Corps de l’article

Contexte

En 2018, nous avons publié les résultats d’une recherche sur l’influence de l’opinion publique dans les processus décisionnels entourant la création de la loi pénale[1]. Nos résultats indiquaient que l’un des facteurs pouvant régulièrement influer sur ces processus décisionnels était la question de la confiance du public dans l’administration de la justice, plus particulièrement en matière de détermination de la peine (sentencing). Cette observation n’avait rien d’étonnant : on savait en effet, à travers des études comme celle de Julian V. Roberts, que « opinion surveys in all western nations have revealed widespread public dissatisfaction with sentencing[2] ». Cette insatisfaction serait en fait attribuable à une « perception of leniency in sentencing[3] ». Selon Chloé Leclerc, Anta Niang et Marie-Chloé Duval, qui ont analysé plusieurs sondages sur la question, de 70 à 80 % de la population « consider judges to be too lenient[4] ». Pour Roberts, cette perception « arises from misperceptions », car ce que les études démontrent encore est que « most members of the public underestimate by a significant margin the severity of sentences imposed[5] ».

Pour Anthony N. Doob et Julian V. Roberts, « [o]ne explanation for this phenomenon is that the public have at their disposal different information from that which is available to the sentencing judge[6] ». En effet, et comme le montre la recherche depuis au moins le milieu des années 80, les opinions répressives en matière de justice pénale tendent à se modérer considérablement dès lors que le public peut avoir accès aux circonstances caractérisant la commission d’une infraction[7]. Dans certains cas, le processus de modération aboutirait même à des propositions de peines plus modérées que celles que privilégient concrètement les juges[8]. En matière de détermination de la peine, ainsi que le faisaient remarquer Kate Warner et Julia Davis[9], on se trouve placé devant des « [c]ontrasting images of public opinion » : d’un côté, on a un « punitive public in relation to general perceptions of leniency » ; de l’autre, « a more merciful public in relation to individual cases[10] ». Ce constat était aussi celui d’Edward Zamble et Kerry Lee Kalm qui, déjà en 1990 et pour la même raison, concluaient que les « Canadian public attitudes are not really as punitive as they have been depicted[11] ». Ledit constat s’applique aussi dans le cas des crimes graves et violents, précisent enfin Leclerc, Niang et Duval : « [i]t is […] wrong to conclude that people want tougher penalties for all violent or serious crimes — citizens’ views are much more complex and cannot be easily generalized[12] ». Qu’à cela ne tienne, il y a, d’une part, ce qu’établit la recherche et, de l’autre, ce en fonction de quoi décide le politique.

Au Canada, sous le régime des conservateurs de Stephen Harper (de 2006 à 2015), le politique a choisi d’ignorer les connaissances établies par la recherche au profit d’une perspective attribuant à des normes de sanction perçues comme trop clémentes le problème de la perte de confiance du public dans l’administration de la justice[13]. Découle de cette perspective l’idée que des lois plus sévères permettraient de rétablir la confiance du public répressif. Du point de vue de la responsabilité démocratique, la stratégie paraît d’autant plus paradoxale que l’analyse des débats parlementaires liés aux politiques pénales que nous avons étudiées montre que les décideurs politiques ayant accepté d’établir l’opinion publique comme un critère décisionnel l’ont fait en sachant pertinemment qu’en matière de châtiment cette opinion est mal informée[14].

Dans le contexte de ce « populisme pénal[15] », la question pour nous était alors de savoir si des mécanismes divers, autres que politiques, pouvaient freiner ces tendances répressives. Nous nous sommes ainsi tournés vers le judiciaire, vers le système social chargé d’appliquer et d’interpréter les lois du législateur, et nous avons cherché à saisir la manière dont était compris et réinvesti dans ce système le principe de la confiance du public dans l’administration de la justice. Nous avons tenté d’évaluer si, à partir de cette compréhension proprement juridique du même principe, des mécanismes juridiques étaient susceptibles de contrer les effets du populisme pénal que nous avions observés dans le politique.

Nous basant sur une approche théorique qui s’inspire de la théorie des systèmes fonctionnellement différenciés de Niklas Luhmann, nous avons conçu le principe de la confiance du public dans l’administration de la justice tel un médium d’où émergeraient différentes formes[16], différents sens, différentes contextures, selon le système social qui exploite le médium. Plutôt que de prédéfinir nous-mêmes le sens du principe et d’imposer ici notre propre conception ou encore celle de la littérature, nous avons abordé le sens de ce principe de manière heuristique en le considérant comme un objet « polycontexturel » au sens de Luhmann. Pour celui-ci, la différenciation fonctionnelle de la société moderne en sous-systèmes de fonction s’accompagne d’une autonomisation de ces derniers, à l’intérieur de laquelle chaque système dispose de structures propres lui permettant de construire sa réalité, en l’occurrence, pour les systèmes politique et juridique, leur conception du principe étudié. Cela nous renvoie à ce que le sociologue allemand appelle la polycontexturalité de la société moderne : celle-ci, comme système polycontexturel, « applique des codes, des “cadres” complètement différents, des distinctions directrices complètement différentes selon qu’elle se décrive à partir du point de vue de la religion ou du point de vue de la science, à partir du point de vue du droit ou du point de vue politique, à partir du point de vue de la pédagogie ou du point de vue de l’économie[17] ». Découle de ce qui précède, note Juan Antonio Garcia Amado, « que le sens de chaque objet est “polycontexturel”, […] que chaque système comprendra l’objet seulement conformément au sens propre de ce système[18] ». Ainsi, ayant nous-mêmes établi dans une analyse antérieure de débats parlementaires la contexture politique du principe — et dont l’essentiel sera repris dans la première partie du présent article —, nous chercherons dans ce qui suit à la contraster avec la contexture juridique du même principe.

Méthodologie

Pour traiter de la contexture juridique et développer le volet judiciaire de la recherche, nous avons invité une douzaine de juges canadiens à nous accorder un entretien qualitatif d’une durée moyenne de 90 minutes et à nous parler de leur conception du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice. Nous avons donc interrogé 8 femmes et 5 hommes (n=13) venant de cinq provinces canadiennes différentes et d’un territoire. Sont représentées dans ce groupe les cours d’appel (1 juge), les cours supérieures (8 juges) et les cours provinciales (4 juges). La sélection des juges s’est faite à travers nos contacts professionnels de même qu’avec la collaboration des magistrats eux-mêmes. Ainsi, certains de nos collègues ayant entretenu des relations professionnelles avec des juges ont d’abord sollicité directement leur participation à notre étude. Nous avons ensuite nous-mêmes demandé à ces derniers de nous aider dans le recrutement d’autres juges. Toutes les personnes engagées dans le processus de sélection étaient tenues de respecter trois critères de sélection : 1) être en fonction au moment de réaliser l’entretien ; 2) disposer d’une compétence en matière criminelle ; et 3) se voir régulièrement appeler, en première instance ou en instance d’appel, à déterminer des peines.

Les entretiens ont été réalisés en 2015 sous le couvert de l’anonymat et enregistrés sur bande audio (à l’exception d’un seul dont le propos a été saisi à l’aide de notes manuscrites) avant d’être retranscrits et codés. Dans un premier temps, nous avons procédé à la lecture des transcriptions, ce qui nous a permis de faire émerger pour chacun des entretiens le point de vue du juge quant à la forme que devraient prendre dans son travail le public, l’opinion publique et leur rôle dans la confiance judiciaire et l’administration des décisions relatives à la détermination de la peine. De cette lecture ont émergé de manière inductive des catégories d’analyse qui correspondent aux formes (sens) que nous avons observées dans notre empirie. Dans un second temps, ces catégories ont accompagné une autre lecture du matériel et servi au codage et à la mise en relation des énoncés se rapportant à la même forme. Il nous paraît important d’insister sur la vocation résolument inductive de l’approche privilégiée et d’éviter tout malentendu quant à la question de l’encadrement théorique du texte : notre approche n’était pas hypothético-déductive, car nous ne tentions pas de tester empiriquement des hypothèses à partir de propositions théoriques. Nous voulions plutôt favoriser de manière plus inductive et dans une perspective beaucoup plus exploratoire l’émergence de la contexture juridique du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice ; nous cherchions à le faire à partir des données, c’est-à-dire en nous fondant sur les propos saisis dans nos entretiens et non en nous appuyant sur des propositions théoriques formulées au préalable.

Dans notre recherche, nos entretiens nous ont permis de dégager une tendance forte quant à la manière dont les juges conçoivent le rôle du public et de l’opinion publique dans la mise en forme du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice. Les termes « public » et « opinion publique » sont donc interreliés :

  • le terme « public » renvoie à cette entité à laquelle pense l’acteur décideur (ici le juge, alors que plus haut c’était le législateur) lorsqu’il se réfère au principe de la confiance du public dans l’administration de la justice ;

  • l’expression « opinion publique » correspond aux attentes que l’acteur décideur attribue au même « public » et dont il fait dépendre la confiance du public dans l’administration de la justice.

Au croisement de ces deux notions apparaît la mise en forme de la notion de confiance : ce terme correspond à ce que poursuit à titre d’objectif ou à ce qu’établit comme critère de validation décisionnelle l’acteur décideur qui fait dépendre d’un public spécifique, de ses opinions et de ses attentes (construites ou réelles), la légitimité de ses décisions.

Dans la première partie de notre texte, nous prendrons appui sur notre recherche publiée en 2018[19] pour reprendre à grands traits l’essentiel de la mise en forme politique du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice. Dans la seconde partie, nous nous tournerons vers le judiciaire afin d’explorer l’autre contexture et de la contraster avec la première. Sur la base de cette comparaison, nous serons alors en mesure de répondre à notre question de départ, à savoir s’il y a dans le judiciaire une contexture plus « mesurée » ou plus « retenue » du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice et capable d’ainsi freiner les élans populistes qui caractérisent le politique.

1 La contexture politique du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice

Nombreuses sont les recherches qui se sont intéressées à la relation entre l’opinion publique et différentes dimensions du fonctionnement plus général de la justice pénale. On s’est par exemple questionné sur la perception de l’opinion publique relativement à divers types d’accusés : récidivistes[20], délinquants juvéniles[21], etc. On a aussi étudié la perception des victimes[22], celle des accusés[23], celle de certaines minorités visibles, des immigrants, des Noirs, etc.[24]. Des recherches ont interrogé les sentiments du public à l’égard de certains crimes spécifiques[25]. Des études ont sondé l’opinion du public devant les activités de prévention du crime[26]. D’autres ont ciblé l’opinion des citoyens quant au travail de la police[27]. D’autres encore se sont directement penchées sur le point de vue du public par rapport à la détermination de la peine[28] ou aux libérations conditionnelles[29]. On a également voulu savoir ce que pense le public des théories de la peine présentes dans le système de droit criminel[30] ou de certains types de peines[31], de la peine de mort par exemple[32]. Dans toutes ces recherches, l’analyse se concentre sur les opinions du public quant à des aspects spécifiques du système de justice criminelle.

Ces recherches sont importantes non seulement parce qu’elles permettent de relever une forme d’insatisfaction du public à l’égard du système pénal, mais aussi parce qu’elles nous aident à établir sans équivoque que, de manière générale, le public, soit le citoyen ordinaire, connaît mal le fonctionnement du système pénal. Cela dit, ces recherches ne nous autorisent pas à évaluer le rôle de l’opinion publique pour toute décision entourant la création des lois pénales. Ainsi, dans une approche complémentaire, nous avons été amenés à nous intéresser au rôle que l’opinion publique est appelée à jouer dans la prise de décisions politiques relatives aux normes de sanction et à la confiance du public dans l’administration de la justice. Au lieu d’aborder la question de savoir ce que le public pense de la justice ou comment l’opinion publique des sondages évalue la valeur de la « confiance », nous nous sommes ainsi proposé d’analyser la manière dont les décideurs politiques se font une idée du public et établissent des liens entre ce dernier, la confiance et les choix législatifs qui entourent la question de la nature et de la durée des peines.

Au sein du système politique, nous avons donc entrepris d’étudier les débats parlementaires qu’avaient suscités une vingtaine de projets de loi proposés pendant la période 2006-2015 par le gouvernement conservateur de Stephen Harper, dans l’objectif de durcir le régime des peines au Canada[33]. Dans certains cas, les députés voulaient limiter le recours à la peine de sursis au profit d’un emprisonnement carcéral ; dans d’autres, ils souhaitaient créer de nouvelles peines minimales obligatoires ou encore augmenter la période d’inadmissibilité aux libérations conditionnelles. Du point de vue des conservateurs, de telles mesures devaient permettre de pallier ce qu’ils considéraient comme une préoccupante crise de confiance du public dans l’administration de la justice pénale. Cette préoccupation s’est manifestée de manière plus marquée et a fait couler particulièrement d’encre dans les débats parlementaires concernant les projets de loi nos C-9, C-10, C-25, C-32 et C-36.

Le projet de loi no C-9[34] avait pour objectif de favoriser le carcéral en interdisant la peine alternative d’emprisonnement à domicile (le sursis) dans les cas impliquant des personnes poursuivies et condamnées par mise en accusation, passibles d’une peine de 10 ans ou plus. Le législateur voulait ainsi empêcher le juge, au moment de la détermination de la peine, de convertir la sanction carcérale en une ordonnance de sursis.

Le projet de loi no C-10[35], quant à lui, proposait d’interdire l’usage du sursis à tous les individus reconnus coupables d’infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité, de même qu’à ceux qui l’avaient été pour certaines infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 10 ans. Le même projet de loi prévoyait également d’augmenter les peines minimales obligatoires et les peines maximales prévues pour les individus déclarés coupables d’infractions d’ordre sexuel perpétrées contre des enfants ou liées aux drogues. On y proposait en outre, pour les mêmes catégories de crime, la création de nouvelles peines minimales obligatoires. Le projet de loi entendait aussi octroyer aux victimes le droit d’intervenir à l’occasion des audiences de demande de libération conditionnelle.

Le projet de loi no C-25[36] avait pour objet de durcir le régime des peines en restreignant le « crédit de détention provisoire » qu’un juge pouvait accorder aux individus détenus durant le déroulement de la procédure judiciaire[37].

En 2015, l’adoption du projet de loi no C-32[38] a permis la création de la Charte canadienne des droits des victimes et l’inscription de ces droits dans une loi fédérale. Ce projet de loi concevait la sévérité de la peine comme le signe de la dénonciation à la fois des crimes portant atteinte aux valeurs fondamentales de la société et des torts concrètement causés aux victimes.

Enfin, le projet de loi no C-36 entendait interdire la possibilité de présenter une demande de libération conditionnelle anticipée aux personnes condamnées à des peines à perpétuité et ayant purgé les 15 premières années[39].

Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, les débats parlementaires au sujet de ces projets de loi soulignent fréquemment dans les justificatifs de l’intervention législative une préoccupante crise de confiance du public dans l’administration de la justice. De 2006 à 2015, cette crise se trouve en effet au coeur des préoccupations du gouvernement conservateur :

On sait fort bien que, au fil des ans, de nombreux Canadiens en sont venus à perdre confiance en l’appareil judiciaire[40].

[L]es Canadiens et, plus particulièrement, les victimes d’actes criminels ont perdu confiance dans le système judiciaire canadien[41].

[L]e public n’a plus confiance dans la justice. Or, nous devons faire confiance à la justice. C’est ça qui est très important, et nous agissons pour rétablir cette confiance[42].

Cependant, pour les partis de l’opposition, s’il est question de rétablir la confiance du public dans l’administration de la justice, on comprend mal la pertinence des changements proposés dans la mesure où les savoirs accumulés au Canada, comme ailleurs, montrent depuis longtemps, selon eux, que le fait de prolonger les périodes d’incarcération et de favoriser le carcéral au détriment de sanctions alternatives moins contraignantes, comme le sursis, n’a pas permis d’atteindre les objectifs visés en ce qui a trait à la réduction de la récidive et que très souvent, au contraire, l’approche carcérale l’augmente. Pour l’opposition, si l’idée est de regagner la confiance du public dans l’administration de la justice, il paraît important d’établir d’abord et avant tout, chiffres à l’appui, l’état de la situation. Or, si nous nous en tenons aux chiffres et aux statistiques cités par les partis de l’opposition et que nous en déduisons, à partir de là, la nécessité de limiter plutôt que d’élargir la portée d’une sanction au profit d’une autre, c’est bien respectivement contre l’incarcération et pour le sursis que nous fait pencher l’état de la situation :

Ces chiffres donnent à penser que ceux qui ont obtenu une peine avec sursis risquent moins de récidiver et que la population sera beaucoup plus en sécurité si on impose une peine avec sursis plutôt qu’une peine d’emprisonnement[43].

[U]ne étude portant sur l’incidence de l’emprisonnement sur la récidive des délinquants purgeant leur peine en prison du ministère de la Sécurité publique du Canada a déjà confirmé que l’emprisonnement était inefficace puisque cela ne réduisait pas le taux de récidivisme chez les criminels[44].

Dans le monde entier, les statistiques […] prouvent irréfutablement que de plus longues peines de prison contribuent au taux de récidive. C’est un fait, qui s’appuie sur des chiffres[45].

On aurait pu s’attendre que, en réponse à ces contestations le parti conservateur de Stephen Harper produise ses propres chiffres, qu’il avance ses statistiques et cite ses recherches, mais la logique argumentative va plutôt se déplacer vers l’opinion publique, vers la « réalité » du citoyen moyen, vers les croyances et les perceptions de celui que nous appellerons l’« homme de la rue » : ce dernier, lui, ne vit pas la réalité des chiffres, mais la réalité des médias, des perceptions, des croyances, des mythes et des idées reçues. Et tous les quatre ans, c’est à partir de cette réalité que l’« homme de la rue » se présente aux urnes et vote en faveur d’un gouvernement ou d’un autre :

[L]es commentaires les plus importants que je reçois sont ceux des gens de ma circonscription, de l’homme de la rue qui n’est pas membre d’une association et qui parle seulement en son nom personnel […] moi et mes collègues recevons des appels de citoyens qui nous exhortent à faire quelque chose. Nous nous réunissons alors en comité pour nous faire dire par un avocat de la défense que nos interventions ne pourront qu’empirer les choses. Mais aux yeux du public, la situation actuelle n’est pas acceptable[46].

[Les chiffres] sont très utiles, mais d’un autre côté, les chiffres ne traduisent pas les histoires que nous entendons dans nos circonscriptions. Ils ne témoignent pas du sentiment d’injustice que certaines personnes ressentent[47].

Pour l’analyse, nous tenons à souligner deux éléments importants. Le premier concerne les fondements fragmentaires, essentiellement anecdotiques, auxquels se réfère le politique pour construire et se représenter l’opinion de l’opinion publique. Le second touche le problème notamment éthique que représente sur le plan politique et démocratique le fait de justifier des politiques pénales en prétextant de façon candide le désir de satisfaire une opinion publique que l’on sait par ailleurs mal informée. Reprenons ces deux éléments séparément.

En ce qui concerne le premier élément, celui qui renvoie aux types de « données » auxquelles les conservateurs font référence pour appuyer leur point de vue à l’égard de ce que pense, souhaite et exige l’opinion publique, il est intéressant de remarquer qu’on ne parle pas de sondages ni de statistiques, mais d’« histoires », de « sentiments » ou de ce que « certaines personnes ressentent », de « commentaires », d’« appels », etc. Il n’est pas raisonnable de penser que les acteurs politiques engagés dans ce type de « construction sociale » de la réalité n’arrivent pas à voir le problème qui consiste à généraliser des observations partielles ou fragmentaires. Plus probable est l’idée que les acteurs en sont parfaitement conscients sur le plan épistémologique, c’est-à-dire sur le plan de la connaissance, tout en en étant absolument inconscients sur le plan phénoménologique du vécu. Autrement dit, les acteurs politiques savent que leur opinion de l’opinion publique n’est elle-même qu’une opinion — partielle par ailleurs —, mais ils ont la conviction profonde que leur propre opinion correspond à la réalité. L’intérêt de notre remarque n’est pas ici d’établir les faits, ni de déterminer le vrai, de préciser si, oui ou non, l’opinion que les conservateurs se font de l’opinion publique peut être vérifiée empiriquement, par exemple par des sondages. Nous voulons plutôt attirer l’attention sur le fait que les efforts en ce sens n’ont pas même été déployés, que le politique semble en effet trouver tout aussi valable en tant qu’argument dans le débat celui qui est fondé sur des perceptions, des anecdotes ou des histoires fragmentaires que celui qui s’est donné pour mission d’aller chercher les preuves, les « faits » ou ce que des savoirs sérieux d’experts ou de scientifiques invitent à considérer comme tels. Cela est directement rattaché au second élément à retenir dans l’analyse des derniers extraits.

Le but que cherchait ultimement à atteindre le gouvernement Harper par la sévérité de ses politiques répressives n’était pas prioritairement de produire un effet de dissuasion, ni de favoriser la réhabilitation du condamné dans la durée prolongée de son incarcération, ni même de refléter un principe rétributiviste exigeant, comme chez Kant, que le mal se guérisse par le mal. Ces politiques tendaient d’abord et avant tout, à satisfaire une opinion publique répressive, certes, une opinion publique que l’on sait mal informée, hautement sensible à la désinformation médiatique, mais estimant que les choses devraient être faites de telle manière au lieu d’une autre. Ces politiques acceptent ainsi d’établir les fondements de leur légitimité sur ce qui est cru plutôt que sur ce qui est su. C’est l’opinion publique qui compte, ou du moins l’image que l’on s’en fait. Nous sommes alors dans la forme de la « rationalité dramaturgique » qu’avait introduite Goffman et que reprenait Habermas dans sa théorie de l’agir communicationnel. Dans cet agir communicationnel de type dramaturgique, « [l]’exhibition de l’acteur lui permet de se présenter d’une certaine manière devant ses spectateurs. En manifestant quelque chose de sa subjectivité, l’acteur souhaiterait être vu et accepté d’une certaine manière par le public[48] », en l’occurrence, en manifestant sa sévérité, être vu et accepté par le public tel le parti qui se soucie de son opinion en matière de châtiment.

Si le choix démocratique se divise entre déployer les efforts nécessaires pour mieux informer l’opinion publique des réalités pénales et déployer les efforts nécessaires pour la satisfaire dans son ignorance, les politiques conservatrices auront opté pour la seconde option, et ce, au profit d’une démocratie que nous pourrions à raison qualifier de populiste. L’extrait suivant reprend à cet égard les propos tenus par le ministre de la Justice de l’époque, Rob Nicholson, durant les débats parlementaires entourant le projet de loi no C-36 et illustre, à notre sens, une inquiétante entorse aux valeurs fondamentales d’une démocratie libérale éclairée :

Le projet de loi nous permet de donner satisfaction aux Canadiens qui estiment que les meurtriers doivent purger leur peine et doivent rester plus longtemps en prison qu’ils ne le doivent à l’heure actuelle. C’est la raison pour laquelle j’exhorte tous les membres du comité à appuyer le projet de loi […] Lorsque les gens lisent dans le journal qu’un individu qu’ils croyaient emprisonné pour 25 ans se retrouve en cour pour demander qu’on le libère, cela nuit au système de justice pénale. Cela nuit à l’administration de la justice au Canada. Dans la mesure où nous luttons contre cela, nous assumons notre responsabilité en tant que législateurs. Je n’en doute pas un seul instant[49].

Par rapport à ce dernier extrait, mais également compte tenu des positions conservatrices en général, il est important de ne pas associer ce type de conception populiste du droit de punir à celle que défend la théorie de la dénonciation. Il faut en effet distinguer la poursuite d’objectifs de dénonciation, ceux-ci faisant intégralement partie des objectifs codifiés à l’article 718 du Code criminel canadien, de la poursuite d’objectifs de satisfaction, ces derniers n’entrant pas dans la catégorie de ceux qui ont été institutionnalisés au fondement du droit de punir. Déjà chez Durkheim, le crime se conçoit comme l’élément qui porte atteinte aux valeurs fondamentales de la société, qui froisse les états forts de la conscience collective et exige par conséquent qu’une peine sévère vienne re-signifier l’attachement individuel aux valeurs heurtées. Cependant, si l’on accepte la théorie de Durkheim, dénoncer le crime devait en principe reposer sur une déclaration symbolique et non sur une satisfaction publique[50].

À notre avis, la distinction s’avère importante, car la perdre de vue risquerait d’entraîner le type de dérapage présent dans les débats parlementaires étudiés. Chercher à dénoncer se limite à déclarer ou à signifier dans le langage ou à travers un geste, un signe ou un symbole que quelque chose se révèle inacceptable, ce que font de facto autant la condamnation de l’accusé que la détermination de sa peine[51]. Dénoncer correspond à un acte qui, dans sa légitimation, n’est pas tributaire de l’environnement au sein duquel s’exprime la dénonciation, alors que chercher à satisfaire, a contrario, exige une préoccupation supplémentaire quant à la réception du geste, du signe ou du symbole dans l’environnement. Celui ou celle qui se donne comme objectif de satisfaire rend la légitimation de sa démarche dépendante d’une approbation externe. La différence est telle, et les implications le sont aussi, que l’on ne doit pas concevoir l’orientation répressive des conservateurs comme une simple variante de la théorie de la dénonciation. Il faut plutôt y voir, comme nous le suggérions ailleurs[52], l’émergence d’une autre théorie de la peine, d’une « théorie de l’approbation publique ». Dans cette théorie, les politiques pénales et la sévérité des sanctions qu’elles défendent ont pour objectif non pas de dénoncer le crime, mais bien de satisfaire l’opinion publique. Nous observons alors empiriquement que la contexture politique du principe de confiance du public dans l’administration de la justice est particulièrement favorable au développement de cette théorie de la peine. Pour les conservateurs, satisfaire les attentes de justice d’un public dit répressif s’avère de nature à favoriser la confiance de ce public dans l’administration de la justice.

Si nous devions synthétiser l’ensemble du propos pour le volet politique de la recherche, il faudrait retenir que dans la contexture de ce type :

  • la confiance du public dans l’administration de la justice dépend davantage des normes de sanction que des normes de procédure précisément conçues pour encadrer cette administration ;

  • le public est politiquement construit, mais il n’est pas politiquement « vécu » comme une construction : le public est plutôt politiquement « vécu » telle une entité qui existe réellement et qui exige concrètement satisfaction ;

  • quand le public perçoit que les sanctions carcérales sont plus justes ou plus efficaces que leurs solutions de rechange, cette perception, réelle ou non, devient réelle dans ses conséquences : le législateur doit légiférer au nom de cette perception, au nom de ce qui est cru plutôt qu’au nom de ce qui est su ;

  • les conditions sont alors réunies pour favoriser l’émergence d’une théorie de la peine préoccupante qui, à l’image de celles de la dissuasion, de la rétribution, de la dénonciation ou de la réhabilitation, entraîne des escalades de sévérité, mais le fait dans l’unique but de susciter l’approbation d’une opinion publique que l’on sait pourtant mal informée dans le domaine de l’administration de la justice pénale.

Dans ce qui suit, nos observations empiriques sur le judiciaire nous permettront d’introduire les fondements judiciaires du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice. Comme nous le verrons, une optique beaucoup plus « mesurée » et « garantiste » que répressive émerge autour d’une tout autre manière de concevoir le lien entre les notions de confiance, de public et de peines.

2 La contexture judiciaire du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice

En France, Denis Salas et Lise Mingasson ont attiré l’attention sur la menace que représente aujourd’hui, pour l’indépendance judiciaire, le « poids du politico-médiatique [lorsque celui-ci] tend à tout écraser dès lors qu’il entre sur la scène de la sanction avec sa charge d’affects » : dans ces circonstances, expliquent les auteurs, « la réaction courte, immédiate, imposée par l’opinion, devient le tout de la peine, occultant les temporalités longues de celle-ci [et] [t]out se passe [alors] comme si l’impatience à punir gouvernait, avec la force brève d’un réflexe, la machine pénale[53] ». L’enjeu de l’indépendance du judiciaire dans ce contexte soulève la question de savoir dans quelle mesure les juges peuvent encore de nos jours résister à ces pressions qu’exercent conjointement sur eux le politique et l’opinion publique. C’était ce que demandait Patricia Hughes au début du xxie siècle, qui voulait déterminer à partir de ses propres recherches « the extent to which judges actually feel themselves free to arrive at a given decision[54] ».

Nous avons observé la contexture judiciaire du principe de la confiance dans l’administration de la justice à partir d’une douzaine d’entretiens réalisés auprès de juges canadiens travaillant dans les chambres pénales et criminelles des tribunaux de première et de deuxième instance. Dans nos entretiens, nous avons constaté bien entendu un lien direct entre le tiers pouvoir indépendant, la question de la confiance et celle de l’opinion publique, mais il ne s’établit pas dans le sens de la tendance répressive remarquée en France, ni dans le sens de celle qui est hautement « carcéralisante » et populiste et qui a été notée dans le système politique.

La contexture juridique du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice se distingue de la contexture politique sur plusieurs points et le fait d’entrée de jeu sur celui qui concerne la présumée « crise » de confiance. Si pour le politique cette « crise » relève d’une évidence, le judiciaire, quant à lui, se montre beaucoup plus prudent. Aux yeux de certains juges, ce n’est qu’une impression donnée par un biais médiatique ou encore une pure « invention politique » réalisée à des fins partisanes. Pour d’autres encore, quand on se regarde, on se désole peut-être mais, quand on se compare, on se console certainement puisque ailleurs il existe bien pire :

If that’s a crisis in Canada, there are lot worse crises in lots of other parts of the world. I think most judges in Canada think that the public regards the system of criminal justice in the courts with considerable confidence[55].

Quant à moi, c’est plutôt une invention politique. Je ne vois pas une crise de confiance envers les juges, envers les institutions judiciaires, du tout. Et, si je me souviens bien, il y a eu déjà de la recherche là-dessus par Julian Roberts parmi d’autres qui a confirmé cette impression que j’aie. Et je partage le même point. Il n’y a pas de crise de confiance[56].

Les gens qui sont d’accord, généralement, n’écrivent pas d’articles de journaux. C’est ceux qui sont mécontents qu’on entend surtout. [Il y] a ceux qui veulent que tout le monde aille en prison et ceux qui ne veulent pas que personne aille en prison. Quand j’entends le gouvernement dire que le public veut ci, veut ça… Says who ? Je ne pense pas que les gens soient mécontents du système. Je pense que plusieurs regrettent les longs délais. Je pense que les gens sont critiques à l’égard des avocats. Oui mais pas nécessairement envers le juge[57].

Cela dit, nul n’osera pour autant nier le fait que des problèmes existent et que certaines critiques se valent, notamment celles qui touchent aux problèmes de la transparence dans la prise de décision et des délais considérables dans la procédure judiciaire. C’est précisément sur ces deux aspects que les juges ont surtout insisté :

There’s so much criticism of the judicial system that if we aren’t more transparent in what we do it’s going to completely erode public confidence[58].

Il y a des appréhensions, et ces appréhensions-là viennent dire ce que des gens peuvent craindre et tout là, mais je pense qu’en partie c’est parce qu’il y a beaucoup d’individus qui ne comprennent pas le rôle [du juge][59]

Autre point de divergence avec le politique, sur la question de la confiance du public, aucun juge n’a spontanément établi de lien entre cette confiance et la sanction imposée. Du point de vue des juges, ce qui cause parfois la déception publique en matière de détermination de la peine tient plutôt au fait que l’« homme de la rue », pour reprendre l’expression employée par un politicien, ne connaît pas les détails du dossier, pas plus qu’il ne comprend le fonctionnement du système pénal. Cela nous ramène à la question de la transparence et de l’accès à l’information de même qu’à la complexité qui caractérise les principes à partir desquels se gouvernent les décideurs et s’administre la justice :

I think it is based on misinformation. People that have actually been in the courtroom […], once they’re there and they see how the process evolves, and if they have an understanding of the accused and some of the issues that they suffer from, I think that usually they feel that it’s been a just result. But Joe Public, who doesn’t know all of these things, is relying only on the media spin, you know, may have a misperception[60].

If the public can see the operation of courts from within they’ll have a different appreciation and therefore more confidence[61].

And one might find much the same thing in relation to sentencing, that as people are more – well, criminal trials, certainly, and sentencing, that as you’re more informed about a particular case your views change very much[62].

Dans la contexture judiciaire, ce dont est tributaire la confiance du public dans l’administration de la justice et la détermination de la peine ne relève pas de l’intensité de la punition ni de sa nature. Cela n’a pas à voir avec le fait de privilégier le carcéral au détriment du sursis ou de toute autre sanction substitutive. Ce dont cette confiance dépend ultimement est un meilleur accès à l’information, à une forme d’information qui permettra à l’« homme de la rue », aux gens ordinaires, aux non-juristes de se faire une idée du fonctionnement du système à partir d’une source plus fiable que ne l’est actuellement la source médiatique. En d’autres termes, pour prévenir l’érosion de la confiance du public dans l’administration de la justice, il ne faut pas punir davantage et espérer ainsi satisfaire les insatisfaits, mais plutôt s’ouvrir encore plus, se rapprocher du public, concevoir des stratégies de communication efficaces, mettre en place les mécanismes permettant aux juges de se faire comprendre par tout un chacun. La majorité des juges que nous avons interrogés reconnaissent l’importance d’investir cette voie communicationnelle :

In terms of sentencings, most sentencings I think are right. In terms of being appropriate enough, there’s always going to be a difference of opinion. But the judiciary also has to explain itself to the public […] the judiciary has to explain itself[63].

What I can do is explain my decisions. So, yes, what I try to do is I try to write clearly, and when I write, I don’t just write for the person I’m sentencing or for the academics. I try to write for the Canadian citizen, for the person who, you know, who – I doubt that he’d read it, but I try – I try to explain why we’re doing what we’re doing. That’s what I do[64].

I think we try to write our judgments in a way that makes it easier for the public and the media to read. I’m sure you’ve noticed there’s a very common style now in judgments of having a bit of an overview at the front or at least an introduction that sets out the issues. That’s a new development. In the older days judgments weren’t structured that way. Part of the idea – it’s not the only one, but part of the reason for writing in that style is so that the media is more likely to pick up on things accurately when they look at the first page than they would be if they had to plow through 30 pages to figure out what the case was about. So we try and do that[65].

C’est en ce sens que nos entretiens nous invitent à concevoir le rapprochement qui s’est dessiné récemment entre le public, l’opinion publique, la prise de décision et la confiance du public dans l’administration de la justice. Il y a évidemment une forme de rapprochement observable, mais pas sous forme de critère décisionnel susceptible de justifier l’augmentation de la sévérité des peines et l’atteinte aux droits fondamentaux des justiciables. À cet égard, même lorsque dans la jurisprudence les juges soulignent le risque qu’une décision contribue à déconsidérer la justice aux yeux du public ou mentionnent explicitement, à titre de critère décisionnel, des notions voisines comme « Canadiens et Canadiennes », « citoyens », « communauté » ou carrément « opinion publique », ce qu’ils ont en tête dans ces circonstances n’est pas l’« homme de la rue », mais bien ce qu’ils appellent la « personne raisonnable », le « Canadien » ou le « citoyen raisonnable » :

I have to be concerned with the general overall community view, not each specific person, how they’re going to feel about this. In that way, the public becomes part of my concern but not, you know, Joe Smith, or Betty Lewis, or whoever. I have to look at the reasonable person in the overall community perspective as opposed to any particular segment of the community. Otherwise, I’m taking a biased viewpoint. And you know what ? I don’t hammer the accused just because I think that some people out there want the justice system to be tougher. I mean, if I was like that, and I was swayed with public – by public opinion, then I had no business being a judge[66].

Il faut tenir compte du public, mais pas de l’énervé. De la personne raisonnable, celle qui comprend[67].

That’s who I sentence for./I believe that […] if you gave that reasonable person the same information that was in front of me […] that the reasonable Canadian citizen would understand that, yes, he has to be punished, but he needs a proportionate sentence. So, I’m sentencing for that long-distance, reasonable Canadian citizen who has read everything I’ve read, not for the person who picks up the newspaper and reads the story that day[68].

Une manière de concevoir la personne raisonnable est de dire qu’elle correspond à la fois à quiconque et à personne. La personne raisonnable est un construit, un artéfact sémantique, une notion purement théorique, mais théorique dans la représentation, car la personne raisonnable est bel et bien tout à fait empirique dans la prise de décision. La personne raisonnable est celle qui comprend le droit, ou devrait le saisir, à l’instar du juge. C’est cette personne qui, placée dans des circonstances identiques à celles du juge, prendrait exactement la même décision. En d’autres termes, comme entité concrète, la personne raisonnable n’existe pas mais, en tant qu’entité abstraite, elle existe bel et bien, et son existence se manifeste dans les effets qu’elle crée sur la prise de décision et la conception de la confiance du public dans l’administration de la justice. La personne raisonnable qui comprend, comme le juge le fait, le droit et les circonstances particulières qui entourent chacun des cas se présentant devant un tribunal non seulement arriverait à la même décision, mais elle aurait, à l’image du juge, entièrement confiance dans l’administration de la justice. C’est de ce public constitué de personnes raisonnables que se soucient les juges, c’est de ce public qu’ils et elles tiennent compte dans leur prise de décision, c’est à lui que va leur pensée dans le déroulement de la procédure judiciaire, dans la détermination de la peine, et non à l’« homme de la rue » ou à la personne mal informée :

I can’t constantly worry about what any ill-informed person may think about the sentence that was imposed because their gut reaction is : « Didn’t get jail ! Jail at home means nothing ! » Have they looked at what the conditions are ? Have they looked at the fact that I’ve made this person speak publicly about this, doing 250 hours of community service ? […] I’m not necessarily going to worry about […] the uninformed member of the public who’s just got gut reactions. […] The public may well want blood, but the last time I checked blood wasn’t something that I could actually give or take in a sentence that I impose[69].

There’s a number of different sort of factors of aggravating and mitigating factors in every sentence, but the public perception is not one of them[70].

If somehow […] somebody took a poll as to what accused X ought to get and that poll was given, you know, in the press three days before I was to sentence him, well, I’d ignore it. Good or bad, I’d ignore it because that’s not what I’m supposed to do. I’m supposed to be impartial. I’m supposed to do it on the basis of the evidence given to me, their submissions, and make my own decision[71].

Contrairement au politique, les juges ne semblent pas chercher l’approbation du public, leur motivation ne repose pas sur l’idée de contenter qui que ce soit, le public ou les médias. Les juges paraissent plutôt mobilisés par le désir de satisfaire le droit, la règle, le principe, la procédure. Malgré le rapprochement récent entre l’opinion publique et le judiciaire, on évoluerait encore dans une forme de légitimation par la procédure, pour reprendre une expression de Luhmann[72]. La confiance du public dans l’administration de la justice continue d’être tributaire du principe de l’État de droit (rule of law). Celui-ci garantit l’indépendance judiciaire qui, elle, crée le contexte à l’intérieur duquel sont réunies, ou doivent l’être, les conditions favorisant la confiance du public dans l’administration de la justice :

We don’t – we do not fashion our sentences to satisfy the media. We fashion our sentences to satisfy the law, the public whom we’re speaking to […] You’re not there to please, you’re there to balance[73].

That’s what I’m here to do, to uphold the rule of law. So, you may not agree that this accused should have gotten off, but did he get a fair trial ? I have to ensure he got a fair trial. /So, I believe my task is to – is long-term and wide as – as supported and evidenced by the rule of the law and the Charter of Rights, not to react to every – every wave of public opinion. And if I do that, I believe that the public will ultimately have confidence in us as a group. They may not agree with every decision I make, but I believe that they will know that I try to make the right decisions[74].

The judiciary has […] to be independent. And that independence has to be maintained. Because if the public thinks that the judiciary are not independent, then I think the whole process cracks. And our rule of law, our precious rule of law system in Canada is at risk[75].

Si nous devions résumer notre propos pour le volet juridique de la recherche, il faudrait retenir que dans la contexture de ce type :

  • la confiance du public dépend des normes de procédure et de leur bonne compréhension au sein du public ;

  • le public est construit et juridiquement « vécu » comme tel : le public dont il faut tenir compte dans la prise de décision, qu’il existe ou non, est un public bien informé et qui comprend les règles du système ; le public, c’est l’ensemble des personnes pouvant être juridiquement considérées comme des « personnes raisonnables » ;

  • quand le public perçoit les sanctions carcérales comme plus justes ou plus efficaces que leurs solutions de rechange, cette perception n’a de valeur que si elle peut être fondée en droit. Il n’est pas question dans chaque cas de ce qui est publiquement cru ou voulu, mais bien de ce qui est juridiquement admissible ;

  • les conditions sont alors réunies pour favoriser l’État de droit (rule of law), l’indépendance judiciaire et, ultimement, la confiance du public dans l’administration de la justice.

Ces résultats peuvent, au final, être réinscrits dans une perspective historique. Dans son ouvrage intitulé Histoire de la justice criminelle au seizième siècle (recherche historique sur le droit criminel), Albéric Allard mentionnait que les garanties juridiques « urgentes » décrétées par l’Assemblée constituante dans un décret du 5 novembre 1879 avaient pour but de « rassurer l’innocence, [de] faciliter la justification des accusés, et en même temps [d’]honorer davantage le ministère des juges dans l’opinion publique[76] ». Ainsi, au moment de la constitution du droit pénal moderne, la relation entre les idées de châtiment, de public et de confiance était fort différente de celle que nous avons observée dans l’enceinte de la contexture politique. Le recul historique d’Allard permet de rappeler que la confiance du public a déjà été historiquement conceptualisée comme dépendante de la capacité de la justice à protéger les justiciables contre la sévérité des peines et que, dans cette protection, le public avait un rôle de surveillance critique par rapport à l’exercice du pouvoir de punir. Dans cette conception du principe, la confiance du public est actualisée de façon beaucoup plus garantiste. Une telle conception, qui semble encore inspirer les juges avec qui nous nous sommes entretenus, fait ainsi contraste avec la contexture populiste du politique. En effet, même si les juges peuvent reconnaître les problèmes de confiance au sein d’un certain public, ceux-ci ne les empêchent pas de continuer de s’inspirer des normes de procédure plutôt que des normes de sanction afin de susciter la confiance du public. Dans cette conception, le principe est renvoyé à des valeurs comme l’impartialité, la modération et la protection des droits du justiciable. Ces observations font écho aux travaux de Pierre Noreau et Chantal Roberge sur les décisions du Conseil de la magistrature du Québec et de la Cour suprême du Canada, lesquels montrent clairement que le principe de la confiance du public peut se comprendre telle une norme déontologique implicite : « la Confiance du public est au fondement du devoir déontologique, tant en ce qui a trait aux devoirs d’intégrité qu’aux devoirs d’impartialité et d’indépendance[77] ». Envisagée sous cette forme, la compréhension judiciaire du principe peut servir de mécanisme interne de contrôle susceptible de tempérer les élans répressifs et souvent trop populistes du politique. Le politique pourrait aussi ultimement s’inspirer de ladite forme pour revisiter sa conception de la démocratie au profit d’une responsabilité législative capable de distinguer en matière pénale ce qui est cru de ce qui est su et ce qui est attendu de ce qui est juste.

Conclusion

Notre analyse de débats parlementaires canadiens et celle que nous avons menée sur la base d’entretiens qualitatifs auprès de juges nous ont permis d’observer empiriquement deux manières de comprendre et d’opérationnaliser le principe de la confiance du public dans l’administration de la justice. Du côté du politique, on note un fort attachement aux normes de sanction et, plus particulièrement à l’intérieur de celles-ci, à celles qui favorisent les peines afflictives et privatives de liberté. Bien que certains puissent douter de leur efficacité dans la prévention de la récidive, il n’existe nul doute quant à leur efficacité à susciter la confiance d’une opinion publique politiquement vécue comme répressive en matière pénale. Du côté du juridique apparaît plutôt un fort attachement aux normes de procédure : ces dernières, notamment le respect de la « sacro-sainte » rule of law (l’État de droit), accompagné d’une ferme valorisation du principe d’indépendance judiciaire, servent aux juges de critère décisionnel. Si ce critère n’est pas complètement incompatible avec le fait de tenir compte de l’opinion publique dans certaines circonstances, c’est à condition de bien comprendre à quoi fait référence l’opinion publique dans le judiciaire. Elle n’est alors rien d’autre qu’un ensemble de personnes, mais de « personnes » au sens luhmannien du terme, c’est-à-dire au sens d’un construit, d’un artéfact sémantique, plus précisément d’un conglomérat d’attentes auquel le système attribue ses propres attentes. Et lesdites attentes, en l’occurrence, ne sont ni celles de Joe Public ni celles de l’« énervé » — pour reprendre des termes employés par les juges dans nos entretiens —, mais bien celles de la « personne raisonnable ». Cette dernière n’est que cela, un conglomérat d’attentes : et fait partie de ces attentes celle qui veut que la personne raisonnable soit bien informée, qu’elle connaisse le droit et qu’elle puisse elle-même comprendre l’importance de l’État de droit (rule of law) et de l’indépendance judiciaire. La « personne raisonnable » maintient sa confiance dans l’administration de la justice si elle peut témoigner du fait que la prise de décisions opérationnalisée par les juges est menée dans le respect des règles de procédure et non suivant les humeurs de l’opinion publique ou les intérêts stratégiques du moment.

Au terme de notre analyse, nous pouvons maintenant conclure l’objectif comparatif que nous nous étions fixé au départ et synthétiser notre analyse en mettant côte à côte les traits caractéristiques de chacune des contextures constitutives de la polycontexturalité du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice pénale.

-> Voir la liste des tableaux

Notre exercice de comparaison nous permet d’arriver à de nouvelles pistes théoriques quant aux deux notions distinctes de confiance observables respectivement dans la contexture politique et la contexture juridique du médium. Du point de vue de la théorie des systèmes, nous inscrivons en effet cette distinction dans celle à partir de laquelle Luhmann distingue lui-même les termes trust et confidence[78]. En français, on parlerait de confiance dans les deux cas mais, d’un point de vue phénoménologique, il y aurait effectivement une différence à établir entre trust et confidence, ce qui, dans le contexte de nos observations, nous paraît devoir être souligné brièvement ici.

Bien que les deux concepts, trust et confidence, nous renvoient à la notion d’attente et que cette dernière nous reporte elle-même à la possibilité d’une déception, dans le cas de trust, le rapport à l’attente est cognitivement ouvert, c’est-à-dire qu’il se trouve sensible à la déception : l’anticiper entraîne une forme d’apprentissage, une forme d’adaptation en vue de réduire le risque de cette déception ; la vivre provoque le regret. Investir le principe de la confiance du public sous forme de trust laisse ainsi l’acteur décideur plus vulnérable par rapport à la déception. Pour nous, dans le contexte de notre propos, qu’elle soit réelle ou anticipée, la possibilité de décevoir le public s’institue tel un critère décisionnel et influence la prise de décision politique. Dans une phénoménologie de la confiance comme trust, la confiance investie relève d’une décision plutôt que d’un choix. Ainsi, au sein du politique, dans le cas d’une décision, l’acteur tient compte des avantages et des inconvénients et, en fonction de ce rapport, considère les solutions de rechange : en l’occurrence, augmenter la sévérité de la peine, instituer des peines minimales, réduire le recours au sursis, limiter l’accès aux libérations conditionnelles, etc.

Pour ce qui est de la contexture judiciaire, nous sommes plutôt devant un choix et donc, sur le plan phénoménologique, plus proches de la confiance au sens de confidence. Ici, l’acteur n’établit pas les avantages et les inconvénients en tant que critère décisionnel. Il prend plutôt position à partir d’un principe moral ou éthique et le fait en s’inscrivant dans une rationalité très proche de celle que Weber caractérisait de « rationnelle en valeur » : « Agit d’une manière purement rationnelle en valeur  celui qui agit sans tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes, au service qu’il est de sa conviction portant sur ce qui lui apparaît comme commandé par le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou la grandeur d’une “cause”, quelle qu’en soit la nature[79]. » Cette rationalité en valeur est celle qui nous paraît en effet caractériser la contexture juridique : c’est à partir de cette conception du principe de la confiance du public que le juridique se situe en faveur de la confiance comme confidence et dans une attitude qui se veut cognitivement fermée par rapport à la déception. Dans ce dernier cas, qui doit apprendre n’est pas le droit, mais bien le public. Il y a ici « external attribution », au sens de Luhmann[80]. Du côté du politique, la rationalité dominante, nous l’avons vu plus haut, correspond plutôt à celle de la rationalité dramaturgique où il convient d’apparaître de telle manière aux yeux d’un certain public : le politique se montre alors cognitivement ouvert et sensible aux aléas de l’opinion publique. La déception du public entraîne non pas une « external attribution », mais bien une « internal attribution[81] » où « the possibility of disappointment depends on your own previous behaviour[82] ». Cette attribution interne prend ainsi la forme d’un regret qui peut être géré par l’entremise de solutions de rechange, lesquelles auront consisté, dans le cas du politique, en l’élaboration de politiques pénales plus sévères que celles que l’on a cru responsables de la crise de confiance du public dans l’administration de la justice. Pour le judiciaire, plutôt que de se soumettre aux injonctions publiques de répression, il faut préserver les manières de faire, quitte à rapprocher le public de la procédure et à créer ainsi les conditions de son apprentissage et du renouvellement de sa confiance. À terme, nous postulons ainsi, par rapport à la construction empirique et théorique du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice, deux systèmes et deux contextures dont les univers de conséquences sur l’évolution du système et la protection des droits fondamentaux demeurent des sujets d’études importants pour des recherches subséquentes.