapproprié et erroné pour un juge de fonder sa décision sur des reportages médiatiques qui ne seraient nullement représentatifs d’un public bien informé. La Cour d’appel du Québec a d’ailleurs reconnu ce danger dans sa récente décision dans l’affaire R. c. Turcotte, 2014 QCCA 2190 […].

Cela dit, je tiens à préciser que cela ne signifie pas pour autant que les tribunaux doivent automatiquement occulter la preuve qui émane des médias d’information. Il faut reconnaître que les médias participent à la vie en société et reflètent l’opinion de certains segments de la population canadienne […] Ainsi, lorsqu’elle est admissible et pertinente, cette preuve d’opinion peut être considérée par les tribunaux. Ce sera le cas lorsqu’elle correspondra à celle de la personne raisonnable, telle que je l’ai décrite[70].

À la lumière de cet extrait, il est évidemment prévisible que les coupures de presse jouent un rôle plus important qu’autrefois dans les débats entourant l’application de l’article 515 (10) c) du Code criminel.

Enfin, troisième procédé utilisé pour élargir le champ de la détention avant procès, la Cour suprême affirme que, même en l’absence de tout risque que l’accusé s’esquive ou menace la sécurité publique, l’utilisation du critère fondé sur la confiance du public dans l’administration de la justice ne doit pas être exceptionnelle. Elle consacre plusieurs pages de son jugement à expliquer que c’est un critère indépendant des deux premiers, qui a son existence propre, qui n’est pas réservé aux situations rares ou inexplicables[71]. Elle martèle ces constats à titre de « principes essentiels » dans l’application de la disposition : l’article 515 (10) c) du Code criminel est un motif de détention distinct qui permet à lui seul d’ordonner la détention avant procès, d’une part ; et il ne doit pas être interprété restrictivement ni appliqué avec parcimonie, d’autre part[72].

L’autonomie du critère de la « confiance du public dans l’administration de la justice » est ainsi consacrée. C’est maintenant un critère décisionnel à part entière, plus détaché des facteurs juridiques qui encadrent son application, plus perméable aux opinions médiatiques, plus aisément applicable. L’arrêt St-Cloud élargit incontestablement les possibilités de maintenir un accusé en détention avant procès, alors que le recours à cette pratique est devenu endémique au pays. Les détenus en attente de procès sont majoritaires dans les prisons provinciales, excédant en nombre ceux qui y purgent une peine[73]. On peut ainsi affirmer que, à la lumière d’un cas d’espèce spectaculaire, la Cour suprême reformule des principes généraux sans entrevoir leur effet prévisible sur l’ensemble du système de détention avant procès, déjà surchargé.

Conclusion

La prise en considération du critère de la confiance du public dans l’administration de la justice exige une vision large, détachée du cas d’espèce. Tous les éléments qui entrent dans sa composition sont complexes et multiformes, qu’il soit question de la notion de confiance, de public ou d’administration de la justice. À mettre l’accent sur l’un d’entre eux au détriment des autres, on risque fort de nuire à l’équilibre de l’ensemble. Conscients de la nécessité de maintenir la séparation des pouvoirs exécutif, administratif et judiciaire, les juges ont constamment insisté sur la caractéristique essentielle d’un tribunal fiable et intègre : l’indépendance et l’impartialité de la magistrature. Certes, d’autres attributs sont nécessaires pour maintenir cette confiance, notamment la publicité des débats et la célérité des procédures, mais jamais au détriment de cette première idée, fondatrice, suivant laquelle le juge décide en fonction du droit et de la preuve qui lui est soumise, indépendamment de toute influence extérieure, y compris celle des médias.

Lorsque la Cour suprême établit les conditions d’application de l’article 24 (2) de la Charte canadienne, elle suggère à bon droit au juge de première instance de prendre du recul par rapport au cas qui lui est soumis, en lui commandant notamment de ne pas s’intéresser à l’effet immédiat de sa décision sur un membre raisonnable et informé du public, mais bien à son incidence à long terme sur l’ensemble du système de justice. Cependant, elle nous semble s’éloigner de cette approche empreinte de sagesse dans l’arrêt St-Cloud. En se centrant sur un cas d’espèce, la Cour suprême fait alors fi des répercussions prévisibles de sa décision sur plusieurs aspects importants de l’administration de la justice :

  • Les juges de première instance risquent d’être plus perméables à l’emprise d’un discours médiatique sensationnaliste, qui peut ébranler leur indépendance et leur impartialité judiciaires et les entraîner vers des restrictions non justifiées aux droits constitutionnels des personnes accusées ;

  • En élargissant les possibilités de recourir à la détention préventive, l’arrêt St-Cloud risque de participer à l’engorgement des tribunaux et de nuire à la célérité des procédures. Dans l’arrêt R. c. Myers, la Cour suprême affirme d’ailleurs que la confiance du public dans l’administration de la justice pourrait être ébranlée par l’incarcération avant le procès de personnes présumées innocentes, pour une durée équivalente ou supérieure à celle de la peine qu’elles devraient purger si elles étaient reconnues coupables[74] ;

  • Au regard de sa surutilisation actuelle, le recours à la détention avant procès devrait être balisé plus étroitement sur le plan juridique. L’arrêt St-Cloud produit l’effet contraire. Fort heureusement, le législateur a rappelé, en décembre 2019, le principe de la modération en la matière, ce qui favorisera peut-être l’octroi de la mise en liberté sous caution[75].

Le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice est plus naturellement la responsabilité du législateur qui, en principe, énonce des règles d’application générale. Le cas d’espèce est le domaine privilégié du juge, et celui-ci doit demeurer insensible aux fluctuations de l’humeur publique lorsqu’il rend justice dans une situation particulière. Bien sûr, la Cour suprême assume des fonctions qui s’apparentent à celle d’un législateur lorsqu’elle modifie ou rectifie un courant jurisprudentiel. Ce faisant, elle doit se montrer sensible à l’incidence de son jugement sur l’administration de la justice dans son ensemble. La confiance du public dans l’administration de la justice pénale peut et devrait être un moteur de changement important lorsqu’il est question d’insuffler des réformes législatives et structurelles constructives sur le plan systémique, mais elle se révèle trop complexe, diffuse et difficile à circonscrire pour fonder une décision sur un cas d’espèce.