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Le conflit israélo-palestinien est ancien et médiatisé. Il est l’un des conflits les plus proprement géopolitiques. Les professeurs l’utilisent pour exemplifier l’utilité du raisonnement en échelles. Dans presque toutes les universités, ils le présentent comme un cas d’intérêt dans les classes de géopolitique. Un territoire, une ville, deux peuples, deux projets territoriaux, des représentations divergentes, un rapport entre forces contradictoires, une impasse conflictuelle ; comment ne pas y voir, dès lors qu’on s’intéresse à la géopolitique, un exemple passionnant ?

De prime abord, le conflit est militaire et religieux ; mais, lorsqu’on y regarde de plus près, il est aussi, et très largement, un conflit d’aménagement et de développement. Derrière les violences quotidiennes et l’intolérance des différents croyants, se cache en effet le rôle joué par les politiques mises en oeuvre. Il est alors normal que cette complexité inhérente stimule l’enseignement et la recherche ; sans parler du fait qu’elle mobilise la créativité, l’énergie et les réflexions des diplomates et autres acteurs internationaux.

Formée à l’Institut français de géopolitique et s’inscrivant dans les thèses pragmatiques et compréhensives de l’école géographique de la revue Hérodote et d’Yves Lacoste, Julietta Fuentes-Carrera propose, dans le livre Israël, l’obsession du territoire, une lecture novatrice du conflit israélo-palestinien. Cette lecture emprunte ses outils et ses postulats à la géopolitique locale, mais elle relève aussi d’une lecture aménagiste et développementale dépassant l’apparente neutralité des actions techniques réalisées sur le territoire.

Dans son ouvrage, qui est aussi un dérivé de sa thèse de doctorat, l’auteure avance, de manière documentée et cartes à l’appui, que les politiques d’aménagement et de développement jouent un rôle stratégique dans la prise de contrôle progressive du territoire de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est par le mouvement sioniste. Son constat est clair : en 20 ans, les changements induits par les politiques d’aménagement et de développement ont eu pour effet de changer le rapport de force entre Palestiniens et Juifs : ponts, routes, tunnels, murs, les infrastructures ont indéniablement joué un rôle politique en donnant prise à la domination territoriale israélienne. Pour l’auteure, qui contrôle les politiques d’aménagement et de développement contrôle l’organisation de l’espace.

En effet, les actions d’aménagement supposent la domination militaire d’Israël, alors qu’en retour ces mêmes actions créent une dynamique de faits accomplis sur lesquels il devient difficile de revenir. Au plan matériel, tout se passe comme si ces actions transformaient la conquête militaire en conquête démographique durable. Autrement dit, l’unité des réseaux d’infrastructures crée une unité géopolitique de fait, observe Fuentes-Carrera.

Trois objectifs israéliens sont décelés par l’auteure. Tout d’abord, dans une optique de continuité territoriale, alors que le territoire était déjà peuplé et marqué : la judaïsation du pays sur le plan démographique. Ensuite, afin d’éviter les tensions entre les diverses composantes de la population juive – Juifs d’Éthiopie, du Maghreb, du Moyen-Orient, de Russie, laïcs, religieux : la création de conditions matérielles, infrastructurelles et économiques favorisant l’accueil des millions de Juifs en provenance des quatre coins du monde. Enfin, le contrôle des espaces et des lieux qui comptent afin de marginaliser la population arabe.

Ce qui ressort de cette grande fresque du paysage géopolitique brossée par l’auteure est l’intelligence de la stratégie israélienne mise en oeuvre, initialement fondée sur la vision sioniste puis sur la représentation géopolitique de la nation israélienne. Cette stratégie s’articule à de multiples échelles, du plan national jusqu’aux quartiers, et présente un degré de sophistication étonnant et d’une troublante efficacité. En effet, Israël érige des murs, construit un nouveau réseau routier, redécoupe les limites administratives, encourage la colonisation, soutient les avant-postes permettant d’étendre la conquête régionale selon le modèle de la dissémination ; tout cela, afin de fabriquer de nouvelles frontières intérieures. Des murs sont construits pour séparer les villes et les villages voisins là où Juifs et Arabes cohabitent, là où les Arabes semblent menacer la continuité territoriale et démographique des Juifs. Les politiques migratoires, de peuplement et de contrôle du sol constructible sont également importantes, étant entendu qu’Israël vise l’homogénéité des unités spatiales et le contrôle des hauteurs afin de dominer les localités palestiniennes, en prévision d’un conflit ouvert. Le développement du réseau routier est en outre pensé de façon à empêcher l’extension des localités arabes, en plus de les séparer les unes des autres. Si les choix techniques sont aberrants, remarque Fuentes-Carrera, ils sont, d’un autre point de vue, délibérés : lier les communautés juives et isoler les communautés arabes. Le livre nous plonge au coeur de ce processus de prise de contrôle du territoire.

Une importance particulière est donnée à Jérusalem. La ville représente un enjeu capital, dans la mesure où s’y trouvent une importante population arabe et juive ultraorthodoxe, des populations qui constituent autant d’obstacles tangibles à l’annexion définitive de Jérusalem à l’État hébreu. À ce titre, Fuentes-Carrera montre que les politiques d’aménagement et de développement visent à renforcer la majorité juive prosioniste et laïque de Jérusalem, ainsi qu’à marginaliser la population arabe. Pour prendre toute la mesure de ce conflit, il faut aussi rappeler qu’il se joue sur un espace aux dimensions fort restreintes. Cette donnée se couple à celle d’une forte densité de population. Le relief du territoire est également décisif. Sans parler de la multiplication de la population avec l’arrivée constante d’immigrants juifs, la jeunesse et la fécondité des populations arabe et orthodoxe. Ces différents éléments exacerbent les rivalités de pouvoir sur le territoire : foncier constructible, logements, eau, etc.

En somme, l’ouvrage de Fuentes-Carrera montre tout le dispositif d’aménagement et de développement actuellement en place en Israël, visant à contrôler le territoire au profit de la nation juive. Tout se passe comme si, dans les faits, il y avait une anticipation, dans les documents de planification, de l’effacement progressif des Palestiniens, en tant qu’acteurs géopolitiques. L’horizon temporel semble peu important.

Pour Fuentes-Carrera, la bataille démographique et l’annexion du plus grand nombre de parcelles de territoire possible sont les deux faits géopolitiques décisifs. Si l’on exclut le scénario du remplacement démographique, évoqué par Fuentes-Carrera, puisqu’en apparence impraticable à court et à moyen termes, ces deux tendances parallèles sont susceptibles d’aggraver les tensions et d’exacerber le conflit. Malgré sa relative brièveté, l’ouvrage constitue un outil précieux pour aborder la question du rôle géopolitique que jouent l’aménagement et le développement en Israël. Soulignons la qualité des cartes et des encadrés, toujours fort bien faits et éclairants. En somme, l’ouvrage intéressera les étudiants et les chercheurs oeuvrant déjà en géopolitique, mais aussi les aménagistes, les urbanistes, les journalistes, les diplomates et les curieux désireux d’approfondir leur compréhension de ce conflit.