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Introduction

Depuis quelques années, de nombreux témoignages de jeunes femmes de moins de 30 ans qui ne souhaitent pas avoir d’enfant et veulent recourir à une stérilisation par ligature tubaire apparaissent (1). De nombreux médias relaient ces narrations et il est possible de les retrouver notamment sur Internet, dans des blogues, des forums ou encore des sites d’actualités féminines (1). Ainsi, la ligature tubaire consiste à « bloquer les trompes de Fallope afin d’empêcher l’ovule de se rendre à l’utérus » (2). Plusieurs méthodes sont possibles : la première, efficace immédiatement, repose sur la réalisation d’une laparoscopie sous anesthésie générale pour lier ou cautériser les trompes et ainsi les rendre imperméables (2). La seconde consiste à mettre en place un dispositif dont l’objectif est d’entraîner une fibrose qui obstruera les trompes. On peut alternativement installer des clips qui vont écraser les trompes via un passage transcervical. La fibrose ou l’écrasement des trompes, pour être efficaces, nécessitent un délai de trois mois (2). Les risques associés pour les femmes sont rares et sont généralement liés à l’intervention en elle-même, c’est-à-dire en lien avec l’anesthésie générale ou en lien avec un risque infectieux (2). Cependant, des effets indésirables peuvent être relevés ultérieurement par les femmes ayant subi cette intervention, tels des saignements, nausées, étourdissements ou encore douleurs abdominales (2). Quelle que soit l’approche, l’efficacité de cette stérilisation est de 99,5% (2). La ligature tubaire est, par définition, une intervention peu voire non réversible (3). Toutefois, la technique des clips offre le taux de succès le plus élevé lorsqu’il s’agit de rendre perméables à nouveau les trompes (3,4). En effet, la reperméabilisation tubaire, qui vise à rétablir la continuité des trompes pour leur rendre leur fonctionnalité, est très approximative et son succès variable (5). Dans ce cas, la ligature tubaire ne devrait pas être présentée comme réversible, c’est une méthode de contraception dite définitive (2). C’est dans ce contexte d’irréversibilité que le désir de stérilisation des femmes se heurte au refus quasi catégorique des professionnels soignants, dont la responsabilité est de renseigner, aider, réaliser ou encore orienter vers ceux aptes à la réaliser comme l’illustre les nombreux témoignages de femmes dans cette situation (6,7).

Le discours que l’on retrouve bien souvent est assez semblable d’une femme à l’autre : une jeune femme, dans la vingtaine, ne souhaitant pas avoir d’enfant demande une ligature tubaire pour ne plus avoir à se soucier d’une possible grossesse non désirée (8). Généralement, face à cette demande, elle reçoit un « jugement moral » ou une réaction qui rejette toute intervention de ce type sur une femme aussi jeune et qui pourrait par la suite regretter ce geste quasi-définitif (9). Si cette stérilisation soulève autant d’enjeux, c’est bien à cause de son caractère irréversible et du désir de certaines femmes de ne pas avoir d’enfant, décision qui choque encore la société et le monde médical (1). En effet, bien que la stérilisation soit la quatrième méthode contraceptive la plus utilisée au Canada, sa réalisation chez des femmes de moins de 30 ans est encore rare (10).

Nous allons d’abord explorer le contexte et les raisons qui mènent certaines femmes à ne pas désirer d’enfant. Puis, nous présenterons les justifications qu’elles soulèvent pour avoir recours à la stérilisation ainsi que les arguments présentés par les soignants pour réaliser ou non l’intervention chez cette population de femmes. Par la suite, nous porterons notre attention sur le principe d’autonomie des femmes qui serait en faveur du respect de leur choix de se faire ligaturer. De là, nous expliciterons l’importance du rôle joué par la déontologie professionnelle et expliquerons les possibles dérives vers un paternalisme médical. En terminant, nous essayerons d’apporter quelques pistes de réflexion et recommandations pour mieux guider les pratiques entourant la stérilisation féminine volontaire chez des femmes de moins de 30 ans sans enfant, en nous appuyant notamment sur le modèle de partenariat relationnel et d’éthique narrative, aussi appelé le Montreal Model, développé par la Faculté de Médecine de l’Université de Montréal en 2014.

Le désir de ne pas avoir d’enfant : un choix personnel encore tabou

Plusieurs modifications sociales au cours des dernières décennies ont mené à une augmentation des demandes de stérilisation. Nous pouvons citer notamment l’émergence et l’accès libre à la contraception et à l’avortement, ainsi que l’apparition d’une vision plus positive de la société vis-à-vis de la limitation du nombre des naissances (1,11,12). Qui plus est, la prise de distance avec la religion qu’a connue le Québec dans les années 1960 a entraîné une chute importante de fécondité (12) et n’a fait qu’entériner la tendance à la baisse de la fécondité. En effet, l’indice synthétique de fécondité (soit le nombre d’enfants qu’aurait une femme au cours de sa période reproductive si elle suivait la tendance de fécondité par âge observé au cours d’une année donnée) est nettement plus important avant 1960, où une femme avait en moyenne quatre enfants, contre deux dans les années 1970 et 1,5 en 2018 (13). Parallèlement à cette tendance, la décriminalisation de la contraception le 1er juillet 1969 au Canada par le Parlement (2) a permis une libéralisation des pratiques entourant la contraception et plus particulièrement la stérilisation (12). Toutes ces évolutions mènent au constat suivant : il y a de plus en plus de couples sans enfant au Canada et notamment au Québec ; c’était le cas en 1986 avec 30,7% des couples contre 43% en 2016 (14). Dans la même veine, il faut également noter que 33,3% des ménages au Québec sont constitués de personnes seules, ce qui en fait la province avec le plus haut taux au Canada (14).

Ces chiffres mettent en lumière les changements sociaux qui s’opèrent, tels que l’émergence de mouvements féministes, et qui bien que divers et multiples, sont un « ensemble de mouvements et d’idées politiques, philosophiques et sociales qui partagent un but commun : promouvoir et atteindre l’égalité politique, économique, culturelle, personnelle, sociale et juridique entre femmes et hommes » (15, p.44). Ces mouvements ont donné de plus grandes opportunités d’accès à l’éducation et à des carrières aux femmes et ont ainsi favorisé un contexte où la ligature tubaire devient une intervention possible et voulue par certaines femmes sans enfant (1,3,5). Si nous nous attardons sur les chiffres mettant en lumière ces tendances, nous pouvons observer qu’à travers les dernières décennies les taux de stérilisation, notamment chez les jeunes femmes, ont connu diverses variations. En effet, il est possible d’observer une explosion des demandes de ligature tubaire dans les années 1970-80, suivi d’une baisse, elle aussi importante : le taux de femmes de 20-30 ans ligaturées passe de 26,7 pour 1000 en 1978 à 1,5 pour 1000 en 2011 (14). Même si, de nos jours, comme l’illustrent les chiffres précédents, peu de jeunes femmes ont recours à la ligature comme technique de contraception définitive, il n’en reste pas moins que certaines la souhaitent. Il est donc important de prendre ce désir en considération et de porter une réflexion sur le contexte de refus auquel se heurtent parfois ces femmes dans leur parcours de stérilisation.

De plus, il peut être interpellant de constater que les taux de vasectomie, soit de stérilisation masculine, pour les mêmes tranches d’âge soient plus importants (2,9 hommes sur 1000, entre 25 et 29 ans, en 2010 au Québec, ont subi une vasectomie) (17). Les témoignages de femmes souhaitant avoir recours à une ligature tubaire évoquent les recommandations des médecins de plutôt proposer une vasectomie à leur conjoint que de réaliser cette ligature (6). Il est vrai que la vasectomie est une intervention moins invasive (18), mais l’on peut toutefois se questionner sur l’impact du genre dans la décision de mettre fin à la fertilité d’une personne (19).

Part de là de ces premiers constats, force est de constater que de plus en plus de femmes souhaitent rester et restent sans enfant dans les sociétés occidentales. Dans la littérature, elles portent plusieurs noms : childfree, childless ou encore nonmother (1, p.123). Childless (c’est-à-dire, sans enfant par contrainte) renvoie au fait qu’une personne ou un couple n’a pas d’enfant, bien qu’ils soient en âge de procréer, que ce soit une décision personnelle (aussi nommé voluntary childless) ou pour raison médicale comme une infertilité (appelée ici involuntary childless) (1,16). Childfree se rapporte plus au fait de ne pas avoir d’enfant par choix. Ces termes peuvent être vus de manière négative, dans le sens où le fait de ne pas vouloir d’enfant est vu comme une « déviance de la norme » (1, p.159). Mais, chez certaines associations et personnes concernées, ce dernier terme ne comporte pas de sens péjoratif. Ainsi, être childfree, est formulé positivement : c’est désirer ne pas avoir d’enfant[1].

Les motivations d’être childfree

À travers cette même littérature, nous retrouvons différents motifs formulés par les femmes dans leurs décisions de ne pas avoir d’enfant. Ce désir d’être childfree peut naître chez une femme dès son adolescence (1) et perdurer. Beaucoup énoncent le désir de mettre un terme à leur possible maternité, de passer à autre chose et de se concentrer sur d’autres aspects de la vie (8, p.109) tels que leurs carrières (1,8,20) ou leurs loisirs (1,20) comme des voyages. Elles cherchent à garder ici une plus grande liberté (20,21). Les femmes childfree soulèvent également des raisons médicales, afin de justifier le choix de ne pas avoir d’enfant. Par exemple, c’est dans le but d’éviter de transmettre une pathologie génétique à l’enfant (8,22) ou pour sauvegarder leur propre santé qu’une grossesse pourrait menacer (22) , certaines vont décider de mettre fin à leur capacité reproductive.

Sur un plan psychosocial, d’autres motivations peuvent émerger. Nous pouvons retrouver un refus en réaction à la perception de la vie de leur mère, qui a pu être difficile. C’est notamment le cas des femmes dont la mère a eu beaucoup d’enfants ou qui a dû abandonner une carrière dans laquelle elle s’épanouissait pour élever ses enfants (12). Dans une autre perspective, certaines femmes vont justifier leur choix par un désir de se (ré)approprier leur corps et leur sexualité (12). Ce dernier motif rejoint les justifications s’appuyant sur le mouvement du féminisme radical (1), qui est un courant féministe naît dans les années 1960 et qui perdure toujours aujourd’hui. C’est un courant du féminisme où les femmes dénoncent les dictats du patriarcat sur leur vie privée et militent pour une reconnaissance de la culture féminine à travers une révolution sexuelle qui s’accompagne bien souvent d’une émancipation sexuelle (15). Cette renonciation à la maternité peut donc se justifier par le désir de s’opposer à la société, à ses attentes et à ses politiques (23). Dans ce mouvement féministe, on observe également un intérêt grandissant pour la protection de la planète via une réduction de la surpopulation, qui sont aussi deux justifications données par les femmes childfree (1,16,22).

Enfin, d’autres causes s’expliquent par un mécanisme de défense psychologique mis en place par ces femmes en réaction à un vécu difficile (23), à un traumatisme dans l’enfance (16,23), à l’association de la maternité à de trop grandes responsabilités impossibles à assumer (23), ou encore au fait qu’elles aient été confrontées à d’autres histoires vécues par leur entourage (1,16). Certaines motivent leurs choix en parlant de conformisme vis-à-vis des attentes parentales, quand leurs parents prônaient le childfree, mais aussi vis-à-vis des attentes sociétales dans le cas des grossesses adolescentes (23). De manière plus générale, beaucoup se disent heureuses d’être en couple, d’avoir un bon salaire et que cette absence d’enfant leur permet de bien se concentrer sur leur relation et sur leur partenaire (1,11,16). Cette relation privilégiée qu’elles entretiennent avec leur partenaire est également une réelle motivation à rester sans enfant selon elles (1,16,21).

En conclusion, d’après ces femmes, nombreux sont les avantages de ne pas avoir d’enfant. Elles disposent de plus d’opportunités (16), et de meilleures situations financières, car élever un enfant peut coûter cher (22). Elles relèvent également les inconvénients de la maternité tels que le fait que les enfants sont peu intéressants et représentent un poids (1,16), que l’éducation et la gestion du quotidien sont difficiles (1,16), que cela a peu d’intérêt (24), et que les responsabilités engendrées sont trop lourdes à assumer (1). Ainsi, l’absence de maternité est un choix important pour ces femmes, et dans l’optique de sauvegarder leurs désirs et choix de vie, elles vont faire appel à la stérilisation.

Le choix de la stérilisation en réponse à la peur d’une grossesse non désirée

Pour ces femmes, la principale peur liée à ce non-désir d’enfant est d’être confrontée à une grossesse non désirée qui pourrait potentiellement se solder par un avortement (22). En prévision de cette situation redoutée, les childfree vont se protéger en misant sur le rôle de la contraception : empêcher une grossesse non voulue. Elles ont une attente bien particulière vis-à-vis de la méthode qu’elles vont choisir : que celle-ci soit quasi infaillible (25). Cette peur de l’inefficacité des méthodes de contraception sur le marché, surtout lorsque ces méthodes sont dites non définitives, est une des raisons principales pour laquelle ces femmes se tournent vers la ligature tubaire (25). Nous pouvons retrouver dans la littérature également d’autres justifications expliquant que les femmes childfree vont s’orienter vers une ligature tubaire plutôt que vers des méthodes de contraception plus conventionnelles.

Tout d’abord, d’après les femmes childfree, des raisons médicales peuvent motiver ce recours à la stérilisation, comme dans le cas d’une intolérance aux hormones ou dans le cas de pathologies qui contre-indiquent la prise d’hormones (26). D’autres justifications qu’elles présentent portent sur des notions en lien avec le bien-être et la qualité de vie. Prenons l’exemple du préservatif, qui peut être, dans les relations au long terme, coûteux, engendrer une perte de spontanéité ou encore être contraignant (8). Il existe également une autre méthode de contraception : les dispositifs intra-utérin, qui peuvent être faits de cuivre ou imprégnés d’hormones (26). Ils peuvent être refusés par les femmes pour des effets indésirables en lien avec les hormones, pour des gênes entrainées par le cuivre qui peut induire des règles très abondantes notamment, ou encore à cause du risque de perforation de l’utérus que ces dispositifs peuvent entraîner (26).

De même, elles indiquent que les méthodes hormonales peuvent causer de nombreux effets secondaires plus ou moins lourds comme une absence de libido, une sécheresse vaginale, une prise de poids, un état dépressif, des douleurs mammaires, des vomissements ou encore des saignements (8), ce qui entraîne un impact négatif sur leur qualité de vie et réduit significativement leur bien-être. De plus, avec la pilule, une dernière justification apparait, soit celle du risque d’oubli et du danger de sa réalisation, qui mènerait à une possible grossesse non désirée (26). Cette inquiétude est omniprésente et, bien que des méthodes d’urgence existent, celles-ci ne peuvent être prises de manière régulière, ce qui demande donc à la femme d’être très attentive et vigilante dans sa prise (26). Cependant, même si la prise est parfaite, le taux d’efficacité n’est pas total (26) et elle comporte des effets secondaires qui réduisent la qualité de vie de certaines femmes.

Ainsi, pour toutes ces raisons, les femmes childfree s’orientent vers la stérilisation. Mais cette décision de renoncer à leur capacité reproductive se heurte au refus de certains médecins de pratiquer l’intervention. C’est ce sur quoi nous nous penchons dans la prochaine partie.

La déontologie professionnelle du soignant

Les critères utilisés par le médecin pour réaliser ou non la ligature

La partie précédente examinait les raisons invoquées par les femmes qui demandent l’obtention de la stérilisation. En nous appuyant sur la littérature, nous allons maintenant présenter les justifications données par les médecins pour soutenir leur décision de réaliser ou non une stérilisation chez une femme, mais aussi sur la pertinence de ces justifications.

Les médecins semblent se référer à certains critères à la lumière desquels ils justifient leur décision. Ces critères ne sont pas formels et clairement inscrits dans un code de pratique. Toutefois, ils sont largement répandus dans la communauté médicale, et, d’après la littérature sur le sujet, ils sont récurrents dans la justification de réaliser l’intervention ou non. Parmi ces critères, il y a bien entendu des critères de nature physique et biologique (3,23), comme pour toute intervention médicale : il faut être en bonne santé et être apte à subir une anesthésie générale, le cas échéant. Mais des auteurs présentent également d’autres critères qui vont être utilisés par les médecins pour évaluer la demande faite par la femme et, notamment, les critères de l’âge de la personne qui formule la demande (3,23,27), de sa situation conjugale et familiale (3,23) ou encore de sa santé mentale.

Les études menées auprès des médecins ont permis de classer ces critères d’accès par leur force d’impact sur le choix d’accéder ou non à une requête de stérilisation (28)[2]. Le premier, le plus important, est l’âge ; plus la femme est jeune, moins le médecin sera enclin à pratiquer la ligature. En seconde position, nous pouvons noter la parité ; les femmes nullipares se verront plus souvent refuser une stérilisation que les femmes multipares. Finalement, la demande de ligature sera donc plus souvent refusée si la raison de la stérilisation n’est pas médicale, relève de l’exercice du libre choix d’une personne apte et majeure et correspond à un choix de vie personnel de la femme.

Les critères présentés précédemment et soulevés par différentes études et personnels soignants (3,23,27,28) ne semblent pas infondés, dans la mesure où les femmes qui regrettent leur choix répondent souvent à ces critères. En effet, les regrets, d’un point de vue psychologique et émotionnel, sont le principal risque de la stérilisation (10,29). Lorsqu’un médecin se retrouve confronté à ces particularités chez une femme, il peut craindre pour celle-ci l’apparition de regrets, et cela peut le freiner à réaliser des stérilisations chez de jeunes femmes sans enfants (30). À travers leur revue systématique des écrits, Curtis et al. (31) ont montré que le risque de regret existait. Toutefois ils précisent que malgré le risque existant, rares sont les femmes qui manifestent des regrets suite à cette procédure.

Il est possible d’établir une corrélation entre les critères présentés par les médecins pour juger d’une admissibilité au processus de stérilisation que nous avons énoncés précédemment et l’apparition de regrets chez la femme qui aurait subi la ligature. Tout d’abord, le regret est plus présent chez les femmes qui ont été stérilisées avant 30 ans, notamment car la période de fertilité possible a été plus longue et qu’elles sont aussi sujettes à plus de changements socio-économiques et conjugaux (23,28,31,32). De plus, l’état de la relation conjugal de la femme au moment de la demande de stérilisation peut également influencer l’apparition de regrets ; si elle a connu des difficultés conjugales ou émotionnelles avant et au moment de ligature, il y a un risque plus élevé qu’elle regrette sa décision par la suite (33). Mais il faut noter que ce risque de regret n’est pas très bien défini ni explicite. En effet, son délai d’apparition est plus long chez les femmes jeunes, environ 8 ans, que chez des femmes plus âgées où c’est en moyenne 3,7 ans (25). En outre, ces femmes ne définissent pas le regret comme un sentiment profond et insupportable à vivre. Elles apparentent plus le regret à des sentiments qui surviennent dans des « occasions spécifiques lorsqu’elles éprouvaient des sentiments « nostalgiques », ou des « grondements » troublants, ou des « pincements » de doute, ou des « pensées incontrôlables » sur une voie qu’elles n’ont pas suivie » (1, p.167 ; cite Morell, 1994, traduction libre).

En somme, la littérature rend bien compte de la tension qui existe entre la décision prise par une femme la concernant, décision qui relève de son autonomie, et le désir du médecin de faire ce qu’il pense être le mieux pour elle, qui peut s’apparenter à un certain paternalisme.

Bien que ces regrets ne soient pas tous profonds et insurmontables, certains médecins demeurent plus hésitants à répondre aux demandes de stérilisation faites par des femmes de moins de 30 ans sans enfant (ou refusent catégoriquement). Cela est d’autant plus vrai lorsqu’ils auront été confrontés, dans leur propre pratique professionnelle, à ces situations de regret de la part de leurs patientes. Au Québec, par exemple, il est inscrit au Code de déontologie des médecins, code qui dicte les devoirs s’appliquant à ces professionnels (34), qu’un soin ne doit être réalisé que s’il est nécessaire pour la santé du patient, mais aussi que le médecin se doit de promouvoir la santé et le bien-être des personnes dont il s’occupe (35, art. 3 et 50). Ainsi, en altérant les capacités reproductives des femmes dont il s’occupe, le médecin peut avoir le sentiment, en se référant à ces articles, d’aller à l’encontre de ses devoirs. Et, bien que ce code ait été remanié au cours des siècles, il reste encore fidèle à son premier texte fondateur, le Serment d’Hippocrate. Ce serment, apparu au IVe siècle avant J.-C. et attribué à Hippocrate, médecin et philosophe grec, était prêté par les médecins en Occident avant de débuter leur exercice de la médecine. Il est souvent perçu comme le premier code de déontologie des médecins.

L’impact de la déontologie et du Serment d’Hippocrate sur la vision des médecins

En effet, les premiers devoirs des médecins ont été pour la première fois inscrits de manière normative dans le Serment d’Hippocrate (36) qui est encore aujourd’hui à la base du Serment prêté par de nombreux médecins lors de l’obtention de leur diplôme dans le monde. Mais le Serment d’Hippocrate se rapporte à un code de bonne conduite, qui énonce les devoirs du médecin, ainsi que les sanctions qui se rapportent à son non-respect (37). Lorsque nous parlons de déontologie, nous faisons référence aux devoirs, exigences et normes notés dans un « code de déontologie » reconnu par une autorité (38,39). Par-delà le Serment d’Hippocrate, c’est notamment le cas du Code de déontologie des médecins du Québec (35), ainsi que celui de l’Association médicale du Canada qui s’appliquent au Québec. Les médecins doivent respecter ces deux derniers codes qui précisent leurs devoirs et responsabilités envers les patients. Le but de ces codes est d’assurer la sécurité, l’accessibilité et la qualité des services prodigués. Ils reflètent les devoirs, obligations et prescriptions qui s’appliquent aux médecins membres de l’ordre et font opposition à l’analyse, l’échange et la réflexion sujette à l’éthique réflexive (39).

Malgré son ancienneté, le Serment d’Hippocrate présente des principes comme le Primum non nocere, « premièrement ne pas nuire », qui restent toujours d’actualité et centraux dans l’exercice moderne de la médecine (37). Le Primum non nocere se rapporte au principe que nous appelons aujourd’hui en bioéthique le principe de non-malfaisance : ne pas faire de mal ou nuire au patient (37). Le médecin est là pour faire le bien, agir dans l’intérêt du patient et ne pas causer de tort à ceux dont il s’occupe (37). De plus, on retrouve dans le Serment l’énoncé suivant : « je ne remettrai à aucune femme de pessaire abortif ». Ceci illustre une posture ancienne du médecin face à la natalité et la fécondité (36). À l’époque de la Grèce Antique, l’avortement ou le fait de mettre un terme à la fertilité d’une femme s’apparentait à un acte de malfaisance de la part du médecin ; celui-ci n’agissait pas dans l’intérêt de la patiente et allait donc à l’encontre du Serment. Par conséquent, il pouvait dans ce sens subir des sanctions. Peut-être que cette association entre le principe de ne pas nuire et celui de la préservation de la fertilité/natalité trouve encore écho aujourd’hui? Comme l’indique Gillespie, « les médecins ont exercé une influence puissante et légitimant la manière dont la maternité a été définie comme le rôle naturel, primaire et souvent unique de la femme en bonne santé » (30, p.142, traduction libre). Et même si les pensées se libéralisent de nos jours, il peut être encore difficile pour eux de se défaire d’une approche pro-nataliste et hétéronormative, notamment en mettant un terme à la fertilité d’une jeune femme sans enfant (30). Le refus de certains médecins de donner suite à une demande de stérilisation d’une jeune femme peut s’apparenter, pour les femmes childfree, à un certain paternalisme et à un processus d’infantilisation (1) qui vient se heurter à leur principe d’autonomie.

Le respect du principe d’autonomie des femmes childfree

Aujourd’hui, malgré l’évolution du statut des femmes dans la société, et notamment relativement au droit de disposer de leur corps, le choix d’être childfree et d’avoir recours à la stérilisation, surtout pour les femmes de moins de 30 ans, est une décision qui peut encore déranger les mentalités. Effectivement, le choix de ne pas enfanter et la privation de l’expérience de la maternité chez la femme peuvent être vus comme une déviance, une anormalité, une opportunité manquée (16). Bydlowski exprime très bien cette attente sociale et familiale vis-à-vis du rôle de la femme et de son devoir de maternité :

[…] la pression sociale et familiale attend [sic] naturellement d’une jeune femme, un jour ou l’autre, la naissance d’un enfant, et cette pression ne s’est pas affaiblie malgré les nombreuses nouveautés dans ce domaine ni malgré le nouveau statut social accordé aux femmes. Le devoir de filiation reste impérieux, même s’il s’accommode éventuellement d’un enfant unique

23, p.28

En effet, pour plusieurs, la construction de l’identité féminine passe par la maternité et le maternage (16,30). Et par conséquent, une absence de maternité peut sous-entendre que la femme est malheureuse. Pourtant, des études ont montré que les femmes chidlfree peuvent être aussi, voire, plus heureuses et épanouies que des parents (40). Il faut toutefois nuancer ce dernier argument ; il existe peu de littérature permettant de juger de l’épanouissement apporté par le rôle de parent vis-à-vis de femmes qui seraient childfree, du fait du possible jugement sociétal qui s’abattrait sur une femme expliquant qu’elle aurait préféré ne pas avoir d’enfant (40).

Bien que ce choix de stérilisation puisse encore se confronter aux normes sociétales et interpeller, la demande faite par une femme d’être ligaturée touche à son corps et est motivée par des raisons qui sont les siennes. Elle se rapporte à son principe d’autonomie. L’autonomie est un principe majeur en éthique. Il se définit comme le fait que chaque personne puisse décider pour elle-même de ce qu’elle souhaite. Il suppose donc, en santé, que « chaque être humain a le droit et la capacité de prendre ses propres décisions concernant les procédures médicales, le traitement » (41, p.218). Ce principe est omniprésent dans le milieu médical. Comme l’explicite le Collège des médecins du Québec (CMQ) :

La société québécoise reconnait le principe éthique de l’autonomie de la personne comme base de la relation entre les individus. Le terme « autonomie » s’entend ici au sens « d’autodétermination de l’individu », c’est-à-dire de sa capacité à décider et à agir de son propre chef. Ce principe sous-entend le respect de la personne et la reconnaissance de son pouvoir décisionnel et, conséquemment, en médecine particulièrement, il impose la règle du consentement aux soins ainsi que le droit à l’information et le droit à la vérité

34, p.13

Dans ce contexte, un consentement libre et éclairé est demandé pour que la personne puisse prendre les décisions qui lui convient en étant pleinement informée. Ce consentement permet de respecter l’autonomie de la personne en ne la soumettant pas aux faits et gestes d’une autre personne sans son plein accord. D’après le Code civil du Québec (art. 10 et 11) et le Code de déontologie des médecins (art. 28 et 29), le consentement doit être libre et éclairé. Le CMQ indique que pour obtenir un consentement le « plus libre possible, il doit être obtenu sans pression, menace, contrainte ou promesse de la part du médecin, de la famille ou de l’entourage du patient, voire des instances administratives et des impératifs budgétaires » (34, p.23). Il ajoute également que, pour respecter le volet éclairé du consentement, « le patient apte, ou bien celui qui prendra la décision à sa place s’il est inapte, doit être bien informé des tenants et aboutissants des différentes options qui lui sont proposées par le médecin » (34, p.23). D’après le Consensus canadien de la contraception et l’article de Ehman et Costescu, cela signifie que le médecin doit donner toutes les informations concernant le déroulement de l’intervention, ici la ligature tubaire, ainsi que ses risques (dont le risque de regrets) et ses bénéfices, mais aussi, informer la demanderesse des méthodes contraceptives alternatives réversibles existantes (10,29). Il doit également s’assurer que la patiente les a bien compris (34).

Ce consentement peut être donné par tout majeur apte, soit les personnes de 18 ans et plus (42, art. 10 et 11). La définition québécoise de l’aptitude à consentir a été inspirée de critères émis par la législation de la Nouvelle-Écosse, qui sont les suivants : « la personne comprend la nature de sa maladie », « la personne comprend la nature et le but du traitement », « la personne comprend les risques associés à ce traitement », « la personne comprend les risques encourus si elle ne subit pas le traitement », et enfin, « la capacité à consentir de la personne est compromise par la maladie » (43)[3]. De même, bien que le consentement aux soins au Québec puisse être donné par les adolescents de 14 ans et plus, ils ne peuvent pas toujours consentir seuls à ce type d’intervention qui est dite non requise par l’état de santé (42, art. 17). En effet, il existe deux types de soins, ceux requis par l’état de santé de la personne et ceux non requis. Dans le cadre de la première catégorie, l’adolescente de 14 ans et plus peut consentir seule à ses soins, comme cela est le cas par exemple pour la réalisation d’une stérilisation qui lui sauverait la vie (42, art. 14 al. 2). En revanche, dans le cadre de soins non requis par l’état de santé, l’adolescente ne pourra consentir seule si l’intervention présente des risques sérieux pour sa santé qui peuvent lui causer des effets graves et permanents, ce qui est le cas de la ligature tubaire réalisée par choix (42, art. 17)[4]. Ainsi, pour certaines interventions comme l’avortement, qui n’est pas un choix médical, mais un choix de vie, les adolescentes de plus de 14 ans peuvent déjà exercer leur consentement et celui-ci sera respecté. Pourtant ce même consentement n’est pas respecté dans le cas de femmes majeures qui souhaitent une stérilisation, qui s’inscrit également dans un choix de vie.

Suite à la présentation de ces concepts, il peut sembler interpellant qu’une femme dans la vingtaine soit parfois dite trop jeune pour être jugée apte à consentir pour une ligature, en invoquant le fait qu’elle ne sait pas encore ce qu’elle veut pour elle-même (19). De manière analogue, tel que le soulève McQueen, il existe également un paradoxe entre le fait de remettre en question, voire de refuser, une demande de stérilisation d’une femme dite trop jeune et le fait de ne pas émettre de réserves sur une femme qui souhaiterait avoir un enfant jeune, voire très jeune (19). Dans les deux cas de figure, les conséquences sont majeures et quasi-irréversibles. De manière générale, il est moins courant d’interroger un désir d’enfant, même s’il est formulé par une femme très jeune, que d’émettre un jugement sur le désir d’une femme de rester sans enfant (1). Ces interrogations et ces remises en question régulières poussent les femmes childfree à exprimer une certaine frustration quant au fait que les médecins et la société ne croient pas à leur choix, disqualifient leur jugement, discréditent leur choix et n’accordent pas de valeurs à leur témoignage (1,16,44), ce qui mène à une injustice épistémique pour les femmes. C’est ici une injustice épistémique, car le cadre de vie que ces femmes souhaitent est altéré et modifié de manière forcée par un autre groupe de personnes (société et professionnels de santé) (45). Il y a donc une vraie réflexion éthique à réaliser sur cette confrontation entre l’autonomie des femmes et les motivations de refus des soignants. Les réserves présentées par certains médecins dans la décision de ne pas réaliser une ligature peuvent être multiples et tenir de la justification médicale à la justification de la peur d’apparition de regrets.

Le refus de ligature : tension entre paternalisme et autonomie

En effet, il existe dans la demande de stérilisation faite par une jeune femme de moins de 30 ans sans enfant, un réel conflit entre le respect de son autonomie, via l’acceptation de sa demande, et la non-malfaisance souhaitée par le personnel soignant, c’est-à-dire ne pas nuire à la femme en étant à l’origine de regrets ou en portant atteinte à sa capacité reproductive. Les soignants s’appuient donc sur la volonté d’agir dans le meilleur intérêt de leur patiente. Or, comme le présente Ronald Dworkin, l’appréciation du meilleur intérêt du patient peut être subjective (46). Le médecin peut transposer ses propres valeurs et principes sur la décision autonome de son patient (46), qui est dans notre situation est une femme majeure et apte qui souhaite être stérilisée. Si l’on suit l’argumentaire de Dworkin et qu’on l’applique à notre cas, le médecin peut penser que la femme fait une erreur en décidant de subir une ligature, et qu’il sait mieux qu’elle ce qui est dans son meilleur intérêt (46). Mais cet argument est rarement vrai (46). Pour le bien-être de la femme, il est préférable de respecter sa décision, qui s’inscrit dans les choix de vie qu’elle fait pour elle-même, selon ses propres valeurs et principes. Ce refus d’opérer peut, pour la femme, s’apparenter à un certain paternalisme de la part du médecin, qui va contre son autonomie. Si nous nous basons sur la définition du paternalisme proposée par Dworkin comme étant « l’interférence d’un État ou d’un individu avec une autre personne [sic], contre sa volonté, et justifiée et motivée par la croyance qu’elle s’en portera mieux ou qu’elle sera protégée d’un mal » (47), nous pouvons voir qu’elle s’applique bien à notre situation.

Dans la littérature, nous pouvons retrouver différents types de paternalisme, définis selon plusieurs caractéristiques. Nous allons en présenter quelques-unes particulièrement intéressantes pour notre analyse.

Tout d’abord, le paternalisme peut être qualifié de doux, c’est-à-dire qu’il va avoir un impact sur la volonté d’un enfant, d’un adulte inapte ou alors qu’il touche à des actes involontaires (47). Comme exemple nous pouvons citer l’interdiction de consommer de l’alcool pour les mineurs de moins de 18 ans. Cette interdiction touche les enfants et consiste à les protéger de choix qui peuvent être involontaires et dangereux pour eux. A contrario, le paternalisme peut être qualifié de dur et il va donc toucher aux actes volontaires et pleinement réfléchis de personnes autonomes, aptes, rationnelles et informées (47). Prenons comme exemple l’obligation pour les adultes du port du casque à vélo. C’est une décision imposée à des adultes pleinement aptes et autonomes, mais qui se fait parfois contre leur volonté. Toutefois, ils doivent la respecter.

Il peut aussi avoir comme caractéristiques d’être coercitif ou non (47). Lorsque l’interférence d’autrui se fait sur la décision de la personne via un moyen très contraignant comme l’élimination ou la restriction d’une option à laquelle elle avait accès, nous parlerons d’un paternalisme coercitif (47). Cela est par exemple le cas d’une interdiction de vente de cigarettes : il y a suppression d’une option à laquelle la personne avait accès. Dans le cas contraire, si l’action entreprise ne fait qu’informer ou rendre une autre option disponible, le paternalisme sera non coercitif, c’est-à-dire que la personne se verra orientée vers d’autres choix sans toutefois y être contrainte (47). Comme cela est le cas pour les informations nutritionnelles indiquées sur les aliments : le consommateur a accès à des informations pouvant modifier ses choix, mais il n’y sera pas contraint. De plus, si la contrainte interfère avec une liberté fondamentale, comme la liberté de procréer ou non, elle sera éthiquement moins acceptable que si elle touche à une liberté triviale (47).

Le refus de réaliser une ligature tubaire, qui est demandée par une femme majeure, apte, qui a réfléchi à la situation et qui utilise son autodétermination, est considéré comme une atteinte à une liberté fondamentale. Ainsi, le paternalisme reprend les caractéristiques les plus contraignantes et restrictives dont il peut faire preuve, soit : dur, coercitif et touchant une liberté fondamentale. Selon les auteurs, ce type de paternalisme demeure assez problématique (47). Cette forme de paternalisme entraîne des risques importants, mais différents pour les femmes et pour le médecin. En effet, ce type de paternalisme peut porter atteinte à l’autonomie des femmes, et donc à leur capacité d’autodétermination. Il impacte également le médecin, qui peut se retrouver confronté à des demandes qui le dérangent et auxquelles il peut donc risquer de ne pas répondre adéquatement. Compte tenu des conséquences majeures pour les femmes, au lieu de restreindre ou de supprimer l’option d’une ligature, nous soutenons que le médecin devrait, par exemple, informer la femme des autres méthodes de contraception non définitives disponibles et ainsi engager un échange plutôt que de décider seul de ne pas réaliser l’opération. Après discussion, le consentement de la femme pour une mesure ou une autre devrait être respectée. Cette avenue permettrait une plus grande autodétermination et autonomisation des femmes. De même, dans le cas où le médecin ne souhaiterait pas réaliser l’intervention en faisant valoir son objection de conscience, il serait optimal qu’il réfère la patiente à un de ses collègues qui pourrait être plus à même de prendre en charge sa demande. Ainsi, le médecin qui serait mal à l’aise face à la demande n’irait pas contre ses principes, mais la femme aurait toujours l’opportunité de voir sa demande considérée par le corps médical.

D’autre part, la question du genre ne devrait pas interférer dans cette prise de décision. Comme le soulève McQueen, le fait de refuser une ligature tubaire à une femme par peur des regrets qu’elle pourrait ressentir suggèrerait « une différence de genre inquiétante, qui pourrait refléter un discours problématique qui définit que toutes les femmes voudraient élever des enfants » (19, traduction libre, p.312). Il ajoute que cette différence de traitement selon le genre du demandeur de la stérilisation indiquerait « que les hommes sont considérés plus autonomes que les femmes et donc plus en mesure de prendre des décisions sur leur vie » (19, traduction libre, p.312). Il conclut qu’aucune justification n’est acceptable pour prendre en charge différemment une demande de stérilisation venant d’une femme ou d’un homme (19).

Ainsi, suite à ces constatations qui peuvent être dites problématiques, nous soutenons qu’une approche fondée sur l’échange, la discussion et la réflexion est préférable lors de demandes de stérilisation tubaire, notamment chez les femmes de moins de 30 ans sans enfant, car elle respecte plus l’autonomie de la femme et cherche à mettre les motivations de celle-ci au premier plan plutôt que de juger ce choix de vie. À ce titre, l’apport d’un échange et d’une discussion, ainsi qu’une connaissance de l’histoire plus personnelle de la femme seraient bénéfiques pour orienter la prise de décision. Cette décision se prendrait donc en collaboration, d’où l’intérêt d’utiliser une approche basée sur l’éthique narrative.

Apport de l’éthique narrative dans la décision

Hubert Doucet avance qu’une éthique narrative est « centrée sur les récits des divers acteurs d’une situation médicale », ce à quoi Michelle Pimont ajoute « à l’information scientifique, il convient d’intégrer et de considérer l’histoire des personnes » (38, p.11). Cette approche, centrée sur les discours de vie des personnes ou sur leurs émotions et sentiments, est de plus en plus appliquée en clinique, comme l’illustre le document de référence sur le sujet édité par le Collège des Médecins du Québec (34). La discussion entre le médecin et la femme permet un échange d’informations à double sens dans la relation de soins : de la femme vers le médecin et du médecin vers la femme. Dans ce cadre, le recours à l’éthique narrative est bénéfique. Celle-ci a été définie, traitée et débattue par de nombreux auteurs. Au Québec particulièrement, Doucet a beaucoup travaillé sur cette éthique pendant une grande partie de sa carrière. Son approche et sa vision se prêtent particulièrement à notre analyse de cette situation. Voyons donc plus précisément comment cette éthique narrative peut s’installer dans la relation de soins.

Dans l’optique d’une meilleure communication entre le médecin et la femme, Doucet propose quatre étapes primordiales pour avoir une « médecine plus humaine » (48). Tout d’abord, il s’agit de mettre en place une « alliance thérapeutique », c’est-à-dire pouvoir instaurer une relation de confiance entre les deux interlocuteurs qui ont chacun leurs valeurs, leurs passés, leurs environnements, leurs attentes, mais où chacun écoute et échange dans le respect avec l’autre. Le Collège des Médecins du Québec (34) encourage d’ailleurs également la mise en place de cette « alliance thérapeutique », qui représente la meilleure prise en charge possible du patient via son implication active dans les soins. Toutefois, il est important de noter que bien qu’encouragée, cette alliance peut être difficile à mettre en place notamment à cause des contraintes de temps imparties aux consultations médicales. Le fait de s’écouter, de se découvrir et de se comprendre demande de l’investissement de la part des deux parties et du temps, ce qui peut manquer dans nos systèmes de soins actuels (49).

L’étape suivante demande de mettre en place une « écoute empathique » qui requiert une bienveillance envers l’autre, tout en conservant une certaine distance pour éviter une « contamination » émotionnelle. La femme, dans sa demande de stérilisation, fait appel au médecin pour ses qualités dans le domaine recherché. Elle demande de l’aide et elle peut donc se retrouver en position de vulnérabilité face au médecin (34). Il est important ici que celui-ci en ait conscience, qu’il favorise autant que possible l’autonomie de sa patiente, tout en gardant une « distance émotionnelle » avec celle-ci (48). En effet, une écoute teintée de compréhension, d’ouverture et de respect est à privilégier par le médecin, mais en parallèle à cette approche, il serait préférable qu’il se protège d’un trop grand investissement émotif qui pourrait altérer son jugement et biaiser la relation professionnelle d’un médecin avec sa patiente (48). Ainsi, grâce à la recherche du récit de vie, des motivations, ou encore des attentes des femmes, le soignant pourra mieux comprendre les raisons pour lesquelles la personne demande la stérilisation, discuter avec celle-ci de manière optimale en se concentrant sur son histoire et non sur des généralités, et ainsi voir que la décision prise par la femme est murement réfléchie et souhaitée, mais aussi déceler de possibles facteurs qui pourraient engendrer un regret par la suite et l’en informer. Aussi faut-il souligner qu’une discussion ne cherchant finalement qu’à faire voir à la patiente qu’elle risque de regretter son choix et, ultimement, à la faire changer d’idée ne pourrait être retenue, car elle ne respecterait pas l’ouverture et le respect de la part du médecin.

C’est dans cette optique qu’intervient la troisième étape, soit le « discernement ». Doucet explique que, dans cette phase, « l’expérience du médecin lui apprend à discerner les forces et les faiblesses du récit du patient » et que cela permet pour la femme de « favoriser une prise de décision qui cherchera à respecter son unité » (48, p.69). Cela sous-entend que le médecin, à travers sa pratique et son expérience, pourra reconnaitre des détails ou des indicateurs dans le discours de la patiente qui peuvent indiquer que la femme pourrait douter de sa décision, via une certaine ambivalence dans ces propos, mais aussi entendre et comprendre ses motivations. Ces détails ou ces indicateurs peuvent se rapporter aux critères que nous avons mis en relief précédemment, comme l’âge ou le climat de mésentente conjugal (25). Ces indicateurs, qu’il serait important que le médecin relève dans le discours de sa patiente, devraient pouvoir l’aider à mieux accompagner la femme, à la faire réfléchir sur les motivations profondes de son choix et à lui expliquer qu’il existe un risque de regret, notamment si un changement de partenaire survient par la suite (23,25) ; ce qui est d’autant plus vrai si la femme est jeune. Toutefois, le médecin devrait également bien avoir conscience que ces indicateurs ne sont pas prédictifs. Ils peuvent soulever une probabilité de regrets, mais cela ne reste qu’une probabilité et pas un état de fait. Une discussion permettrait ainsi de favoriser un consentement libre et éclairé, dans le cas où la femme serait informée des possibles risques existants (dont les risques de regrets). Ainsi, la seule véritable raison qui pourrait motiver un refus de la part du médecin, sauf les contre-indications médicales, serait l’ambivalence dont fait preuve la femme quant à sa décision (10). Le cas échéant, un laps de temps devra lui être accordé afin de murir ses choix. Le fait de discuter avec elle permettrait de bien mettre en évidence l’existence ou non de cette ambivalence, sur laquelle repose la décision d’intervention.

Après cette phase d’analyse du discours de la femme, de ses motivations et du discernement réalisé par le médecin vient finalement le temps de la « décision ». Cette phase au cours de laquelle le choix de pratiquer ou non la ligature tubaire « devient ainsi une démarche de solidarité, un travail de collaboration, de décision partagée » (48, p.70). C’est à travers l’obtention d’un juste équilibre entre le récit de vie de la femme, les données probantes et l’expérience clinique du médecin qu’une décision juste et valide est prise. Chaque composante de cet équilibre est importante et prévaut autant que les autres. Un déséquilibre mènerait à des décisions non éthiques et briserait la relation entre la patiente et le soignant. La décision doit se baser sur des évidences scientifiques et non pas sur un jugement personnel du médecin ou sur une peur d’apparition de regrets ultérieurs (10,29).

Nos recommandations faites sur la prise en charge de ces demandes de stérilisation par des femmes de moins de 30 ans sans enfant s’appuient sur ce cadre d’échange, de respect et d’attention qui est la base de l’éthique narrative (34). Cette éthique narrative, où le patient est un acteur central dans sa prise en charge, est une approche de plus en plus utilisée et bénéfique en clinique. Ainsi, des modèles de soins se basant sur cette approche apparaissent et se développent. Nous allons en utiliser un particulier, mis au point au Québec, qui s’applique particulièrement bien à notre cas de stérilisation. Il s’agit du Montreal Model (50). Après une brève description de celui-ci, nous fournirons quelques suggestions pour mettre en oeuvre ce modèle dans une relation de soins.

Quelques recommandations

Le « Montreal Model »

Développé en 2010 à la Faculté de Médecine de Montréal, le Montreal Model se base sur un partenariat relationnel entre le patient et les professionnels soignants. Il met l’accent sur le rôle actif, central et participatif qu’est censé jouer le patient dans sa prise en charge médicale ; il devient un intervenant de l’équipe de soins (50). Ce partenariat relationnel « s’appuie sur la reconnaissance des savoirs expérientiels du patient, issus de la vie avec la maladie, et complémentaire des savoirs scientifiques des professionnels de la santé » (50, p.41). Cette prise en charge particulière du patient prônée par le Montreal Model est également privilégiée par l’approche narrative de Doucet (50). Ainsi, comme nous l’avons vu précédemment, Doucet met l’accent sur l’importance de prendre en compte l’expérience professionnelle du médecin et d’établir un partenariat, ce qui permet à la patiente et au médecin de co-construire une décision sur des soins. Selon ce modèle, la patiente partage son expérience, son histoire de vie, ses motivations tout en permettant aux soignants d’apporter leur expérience clinique (50). Pour favoriser la participation, la réflexion et l’implication de la patiente, il est préférable que la prise en charge repose sur l’échange, mais aussi sur l’utilisation de documents explicatifs, de délais de réflexion, le recours à d’autres professionnels ou encore au soutien de pairs-aidants ou d’associations concernées par la situation qui apporteront soutien et conseils à la femme (50). Si nous appliquons ces grandes lignes directrices aux femmes de moins de 30 ans sans enfant souhaitant une stérilisation, la prise en charge devrait comporter plusieurs éléments. Voyons, pour terminer, plus précisément comment opérationnaliser le Montreal Model.

Opérationnalisation du partenariat relationnel dans le cas de la stérilisation tubaire

Afin de mettre en oeuvre une relation de soins selon le Montreal Model, tout d’abord, plusieurs rencontres avec le médecin sont nécessaires. Elles le sont à la fois pour discuter des autres méthodes alternatives à la stérilisation définitive qui peuvent convenir à certaines femmes, qui ne les connaissaient pas, mais aussi pour sonder les motivations et les raisons pour lesquelles elles la demandent. Cette analyse bienveillante devrait s’accompagner aussi d’une anamnèse médicale, c’est-à-dire un questionnaire dans lequel le médecin recueille les antécédents médicaux de la patiente pour vérifier qu’aucune contre-indication médicale n’est présente. De plus, il sera nécessaire d’évaluer l’état psychologique actuel de la femme et de sa situation conjugale. Cela peut s’effectuer directement par le médecin. Mais, afin d’éviter un possible manque d’objectivité de la part d’un médecin qui ne souhaiterait pas réaliser la ligature, cette évaluation pourrait également être réalisée par un psychologue ou un psychiatre, à la demande de la femme ou du médecin. Il est vrai que cette évaluation représente une étape de plus dans le processus de stérilisation pour les femmes ayant pris leur décision depuis longtemps. Mais cette étape leur permettrait d’aborder avec le milieu médical, qui peut être hostile à leur décision, le cheminement qu’elles ont effectué pour en arriver à cette volonté de stérilisation. Les femmes expliciteront, via la narration, les valeurs, principes et intérêts qui les ont menés à cette décision, et elles permettront donc d’être perçues comme des individus à part entière avec leur propre identité et leurs propres motivations. Ces informations obtenues pourraient amener plus de médecins à accepter leur demande et leur éviter de consulter plusieurs praticiens durant plusieurs années. Ainsi, bien qu’une étape ait été rajoutée, le temps entre la demande et l’intervention s’en trouverait réduit.

L’éthique narrative permet à la personne de prendre contact avec ses intérêts, valeurs, et principes de vie qui guident la trame narrative de son existence. Par conséquent, elle est en mesure de prendre des décisions qui sont fidèles à qui elle est profondément, à ce qui fait du sens pour elle, en fonction de son identité propre. Cette évaluation permettrait également de déceler des facteurs d’ambivalence ou de risque de regrets, tels qu’évoqués précédemment. Une femme en cours de séparation ou qui semble en détresse psychique se verra de préférence orientée vers un psychologue ou un psychiatre qui pourra adéquatement la prendre en charge et analyser sa motivation à se faire ligaturer. Ainsi, des situations qui pourraient mener au regret de l’acte seront plus aisément détectées et évitées. Un autre avantage de multiplier les rencontres, que ce soit avec le médecin ou le psychologue, est le délai de réflexion qui s’offre à la femme, qui sera de préférence de quelques mois. Ce délai est très important, car il lui permet de réfléchir à la fois à ses motivations, mais aussi aux arguments exposés par le médecin, basés sur des faits empiriques et sur son expérience professionnelle, que celle-ci ne connaissait peut-être pas avant de le rencontrer. Durant ces rencontres, le professionnel soignant devra expliquer les risques et bénéfices inhérents à la stérilisation par ligature tubaire dans le but d’obtenir le consentement libre et éclairé de la femme. L’information devra avoir été clairement donnée et la femme devra attester l’avoir reçue et comprise. Puisqu’elle vise une meilleure connaissance de soi, cette approche des consultations permet une décision éthique, fondée sur des valeurs et principes, dans le respect de l’autonomie de la femme. Elle assure aux femmes le droit de décider pour elles-mêmes de leur vie procréative, en fonction de leurs aspirations profondes, droit retrouvé et défendu dans plusieurs lignes de conduite professionnelles (10), tout en bénéficiant d’informations et de conseils donnés par le médecin qui favorise un consentement éclairé. En effet, en plus de donner son consentement, elle permet à la patiente « de prendre sa propre décision ou de participer au processus de décision » (41, p.218), comme l’évoque également Doucet[5] (48), dans l’éthique de la narration ou encore, le Collège des Médecins du Québec (34).

Conclusion

Pour conclure, nous avons pu voir pour bien des raisons, qu’elles soient comportementales, psychologiques, sociétales, environnementales ou encore médicales, certaines femmes ne souhaitent pas avoir d’enfant. Elles désirent recourir à la ligature tubaire pour diverses raisons. Le but principal est d’éviter une grossesse non désirée qui pourrait se solder par une interruption de grossesse. Cela étant dit, la demande de stérilisation faite par de jeunes femmes de moins de 30 ans, majeures et aptes (d’autres enjeux et approches sont à entrevoir pour les femmes inaptes, sous tutelle ou curatelle), heurte les pratiques médicales et sociétales actuelles, notamment sur le « supposé » rôle de la femme de devenir mère et sur le caractère définitif et peu réversible de l’acte chirurgical. À l’autonomie de la femme vient se confronter la déontologie et le principe de non-malfaisance du médecin, pour qui le jeune âge de celle-ci et l’absence d’enfant peuvent être perçus comme des facteurs inquiétants. La peur d’un possible regret exposé par la femme après l’intervention due à un changement de situation conjugale, ou d’état d’esprit, ou encore l’apparition d’un désir d’enfant tardif font que bien des médecins leur refusent l’opération.

Mais le caractère fort et coercitif du paternalisme n’est pas souhaitable. Dans le but d’alléger cette emprise et de libéraliser les pratiques, la mise en place d’une approche basée sur l’éthique narrative serait bénéfique. Ainsi, le médecin pourrait arriver à une décision plus adaptée en ayant recours à une alliance thérapeutique, à la prise en compte de l’histoire et du cheminement de la femme, ainsi qu’en identifiant la présence de possibles facteurs de risque de regrets chez celle-ci. Cette décision serait également plus respectueuse de l’autodétermination de la femme, car elle se ferait en collaboration avec celle-ci sans pour autant que le médecin délaisse les données probantes et son expérience clinique. Le Montreal Model met en avant un partenariat relationnel entre la patiente et les soignants qui reprend cette approche éthique et l’opérationnalise sur le terrain. Ainsi, en appliquant ce modèle et en s’inspirant de l’approche de l’éthique narrative sur la question, il est possible de proposer des recommandations de prise en charge. Celles-ci consisteraient en des échanges, des rencontres, à la mise en place d’un délai de réflexion, à la collaboration et à l’intervention de professionnels extérieurs, notamment d’un psychologue, mais aussi à la rencontre avec des pairs-aidant ou des associations. La construction de la décision devra donc se faire dans un climat de partenariat.

Il est toutefois important de noter qu’il existe plusieurs freins à la mise en place de ce partenariat. Tout d’abord, le temps imparti ainsi que l’incapacité de certains médecins de créer ou de s’investir dans la relation avec la patiente, d’écouter, et de l’accompagner dans la prise de décision ne permettent pas toujours actuellement de favoriser un contexte et un climat dans lequel l’éthique narrative se développe et perdure. Comme le mentionne Dion-Labrie et Doucet :

Si l’histoire du patient et de ses interactions avec divers professionnels de la santé représente un élément central à la fois de la pratique médicale et de la résolution de problèmes éthiques, elle s’inscrit cependant dans un contexte plus large : celui de la pratique de la médecine contemporaine qui possède ses propres règles et qui s’inscrit dans un cadre institutionnel, voire sociétal

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Une réflexion serait donc à mener sur une réorganisation du système de la santé ainsi qu’à une éducation différente des personnels soignants quant à la relation de soin pour concilier au mieux ces différents paramètres. D’autre part, ce partenariat peut aussi sembler aller à l’encontre même du principe d’autonomie des femmes : si on suit ce principe, la femme seule décide. Pourtant, dans la réalité clinique, elle a besoin d’un praticien pour réaliser l’intervention et n’a pas toujours toute la connaissance sur celle-ci. Il peut bien sûr avoir des dérives de la part de soignants qui parfois refusent l’intervention dès qu’une femme pose la question, sans chercher à comprendre ses motivations, car c’est un choix auquel ils n’adhèrent pas et qu’ils n’auraient pas souhaité pour eux (10). Cependant, le risque de regrets ou les biais personnels des médecins ne sont pas des motifs valables pour refuser une stérilisation chez une femme de moins de 30 ans sans enfant, car la décision finale doit être basée sur des faits et non sur un jugement personnel (10). Il est important de noter que cet argument est recommandé par des rapports comme le Consensus canadien sur la contraception (29). Pour que son autonomie soit respectée, la femme doit pouvoir donner un consentement libre et éclairé. Et pour cela elle a besoin de l’aide d’un professionnel, qui connait cette intervention ainsi que ses bénéfices et surtout ses risques. Ainsi, il faut travailler à réduire ces freins et favoriser une mise en applicabilité la plus éthique et juste possible d’un partenariat relationnel adapté aux demandes de stérilisation faites par des femmes de moins de 30 ans sans enfants, qui respecterait au maximum le principe d’autodétermination de celles-ci.