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Introduction

Le présent article aborde la question de l’itinérance dans la région de Moncton, au Nouveau-Brunswick, qui, de par sa densité démographique et son éloignement des grands centres, en fait un milieu plus près des réalités rurales qu’urbaines. Il découle d’un projet de recherche[1] issu d’une étude pancanadienne portant sur l’itinérance et la santé mentale, en l’occurrence At Home / Chez Soi[2]. Cette démarche de recherche a été animée par un souci de réfléchir aux différents discours et pratiques véhiculés tant par les personnes en situation de précarité domiciliaire que par les organismes qui travaillent sur la question de l’itinérance dans cette région. Pourquoi l’itinérance, bien qu’il s’agisse d’un phénomène bien réel, est-elle si peu visible à Moncton ?

Dans un premier temps, nous aborderons la question de la visibilité de l’itinérance et les enjeux qu’elle pose dans les régions urbaines de taille moyenne. Nous présenterons ensuite la démarche méthodologique qui a guidé la réflexion issue des données d’observations participantes. Ces observations ont permis de documenter les interactions entre des personnes en situation de précarité domiciliaire, les interactions entre ces dernières et des intervenants du milieu, et les interactions entre les intervenants eux-mêmes. Les résultats de cette étude seront ensuite présentés en mettant l’accent sur deux pratiques observées qui contribuent à l’invisibilisation de l’itinérance, soit : (1) le regard posé par les intervenants oeuvrant dans des organismes dédiés aux personnes en situation de précarité domiciliaire et (2) l’organisation des ressources communautaires en soutien à cette population. Enfin, nous discuterons de la manière dont ces pratiques participent à l’invisibilisation du phénomène de l’itinérance dans un contexte de quasi-ruralité. En fait, il existe une nomenclature fort complexe utilisée, entre autres, par Statistique Canada (2010) afin de qualifier les différentes régions ou communautés selon qu’elles sont rurales ou urbaines. Selon les données de Statistique Canada (2010), la région de Moncton constitue une « région urbaine de taille moyenne». Il est toutefois nécessaire de préciser que l’éloignement de Moncton des grands centres, conjugué à la densité de sa population (52,5 habitants par km2), fait en sorte que les dynamiques sociales vécues dans cette ville ressemblent plus aux réalités vécues dans les régions rurales qu’à celles d’autres régions urbaines de taille moyenne comme Guelph, par exemple, située à 100 km de Toronto et dont la densité de la population était de 1 325,5 habitants par km2, en 2006.

L’invisibilité de l’itinérance en région urbaine à faible densité démographique

Une des questions au coeur du phénomène de l’itinérance en dehors des grands centres urbains tient à sa visibilité qui a été documentée depuis une quinzaine d’années par des chercheurs canadiens (Carle et Bélanger Dion, 2003, 2005, 2007; Callaghan, 1999; Roy, Hurtubise et Rozier, 2003; Tassé, 2003), états-uniens (First, Rife et Toomey, 1994; Fitchen, 1992) et britanniques (Cloke, Milbourne et Widdowfield, 2000; Cloke, Widdowfield et Milbourne, 2000). Les sans-abri dans les régions à faible densité démographique semblent moins visibles que ceux de la ville et ce, pour différentes raisons qui rendent toutes appréhensions de ce phénomène complexes. Les écrits permettent d’identifier deux facteurs pouvant expliquer cette situation : (1) la rareté des ressources, des refuges et des programmes sociaux à l’intention des personnes itinérantes en région rend difficile leur repérage (First et coll., 1994; Fitchen, 1992) et (2) l’adhésion aux stéréotypes urbains véhiculés par les médias et projetant une image de l’itinérance qui ne s’exprime pas comme telle dans les régions urbaines de faible densité démographique (Roy et coll., 2003; Carle et Bélanger-Dion, 2007). Ces deux facteurs, entre autres, vont contribuer au fait que l’itinérance dans ces régions n’est pas traitée comme un problème social important, mais plutôt comme un phénomène exceptionnel traduisant un malheur individuel ou encore comme des cas isolés n’étant pas nécessairement dignes d’attention publique (Cloke, Milbourne et Widdowfield, 2000).

Il semble donc y avoir un problème de reconnaissance du phénomène de l’itinérance dans les milieux comme Moncton : non-reconnaissance du problème par les autorités publiques qui pourraient agir sur la situation, mais aussi non-reconnaissance par les personnes elles-mêmes touchées par le phénomène.

La force du déni

L’itinérance dans les régions à faible densité démographique est dissimulée derrière un lot de représentations sociales urbano-centriques qui nient que ce phénomène puisse exister comme problème collectif dans l’espace rural. En ce sens, Carle et Bélanger-Dion (2007) ont remarqué ce déni lors d’une recherche menée en 2003 auprès de diverses ressources de la région des Laurentides, au Québec. Lorsqu’ils demandaient à des intervenants s’ils entraient en contact avec des personnes sans domicile fixe, la réponse était souvent « non ». Il a fallu un certain temps aux chercheurs pour se rendre compte que ce que les intervenants voulaient dire par « non » était tout simplement que, dans leur région, l’itinérance n’est pas présente comme dans les grandes villes où les itinérants fouillent les poubelles et errent dans la rue. Par ailleurs, cette invisibilité de l’itinérance tient également à des conceptions antagoniques de « l’itinérance » et de « la ruralité » qui font que les sans-abri sont souvent considérés « pas à leur place » dans l’espace « purifié » et « sain » des zones rurales, zones où règnent l’ordre, la tradition, la sécurité, l’entraide et le maillage de la communauté et étant perçues comme des environnements exempts des menaces associées à la vie en ville (crime, drogue, isolement social, itinérance) (Cloke, Milbourne et Widdowfield, 2000). Un autre facteur qui influence l’invisibilité du phénomène relève des pratiques des agences qui travaillent auprès de la population itinérante. Puisqu’elles sont limitées en matière de ressources et de services disponibles aux sans-abri, elles ont tendance à « pousser » le problème dans un centre urbain situé à proximité (Cloke, Widdowfield et Milbourne, 2000). Ceci sans compter d’autres facteurs plus macrosociologiques comme celui relatif aux solidarités des petites communautés qui vont permettre à certains individus de survivre grâce au soutien temporaire de leurs réseaux de proximité, mais ce soutien est toujours à renouveler (Roy et coll., 2003).

Itinérance et invisibilité sociale : deux concepts pour aborder la précarité domiciliaire à Moncton

Les différents visages de l’itinérance

Tout comme pour l’itinérance dans les grands centres urbains, la pauvreté, la précarité des emplois et les problèmes de logement pour les personnes à faibles revenus constituent les dimensions centrales de l’itinérance en région éloignée (First et coll., 199; Fitchen, 1992). Toutefois, des études ayant été menées au Canada retiennent d’autres dimensions caractérisant le phénomène de l’itinérance et soutiennent que, dans les régions à faible densité démographique, les populations les plus à risque sont : les jeunes adultes sortant de milieux de protection, les personnes souffrant de fragilité sur le plan de la santé mentale, les personnes âgées, les familles monoparentales ainsi que les familles où au moins un des deux conjoints n’a accès qu’à des emplois précaires (Carle et Bélanger-Dion, 2007). L’itinérance en région éloignée n’est pas nécessairement caractérisée par l’absence d’un lieu de résidence, mais plutôt par une très grande mobilité des personnes vulnérables, des changements de résidence fréquents ou encore par une inadéquation de leur lieu d’habitation (Roy et coll., 2003). Ainsi, pour mieux comprendre le phénomène de l’itinérance dans des régions à faible densité démographique comme Moncton, il est important d’introduire des notions telles qu’« instabilité ou précarité résidentielle » ou « à risque d’itinérance » afin d’aborder toute la complexité du phénomène qui est ici à l’étude.

Chamberlain et Mackenzie (dans Cloke, Milbourne et Widdowfield, 2002) soulignent que certaines personnes peuvent avoir un logement ou un endroit où dormir, tout en demeurant sans-abri parce qu’elles ne considèrent pas que le lieu où elles vivent est leur chez-soi, au sens émotionnel ou affectif du terme. Ainsi, la plupart des études sur l’itinérance rurale s’accordent sur le fait qu’il faut élargir les définitions généralement admises de l’itinérance afin de mieux comprendre ce phénomène (Carle et Bélanger-Dion, 2007; Fitchen, 1992). Les réflexions récentes traitent désormais de l’itinérance comme diverses situations particulières se situant sur un continuum qui va de la personne sans-abri à la personne en instabilité résidentielle (Carle et Bélanger-Dion, 2007) ou sur un continuum de situations qui va de la personne qui vit dans la rue à la personne qui vit dans un logement inadéquat ou précaire (Hutson et Liddiard cités par Cloke, Milbourne et Widdowfield, 2002, p. 5). Le concept d’itinérance utilisé dans le cadre des travaux qui ont mené au présent article s’inscrit dans le sens des définitions de Carle et Bélanger-Dion et de Hutson et Liddiard qui viennent d’être présentées. Les acteurs ayant vécu l’itinérance dont il est question dans la présente étude se situent à un point ou un autre sur ce continuum.

Les mécanismes de l’invisibilité sociale

Le concept d’invisibilité sociale est central à notre réflexion sur l’itinérance, car il renvoie directement à l’interrogation fondamentale de notre démarche à savoir pourquoi ce phénomène est occulté dans un milieu comme Moncton. C’est en s’inspirant des écrits de le Blanc que nous proposons une lecture de l’invisibilité de l’itinérance, à partir de deux mécanismes qui ont émergé des observations réalisées, soit le masquage et le maquillage. En ce sens, le masquage serait associé à la notion de défaut de perception de le Blanc (2009) parce qu’il renvoie à deux difficultés, soit celle de reconnaitre les causes structurelles de l’itinérance et celle de reconnaitre la valeur des personnes en situation d’itinérance. Donc, le masquage ferait en sorte de rendre invisible – l’autre n’étant même pas vu comme une chose, on ne le voit pas du tout – mais aussi de « fermer les écoutilles » (le Blanc, 2009, p. 44) niant ainsi sa voix. En fait, comme le dit le Blanc (2009) : 

Le visage n’est jamais assuré de sa visibilité tant qu’il n’est pas garanti par une voix dont l’audition est l’épreuve sociale par excellence. Il n’est jamais assuré non plus de son humanité, tant une vie peut être reléguée socialement et être rendue invisible.

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Ceci conduit au deuxième mécanisme d’invisibilité sociale identifié, à savoir le maquillage, que nous relions théoriquement à la notion de relégation de le Blanc (2009). Pour le Blanc (2009), la relégation consiste en :

l’expulsion d’une vie hors des espaces consacrés. La relégation n’est donc pensable que par le dédoublement des espaces sociaux en espaces usités et espaces marginaux. Elle suppose l’établissement d’une frontière qui situe au-dehors des formes de vie considérées comme peu viables et qu’elle maintient dans un espace limitrophe, sorte de bas-fonds de la forme sociale.

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En ce sens, le maquillage regroupe un ensemble de pratiques, souvent bien intentionnées, qui contribuent à produire cette démarcation entre les lieux où la voix et la présence des individus sont reconnues et ceux où les « vies de mauvais genre » (le Blanc, 2009, p. 27) sont reléguées. Enfin, l’invisibilité sociale dans le cadre de cet article est le fruit d’une articulation des mécanismes de masquage et de maquillage qui ont été utilisés pour donner sens à nos observations.

L’ethnographie : à la recherche du sens de l’itinérance en région à faible densité démographique

L’invisibilité de l’itinérance est un phénomène complexe à documenter et il est apparu qu’une étude qualitative et exploratoire convenait pour saisir toute la richesse de cette réalité. Afin de comprendre ce phénomène, une ethnographie de la situation de précarité domiciliaire de différents types de populations vulnérables de Moncton a été réalisée. Cette méthode a permis de mettre à jour les conditions qui sont à l’oeuvre dans l’invisibilité de l’itinérance en en observant les pratiques et les lieux dans la région choisie (Coulon, 2009; Jaccoud et Mayer, 1997).

Afin de réaliser ce travail ethnographique, l’observation participante a été retenue comme stratégie de collecte de données (Jaccoud et Mayer, 1997). Ainsi, diverses observations in situ des activités de quarante-deux organismes ou services impliqués[3] auprès de personnes vivant en situation de précarité domiciliaire ont été faites, ce qui a donné lieu à environ quatre cents heures d’observation participante échelonnées sur une période de douze mois. Ces observations ont permis de documenter les interactions entre : des personnes en situation de précarité domiciliaire; entre ces dernières et des intervenants; et entre les intervenants eux-mêmes. Les organismes au sein desquels les observations ont été réalisées offrent des services principalement reliés au logement temporaire, à la sécurité alimentaire et à la santé mentale. Toutes les observations faites ont été colligées dans trois types de notes de terrain : des fiches décrivant en détail les activités auxquelles les chercheurs ont participé, un journal de bord rapportant leurs impressions générales et un cahier de notes méthodologiques et théoriques indiquant les intuitions et les réflexions de nature analytique ou faisant des liens entre les observations et les données déjà présentes dans les écrits. La totalité des notes de terrain représente au-delà de trois cents pages de données réunissant quatre-vingt-six (86) notes descriptives. Des précautions éthiques ont été prises, de manière à assurer que les personnes observées ne l’étaient pas à leur insu, le statut des observateurs n’étant pas caché et par surcroit avalisé par les responsables des organismes dans lesquels les chercheurs ont fait des observations (signature d’un formulaire de consentement). De plus, des mesures ont été prises dans la collecte des données et dans la présentation des résultats afin d’assurer l’anonymat et la confidentialité des personnes ayant recours aux services des organismes, des organismes eux-mêmes ainsi que des intervenants qui y oeuvrent.

Les données ont été analysées suivant les principes ethnographiques de la thick description (Geertz, 1973) qui consiste à décrire en profondeur le phénomène en abordant, dans le cas présent, l’ensemble des dimensions étudiées comme unité de sens permettant de comprendre la question de l’invisibilité de l’itinérance. Après un premier travail de codification des données brutes, un exercice de raffinement a permis de retenir quatre grands thèmes d’analyse : solidarité communautaire, solidarité entre usagers, dimensions structurelles et stratégies de dénégation. L’analyse a donc nécessité plusieurs allers-retours entre les données et l’effort de synthèse descriptive pour saisir la complexité des dimensions de l’invisibilité de l’itinérance. Ces allers-retours ont été organisés autour d’une mise en ordre des impressions spontanées se dégageant globalement de l’ensemble des données (en référence à la notion de sensibilité théorique développée par Strauss et Corbin, 2004). L’effet d’entonnoir qu’a permis ce processus a mené à l’identification de deux axes de compréhension de l’invisibilité à partir desquels les données sont présentées dans cet article.

Pratiques contribuant à l’invisibilité de l’itinérance : ce que le terrain révèle

Les observations participantes faites dans le cadre de cette étude documentent trois types d’interactions : (1) celles entre des personnes en situation de précarité domiciliaire; (2) celles entre ces dernières et des intervenants; et (3) celles entre les intervenants eux-mêmes. Les données présentées dans la présente section sont à la fois issues des notes que nous avons prises de ces interactions entre les différents types d’acteurs qui gravitaient dans les milieux observés et d’extraits d’échanges captés sur le vif qui témoignent du phénomène que nous tentons de décrire. Ainsi, deux pratiques ont été observées sur le terrain, soit (1) le regard posé par les intervenants oeuvrant dans des organismes et par les personnes en situation de précarité domiciliaire sur l’itinérance et (2) l’organisation des ressources communautaires en soutien à cette population. Pour ces deux axes, des extraits émanant des notes descriptives sont présentés en retrait pour témoigner d’une variété de situations observées à divers moments, dans divers organismes et contextes. Sans être exhaustifs, ces extraits se veulent une illustration nuancée des principales dimensions retenues dans l’analyse qui ont permis d’interpréter ce qui contribue à l’invisibilité de l’itinérance dans un milieu comme Moncton. Les extraits présentés proviennent donc de différents échanges observés entre les divers acteurs impliqués et des notes de l’observateur. Compte tenu du contexte linguistique de la région de Moncton, ils sont souvent ponctués de mots utilisés par les personnes rencontrées et ce, dans la langue de ces dernières, soit l’anglais ou le français, dans leur forme locale.

Regard posé par les intervenants oeuvrant dans des organismes et par les personnes en situation de précarité domiciliaire sur l’itinérance

Dans un premier temps, il est important de mentionner l’appréciation qu’ont certaines personnes qui se retrouvent en situation de précarité domiciliaire pour certains intervenants. Des fournisseurs de services ont réussi à développer un lien de confiance avec les personnes qu’ils accompagnent, comme en témoignent les extraits d’observation suivants :

Il y a un mois, une personne en situation d’itinérance s’est retrouvée « in a situation ». L’intervenante de l’organisme lui a dit : « Look, you could do so much better than what you’re doing. I’ll help you but you gotta promise to be honest with me ». Ils ont fait un accord et la personne en situation d’itinérance a partagé à l’observateur : « I can’t cash my cheque without her signature, she’s gonna help me get it together, she’s even gonna let me use her personal cell phone number as a contact for jobs »

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Le directeur de l’organisme est rentré et a été chaleureusement accueilli par les résidents. Un bénévole a même expliqué que les « regulars » avaient pris l’habitude de l’appeler « Grand frère » parce qu’il se soucie tellement du bien-être de tout le monde »

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Cependant, selon les témoignages recensés et les observations faites, il semble que malgré l’engagement des bénévoles dans les organismes communautaires et le dévouement authentique d’intervenants, bon nombre d’entre eux affichent des attitudes et des propos qui semblent en décalage avec la bonne volonté d’aider les personnes qui accèdent à leurs services. De surcroit, il semble que leur discours soit imprégné d’une vision de la pauvreté qui conçoit la personne dans le besoin comme peu fiable, peu débrouillarde ou encore sans volonté de s’en sortir. Il y a aussi, au sein de certains organismes, des discours qui responsabilisent les personnes en situation de pauvreté en critiquant des choix qu’elles font et leur style de vie :

Une intervenante a dit qu’une participante régulière ne veut pas travailler, car elle a le diabète, alors qu’elle-même en souffre et travaille toujours à l’âge de 67 ans. Elle déteste les gens qui se trouvent des excuses pour ne pas travailler, et cela la décourage lorsqu’elle sert parfois une grand-mère, sa fille et la fille de cette dernière dans la même journée. Elle trouve cela affreux que cela se reproduise de génération en génération

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L’intervenant me disait : « Je ne comprends pas, la plupart sont des jeunes qui pourraient très bien travailler… », « I think it’s the drugs that gets them ». Et il a dit qu’il trouvait cela ironique que ceux-ci viennent chercher des boites de nourriture tout en se baladant avec un cellulaire entre les mains

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Selon une intervenante, la raison principale pour laquelle ces personnes profitent du service est « because they weren’t taught any differently », en voulant dire qu’elles sont prises dans le cercle vicieux de la pauvreté et ne veulent rien faire pour changer leur situation

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Les seuls propos de l’intervenante concernaient son dégout de voir qu’il y avait de plus en plus d’immigrants qui ont recours à ses services. Elle croit que ceux-ci contribuent à leur propre malheur en mettant au monde un si grand nombre d’enfants, tout en louant des appartements beaucoup trop chers pour leurs moyens. Elle croit que ceux-ci abusent du système, que tous ont recours au bien-être social et qu’ils sont « lazy » et ne veulent tout simplement pas travailler

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Ces discours relatent des représentations avilissantes de ces personnes et de leurs conditions de vie et ont pour effet d’individualiser la situation des itinérants en référant également à des conceptions religieuses particulières qui les responsabilisent quant aux difficultés vécues. On constate la forte présence d’un discours religieux exprimant une conception résiduelle (Guest, 1995) de l’aide apportée aux personnes en situation d’itinérance :

Quand je suis rentrée ce matin, les bénévoles priaient. On demandait que Dieu aide les participants à devenir plus autonomes et leur donne la volonté de travailler pour pouvoir subvenir à leurs propres besoins : « Lord, we pray that these people can learn the joy of giving instead of always receiving; help them want to work »

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Un bénévole a raconté qu’un monsieur mendiait à l’extérieur de son église chaque dimanche. Il lui donnait toujours de la monnaie, jusqu’au moment où un message, demandant aux paroissiens de ne plus le faire, a été publié dans le bulletin. Curieux, il s’est informé et a appris que l’église lui a offert un petit salaire pour faire du ménage et il l’a refusé. Le bénévole en question a donc conclu que s’il était trop « lâche » pour s’aider, il ne l’aiderait pas non plus

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Ce type de regard fait en sorte que les personnes qui accèdent à ces services en arrivent à sentir qu’elles ne sont pas comprises, voire qu’elles n’ont pas de voix, auprès de ceux qui sont censés les écouter. Ce défaut d’audition (le Blanc, 2009) reflète un mépris qui génère de la frustration chez les personnes qui reçoivent des services au sein de ces organismes :

Une personne en situation d’itinérance témoigne : « It really pisses me off when they say I understand, they don’t fuckin understand, it ain’t never gonna work unless someone understands us »

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Lors d’une conversation avec une personne recevant des services, elle a expliqué qu’une grande part de ses frustrations relève du fait qu’elle ne sent pas qu’elle a une voix, en fait, personne ne l’écoute

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Ces façons de considérer les personnes et leurs modes de vie ne sont pas sans conséquence sur la manière dont elles-mêmes se perçoivent. Ainsi, les observations permettent de constater que les personnes qui demandent de l’aide le font avec des sentiments de gêne et de honte. Les propos des observations recueillies révèlent que certains conçoivent qu’il n’est pas légitime pour eux d’accéder à ce genre de service :

Cet homme recevant des services était visiblement très mal à l’aise en rentrant dans l’organisme. Un intervenant a rempli un formulaire avec lui, il a répondu aux questions, mais n’osait pas identifier la nature de ses besoins

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Une dame est entrée dans l’organisme. Elle était seule et semblait un peu mal à l’aise. Elle expliqua qu’elle s’est retrouvée à Moncton à la suite d’une rupture avec un conjoint violent. « I’ve always worked, I’ve always been able to work », a-t-elle réaffirmé à plusieurs reprises

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Ce malaise influence le regard que les gens posent eux-mêmes sur leur propre situation, en intériorisant la valeur négative qui leur a été attribuée (défaut de perception au sens de le Blanc, 2009) :

Selon une intervenante, la population est tellement stigmatisée qu’elle finit par se sentir inférieure et croire qu’elle ne mérite pas le privilège d’être dans le même espace que « someone who works, who has a good life »

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Au final, on remarque qu’il existe chez les intervenants une tension entre la bonne volonté qu’ils affichent d’aider les personnes en situation de précarité domiciliaire et le regard qu’ils posent sur les choix et les modes de vie de ces dernières. Ceci semble contribuer à déposséder celles-ci de leur voix et les amène à intérioriser un discours disqualifiant leur propre situation.

Organisation des ressources communautaires en soutien aux personnes en situation de précarité domiciliaire

Certaines pratiques concernant la manière dont les ressources communautaires organisent leurs services afin que les personnes qui en bénéficient ne se retrouvent pas dans un vide contribuent également à invisibiliser l’itinérance dans la région de Moncton. Afin de comprendre l’organisation de ces ressources, une journée typique dans la vie d’un usager est ici présentée : 

Un homme en situation d’itinérance m’a expliqué une journée typique, qui commençait par se rendre à pied au Centre pour se laver (« shower pass » et produits d’hygiène fournis par une autre ressource). Par la suite, il allait au dépanneur chercher un journal, « they have it ready and waiting for me everyday, they all know me there ». Il se rendait ensuite à la soupe populaire qui ouvre ses portes à 10 h 30 où il demeurait jusqu’à la fermeture à midi. Par la suite, il passait du temps dans un « drop-in », soit de 13 h à 15 h. À la fermeture du « drop-in », il allait lire les autres journaux à la bibliothèque pour finalement se rendre à un refuge pour se procurer une boite à lunch que l’organisme sert chaque jour entre 16 h et 17 h. Il m’a expliqué que les « evenings and weekends » s’avèrent particulièrement difficiles pour lui parce que les services sont fermés; à l’exception d’un souper offert par une église les dimanches, aucun autre service n’est disponible

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Malgré le désir des organismes d’offrir un ensemble de services de manière concertée, il s’avère que certains types de soutien sont moins présents par moments en regard de besoins particuliers. Ainsi, plusieurs personnes doivent recourir à la générosité et à la bonne volonté de certains organismes ou de bénévoles qui offrent de manière arbitraire différentes formes de soutien pour combler des lacunes dans l’offre de services :

Une intervenante est venue chercher deux repas pour les amener à un couple à mobilité réduite. Ces personnes comptent sur ce repas et l’intervenante ne voulait pas les décevoir. Elle a promis à la cuisinière qu’elle s’en occuperait aussi durant les jours où l’organisme est fermé

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Ce matin, une dame en situation d’itinérance a été à la banque alimentaire qui n’est pas ouverte les jeudis. Normalement, elle aurait dû attendre jusqu’au lendemain, mais on lui a tout de même préparé un sac avec assez de nourriture pour la journée

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Vers 11h30, un homme s’est présenté à l’organisme et a demandé de la nourriture au directeur. Il a expliqué qu’il avait des enfants et une femme chez lui et seulement du pain à manger. Le cuisinier m’a dit qu’il soupçonnait que ce dernier « drinks his cheque » puisque ce n’est pas la première fois qu’il fait ce genre de demande. Malgré le fait que l’organisme n’est pas censé donner de la nourriture à emporter, le directeur lui a fait cinq plats qu’il a mis dans une boite, en me mentionnant : « I don’t even know if he does have kids, I just can’t say no. What if he does have kids at home…it’s not their fault »

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Lorsque des refuges sont occupés au maximum de leur capacité, certains vont accepter, dans des cas particuliers, des pensionnaires au-delà de leurs limites :

Le gardien expliqua qu’il attendait une famille le lendemain : mère, père et deux enfants âgés de quatre et six ans. L’appartement réservé pour de telles situations est présentement habité par une autre famille, mais il ne peut pas les refuser. En fait, il avoua qu’il ne refuse personne et ce, particulièrement en hiver : « We would be held responsible »

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La rareté des ressources communautaires, jumelée à une pénurie récurrente de logements abordables dans la région, fait en sorte que certaines personnes doivent avoir recours à des maisons de chambres, aux conditions d’habitation plus que douteuses, voire dangereuses :

Une personne en situation d’itinérance raconte qu’un homme lui a expliqué qu’il avait acheté quelques maisons, vraiment pas chères, qui étaient condamnées et qui devaient être démolies. Il lui a proposé d’en habiter une gratuitement jusqu’à ce qu’il se trouve une autre place où vivre. Il n’y avait pas d’électricité et les conditions étaient atroces, mais il a quand même accepté l’offre, puisque c’était l’été. Le propriétaire commença à faire les réparations nécessaires et quand l’hiver arriva, la maison était chauffée, malgré les câblages défectueux. Les choses se sont empirées au lieu de s’améliorer, le propriétaire louait à n’importe qui et la maison est devenue surpeuplée

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On observe que les organismes de la région ont le souci d’assurer une continuité de services, rendue possible grâce à la solidarité qu’ils ont développée entre eux. Ce qui ressort, c’est aussi que les intervenants se connaissent et communiquent entre eux afin de s’assurer que le moins de personnes possible ne soient laissées pour compte. Ces pratiques sont souvent porteuses d’une gestion arbitraire de l’aide basée sur la bonne volonté des intervenants et des bénévoles, ou encore de propriétaires peu scrupuleux.

Des pistes de réflexion pour comprendre l’invisibilité de l’itinérance à Moncton

L’analyse des pratiques observées dans la région de Moncton a permis de mettre à jour des processus d’invisibilisation rendus possibles, entre autres, par des mécanismes de masquage et de maquillage de l’itinérance induisant une réponse individuelle à un phénomène pourtant essentiellement social.

Des regards qui masquent l’itinérance…

Les pratiques qui sont organisées autour d’un regard qui dépossède les gens de leur voix et qui les disqualifie (le Blanc, 2009) contribuent à masquer la nécessité de reconnaitre socialement le phénomène de l’itinérance en ramenant constamment la problématique à ses dimensions individuelles. En effet, les services sont souvent offerts dans une perspective où la dimension collective du problème est ignorée par les principaux acteurs qui sont directement en contact avec cette population. Ainsi, le discours de plusieurs intervenants observés est généralement ponctué de renvois à des conduites et à des choix individuels comme explication à leur situation d’itinérance : « les personnes ne veulent pas travailler », « elles sont paresseuses », « elles ont des problèmes de toxicomanie et de dépendance », « elles font trop d’enfants », etc.

Ce faisant, il y a une individualisation de l’itinérance qui produit un masquage systémique des fondements de ce phénomène, à savoir la pauvreté, la redistribution inégale des richesses, le manque de logements abordables, l’inaccessibilité aux services de santé mentale, etc. De surcroit, la plupart des services offerts dans la communauté, qui dépendent de l’action bénévole qu’elles réussissent à mobiliser, sont portés par des structures à forte appartenance religieuse qui véhiculent souvent des discours qui rendent l’individu responsable de sa précarité et qui le placent en position d’échec personnel. Enfin, le don, au coeur de l’action des différents intervenants du milieu, est souvent motivé par des sentiments bienveillants, mais réifie l’étiquette de « pauvre méritant » : « Lord, we pray that these people can learn the joy of giving instead of always receiving » (14). Or, malgré toute la bonne volonté des intervenants, l’aide apportée aux personnes en situation de précarité domiciliaire dans la région de Moncton est soutenue par une conception résiduelle (Guest, 1995) de l’itinérance. Il y a donc masquage de la responsabilité sociale du problème en mettant de l’avant une perspective centrée sur l’individu qui le rend responsable des difficultés qu’il rencontre. Ce regard porté par des intervenants de premières lignes, professionnels ou bénévoles, contribue à déformer la réalité vécue par les personnes, participant ainsi à l’inadéquation de la réponse collective.

Une organisation des services qui maquille l’itinérance…

Cette conception résiduelle du problème, portée par les discours des intervenants, est en interaction directe avec une façon particulière d’organiser l’aide offerte aux personnes itinérantes qui met tout en oeuvre pour ne pas laisser de « trous » dans l’offre de services, maquillant ainsi la réalité du phénomène de l’itinérance. Cette manière d’assurer l’offre de services se déploie à partir d’un maillage très élaboré, donnant lieu à une réponse ponctuelle et variable à des besoins particuliers. Ces façons d’organiser les services ont pour conséquence de reléguer (le Blanc, 2009) l’itinérance à des zones marginales qui les confinent dans un espace informel, forçant ainsi les personnes à naviguer d’une « bonne volonté » à l’autre et à recevoir une aide qui est souvent informelle, ou encore en les obligeant à se trouver des logements trop souvent insalubres, délabrés et parfois dangereux, qui sont rarement l’objet d’une attention publique et politique. Ce maquillage contribue à ce « qu’une vie s’efface progressivement du cercle humain et en vient à devenir potentiellement une vie invisible, dont le visage n’est presque plus qualifié » (le Blanc, 2009, p. 54).

Cette réponse collective, basée sur la bonne volonté, fait place à des pratiques inéquitables et sélectives dans l’intervention auprès des personnes en situation de précarité domiciliaire : on déroge à certaines règles pour offrir des repas à certaines personnes qui n’y auraient pas nécessairement droit, on offre selon la personne qui le demande des services en dehors des heures d’ouverture, etc. Ces pratiques bienveillantes et arbitraires, qui sont justifiées par une idéalisation de la prise en charge par le milieu (Lamoureux et Lesemann, 1987), sont tout à fait cohérentes avec les logiques communautaires de solidarité propres aux régions à faible densité démographique comme Moncton. Le travail dans l’urgence pour combler la faim et le besoin d’un chez-soi, jumelé à cette manière collective d’aborder le problème à Moncton, répond à des besoins criants immédiats, laissant cependant peu de place à la réflexion et à l’action sur les causes structurelles du problème (Lamoureux et Lesemann, 1987). Cette façon de faire a pour effet de maquiller les fondements mêmes de la précarité domiciliaire dans la région en centrant son action sur les dimensions conjoncturelles vécues par les individus.

Conclusion

L’invisibilité sociale (le Blanc, 2009) produite par les mobilisations parallèles au système public de prise en charge et par une non-reconnaissance des droits fondamentaux des personnes en situation de précarité domiciliaire est le produit d’un processus de masquage et de maquillage de l’itinérance dans la région de Moncton. Ces processus d’invisibilisation participent à la vague d’effritement d’un État social, un État désengagé s’accommodant toujours davantage d’une individualisation des problèmes collectifs et du reflux du politique dans l’espace privé (Castoriadis, 2005) et communautaire. « L’itinérance n’est pas une fatalité, et c’est notre responsabilité collective d’agir pour faire en sorte que personne ne se retrouve sans abri, sans ressource, sans soutien, condamné à une vie d’errance à la marge de la société » (Rech, 2007, p. 128). Vivre sans chez-soi est probablement la marque la plus flagrante de l’incapacité de notre système à actualiser l’un de ses principes fondateurs, soit l’égalité.