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Laurent Touchart nous présente un ouvrage qui fait suite à trois autres, parus aux éditions de l’Harmattan en 2010, 2013 et 2014, traitant déjà de la géographie physique et environnementale de la Russie. Ce dernier opus, très substantiel, insiste sur la manière dont les Russes et la langue russe appréhendent leur immense territoire. Il se partage « classiquement » entre un exposé de géomorphologie structurale (114 pages) et une importante seconde partie (183 pages) consacrée à la dynamique quaternaire et actuelle des grandes formes du relief.

Plus détaillée, la table des matières présente des sous-titres, souvent humoristiques, qui pourront surprendre le lecteur. C’est ainsi que l’auteur évoque « la serveuse de plats à la jupe plissée » (p. 53) ou le fait que « les jeunes russes ont la dalle » (p. 62). Le rédacteur de ces lignes s’en est amusé ; les plus conservateurs ne nieront sans doute pas les avantages mnémotechniques de ces intitulés. Laurent Touchart y assume aussi le choix d’une terminologie très russifiée (par exemple, « la Russie de la deflioutska », p. 185) qui prouve sa bonne connaissance de la langue de Pouchkine, mais ne facilite pas toujours une recherche ponctuelle dans la table des matières. Le volume est illustré par 53 figures et 142 photos, qui échappent aux plats clichés ornant souvent les manuels plus classiques de géographie de la Russie d’Europe ou d’Asie. On trouvera aussi un index utile et une très grosse bibliographie (42 pages) qui montre une profonde connaissance de la littérature scientifique publiée dans ce pays. Néanmoins, un classement hiérarchique, fondé sur l’importance scientifique et l’accessibilité des publications, eût sans doute été opportun pour les non-spécialistes comme pour les non-slavisants.

L’introduction ouvre, par la plume d’Ivan Gontcharov (1859), sur la sensibilité traditionnelle des habitants à leur vaste territoire et insiste sur le rôle – majeur mais trop mal connu de nous – des géographes russes. Nous connaissons bien sûr Nicolas Beroutchachvili, mais les autres ? Le long préambule épistémologique comble donc une réelle lacune. Il pose aussi des questions d’actualité dont la géomorphologie est le substrat : elle influence la politique d’Eltsine (p. 9), l’aménagement de l’immensité, sa géoéconomie, et définit les risques « naturels » encourus.

Comme nous l’avons dit, la première des deux sections traite de géomorphologie structurale. L’auteur y précise d’emblée (p. 24) que – même en laissant de côté les nouvelles républiques – la Russie n’est pas qu’une plate-forme brièvement coupée par l’Oural : l’Extrême-Orient montagneux couvre 29 % du domaine considéré, donc plus que la moyenne mondiale (22,5 %) des régions orogéniques (p. 24). Dans cette section, l’auteur revient aussi sur la notion de bouclier pour mieux montrer, photos à l’appui, la distorsion entre les idées reçues et la réalité. L’essentiel du développement est ensuite consacré aux grandes unités de relief, aux contacts entre grandes morphostructures, puis aux formes de taille moyenne, de même qu’aux formes volcaniques. Touchart choisit clairement un traitement par échelles, plus que par typologies, même si, finalement, les deux se rejoignent.

La seconde section porte sur les géomorphologies dynamique et climatique. Le propos est d’abord axé sur la présentation des processus actifs, depuis la météorisation des roches (vyvetrivanié, p. 141 et suivantes) jusqu’aux écoulements dans les vallées (p. 202) en passant par l’intermédiaire des versants (p. 184). L’auteur décrit les formes en les régionalisant, ce qui est évidemment nécessaire. Mais cette régionalisation implique un retour dans le passé, puisque les héritages glaciaires sont largement présents, « de l’inlandsis européen aux montagnes sibériennes » (p. 246). Touchart joue donc avec le temps court et le temps long, en les croisant encore une fois avec les échelles d’analyse. Cependant, à la fin de cette section, il se focalise sur les modelés à courte vie, d’origine éolienne ou induits par les effets déformants du pergélisol (ici nommé ainsi en hommage à Louis-Edmond Hamelin). Chaque méso- ou micro-modelé est désigné par son nom russe, ce qui ne facilite guère la lecture. La propension des géographes était déjà à l’invention de mots nouveaux pour chaque expression quelque peu nouvelle des processus actuels ; cette tendance est ici accrue. Nul doute que la « musique » de la langue soit douce à l’oreille de notre auteur, mais il sera sans doute difficile de retenir l’ensemble de ce florilège lexical. Je ne suis pas sûr que les nalédi, boulgounniakhi, baïdjarakhi et autres alassy soient, comme il l’affirme, si clairement « entrés dans le bagage de l’honnête géomorphologue occidental » (p. 328). Une dernière remarque sur cette partie : en raison de la longueur des littoraux de la Russie, on aurait pu s’attendre à de substantielles évocations de leur morphogenèse. Ce n’est pas le cas, mais l’auteur s’en explique très franchement en disant que « le modelé littoral [a été] volontairement démaigri » (p. 322). La continentalité russe, qui n’est pas un préjugé, a sans doute implicitement pesé sur les choix rédactionnels effectués dans cet ouvrage.

En conclusion générale, l’auteur insiste sur l’idée que les reliefs et les modelés présentés sont appuyés « sur un regard épistémologique » et que cela implique des « raffinements de vocabulaire » (p. 325). En somme, cette géographie physique se veut aussi culturelle, et aboutit à une « géomorphologie linguistique ». Certes… mais parfois, la mémoire du lecteur est un peu trop sollicitée, ce qu’on oublie toutefois volontiers, car la fin très « géopoétique », comme aurait dit Pierre Birot, est plaisante à lire.

Laurent Touchart, qui s’est manifestement fait plaisir en l’écrivant, a rédigé ici une oeuvre très solide et richement documentée, qui remet à leur place bien des idées reçues sur « le colosse aux plaines d’argile ». Cet ouvrage complète les trois volumes précédemment publiés et mérite vraiment, parce qu’il est une référence, une lecture attentive. En plusieurs fois…