Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

Dans cet ouvrage d’histoire environnementale, Mark R. Leeming retrace l’émergence d’un mouvement environnemental en Nouvelle-Écosse dans les années 1970 et 1980. Ce qui se passe dans cette province canadienne, moins urbaine que d’autres, est assez révélateur de la diversité des causes environnementales, des mobilisations sociales pour protéger des milieux naturels et des modes de vie et, surtout peut-être, des rapports tendus entre le pouvoir politique et les organisations écologistes. Il s’agit d’une courte histoire qui ne se rend pas jusqu’à aujourd’hui, mais dessine des traits qui continuent en partie de décrire les enjeux environnementaux provinciaux et les divisions au sein de la mouvance environnementale.

Leeming distingue nettement deux courants au sein du mouvement environnemental néo-écossais : un courant moderniste et un courant contestataire plus radical. Le premier naît dans les années 1970, le second apparaît plus tard, dans les années 1980, et fait place à une critique plus fondamentale de l’économie politique de la province. En effet, si on trouve dans le premier courant une défense des lieux et des milieux contre des projets territoriaux industriels, on trouve dans le second une approche plus large contre le système économique qui se soucie peu des retombées écologiques et des menaces sur la planète. Ce virage est conforme à ce qu’on trouve ailleurs dans la montée de mouvements et partis verts plus radicaux durant les années 1980. Si la Nouvelle-Écosse n’a pas échappé à ce tournant, elle n’a pas avancé vers la création d’un parti vert représenté au parlement. Ce n’était pas, dans la nature des actions environnementales, une voie privilégiée.

Les exemples traités de manière très détaillée sont nombreux. Ils portent sur le nucléaire, la construction de centrales, l’exploration et l’exploitation minières, ainsi que les effets sur la pêche de projets de construction industrielle proches de la mer. Ils touchent aussi la forêt et le débat sur la lutte contre les insectes ravageurs par arrosage aérien et, de manière générale, l’utilisation des pesticides et insecticides, de même que les menaces à la santé humaine. Si les premiers pas de l’environnementalisme de la province se manifestent d’abord en milieu rural contre des projets localisés, avec le débat sur les produits chimiques en forêt, la cause environnementale s’est élargie et a mobilisé une plus grande variété d’acteurs, notamment divers chercheurs qui se confrontent aux experts gouvernementaux et à ceux de l’industrie. La controverse sur la lutte aux insectes ravageurs en Nouvelle-Écosse a ses échos au Québec : même enjeu environnemental, diversité d’acteurs se ressemblant, opposition ferme de l’industrie forestière et du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Sur les enjeux « chimiques », la province a, comme ailleurs, dû avoir recours à des commissions gouvernementales pour calmer le débat, faire participer un grand nombre d’acteurs et trouver une ou des solutions acceptables. Mais à ce sujet, l’auteur est plutôt réservé, même à l’égard des participants qui pensent avoir gagné des points lors des audiences de ces commissions. L’une, célèbre, dirigée par un juge conservateur, sur l’uranium et sa place dans la politique économique de la province se termine en queue de poisson. Le rapport recommande au gouvernement la prudence, mais ne bannit pas l’utilisation du nucléaire à des fins pacifiques.

Leeming a fait un travail de recherche très minutieux sur tous les sujets qu’il aborde. Son histoire des premiers pas du mouvement et sa présentation des controverses environnementales sont faites avec soin et précision, peut-être un peu trop pour ceux et celles qui désirent saisir un tournant dans l’économie politique de la province. Ce moment, ici comme ailleurs, est une remise en cause de la trajectoire économique de la modernité, peu soucieuse de ses propres conséquences sur l’environnement. L’ouvrage ne se rattache pas à ce cadre d’analyse plus large que les sciences sociales ont développé. L’auteur reste attaché à décrire des actions et des mobilisations particulières, souvent très locales, certes très significatives pour les habitants et les riverains. Mais une perspective plus large manque, malgré les fréquents rappels que l’auteur fait des actions environnementales dans d’autres provinces canadiennes. Par exemple, il montre que l’opposition au nucléaire se passe dans un espace national auquel les écologistes néo-écossais ont participé. Si les actions sont demeurées surtout provinciales, les acteurs ont profité des expériences des uns et des autres à travers le Canada. Une particularité de la province, c’est l’ancrage très rural de nombreuses luttes environnementales, ce qui distingue en partie la Nouvelle-Écosse des autres provinces canadiennes plus urbaines. Mais on peut aussi observer plusieurs convergences : la professionnalisation et l’« expertisation » du mouvement s’observent en plusieurs endroits, dans plusieurs juridictions et concernent plusieurs enjeux. Cette évolution se manifeste lorsque les enjeux mettent plus en cause les retombées des sciences et des techniques que les seuls projets territoriaux.

L’auteur accorde beaucoup d’importance à la distinction qu’il fait entre deux courants au sein du mouvement, même si celui-ci est moins homogène et structuré que dans d’autres provinces. Il qualifie de dominant le courant qui joue le jeu politique, et de radical, celui qui remet en question le système économique et politique des années 1980. Si cette division correspond à ce qu’on peut observer ailleurs, il me semble qu’elle masque le côté plus rural, moins moderniste, des luttes environnementales en Nouvelle-Écosse. Leeming semble croire que cette particularité rurale s’est fondue dans un plus vaste mouvement moderniste parce que plusieurs enjeux demeurent rattachés à un lieu ou un milieu non urbain. Mais la structure du mouvement change avec sa professionnalisation, son recours aux experts et ses interactions hors provinces. Rural par son objet, mais moderne par sa forme, ce qui n’était pas le cas dans les luttes environnementales rurales du début.