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J’aime bien Robert Sweeny. C’est un chercheur aguerri et exigeant, qui aime explorer les eaux profondes, en même temps qu’un esprit iconoclaste à qui il ne rebute pas de sortir des sentiers battus et de bousculer les lieux communs de la pensée historique, quitte à se remettre lui-même en question. Mais avant tout c’est un historien qui a toujours su ajuster ses réflexions avec une certaine praxis sociale. Ceci dit, toutes ces qualités ne l’empêchent pas pour autant de commettre des erreurs d’appréciation, ni de sombrer parfois dans des conclusions qui relèvent du pur sophisme. À preuve, sa persistance à voir la décennie des années 1830 marquée par les revendications patriotes dans le Bas-Canada (et particulièrement dans la région de Montréal) comme le lieu d’une « lutte cosmopolite ». Ainsi, dans son article « L’État des choses » paru dans un récent numéro de la RHAF, Robert Sweeny affirme en faisant référence à son livre, Why did we Choose to Industrialize ? :

J’analyse en détail l’élection partielle de 1832 et les événements à Montréal avant et après les Rébellions, mais ces moments sont insérés dans une chronique de luttes cosmopolites. Car je considère qu’on établit la nature des rapports avec le pouvoir impérial par la recherche historique ; ces rapports ne sont pas prédéterminés par une quelconque identité nationale préexistante[1].

Surpris par une telle déclaration à l’emporte-pièce, je suis retourné à son livre, Why did we Choose to Industrialize ?, et je me suis souvenu que certains passages m’avaient laissé perplexe à l’époque, et ce, malgré le caractère monumental et remarquable de cet ouvrage.

Le problème ici avec Robert Sweeny réside dans le fait qu’il ne nous livre jamais une véritable définition de ce qu’il entend par cosmopolitisme. Il faut avoir une assez grande habileté à lire entre les lignes pour saisir l’essence de ce concept auquel il réfère, et ce, au risque de sombrer dans l’erreur. Certains esprits peu habitués à la rhétorique de Robert seraient portés à croire que sa vision du cosmopolitisme cache une aversion pour l’éveil des nations ou l’émancipation nationale, perçus comme le fruit d’une idéologie romantique, rétrograde et conservatrice. Personnellement, je ne crois pas que ce soit vraiment le cas. À mon humble avis, Robert a plutôt voulu balayer du revers de la main la thèse de Maurice Séguin, élaborée dans les années 1960, voulant que la Rébellion de 1837 ait consisté en un double soulèvement initié par deux nations antagoniques se livrant à une sorte de guerre civile : l’une canadienne-française porteuse d’un projet républicain d’affirmation nationale, l’autre, anglo-saxonne, loyale à la Couronne britannique et attachée à la grandeur du dessein impérial de la royauté. Ceci étant dit, Robert s’est surtout servi du concept de cosmopolitisme à des fins instrumentales (au sens étroit de pluralité identitaire) dans le but de montrer que les conditions matérielles, démographiques et socioculturelles nécessaires à l’expression d’un fort sentiment national n’existaient pas de part et d’autre durant les années 1830. Dans son étude de Montréal, l’un des châteaux forts du colonialisme britannique, Robert note de nombreuses interactions et même l’existence d’un certain esprit consensuel au sein des classes populaires, sans égard à l’origine ethnique de ses membres ; il observe également que le tissu social de la ville était composé en bonne partie d’immigrants (Anglais, Écossais, Irlandais, Gallois, Allemands, Américains, etc.) venus s’installer depuis peu dans la colonie, dont les horizons historiques, culturels et linguistiques étaient à ce point variés qu’on ne pourrait parler dans de telles circonstances d’une nation anglo-canadienne dotée d’une cohésion interne, et encore moins soutenir l’idée d’un affrontement entre deux entités nationales durant les Rébellions de 1837-1838, ce qui amène l’auteur à ainsi minimiser la dimension ethnique dudit soulèvement[2]. En somme, toute la difficulté que pose la thèse de Robert Sweeny vient du fait qu’il sous-estime l’ampleur, l’historicité et les fondements philosophico- politiques du concept de cosmopolitisme, rendant ainsi son interprétation fragile, sujet sur lequel nous reviendrons plus loin dans ce texte. Voyons maintenant un peu plus en détail ce sur quoi Robert fonde sa vision cosmopolite des choses.

Reconnaissant la nature heuristique d’une telle vision pour l’étude des sociétés coloniales, Robert Sweeny montre d’abord comment les réponses politico-culturelles différenciées des élites montréalaises aux crises économiques de 1825-26, 1836-37, 1847-49 (toutes causées par la politique impériale de l’Angleterre en matière de commerce) « demonstrated the increasingly cosmopolitan character of the colony[3] ». Là, j’avoue ne pas trop comprendre en quoi la politique du Parti patriote de boycotter des produits importés d’Angleterre en 1837 ou encore la révolte des marchands anglo-écossais de Montréal contre l’abolition des tarifs préférentiels par l’Angleterre et leur adhésion au Manifeste annexionniste en 1849, ont quelque chose à voir avec un quelconque cosmopolitisme de la société montréalaise. Même chose pour cet autre exemple de cosmopolitisme cité par Sweeny, la potasse, ce composé produit à l’époque par les paysans canadiens-français à partir des cendres de bois brûlé, et qui était exporté vers l’Angleterre par des marchands anglo-écossais de Montréal, pour être ensuite utilisé comme agent de blanchiment dans les fabriques industrielles de tissus de Manchester qui, une fois les étoffes achevées, les écoulaient un peu partout à travers le monde (dont le Bas-Canada), où elles étaient finalement transformées en vêtements par des artisans locaux[4]. Ce long itinéraire dans la réalisation de la plus-value prouve seulement l’émergence d’une nouvelle division internationale du travail sous l’influence du développement du capitalisme industriel en Angleterre ; cela confirme aussi une mondialisation du flux des échanges au XIXe siècle, mais pas pour autant le cosmopolitisme des sociétés coloniales comme entités humaines. En ce qui a trait à l’analyse des résultats de l’élection de 1832 dans Montréal-Ouest, Robert Sweeny réitère que l’expérience cosmopolite des citoyens habilités à voter (et non le facteur ethnique) serait à l’origine de la victoire très serrée du candidat réformiste d’origine irlandaise Daniel Tracey[5]. Pourtant, notre propre étude des résultats de cette élection montre que les ouvriers et artisans anglais, écossais et américains auraient voté dans une proportion de 77 % en faveur du candidat tory, Stanley Bagg, alors que les Irlandais et les Canadiens français issus de ce même groupe social auraient été séduits dans une proportion de 85 % par le discours réformiste du candidat patriote, Daniel Tracey, révélant ainsi un réel clivage ethnique en matière de choix politique parmi les classes populaires[6].

Si j’ai bien compris le raisonnement de Robert Sweeny, l’expérience cosmopolite des Montréalais (et sans doute celle de nombreux autres citoyens du Bas-Canada) ferait obstacle à la construction d’une identité nationale forte dans chacune des deux communautés ethnolinguistiques en présence. Mais avant de discuter de cette question, commençons par essayer de définir le concept de société cosmopolite. On pourrait dire que le cosmopolitisme est une réponse que divers philosophes (dont le plus célèbre est Emmanuel Kant[7]) ont apportée aux guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles en Europe. Le concept de cosmopolitisme sous-entend, cela va de soi, l’idée de tolérance guidée par la raison, mais aussi un pluralisme identitaire caractérisé par des références culturelles à la fois multiples et transfrontalières, et ce, au prix d’un effacement des particularismes locaux et nationaux. Si le cosmopolitisme entretient de nobles aspirations de paix et de fraternité universelle, il peut entraîner à la rigueur un « déficit d’intégration culturelle » et potentiellement « une mince conception de la vie sociale, de l’engagement et de l’appartenance », un peu « comme si tout était mesuré à l’aune de critères exogènes » de l’esprit universel[8].

Or, comme l’a démontré brillamment le spécialiste en sociologie politique Joseph-Yvon Thériault, l’horizon démocratique du siècle des Lumières, quoique cosmopolite dans son fondement, fut une tout autre chose dans la pratique. Contre toute espérance, ce fut la nation qui s’imposa comme véhicule politique de l’idéal démocratique au XIXe siècle. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il fallait, pour que la délibération citoyenne et la conversation démocratique puissent exister, une communauté politique partageant un socle culturel commun et une langue commune. Ce faisant, seul l’État-nation pouvait réaliser une telle exigence[9].

Qu’en est-il donc de la société montréalaise durant les années 1830 ? Pouvons-nous la qualifier de cosmopolite ? Pouvons-nous écarter (ou à tout le moins marginaliser) la question nationale de la lutte démocratique menée par le Parti patriote du Bas-Canada et ayant conduit au soulèvement populaire de 1837-1838 ? Il est vrai que, au début des années 1830, plus de 20 % de la population montréalaise était constituée d’immigrants en provenance des îles britanniques ou des États-Unis, venus s’installer depuis moins de cinq ans dans le Bas-Canada. Mais faut-il en conclure pour autant que ce tissu cosmopolite de la société montréalaise puisse avoir joué un rôle déterminant dans la teneur ou même dans l’issue des luttes démocratiques contre le pouvoir impérial ? Je ne crois pas que les choix politiques en la matière puissent avoir été guidés, comme l’affirme Robert Sweeny, par une quelconque expérience cosmopolite citoyenne, ni par un quelconque idéal d’universalité qui aurait été nuisible à l’identité nationale[10].

En fait, comme l’a souligné Stanley Ryerson, les Rébellions de 1837-1838 étaient le fruit d’une articulation complexe entre arrangements socio-économiques et dynamiques nationales. Qui plus est, il constatait (chose inusitée pour un historien marxiste) une antériorité de la résistance nationale et démocratique des Canadiens français au plan politique, par rapport aux luttes sociales pour l’émergence du capitalisme durant la première moitié du XIXe siècle. Stanley Ryerson percevait également le caractère progressiste de la lutte pour l’autonomie coloniale et l’émancipation nationale. À preuve, l’ouverture du mouvement patriote (sans égard aux origines) à tout citoyen adhérant aux idéaux de liberté et d’égalité, ce qui lui permettait d’échapper ainsi à un nationalisme étroit fondé seulement sur l’ethnicité ou l’appartenance religieuse[11]. Mais la chose la plus fondamentale chez Ryerson était sa définition du concept de « nation » et la mise en relation de ses composantes :

Que la « nation » incorpore toute la variété (et variabilité) des structures faites de rapports de propriété, de travail, de sexes, de culture et de pouvoir, cela oblige à discerner et à différencier leur apport respectif. Dans l’optique marxienne, j’ai privilégié comme déterminant le rapport Capital/Travail. Cela dit, je n’accepte point l’occultation de la variété des rapports sociaux[12].

Ainsi, bien qu’apparentée au capitalisme naissant, la nation posséderait une dynamique et une spécificité qui lui serait propre. D’ailleurs, Ryerson a souvent utilisé le terme « nationalitaire » pour décrire le combat national et démocratique du Parti patriote. Je me suis longtemps demandé ce qu’il voulait dire par là, et j’ai fini par comprendre qu’il désignait ainsi un projet de société particulier et une vision d’avenir pour la nation canadienne-française.

En quoi consistait ce projet ? Disons d’abord qu’il s’agissait d’établir le principe républicain de souveraineté populaire et de liberté d’entreprise par une déconstruction du système de privilèges qui prévalait dans la colonie. Cela passait nécessairement par une remise en question des structures de pouvoir (reconnaissance des prérogatives de la Chambre d’Assemblée, élection du Conseil législatif, introduction de la responsabilité ministérielle, abolition du système de patronage dans l’attribution des charges publiques, etc.), mais aussi par une abolition de toute forme de monopoles économiques comme ceux détenus par la British American Land Company sur les terres fertiles des Cantons de l’Est ou ceux détenus par les Forges du Saint-Maurice sur le terroir de la Mauricie, sans compter les initiatives lancées par des entrepreneurs locaux en vue d’atténuer l’immense concentration d’actifs aux mains de quelques familles de marchands anglo-écossais en matière de commerce international, de navigation intérieure, de finance et de construction de bâtiments publics dans le Bas-Canada[13]. Inspiré par le rêve de démocratie industrielle en vogue sous l’administration du président américain Andrew Jackson, le projet des patriotes bas-canadiens était principalement fondé sur la petite propriété terrienne, la proto-industrie rurale, le commerce interrégional et, par-dessus tout, sur le dynamisme des pratiques délibératives et associatives des communautés villageoises, dont la vallée du Richelieu constituait le lieu emblématique de mise en valeur d’une telle vision durant la première moitié du XIXe siècle. L’idée derrière ce projet étant d’assurer une transition juste, pacifique et progressive vers le capitalisme, capable de concilier « la dimension morale de la propriété individuelle et l’esprit d’entreprise[14] ». Ce projet démocratique s’inscrivait bien entendu dans une quête d’émancipation nationale visant à assurer l’autonomie politique du peuple canadien-français selon les termes définis par les 92 Résolutions votées à la Chambre d’assemblée en 1834. Pour le Parti patriote, cette expression d’un sentiment national qui se voulait civique et ouvert était à prendre ou à laisser. En cas de refus du Colonial Office de Londres, il était permis d’envisager la pleine souveraineté politique des citoyens du Bas-Canada au sein d’une république indépendante et, qui sait, possiblement la formation d’un État binational avec les réformistes du Haut-Canada, comme souhaité par le patriote Chevalier de Lorimier[15].

Inversement, il y avait au sein de la communauté anglo-protestante du Bas-Canada l’expression d’un désir de filiation avec l’Empire britannique propre à garantir l’ordre, la stabilité, la reproduction des structures hiérarchiques de la société et le maintien des prérogatives politiques de la Couronne. Qui plus est, le système mercantiliste gouvernant les échanges entre la métropole et la colonie était perçu comme un expédient propre à assurer la prospérité économique et la préservation des privilèges d’une oligarchie locale. Si une telle vision a eu tant d’écho parmi la population britannique de la vallée du Saint-Laurent durant les années 1830, c’est en grande partie dû au fait que des colons qui arrivent en territoire conquis vivent généralement dans la crainte d’une agitation de la nation adverse ; ce faisant, ils se rangeront plus facilement du côté des élites dirigeantes (et ce, peu importe leurs origines sociales ou leurs convictions politiques) en échange d’un statut supérieur factice et chèrement payé. Cela va un peu dans le sens de ce à quoi pensait l’auteur et patriote irlandais George Ensor (1769-1843) lorsqu’il affirmait que « every acquisition of a nation by [another] nation is injurious to the liberty of the both[16] ».

Dans un tel contexte, je doute que les divers horizons (anglo-saxons, écossais, gallois, irlandais catholiques, irlandais protestants, américains, allemands) qui composaient le tissu cosmopolite de la société montréalaise et bas-canadienne aient pu exercer un frein ou même altérer de façon significative la constitution des identités nationales dans la colonie durant les années précédant et suivant les Rébellions de 1837-1838. Si telle avait été la réalité, il me faudrait une démonstration beaucoup plus étayée que celle fournie par Robert Sweeny.

À la fin de son article, « L’État des choses », Robert Sweeny nous invite à une redéfinition du concept de mode de production « afin de reconnaître que nos rapports au reste de la nature et nos rapports de genre sont aussi importants et dynamiques que les rapports sociaux[17] ». Difficile d’être contre une telle affirmation, sauf qu’il y a un absent de taille au bataillon : la nation. Dans l’étude malheureusement inachevée que Marx et Engels préparaient sur l’histoire de l’Irlande en 1869 et 1870, ceux-ci voyaient dans l’émancipation nationale et la possible réforme agraire en Irlande, un levier essentiel pour le déclenchement d’une révolution sociale en Grande-Bretagne. Cela en dit long sur l’importance qu’ils accordaient à la question nationale dans le passage à un régime de coopération socialiste[18].