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Dans le contexte international de la décennie 1990, marquée par des évènements traumatisants de par leur niveau de violence, passant de violations des droits de l’homme, à massacres de masse, puis à génocides, le droit international n’a eu d’autre choix que de tenter de se renouveler à la fin du XXe siècle afin de restaurer la confiance de la communauté internationale[1]. Cette tentative de renouvellement a donc permis à plusieurs visions internationalistes de se former et de se confronter sur la scène juridique mondiale, créant ainsi « le sentiment que les catégories juridiques traditionnelles ne sont plus à même de traduire les rapports sociaux et les configurations du pouvoir »[2]. De là, une érosion de plus en plus marquée des fondements instaurés par Westphalie comme base du stato-centrisme propre au système international se font sentir, provoquant ainsi une véritable fragmentation au sein du droit international. En fait, cette fragmentation est plus souvent comprise comme étant le coeur d’un « débat doctrinal, au sein duquel les auteurs s’interrogent sur le maintien de l’unité et de la cohérence du droit international public »[3]. Ainsi, la fragmentation du droit international est un débat dont les controverses qui le construisent, depuis la fin des années 1990, sont loin d’être éteintes.

C’est justement ce qui justifie la pertinence et l’intérêt de l’ouvrage scientifique ici étudié, soit Le débat sur la fragmentation du droit international : une analyse critique. Cet ouvrage publié en 2016 est en fait la thèse d’Anne-Charlotte Martineau, qui était alors candidate au doctorat à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Université d’Helsinki[4], et qui est aujourd’hui chargée de recherche en droit international à l’Institut Max-Planck. L’ouvrage de la docteure propose de se pencher sur le débat entourant la fragmentation du droit international, mais dans une toute nouvelle optique. En effet, à l’heure où le droit international semble se diviser, enfonçant le débat de plus en plus, au sens où les positions concurrentes seraient tout simplement irréconciliables, Martineau recentre la discussion à un tout autre niveau. En fait, elle ne vient pas ici prendre position dans le débat doctrinal, mais plutôt soumettre une analyse critique de ce phénomène en se situant au niveau métathéorique de ce dernier.

Dans cet ordre d’idées, la méthodologie préconisée par Martineau est représentative de cette approche métathéorique, ce qui apporte effectivement un élément nouveau au débat, au sens où elle cherche à montrer que l’impossibilité de trancher dans ce dernier ne relève pas d’un problème épistémologique, mais plutôt de la structure argumentative du droit international[5]. Dans cette optique, elle a décidé de poursuivre l’objectif de sa thèse, soit de déconstruire le débat, et ce de trois façons : en adoptant une attitude critique, en replaçant la discussion dans une perspective diachronique, puis finalement en remettant la fragmentation dans une perspective structurelle[6]. De là, s’inscrivant dans le courant critique des New Approaches to International Law (NAIL)[7], l’ouvrage recensé, par son approche « structuraliste, déconstructiviste et anti-libérale »[8], est tributaire d’une critique prononcée à l’égard non seulement du libéralisme politique, mais également de l’idée de la primauté du droit sur la politique. Ainsi, l’auteure présente et déconstruit quatre « idéal-types »[9], autrement dit quatre positions clés du débat, soit le constitutionnalisme, le pluralisme, le différentialisme et finalement le pragmatisme[10].

Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à la position constitutionnaliste. Dès le départ, Martineau offre une variété de définitions formulées par plusieurs auteurs partisans de l’approche, afin d’assurer une compréhension effective pour le lecteur[11]. On peut alors résumer brièvement le projet constitutionnaliste au niveau mondial en affirmant que ce dernier « vise à assurer la prééminence du droit international (international rule of law) afin de limiter l’usage de la puissance publique, et ce, au bénéfice des individus »[12]. Bref, l’ambition constitutionnaliste, décrite par Martineau, serait qu’il est « à la fois possible et désirable d’unifier la société mondiale en unifiant les régimes juridiques spécialisés autour d’un certain nombre de règles, de procédures et d’institutions communes »[13]. Dans cet ordre d’idée, il faut mentionner que cette approche s’inscrit dans ce qu’on peut qualifier de la doctrine dominante en droit international, puisqu’elle est véritablement « la position la plus connue et la plus représentée dans le débat sur la fragmentation du droit international »[14], ce qui peut justifier le fait que ce chapitre soit le plus volumineux de la thèse. De surcroît, suite à l’ouverture de chapitre très descriptive, la docteure offre une analyse diachronique montrant ainsi, justement, toute l’ampleur qu’a prise la position pour finalement s’inscrire de manière persuasive dans la doctrine dominante.

De là, ce qui a particulièrement retenu notre attention dans ce chapitre, et ce qui pourrait être la plus grande contribution, à notre avis, de cette partie de l’oeuvre de Martineau, est plus précisément les différences qu’elle explicite entre le constitutionnalisme « fort » et celui dit « doux »[15]. En fait, le « fort » serait celui avec plus d’ampleur, soit la forme matérielle, et le plus « souple », le type processuel[16]. Ainsi, Martineau expose la conception selon laquelle le constitutionnalisme sous sa forme processuelle s’est construit et façonné en réponse aux multiples critiques relatives au caractère universel des valeurs défendues par la forme matérielle. Pourtant, ce qui est d’autant plus intéressant dans l’analyse de la docteure est qu’elle affirme que les critiques formulées à l’égard du caractère utopique de la forme matérielle se trouvent à être tout aussi applicables au type processuel, malgré le fait que ce dernier se prévale d’« intégrer les valeurs de la société dans son ensemble »[17] [nos italiques]. Dans cet ordre d’idées, il s’agit, à notre avis, de la critique la plus percutante exposée par l’auteure dans ce chapitre, puisqu’elle est d’une actualité criante au sein de la discipline. En effet, la critique d’un droit international qui se prévaudrait d’un caractère dit « faussement » universel est un reproche formulé par plusieurs théories critiques internationalistes[18]. Ainsi, la critique de Martineau en est d’autant plus pertinente, puisqu’à l’extérieur du débat sur la fragmentation, elle s’inscrit dans un tout autre débat doctrinal, soit celui entourant le caractère universel du droit international.

Dans le second chapitre, l’auteure aborde la position pluraliste. Cette approche se distingue principalement par son appel à l’interdisciplinarité qui se veut non dogmatique, puisqu’elle se compose en majeure partie d’auteurs émanant de « la sociologie et de l’anthropologie du droit »[19]. La première forme de pluralisme abordée par Martineau, le pluralisme ordonné, est une approche très répandue en Europe, et dont la thèse centrale veut que « les ordres juridiques [soient] étroitement imbriqués et interagissent les uns sur les autres sans que l’on puisse établir de hiérarchie entre eux »[20]. Le second type présenté est le pluralisme managérial, qui, pour sa part, avance une vision instrumentale du droit international, principalement sous la bannière du réalisme propre aux relations internationales, ce qui explique la popularité du mouvement auprès d’internationalistes américains[21]. Ainsi, bien que le lectorat puisse facilement en venir à la conclusion que les postulats avancés par les deux types de pluralismes que Martineau dépeint sont considérablement différents, il y a un élément crucial qui les réunit, soit les critiques qu’ils adressent à la position constitutionnaliste. En effet, selon ces critiques, le projet constitutionnaliste serait « archaïque, bureaucratique […], trop lourd et trop rigide »[22]. Ainsi, selon les partisans des approches pluralistes, tant sur le plan sociologique que normatif, il semblerait que les constitutionnalistes fassent fausse route et négligent énormément d’éléments constituants de l’ère post-westphalienne dans laquelle nous évoluons[23]. Ces critiques à l’égard du constitutionnalisme mondial permettent à Martineau d’exposer un phénomène fort intéressant à travers la position pluraliste, soit que, malgré ces dernières, il y a un rapprochement clair qui s’opère entre les deux positions. À première vue, cet élément de rapprochement peut sembler quelque peu absurde, considérant que le pluralisme vise la diversité alors que le constitutionnalisme vise l’unité, pourtant les approches s’apparentent l’une à l’autre au point où l’auteure voit le pluralisme comme un tremplin vers le constitutionnalisme[24].

Dans un premier temps, elle soutient que le pluralisme ordonné « n’est pas ce qu’il prétend être ; ce n’est pas un projet alternatif au constitutionnalisme mondial mais bien une forme déguisée de constitutionnalisme »[25]. Ainsi, le projet qu’il défend ne semble pas « réalisable », notamment puisqu’il fait intervenir un « langage des valeurs pour fonder le droit global »[26], c’est-à-dire qu’il érigerait des valeurs qualifiées d’essentielles à la communauté mondiale, ce qui serait simplement, selon l’auteure, une continuité du projet constitutionnaliste. Ainsi, Martineau conclut que « le pluralisme ordonné et le constitutionnalisme mondial s’adressent des critiques qui les incitent à tendre l’un vers l’autre […] [ce qui] les rend difficilement différentiables »[27].

Dans un deuxième temps, les managérialistes, en soutenant avec une confiance inégalable le besoin qu’a la discipline de se renouveler afin de parvenir à se défaire « de ses lourdeurs formalistes » mises en place par la position constitutionnaliste, sont aux prises avec le même phénomène[28]. En effet, cet anti-formalisme radical, selon Martineau, a quelque chose de très rigide, au point où l’on peut qualifier ce dernier de « formalisme instrumentaliste »[29]. Ainsi, au même titre que le constitutionnalisme mondial, le pluralisme managérial se retrouve à faire preuve d’un formalisme rigide et bureaucratique. Le rapprochement est donc évident et très bien exposé par Martineau, à un point où elle en arrive à se demander « si les pluralistes ne s’avèrent pas plus formalistes […] que leurs adversaires »[30], ce questionnement étant, à notre avis, fort pertinent dans le cadre du débat sur la fragmentation. Cela étant, à partir du constat selon lequel le constitutionnalisme est de plus en plus mal adapté à la réalité sociale mondialisée, la contribution de ce chapitre semble effectivement être la plus pertinente de l’oeuvre en entier.

Par la suite, le troisième chapitre abordé par Martineau est la position différentialiste. Il s’agit d’une approche radicale peu répandue, mais qui trouve tout de même des adhérents en se divisant sous deux auteurs clés des sciences sociales, soit Niklas Luhmann et Ernesto Laclau. À cet égard, le différentialisme sous toutes ses formes abandonne l’idée d’unité ou encore de diversité dans le droit international, en divisant le monde en régimes spécialisés, afin de mettre l’accent sur la fragmentation de ce dernier[31]. Ainsi, l’auteure expose deux formes de régimes spécialisés, soit les régimes autopoïétiques de Luhmann et les régimes hégémoniques de Laclau.

Dans une première partie, la forme de différentialisme traitée par l’auteure est l’approche luhmannienne, pour laquelle nous devons absolument saluer le travail de synthèse de l’auteure. En effet, le travail de Luhmann et de ses partisans étant extrêmement complexe, il faut mentionner que le travail de vulgarisation et surtout de synthèse effectué par la docteure est remarquable. Dans cet ordre d’idées, la contribution, à notre avis, principale de ce chapitre peut sembler assez simpliste, toutefois compte tenu du niveau de difficulté pour un lectorat qui n’est peut-être pas familier avec les thèses luhmanniennes, l’éclaircissement du procédé rhétorique de Luhmann procuré par l’auteure à l’aide d’exemples clairs qui permettent d’illustrer sa théorie des systèmes autopoïétiques est hautement pertinent, et, il faut le souligner, fait avec brio.

Dans une deuxième partie, l’auteure se penche sur les thèses laclauiennes qui posent comme notion centrale à leur analyse le concept d’hégémonie. En fait, Laclau soutient que « [t]ransposé aux phénomènes de fragmentation du droit, le concept d’hégémonie permet d’analyser la façon dont chaque régime juridique […] s’arroge la voix de l’universel »[32]. Ainsi, ce qui semble d’autant plus pertinent ici est que ce chapitre de l’ouvrage permet de faire l’analyse de cette position de pair avec la critique de l’universalisme hégémonique formulée à l’égard de la position constitutionnaliste, ce qui permet alors au lectorat de contraster aisément les deux positions. Ainsi, cette addition à l’ouvrage semble extrêmement pertinente considérant l’objectif de l’auteure, mais également sur le plan de l’enrichissement des réflexions dans divers débats doctrinaux qui divisent actuellement les internationalistes.

Le quatrième et dernier chapitre de l’oeuvre de Martineau est la position pragmatique. Il faut mentionner que la position pragmatique telle que présentée par Martineau semble, à notre avis, la moins efficace de l’ouvrage dû au manque de critiques formulées par l’auteure à l’égard de sa forme stratégique, ainsi que du manque d’intérêt clair pour la position pragmatique dite éclectique. Du côté du pragmatisme éclectique, l’auteure fait un compte-rendu assez rapide, en nous affirmant, dès le départ, que cette dernière n’est pas une position influente dans le débat, au sens où le type éclectique manque de pertinence, puisqu’il ne fait que reprendre les arguments des approches concurrentes[33]. De plus, cette approche ne semble pas piquer l’intérêt de l’auteure dans le cadre du débat sur la fragmentation, notamment lorsqu’elle relève l’incapacité de la position à apporter des éléments nouveaux dans celui-ci[34], mais également puisqu’il s’agit de la plus petite sous-section de sa thèse.

D’un autre côté, pour ce qui est de la position pragmatique stratégique, malgré la grande pertinence de cette approche dans le débat, une faiblesse dans l’analyse de l’auteure peut être soulevée. En effet, on peut relever que l’auteure n’a pas formulé de critiques aussi constructives à son égard, contrairement aux approches concurrentes. Cela peut, possiblement, s’expliquer au regard du fait que le pragmatisme stratégique s’inscrit dans le courant des NAIL. Ainsi, il semble loisible de se demander si la docteure n’a pas porté de critiques plus crues à l’égard de la position due à son attachement au mouvement de pensée critique[35]. En fait, la seule critique que l’on retrouve dans le chapitre est adressée au caractère profondément ambivalent revêtu par les pragmatistes stratégiques à l’égard de l’avenir du droit international[36]. Il semble, à notre avis, que ce reproche formulé à la position pragmatiste sous sa forme stratégique soit quelque peu indulgent. Ainsi, dans la continuité de la volonté critique de son oeuvre, il aurait été intéressant et surtout pertinent de formuler une critique un tant soit peu plus mordante ou constructive à l’égard du pragmatisme stratégique, peut-être même en développant des pistes de réflexion à l’égard de certains rapprochements possibles entre la position laclauienne et le pragmatisme stratégique, notamment sur la conceptualisation de l’hégémonie et du pluralisme humaniste. Bref, le quatrième chapitre semble mériter, sur le plan de la critique, quelques réflexions supplémentaires de la part de l’auteure. Toutefois, le travail quant à l’analyse de la position à l’aube des perspectives historiques et synchroniques est encore une fois remarquable.

Tout compte fait, il faut une fois de plus saluer le travail très bien mené de la docteure. Sur le plan de la forme, on peut assurément considérer l’ouvrage de Martineau comme irréprochable, notamment à l’égard de la structuration des chapitres qui témoigne d’une rigueur de synthèse fort impressionnante. De plus, la charge de travail rendue et présentée est certainement très ambitieuse considérant la bibliographie volumineuse et très diversifiée montée par l’auteure, ce qui atteste d’un travail de recherche colossal. Par ailleurs, sur le fond, on peut, sans l’ombre d’un doute, affirmer qu’elle a atteint son objectif de départ, soit de déconstruire le débat sur la fragmentation du droit international en s’attardant au langage argumentatif mis de l’avant par chacune des positions présentes dans celui-ci. À notre avis, chaque perspective mobilisée par Martineau dans son analyse est bel et bien perceptible et identifiable dans l’oeuvre, autant pour la perspective diachronique, structurelle que critique. De là, on peut considérer que la thèse de la docteure a effectivement participé à l’avancement des connaissances de la discipline, puisqu’elle a bel et bien réussi à se démarquer à travers un sujet qui pouvait sembler, au départ, déjà étudié et analysé de tous les côtés par la communauté de chercheurs internationalistes.

Tout bien considéré, il n’est absolument pas surprenant que la docteure ait été aussi récompensée pour sa thèse. D’un autre côté, certaines critiques pourraient être formulées sur l’absence du point de vue pratique de l’ouvrage, notamment la critique formulée par la doctrine dominante à l’égard des théories critiques, au sens où ces dernières auraient un caractère purement nihiliste. Ainsi, si l’on suit cette logique, dans sa perspective critique, l’oeuvre de Martineau ne ferait pas avancer ou n’offrirait aucune solution contribuant à l’avenir du droit international. Cependant, il faut rappeler que le but de la thèse n’était justement pas d’offrir une solution au débat, puisque, comme l’auteure l’a très bien justifié à l’aide de son cadre analytique, aucune des positions présentées n’échappe à la double critique de l’utopie et de l’apologie[37]. En effet, chaque approche cherche, d’une manière ou d’une autre, à répondre aux critiques exprimées par ses adversaires, mais, au final, elle ne fait qu’ajouter plus d’éléments des analyses des approches concurrentes à sa propre position. Ainsi, la critique du caractère nihiliste ne peut s’appliquer à l’ouvrage de Martineau. Dans cet ordre d’idées, à notre avis, la docteure a assurément offert un ouvrage de qualité, puisqu’il propose une vision actuelle, claire et fluide du droit international sous sa forme la plus conflictuelle et offre ainsi l’opportunité au lectorat de se forger sa propre opinion dans le débat.