Corps de l’article

La réflexivité des pratiques de recherche est un élément incontournable dans tout champ scientifique. Elle contribue au scepticisme organisé, qui constitue l’une des normes de l’ethos de la science selon Merton (1973). Cette analyse critique est d’autant plus essentielle lorsque la pratique scientifique prend la forme d’une recherche-intervention (RI par la suite) en sciences de gestion, dont le corps épistémologique n’est pas encore stabilisé.

La RI peut se définir comme une pratique de recherche appliquée menée conjointement par des chercheurs et des acteurs organisationnels, afin de produire des connaissances par le biais d’une transformation organisationnelle. La RI procède ainsi d’une construction concrète de la réalité fondée sur la volonté de transformer le milieu social dans lequel elle est appliquée. Dans ce cas, l’objet de la recherche est souvent confondu avec l’objet de l’intervention car celle-ci constitue le seul moyen de révéler les données de recherche par l’accès au terrain.

Les développements théoriques de la RI s’inscrivent dans l’héritage de l’Action Research, initiée par Kurt Lewin en 1946 avec la conviction que l’accès à la connaissance d’un système social appelle un changement de celui-ci (Allard-Poesi et Perret, 2003, p. 86). Dans son application en gestion, le projet scientifique est basé sur l’analyse et la conception des dispositifs de l’action organisée (David, 2012a). Avec cette pratique de recherche comme cadre général (David, 2012b), les sciences de gestion peuvent générer une théorie de l’action collective (Hatchuel, 2012), et renforcer leur statut de science de et pour l’action (Martinet, 1990). Cependant, malgré un engouement pour cette pratique de recherche en sciences de gestion, les conditions de réussite d’une RI et les mécanismes cognitifs à l’oeuvre ne sont pas suffisamment traitées par la littérature.

Ce contexte nous amène à formuler la problématique suivante : dans quelle mesure la Recherche-Intervention peut-elle conduire à une fertilisation croisée ? Pour y répondre notre article propose de décrire et d’analyser les mécanismes interactifs (vecteurs) et les mécanismes cognitifs (produits) qui favorisent une fertilisation croisée, traduisant le succès[1] d’une RI au regard de son ambition épistémologique. La notion de fertilisation croisée que nous mobilisons, implique un échange de connaissances et la création de nouvelles connaissances par et pour les acteurs impliqués.

Puisque notre objet d’étude est une pratique de recherche (la RI), nous mobiliserons un cadre théorique issu des recherches sur les sciences et la connaissance. Afin d’analyser les mécanismes interactifs (vecteurs) de la RI, nous mobilisons certains travaux du courant Science and Technology Studies (STS), sur les espaces d’expertise et la relation entre les chercheurs et les acteurs de leur terrain (Callon, 1998; Joly, 2001). Pour étudier les mécanismes cognitifs (produits) de la RI, nous mobilisons des travaux en théorie de la connaissance autour des systèmes complexes, afin d’établir les conditions de transfert et de création de connaissances.

Notre terrain est constitué de deux RI dans deux entreprises portant sur la mise en oeuvre d’une démarche de Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE par la suite) selon les lignes directrices de la norme ISO 26000. L’application de la RI à ces démarches peut se justifier car la RSE représente un sujet d’investigation récent, souvent complexe à appréhender pour les acteurs organisationnels.

La première partie présente le cadre d’analyse de la RI comme pratique de recherche, par la notion de fertilisation croisée. Celle-ci se caractérise par sa capacité à activer des mécanismes interactifs (vecteurs) et cognitifs (produits). La seconde partie expose la méthodologie, le terrain issu de deux cas de RI et les résultats.

Cadre d’analyse de la fertilisation croisée d’une RI

L’objet de cette partie est de présenter le cadre d’analyse mobilisé pour qualifier le succès d’une RI. Nous traduisons ce succès par la notion de fertilisation croisée, caractérisée par la mise en oeuvre de mécanismes interactifs et cognitifs au cours de la RI. Nous appréhendons les mécanismes interactifs par l’approche théorique des espaces d’expertise, ayant fait l’objet de nombreux travaux, notamment dans le courant des Science and Technology Studies (STS)[2]. Les mécanismes cognitifs seront étudiés par les concepts de transfert et de création de connaissances dans ces espaces d’expertise.

En résumé, les principes de fonctionnement de la RI devraient conduire à la constitution d’un espace d’expertise composé de chercheurs et d’acteurs du terrain de recherche. Si cet espace fonctionne correctement, il doit permettre le transfert et la création de connaissances entre les acteurs académiques et du terrain. Nous proposons de les mobiliser comme cadre d’analyse de notre sujet (cf. tableau 1).

Les mécanismes interactifs d’un espace d’expertise adapté à la RI

Dans une RI, le succès de l’interaction entre chercheurs et acteurs de l’entreprise dépend directement de contraintes liées à son objet et aux acteurs de l’intervention. En effet, une RI mobilise de facto des acteurs hétérogènes, aux perceptions différentes de l’objet de l’intervention.

L’ensemble de ces contraintes conduit la RI à s’orienter vers la création d’un espace d’expertise co-construit au sens de Callon (1998)[3] et Joly (2001). En effet, ce modèle de co-production des savoirs (Callon, 1998) – aussi appelé modèle de co-construction (Joly, 2001) – dans lequel la frontière entre experts (chercheurs) et profanes (acteurs de l’entreprise) n’a plus lieu d’être, semble adapté à une RI et à ses objectifs.

Dans un modèle de co-construction, « le rôle des non-spécialistes dans la production des savoirs et des savoir-faire est capital » (Callon, 1998, p.70). La frontière entre experts et profanes s’efface progressivement et leurs interactions conduisent à la production de deux formes de connaissances : les « savoirs à portée générale » et les « connaissances tenant compte de la complexité des situations locales singulières » (Ibid.). Ce modèle conduit aussi à un « apprentissage collectif croisé puisque les différents savoirs s’enrichissent mutuellement dans le cours même de leur coproduction » (Ibid.).

Moisdon (1984) a relevé le rôle essentiel de l’interaction avec le terrain en identifiant trois éléments à préserver pendant l’intervention : maintenir le contact, permettre l’implication des acteurs dans la réflexion et gérer le décalage des représentations. Ces principes d’interaction s’inscrivent dans le paradoxe identifié par Girin (1981) à propos des savants ordinaires que sont les praticiens de la gestion, car ils sont à la fois des producteurs de théorie locales et porteurs de raisonnements à prendre avec discernement.

La RI s’accompagne à la fois d’une contextualisation et d’une formalisation du changement dans l’organisation, ce qui la distingue de la recherche-action qui s’attache uniquement au processus de contextualisation du changement dans un collectif plutôt qu’une organisation (David, 2012b). Ces éléments vont constituer le contexte de la RI (cf. tableau 1) permettant de définir, de délimiter l’objet et les sujets au coeur de la RI.

La réalisation d’une RI conduit à la co-construction d’artefacts à visée transformative en interaction avec le terrain. Son orientation est pragmatique, intelligible et utile pour l’entreprise. Ses artefacts « agissent alors comme une machine « épistémique » qui modifie la perception du réel, permet la construction et l’interprétation de nouveaux phénomènes » (Aggeri et Labatut, 2010, p. 9). Mobilisés en situation d’intervention, ces artefacts représentent des interfaces supports de la mutation.

Dans le cadre d’une RI, l’interaction du sujet et de l’objet permet la construction de connaissances - le réel n’est connaissable qu’à travers le sujet - selon l’hypothèse phénoménologique propre à l’épistémologie constructiviste (Le Moigne, 1990). Etudions maintenant les mécanismes cognitifs à l’oeuvre dans une RI.

Les mécanismes cognitifs à l’oeuvre dans l’espace d’expertise de la RI

L’analyse précédente nous indique que la constitution d’un espace d’expertise adapté à une RI, pourrait conduire à la création et au transfert de connaissances par ses propriétés co-constructives. Ces mécanismes d’ordre cognitif font implicitement référence à certains concepts de théories de la connaissance, basés sur les systèmes complexes[4] (Simon 1962), comme l’analyse des réseaux sociocognitifs complexes (Ancori, 2008) ou la modularité organisationnelle et cognitive (Langlois, 2002; Cohendet et al., 2005, Ancori, 2009). En effet, l’espace d’expertise issu de la RI constitue un réseau sociocognitif complexe car il est composé d’acteurs hétérogènes et il engendre des interactions non-simples pouvant être « saisis sous l’angle de leurs activités cognitives et de leurs interactions avec leur environnement naturel ou social » (Ancori, 2008, p. 124). De plus, ce réseau va évoluer par l’interaction de ces acteurs hétérogènes, notamment par le biais de leur proximité, entendue comme une « ressemblance cognitive entre acteurs individuels » (ibid.).

Le concept de modularité organisationnelle et cognitive (Langlois 2002, Cohendet et al., 2005) permet, quant à lui, de préciser le mécanisme de transfert et de création de connaissances dans le réseau, sur la base de la proximité cognitive des acteurs. L’hétérogénéité des acteurs conduit à les placer dans une chaîne de traduction longue (au sens de Callon, 1976) entre l’espace académique et l’entreprise, mais sécable en modules connectés par des acteurs cognitivement proches. De plus, une partie de la connaissance restera volontairement encapsulée dans certains modules pour favoriser la gestion de la complexité du système[5]. Ainsi, les traductions opérées entre les modules sont « autant d’apprentissages interactifs riches de possibilités de fertilisations croisées » (Ancori, 2009, p. 521). On retrouve ici, l’idée d’un apprentissage collectif croisé de Callon (1998) au coeur de notre problématique.

Dans le cas de la RI, le transfert de connaissance est double. D’un côté, les chercheurs experts sur le sujet de l’intervention transmettent à l’entreprise des savoirs généraux sur ce sujet, des retours d’expérience, les outils d’opérationnalisation, etc. De l’autre côté, les acteurs de l’entreprise transmettent aux chercheurs les connaissances localisées (spécificités et contextes de l’entreprise, du secteur, des fonctions, des acteurs, etc.). Ce double transfert de connaissances correspond à la boucle d’apprentissage collectif croisé évoquée dans le modèle de co-production des savoirs de Callon (1998).

Cependant, le processus cognitif de la RI ne s’arrête pas à ce transfert croisé de connaissances. Il conduit aussi à la création de nouvelles connaissances pour tous les acteurs, comme par exemple, des solutions techniques issues du processus de co-construction, la constitution d’un plan d’action original, une méthodologie ad hoc, etc. Ces nouvelles connaissances ne peuvent émerger que du projet lui-même et viennent enrichir le socle de connaissances de tous les acteurs.

La personnalité des acteurs impliqués influence l’évolution de la RI. Le succès de la démarche est souvent favorisé par des acteurs de l’entreprise qui ont une sensibilité pour la recherche et par des chercheurs ayant une capacité d’adaptation aux codes de l’entreprise. Le chercheur doit « bien passer » en entreprise et l’entreprise doit accepter le dialogue avec le chercheur.

Nous retrouvons ici les mécanismes décrits dans les concepts de système modulaire et de la proximité cognitive (Ancori, 2009). Le lien entre des acteurs proches permet ensuite de diffuser la connaissance (créée et transférée) à tout le réseau, et même au-delà, par le processus de traduction vers les acteurs de l’entreprise les plus réfractaires ou méconnaissant la recherche d’un côté, et vers la sphère académique par les productions scientifiques et les enseignements de l’autre.

Analyse de deux cas de RI en RSE

Pour illustrer plus précisément les mécanismes interactifs et cognitifs au coeur d’une fertilisation croisée des savoirs dans le cadre de la RI, nous examinons dans cette deuxième partie deux RI en RSE réalisées entre 2010 et 2014. Nous commençons par exposer la méthode de recherche mobilisée pour étudier ces deux cas. Ensuite, nous présentons les deux entreprises, ainsi que la méthodologie de RI utilisée pour les accompagner dans leur démarche de RSE. Enfin, nous analysons ces deux cas selon le contexte, la concrétisation puis les conséquences de la RI (cf. tableau 1).

Méthodologie de recherche de l’article

Afin d’étudier ces deux pratiques de RI, nous avons adopté une méthode qualitative par l’étude de cas (Albarello, 2011) associée à une démarche inférentielle par analogie (Biela, 1998).

La méthode de l’étude de cas est adéquate car nous nous trouvons dans les deux situations que souligne Albarello (2011, p. 27). D’abord, l’étude de cas est mobilisée « lorsqu’ il s’agit d’analyser un évènement impromptu, un programme (ou un projet), une activité collective » (Ibid.). Dans notre recherche, le « programme » ou « l’activité collective » équivaut à la mise en oeuvre conjointe par les acteurs et les chercheurs d’une RI d’une durée de 3 ans. Cette RI a pour objectif de déployer une démarche de RSE au sein des entreprises. Pour les chercheurs, elle a pour objectif de recueillir des données empiriques en vue de publications scientifiques. Ensuite, l’étude de cas est pertinente « lorsque le phénomène au coeur de l’étude est indissociablement lié au contexte au sein duquel il est apparu et s’est développé » (Ibid.). Ainsi, le recueil des données, l’analyse et les résultats de notre article sont contextualisés et reliés de façon particulière aux mécanismes à l’oeuvre dans chacune des RI (cf. tableau 1).

TABLEAU 1

Cadre d’analyse

Cadre d’analyse
Source : construction des auteurs

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Ces deux cas n’ont pas vocation à être représentatifs du phénomène étudié (la réalisation de RI). Le choix de chaque cas tient justement à son caractère unique, rare et extrême, plutôt qu’à chercher à tester une théorie ou à mettre en évidence un cas non étudié (Yin, 2003).

Au niveau de la collecte des données qualitatives, la démarche même de RI a favorisé un accès privilégié au terrain. Dans un premier temps, nous avons participé comme chercheurs-intervenants dans les deux cas et avons récolté des données primaires et secondaires durant la durée de l’intervention et suivant de multiples sources (cf. tableaux 1 et 2 en annexe). Ces données ont été collectées avec comme projet de recherche global, celui de comprendre pourquoi et comment les entreprises opérationnalisent la RSE, en vue de rédiger des publications académiques. Elles peuvent constituer ce qu’Albarello (2011) appelle un « fichier primaire », permettant de remonter à toutes les informations recueillies pour les chercheurs impliqués ou non sur les RI. Au-delà des interventions, les chercheurs appartiennent en effet à un pôle de recherche spécialisé en RSE. Ce pôle joue le rôle d’« une instance de contrôle » (Girin, 1990) auprès de laquelle les chercheurs rendent compte régulièrement aux autres chercheurs - membres du pôle et ne participant pas forcément aux interventions - de leurs travaux de recherche, de l’avancement de l’accompagnement des entreprises, des méthodologies utilisées, etc.

Dans un deuxième temps et en dehors des interventions, nous réutilisons ces données collectées antérieurement pour examiner « de nouvelles questions empiriques, théoriques ou méthodologiques » (Chabaud et Germain, 2006, p. 205). En l’occurrence, dans cet article, nous ré-exploitons ces données pour comprendre plus précisément les vecteurs et les produits de la méthode de la RI à partir des deux cas étudiés. Nous adoptons une posture interprétative au sens de Giordano (2003) pour comprendre de façon empathique les représentations à l’oeuvre dans ces deux RI.

Nous appliquons également une démarche de réflexivité sur notre propre pratique de recherche. Celle-ci peut se définir comme un « mécanisme par lequel le sujet se prend pour objet d’analyse et de connaissance. [...]cette posture consiste à soumettre à une analyse critique non seulement sa propre pratique scientifique (opérations, outils et postulats), mais également les conditions sociales de toute production intellectuelle » (Rui, 2010, p. 21).

Au final, notre analyse permet de comparer ces deux monographies en raison de dispositifs méthodologiques identiques : une RI menée par le même collectif de chercheurs (cf. tableau 3 en annexe), l’utilisation de l’ISO 26000, une méthodologie de déploiement de la RSE en mode projet (cf. tableau 4 en annexe).

A partir de l’observation de ces deux projets de RI (analyse des cas), nous pouvons procéder à des analogies entre nos observations et notre cadre d’analyse (cf. tableau 1). Ainsi, l’utilisation de l’analogie traduit ici un mode de raisonnement d’ordre inférentiel, conduisant, à l’aide d’une référence connue (cadre d’analyse), à décrire les phénomènes observés (cas de RI) pour établir un « schéma cognitif qui conduit à la recherche de connexions relationnelles (ou correspondances) à l’intérieur des domaines considérés et entre eux. » (Traduit de Biela, 1998, p. 87). Nous sommes partis de similarités des deux cas pour raisonner par comparaison et enrichir ainsi la compréhension de leurs particularités (Becker, 2016).

La grille d’interprétation des données mobilisée (cf. tableau 1) met en avant trois thèmes clés de la RI - le contexte, la concrétisation et les conséquences – permettant d’étudier le processus de cette pratique de recherche jusqu’à l’atteinte – ou non – d’une fertilisation. Les deux premiers sont des vecteurs (mécanismes interactifs) de la fertilisation croisée et le troisième regroupe ses produits (mécanismes cognitifs).

Pour informer chacun des thèmes-clés de notre cadre d’analyse théorique, nous avons appliqué une analyse distanciée de nos données issues de notre « fichier primaire » (cf. tableau 5 en annexe), par la méthode d’analyse de contenu de type thématique (Bardin, 2007). Dans une logique abductive, nous avons mené une « exploration hybride » consistant « à procéder par allers-retours entre des observations et des connaissances théoriques » (Charreire, Durieux, 2003, p 70).

Nous allons maintenant présenter, de façon claire, précise et détaillée nos deux études de cas pour démontrer en quoi elles permettent, par leur exploitation, de répondre à notre problématique de recherche.

Présentation des deux cas de RI en RSE

Pour analyser la pratique de la RI, nous nous basons sur notre collaboration avec deux entreprises à travers deux études de cas longitudinales d’une durée de trois ans chacune dont les caractéristiques figurent dans le tableau 2 et l’encadré 1.

Résultats : les vecteurs et produits d’une fertilisation croisée dans une RI

Nous allons à présent revenir sur les vecteurs et produits d’une fertilisation croisée de la RI comme synthétisé dans le tableau 1. Le contexte et la concrétisation de la RI permettent de restituer les vecteurs de fertilisation croisée liés aux mécanismes interactifs de cette forme de recherche. Les conséquences de la RI assurent le retour sur les mécanismes cognitifs comme produits de fertilisation croisée. Pour chaque élément de notre grille d’analyse, le tableau 5 en annexe présente des verbatim selon le codage thématique utilisé.

Contexte de la RI

Dans les deux cas, le déroulement du projet de recherche confirme l’importance du contexte de la RI. Du côté des entreprises, l’objet de l’intervention (la mise en oeuvre de la démarche de RSE) se construit sur la base d’un projet managérial, porté par les propriétaires et dirigeants. Ce projet peut être instrumentalisé pour faire face aux opportunités et menaces de l’environnement. Il est aussi susceptible de revêtir un caractère utilitariste, pour affirmer les forces et réduire les faiblesses des entreprises, afin d’en retirer un avantage concurrentiel. Du côté des chercheurs, l’objet de l’intervention est l’occasion d’étudier la mise en oeuvre de la RSE selon une approche hic et nunc, afin de répondre aux attentes de la communauté académique. Ces finalités individuelles s’associent et s’entre-renforcent autour des finalités communes du projet de RI contractualisé par une convention de mécénat.

TABLEAU 2

Présentation des terrains

Présentation des terrains
Source : construction des auteurs

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Nous précisons ces vecteurs du contexte des RI :

  • Motivations et finalités de la collaboration

Ancrage dans le projet managérial de l’entreprise : que ce soit chez IAA ou chez MUT, l’engagement dans une démarche RSE résulte d’une volonté partagée par les actionnaires – l’actionnaire majoritaire pour IAA et les actionnaires historiques principaux pour MUT – et la direction générale.

Ainsi, la démarche de RSE et la RI se trouvent encadrées par la culture, la stratégie et les parties prenantes internes de l’entreprise, et par les enjeux externes, institutionnels ou liés au secteur d’activité, et aux métiers de l’entreprise.

Motivations internes : pour IAA, les motivations à l’origine du projet, avancées par la direction générale, sont le renforcement de la cohésion interne du groupe et la consolidation du projet d’entreprise. Elles s’appuient sur les valeurs sociétales originelles de l’entreprise qui trouvent un réceptacle dans le concept de RSE.

Du côté de MUT, l’entreprise a souhaité s’engager dans une démarche RSE en reliant cette volonté aux valeurs du secteur de l’économie sociale dont elle se réclame. Elle désire également être en cohérence avec les politiques RSE engagées depuis quelques années par ses actionnaires (grandes mutuelles). MUT, qui fonctionne en marque blanche pour ses actionnaires, peut ainsi s’inscrire dans la continuité de leurs engagements RSE par ses valeurs affichées, ses finalités sociétales et ses pratiques opérationnelles.

Motivations externes : les deux entreprises se sont également engagées volontairement dans une démarche RSE parce qu’elles ont perçu des pressions et des évolutions fortes de leur champ institutionnel. Outre les contraintes réglementaires nouvelles (reporting extra-financier issu de l’article 225 de la loi Grenelle 2) les deux entreprises voient en effet remonter des demandes de clients, donneurs d’ordre et consommateurs intégrant des questions relatives aux enjeux RSE. Elles sont aussi concernées par des enjeux environnementaux (notamment l’utilisation de ressources naturelles pour IAA et la consommation d’énergies pour MUT) dans leurs activités.

Motivations des chercheurs : au début de 2010, ces projets managériaux ont rencontré le projet de connaissance d’un établissement d’enseignement et de recherche, qui souhaite renforcer son expertise dans le domaine de la RSE. Plus précisément, une équipe de chercheurs en gestion, spécialisés en RSE et management, commençait à se questionner sur l’applicabilité de la norme ISO 26000 dans les entreprises. S’ajoutant à l’utilité managériale d’une telle recherche, une double finalité anime ces chercheurs : une finalité académique avec la production de contributions intellectuelles (articles, ouvrages, études de cas); et une finalité pédagogique afin de les infuser dans leurs enseignements en formation initiale et continue. Une des conventions a notamment constitué le terrain d’une recherche doctorale.

Les finalités communes entre entreprises et chercheurs ont été formalisées dans une convention de mécénat. Dans les deux cas, l’intervention de la RI étaient formalisés sur deux axes : l’intégration de la RSE selon la norme ISO 26000 et l’adaptation de bonnes pratiques et d’innovation RSE dans la structure. Dans ces conventions, le projet dure trois ans avec la possibilité d’une reconduction. Ce temps long instaure une dynamique collaborative fructueuse entre les chercheurs et le terrain.

  • Les acteurs collaborant dans la RI

Le fonctionnement en comité de pilotage (COPIL)[6], de composition bipartite (chercheurs-intervenants / acteurs de l’entreprise), favorise le respect des finalités communes du projet. Il promeut la collégialité et limite les points de vue subjectifs, parcellaires mais aussi le caractère arbitraire des décisions. L’importance de ce COPIL confirme la nécessité d’une instance de gestion[7] (Girin 1990) dans tout dispositif de recherche en gestion et en particulier pour une RI. La négociation commune et continue fut la règle pendant la durée du projet. Au sein du COPIL, la parole se libère progressivement lors des processus successifs des phases du projet (cf. tableau 4 en annexe). L’expression de chaque personne compte « à égalité », ce qui est rare en entreprise et mérite d’être soulignée. Chacun critique, est critiqué, sans distinction de l’origine, chercheurs-intervenants, cadres ou collaborateurs de l’entreprise dans une approche que l’on peut qualifier de démocratique[8].

Dans nos cas, bien que le projet RSE soit un projet managérial et que leurs équipes ne soient que des entités internes, les entreprises ont accepté les chercheurs comme des partenaires pouvant contribuer à sa réussite. En parallèle, les chercheurs peuvent compter sur ces entreprises pour leur fournir des données de recherche difficiles à obtenir sans cette interaction longue et cet accès privilégié (ex : éléments confidentiels et stratégiques) :

L’entreprise, elle travaille à l’échéance de demain; de l’aujourd’hui et du demain. Alors que le monde de la recherche, il travaille à deux ans, trois ans, cinq ans. Donc, il faut considérer les problèmes. Que vous, vous acceptiez de consacrer dix pour cent de votre temps à régler des urgences et puis, nous, dix pour cent de notre temps à penser à trois, cinq ans. Et on se retrouvera parce qu’il y aura des services rendus de part et d’autre. Et c’est ça qui est à construire; qui me paraît fondamental pour l’avenir.

IAA membre du CODIR, extrait d’entretien

Concrétisation d’une RI

Lors de la réalisation de la convention, nous avons mobilisé des artefacts pour atteindre les finalités managériales et recherches du projet de RI. Ces artefacts constituent d’autres vecteurs des mécanismes interactifs de la fertilisation croisée.

  • Création de structures organisationnelles fonctionnant comme des espaces d’expertise

Le COPIL était une structure stable dans les deux cas. Cependant, des ajustements ont été nécessaires pour mener à bien le déploiement de la RSE et l’émergence de données de recherche. Les projets ont requis le développement de structures ad hoc. Dans les cas IAA et MUT, le comité de pilotage (COPIL) était composé de chercheurs-intervenants et d’acteurs de l’organisation. L’équipe de chercheurs-intervenants était constituée respectivement de six et de sept personnes, dont un chef de projet et un coordinateur des opérations (cf. tableau 3 en annexe). Les chercheurs-intervenants menaient une recherche académique dans leur discipline (gestion et économie) en lien avec les enjeux de la RSE.

Toutefois, une divergence d’approche distingue les entreprises. IAA a adopté une équipe restreinte au départ mais a su diffuser le plus largement la démarche en son sein. Chez MUT, une équipe plus nombreuse, avec l’ajout d’un comité de coordination, était censée relayer la démarche dans tout le groupe, mais qui au final, se réduisait au COPIL.

La notation de la performance RSE a été proposée par des groupes de travail ad hoc dans lesquels la parole fut également libre avec la présence des chercheurs-intervenants. Cette participation des collaborateurs a donc débordé du mode de fonctionnement du COPIL. Elle s’est appliquée aux équipes constituées dans le cadre des groupes de travail thématique suivant les sept questions centrales de l’ISO 26000.

L’analyse des évaluations, réalisée pendant l’inventaire, l’auto-évaluation et la co-construction des dispositifs méthodologiques, a révélé l’existence de divergences entre les acteurs. Cependant, les résultats sont issus d’une vision partagée et non directive. Outre la diversité d’acteurs, la volonté de co-construire ce projet d’intégration de la RSE s’est caractérisée par un processus de modifications continues et imprévues[9].

La composition hybride du COPIL a facilité le processus d’apprentissage réciproque des lignes directrices de la RSE, débouchant sur un langage commun et partagé dont la complexité s’est progressivement réduite avec le processus de contextualisation de la RSE dans l’organisation. Ainsi, l’ISO 26000 est devenue intelligible, compréhensible et donc assimilable par les acteurs pendant le projet. Cette approche consensuelle n’exclue pas l’absence de divergence pendant la durée du projet. On retrouve ici une analogie avec les espaces d’expertises de la co-construction des savoirs de notre cadre théorique.

  • Adaptation et création d’outils d’intervention

Alors que nous voulions tester l’applicabilité de l’ISO 26000, nous avons dû compléter les lignes directrices de cette norme. Nous nous sommes notamment appuyés sur une méthodologie fournie par le document applicatif de la SD 21000[10] élaboré par l’AFNOR, ainsi que sur des documents en préparation à l’époque comme la FDX 30-029[11], que nous avons dû adapter à la démarche projet, au contexte et aux spécificités de IAA et de MUT. L’utilisation de ces outils permet de concrétiser les phases du projet et la mise en oeuvre de la convention. Par exemple, la méthodologie adoptée sur la base de ces guides, a permis l’identification et la hiérarchisation de l’ensemble des domaines d’action (dénommés « DA ») issus des sept questions centrales (dénommées « QC ») de l’ISO 26000. Avec ces outils et la méthode déployée, le projet est véritablement entré dans sa dimension opérationnelle.

  • Concrétisation du volet recherche

La conduite de l’intervention (préparation, déroulement des phases, réactions de l’entreprise, interactions) permet d’agréger différentes données concernant la démarche de RSE, mais aussi le déroulement de l’intervention elle-même. Les livrables établis pour chaque phase du projet, les interviews menées auprès des acteurs organisationnels, les recueils documentaires et la constitution d’un journal de recherche sont autant de sources de données primaires et secondaires utilisables pour rédiger travaux de recherche ou cas pédagogiques.

L’intervention n’étant ni figée, ni totalement prévisible, cela conduit également à des ajustements des pistes de recherche. Des opportunités se créent sur certains thèmes de recherche, alors que d’autres disparaissent. C’est le cas d’une recherche sur la fonction achats chez IAA, ou l’abandon d’un autre projet sur le volet parties prenantes faute d’une avancée conséquente dans les deux cas sur ce thème.

Conséquences d’une RI

La RI a ainsi favorisé la cohabitation de deux types d’acteurs : des chercheurs connaissant l’objet de l’intervention (la RSE) et des acteurs pratiquant au quotidien la gestion d’une entreprise industrielle pour IAA ou exerçant un service d’assurances pour MUT. Cette cohabitation a renforcé la proximité cognitive entre les acteurs, condition nécessaire au transfert et à la création de connaissances, d’abord au sein de l’espace d’expertise, puis en dehors.

  • Une proximité cognitive entre chercheurs et acteurs organisationnels

Sachant qu’a priori tout semble séparer chercheurs et acteurs organisationnels (logique « conceptuelle » vs « pragmatique », finalité « académique » vs « économique », posture « réflexion » vs « action », temporalité « long terme » vs « court terme »), la RI ne s’est réalisée qu’avec une proximité cognitive entre ces personnes. On peut établir sur cette base une analogie avec la modularité cognitive de notre cadre théorique, qui décrit bien cette séparation, nécessaire à la conduite du projet complexe, entre connaissances diffusées et connaissances embarquées. Par exemple, les échanges avec le terrain à propos de nos recherches n’ont pas forcément porté sur le positionnement épistémologique de nos travaux.

Outre l’existence d’une convergence d’intérêts réciproques autour de la RSE, cette proximité cognitive a assuré la sédimentation progressive de rapports inhabituels. Les acteurs doivent comprendre les intentions des chercheurs et leur « jargon », mais les chercheurs doivent être en capacité d’appréhender les réalités de l’organisation et de s’adapter à son fonctionnement.

La légitimité et l’intérêt de l’intervention du groupe de chercheurs résident principalement au niveau de leur capacité à endosser la fonction de « passeur ». Cette fonction consiste à transmettre et à interpréter les principes et les enjeux de la RSE par le biais de la sensibilisation et de l’apprentissage auprès des différents acteurs. La RI favorise le processus d’appropriation de la RSE par l’intermédiaire de l’ISO 26000. La dynamique d’appropriation se construit au fil des discussions, des décisions relatives au projet, voire des rejets. Par exemple, la première approche analytique « ligne à ligne » de la RSE selon les trois cent Attentes et Actions Associées (AAA) de la norme est globalement ressentie comme indigeste chez IAA et MUT. Elle participe cependant à la compréhension de tous les acteurs du COPIL qui s’approprient ainsi une connaissance – débattue puis partagée - selon l’ISO 26000.

Par nature, la dimension praxéologique de la RI n’est pas neutre. Nous pouvons même dire que c’est une condition nécessaire à l’émergence de résultats pour les chercheurs (données et interprétations) et pour les organisations (apports managériaux tangibles). Que ce soit chez IAA et chez MUT, les étapes concrètes du projet comme les méthodologies appliquées, le contenu des livrables, les présentations réalisées relatives aux pratiques RSE, etc. ont participé d’un éclairage, d’un débat, d’une confrontation contribuant au processus d’appropriation de la RSE par les membres du COPIL. Dans les deux cas, le déroulement de la RI a bien conduit au processus de transfert et de création de connaissances que nous allons maintenant présenter.

  • Le transfert de connaissances dans le COPIL

Dans les deux cas, les phases de réalisation du diagnostic RSE constituent un processus fort de transfert de connaissances vers l’entreprise (RSE, ISO 26000) et vers les chercheurs-intervenants (contexte et fonctionnement de l’entreprise). Dans le cas d’IAA, les travaux menés au sein des groupes de travail par QC de l’ISO 26000, ont permis l’interaction d’au moins une dizaine de salariés de l’entreprise dans chaque groupe, de profils métiers et d’entités diversifiés. Par la suite, ces réunions se sont développées (une centaine de personnes ont participé à des réunions dites de « libre-échange »). La fin de la première année du projet chez IAA a été marquée par l’organisation d’un séminaire d’une durée d’un jour et demi, regroupant cent-dix cadres de l’entreprise. Un second séminaire regroupant trente cadres dirigeants, a permis de donner une nouvelle impulsion un an après, en faisant un point sur les aspects stratégiques de la démarche.

Pour MUT, les phases de diagnostic ont été assez similaires avec un inventaire réalisé au niveau de l’ensemble des filiales du groupe (niveau international). L’auto-évaluation a aussi été réalisée par le COPIL, divisé en plusieurs groupes de travail par questions centrales. A l’issue de cette étape, les chercheurs connaissaient mieux l’entreprise et pouvaient adapter progressivement leur accompagnement. Les acteurs de l’entreprise appréhendaient mieux leur interaction avec les chercheurs et connaissaient mieux l’ISO 26000 pour contribuer au projet RSE.

  • La création de connaissances dans le COPIL

L’éventail des productions directement issues de la co-construction du projet (rapport d’inventaire, d’auto-évaluation, formalisation des pratiques RSE, axes stratégiques RSE, plans d’action et d’indicateurs de performance, etc.) constitue les nouvelles connaissances créées. Elles cristallisent une nouvelle codification, traduction et appropriation des enjeux, activités et pratiques de l’entreprise selon l’ISO 26000.

Dans le cas de MUT, on peut évoquer des bonnes pratiques environnementales ou des méthodologies de reporting issues de certaines filiales, qui ont pu être partagées avec l’ensemble des entités du groupe. A l’issue du diagnostic, le plan d’actions RSE fait émerger les solutions nouvelles, voire innovantes pour opérationnaliser la démarche RSE. Dans le cadre du séminaire chez IAA, les cadres participants ont contribué à la construction des axes stratégiques RSE pour l’année suivante. Chez MUT, certains axes d’amélioration proposés par le COPIL ont constitué des pistes de travail pour différents services de la structures (DRH, service communication).

  • Le processus de transfert vers d’autres réseaux au-delà du COPIL

Dans les deux cas, on constate un processus de transfert des connaissances créées hors du « réseau initial » (le COPIL, les groupes de travail, les séminaires internes) à destination d’autres réseaux. On peut évoquer le déploiement de la stratégie RSE dans toute l’entreprise, la communication interne et externe sur la stratégie RSE, la transformation pédagogique de la RI, la transformation en recherche de la RI, etc. Dans chaque cas, des opérations de traduction (Callon, 1976) ont été nécessaires pour assurer ce transfert. Bien sûr, l’intensité du processus a varié selon IAA et MUT et selon les réseaux visés (l’entreprise et ses parties prenantes, la sphère pédagogique, la communauté de la recherche).

Ainsi, le déploiement de la stratégie RSE dans l’entreprise constitue un premier transfert de connaissances en dehors du COPIL. Chez IAA, les dispositifs créés dans le COPIL ne sont pas restés l’apanage d’une communauté fermée, mais ont progressivement fait l’objet d’une diffusion dans l’entreprise. Les travaux du projet RSE réalisés par le COPIL ont modifié certains aspects de la stratégie et du management d’IAA. Dès la première année, le CODIR, le Conseil d’administration et le COPIL sont passés à un cadre élargi de réflexion. Ils ont intégré la prise en compte de nouvelles pratiques de comportement, de nouvelles données et indicateurs non financiers, ce qui s’est traduit par une anticipation de la mise en oeuvre du décret d’application de l’article 225 de la loi Grenelle 2. La demande d’animation et de sensibilisation concernant les indicateurs extra financiers se manifeste rapidement, dans le but de choisir et promouvoir des axes stratégiques pour IAA. La création d’un poste de responsable RSE rattaché à la direction de la communication financière est venue consolider l’influence de la RSE dans l’organisation[12].

Dans le cadre de MUT, la diffusion et la transformation des travaux du COPIL en stratégie RSE n’ont pas été aussi abouties que chez IAA. Après l’inventaire, MUT a souhaité recentrer le travail de diagnostic et le projet dans son ensemble sur sa structure principale incluant le siège social, tout en laissant certaines filiales participer ponctuellement aux travaux en tant qu’observateurs ou pour partager leurs bonnes pratiques. Ce constat illustre à nouveau l’importance du contexte de la RI. Chez MUT il était clairement différent de chez IAA. En effet, suite au départ de la personne qui portait principalement le projet au sein de la direction générale de MUT, le processus de diffusion et d’intégration de la stratégie RSE dans le plan stratégique de MUT a été freiné. Ainsi, le projet RSE n’était plus une priorité stratégique pour MUT et se trouvait cantonné à la communication interne et à la politique sociale du Groupe.

La mise en circulation de savoirs issue de la RI s’inscrit également au-delà de l’entreprise. Elle touche aussi des parties prenantes qui constituent d’autres réseaux potentiels. IAA a mesuré l’intérêt de la mise en place d’une concertation avec certaines parties prenantes externes jugées prioritaires. Les premiers dialogues ont été prolongés par des entretiens et des analyses plus fines destinées à harmoniser sa propre démarche RSE avec certains de ces partenaires cruciaux comme les fournisseurs et clients. Des alliances stratégiques se sont nouées, par exemple sur des critères de nutrition et de santé, permettant de différencier les produits de la marque.

Ces nouvelles relations prennent également la forme de participations à plusieurs réseaux centrés sur des thématiques spécifiques de la RSE, dont un commun avec MUT et la structure des chercheurs-intervenants. IAA, qui ne souhaitait communiquer que sur ce « qu’elle faisait réellement » a longtemps différé la diffusion d’un document de présentation. Toutefois, depuis 2012, son rapport d’activité affiche, au prisme de la RSE, ses valeurs, missions, structure, projets, résultats et ses nouveaux partenariats.

Côté académique, les RI ont contribué à des transferts de connaissances en dehors des équipes de chercheurs. Ainsi, les deux terrains ont été intégrés à la pédagogie des chercheurs intervenants par leur utilisation dans les enseignements leur publication et l’implication directe d’étudiants (stages, alternance, projets) au sein des entreprises. Des acteurs organisationnels sont intervenus dans des enseignements pour témoigner concrètement de la démarche de RSE. Les deux terrains ont aussi débouché sur des publications académiques qui nécessitent une traduction des productions de la RI selon les standards de la recherche en sciences de gestion (cadre théorique, méthodologie, positionnement épistémologique, etc.). Certains acteurs organisationnels ont été invités dans des tables rondes de congrès académique. Des chercheurs ont aussi été invités dans des instances professionnelles (CCI, AFNOR, etc.).

Discussions et conclusion

Dans notre article, la RI se définit selon une double finalité à atteindre pendant le projet : une transformation organisationnelle et la concrétisation d’un projet scientifique.

Notre article permet d’abord de mieux comprendre la pratique et la méthodologie d’une RI appliquée en sciences de gestion. Il complète ainsi la littérature sur les principes méthodologiques de la RI (David 2012a). En effet, nous avons proposé une grille mettant en lumière les mécanismes interactifs (vecteurs) et les mécanismes cognitifs (produits) d’une RI dont les acteurs et chercheurs doivent tenir compte dans sa mise en oeuvre.

Nous avons proposé également la notion de fertilisation croisée pour traduire l’atteinte de cette double finalité, une situation bénéfique mutuelle et un cap à atteindre aussi bien par les acteurs organisationnels que les chercheurs. Le succès d’une RI peut ainsi être caractérisé par une fertilisation croisée issue d’une mobilisation idéale des mécanismes interactifs et cognitifs au cours des étapes-clés du projet.

Toutefois, Moisdon (1997) a souligné l’importance du pilotage de la RI, en évoquant l’itinéraire inattendu et parfois chaotique emprunté par les chercheurs en entreprise. Ainsi, nous proposons, en apport complémentaire, une typologie de prototypes de fertilisations (cf. tableau 3) pour aider au pilotage de RI futures, dont l’objectif est d’atteindre une fertilisation croisée. Nous positionnons les deux cas de RI - IAA et MUT - dans cette typologie. Nous évoquons enfin quelques limites et tensions au sein de nos projets afin d’affiner la compréhension des prototypes de fertilisation proposés.

Typologie de prototypes fertilisation

Dans le cadre de la RI, la notion de succès (fertilisation croisée) renvoie à l’aboutissement du transfert et de la création de connaissance pour les deux parties (organisation et chercheurs) au cours du projet de recherche. Le succès de la RI ne sera pas entier si une seule partie peut acquérir des connaissances pendant le projet recherche - aucun transfert à l’entreprise ou pas de nouvelles connaissances pour la recherche - puisqu’il n’y aura pas de fertilisation croisée stricto sensu dans ces cas. Pour explorer ces nuances de fertilisation, nous proposons une matrice (cf. tableau 3) contenant quatre prototypes de fertilisation qu’une RI peut engendrer. En l’empruntant la théorie du prototype de Rosch (1973, 1975), le terme « prototype » sera mobilisé ici comme modèle de catégorisation. Ainsi, chaque prototype du tableau 3 caractérise une entité centrale (ibid.) pour sa catégorie, de par son degré de représentativité (ibid.). Cependant, il n’a pas vocation à caractériser à lui seul la catégorie qu’il représente. Celle-ci peut inclure des cas légèrement différents du prototype. De même, la lecture verticale ou horizontale du tableau fait référence à la notion de continuum, qui illustre la variabilité de l’intensité des fertilisations possibles entre les prototypes.

Prototype 1 : Succès de la RI

Ce prototype témoigne de la réussite d’une fertilisation croisée entre les chercheurs (continuum recherche +) et l’entreprise (continuum entreprise +). Nous inscrivons le cas IAA dans cette perspective dans la mesure où les effets de la fertilisation croisée ont commencé pendant la RI. Cette situation facilite le transfert de connaissances dans les deux sens et la co-création de connaissances nouvelles pour les deux parties. Les finalités sont triplement effectives : les opportunités de publications se dessinent pour les chercheurs intervenants, qui ont accès à des données riches et privilégiées; l’entreprise entre dans un processus de transformation et d’innovation tout en résolvant la problématique managériale à l’origine de la RI; enfin, les connaissances issues de la RI sont transférées au-delà des deux acteurs collaborant, jusqu’à la co-création de nouvelles connaissances avec de nouvelles parties prenantes internes et externes, associées à la dynamique transformative de la RI. Le degré de représentativité de ce prototype n’exclut pas les variabilités potentielles de la fertilisation en recherche (nouvelles théories, compléments d’une littérature existante, apport méthodologique, etc.) et en entreprise (transformation radicale ou marginale, apprentissage simple ou complexe, etc.).

Prototype 2 : Cas limité

Ce prototype traduit l’incapacité de l’entreprise, et celle des chercheurs à remettre en question le fonctionnement organisationnel et à répondre de façon innovante à la problématique managériale posée malgré leur collaboration. L’abandon de la RSE dans une vision stratégique et la requalification du projet place MUT dans ce cas limité. La transformation ne s’opère pas, au moins pendant le déroulement de la RI. Elle reste de l’ordre de l’intention sans pouvoir se concrétiser. La fertilisation fonctionne de manière unilatérale en faveur des chercheurs. Malgré l’échec de la visée transformative, les chercheurs peuvent parvenir à recueillir des données dont ils vont pouvoir en extraire des productions scientifiques et apporter également ces expériences dans leurs enseignements. Dans ce cas, l’entreprise devient un simple terrain de recherche et le recours à la RI n’est pas justifié. En effet, ce prototype permet d’inclure de potentiels changements organisationnels, qui pourraient toujours intervenir après la réalisation de la RI. Par contre, ce cas se rapproche davantage de la démarche de recherche de « conception en chambre de modèles de gestion » (David, 2012b), qui ne couvre pas sa contextualisation potentielle en entreprise.

Prototype 3 : Cas incomplet

Dans ce prototype, le terrain se ferme et les chercheurs ne peuvent mettre en oeuvre le projet scientifique adossé à la RI. Les finalités des chercheurs intervenants sont mal acceptées, comprises ou interprétées par l’entreprise. Les acteurs se méfient de l’utilisation future des données et invoquent la confidentialité pour éviter de fournir des données nécessaires à la recherche ou pour accéder à la demande d’entretiens. Les chercheurs continuent à co-construire et à concrétiser le projet de transformation de l’entreprise mais ne parviennent pas à intéresser les acteurs à la recherche. Une telle situation se résume ainsi à du consulting car la concrétisation des finalités liées à la recherche est trop faible, voire absente. Ce prototype illustre le fait que la recherche potentielle sera moins fertile, car elle ne permet pas d’accéder aux données que seule une RI peut engendrer par la relation de confiance qu’elle construit. Les chercheurs peuvent se retrouver sans données de recherche exploitables (interdiction d’utilisation, rupture du contrat, pas d’accès à des données complémentaires). Ils peuvent aussi être dépassés par le seul volet intervention de la RI (rôle exclusif de consultant). Dans ce cas, les chercheurs n’auront pas beaucoup plus d’informations qu’un observateur extérieur (démarche d’observation, chez David 2012b).

TABLEAU 3

Prototypes de fertilisation d’une recherche-intervention

Prototypes de fertilisation d’une recherche-intervention
Source : construction des auteurs

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Prototype 4 : Echec de la RI

Dans ce prototype, la fertilisation croisée et donc la RI échouent. Les vecteurs de cette fertilisation ne sont pas effectifs et mis en place communément. Les deux catégories d’acteurs peuvent par exemple ne pas trouver une entente sur les finalités ou sur les sujets pour collaborer au sein de la RI. Les impératifs respectifs de l’entreprise et des chercheurs ne trouvent pas de terrain commun d’expression. Cet échec peut résulter également d’une mauvaise entente entre les partenaires, d’un changement de direction côté entreprise, d’une évolution de sa stratégie, qui ne voit plus le projet comme prioritaire. La RI ne peut produire ni transfert de connaissances, ni création de nouvelles connaissances. L’entreprise ne parvient pas à résoudre sa problématique managériale et ne peut donc atteindre sa visée transformative à travers la RI. Les chercheurs n’ont pas accès aux données essentielles à leur projet scientifique Dans cette hypothèse, l’arrêt de la RI peut même intervenir avant terme si la confiance est rompue et si chacune des parties n’y trouve plus son compte. Au-delà de l’échec de la RI, ce prototype n’interdit pas des fertilisations alternatives (perspectives de coopération différentes avec l’entreprise, étude de cas de l’échec d’une RI, apprentissage par l’échec pour une autre RI). En tout cas, les perspectives de recherches indirectes de ce prototype ou les perspectives potentielles pour l’entreprise échappent au projet de RI. C’est en ce sens que le prototype est qualifié d’échec de la RI.

Limites et tensions dans la conduite d’une RI

Dans la discussion qui suit, nous aborderons quelques limites et tensions au sein de nos projets, qui peuvent relativiser leur position potentielle dans les continuums de notre grille. Ces éléments de discussion sont importants pour le pilotage d’une RI et la compréhension des risques d’un glissement dans une autre catégorie du tableau 3, moins riche en terme de fertilisation.

Du point de vue de l’entreprise

Malgré la fertilisation croisée constatée dans le projet IAA, le travail du COPIL peut néanmoins être qualifié de partiel. Tout n’a pas été gardé, transformé ou diffusé par l’entreprise. Ainsi, comme nous l’avons précédemment évoqué dans la concrétisation de la RI, les deux entreprises se sont concentrées sur leur entité la plus importante (en termes de CA, par rapport à la stratégie, de leur siège historique en France), avec le périmètre France pour IAA, et le GIE pour MUT, plutôt que sur le périmètre Groupe, comme cela était prévu initialement dans le contexte de la RI :

C’était aussi un outil formidable pour créer de la cohésion, un groupe d’assurance automobile, une société d’accompagnement, des fruits de son histoire et de son contexte. De fait, une très forte émulation s’est développée. Nous étions sur la voie d’une mise en cohérence de nos pratiques. […]. Un regret pourtant relatif à l’interruption de la dynamique Groupe dans ce cadre, au bout d’un an.

Extrait interview DRH MUT

Ce résultat démontre que malgré la volonté managériale, une démarche de RI demande à l’entreprise et aux chercheurs de mobiliser d’importantes ressources (humaines, en temps, financières, connaissances…) pour que la fertilisation croisée puisse déjà être acquise au niveau de l’entité majeure, souvent le siège social. Il était ainsi difficile dans les deux cas de dupliquer le même travail des trois premières années sur les autres entités mineures et donc d’avoir les mêmes résultats de fertilisation croisée. En effet, la démarche de RI serait d’autant plus conséquente et complexe, avec une adaptation fine aux enjeux et aux particularités de la filiale, la conduite du changement à mener par le siège pour ces filiales, le reporting des filiales vers le siège et l’intégration des chercheurs dans les filiales. Le contexte de la RI, notamment la délimitation des acteurs et périmètres concernés, est donc une donnée cruciale afin de bien piloter cette méthode dans une organisation.

En externe, nous avons vu que les parties prenantes externes peuvent ne pas être intégrées dès le départ dans une RI pour de raisons multiples : l’entreprise doit déjà se concentrer sur ses fondamentaux et avoir une dynamique en interne, une meilleure maîtrise de l’objet de la RI, veiller à une acceptation des chercheurs, protéger certaines informations confidentielles portant sur l’objet de la RI aux yeux de certains partenaires-clés et concurrents, etc.

« Je trouve qu’on a des gros efforts alors à faire sur le dialogue des parties prenantes [NDLR : externes…] tout ce qui est société civile plus ou moins fermée, par crainte de représailles »

Interview membre du COPIL IAA

Certes, il y a eu des transferts de connaissances envers quelques parties prenantes, notamment a posteriori, mais ils sont restés ciblés. Cette non-intégration d’acteurs externes freine également la co-création de nouvelles connaissances, ce qui réduit la fertilisation croisée. Cela est pourtant important dans le cadre d’une démarche RSE. En effet, la norme ISO 26000 appelle à prendre en compte les attentes des parties prenantes comme un principe fondamental, car le dialogue avec elles peut « aider une organisation à identifier la pertinence de questions particulières vis-à-vis de ses décisions et activités » (ISO, 2010, p. 8). Il revient donc à l’entreprise de trouver un équilibre dans l’intégration des parties prenantes externes dans une RI dès l’amont, afin d’accentuer la fertilisation croisée avec celles-ci.

Enfin, l’utilisation de tous les outils prévisionnels pour résoudre la problématique managériale au coeur de la RI peut demeurer partielle durant la démarche. Ainsi, dans nos cas, l’ensemble de la méthodologie n’a pas été respecté et le référentiel (ISO 26000) au coeur de l’accompagnement n’a pas fait l’objet d’un respect exhaustif. Il a été décidé de façon commune de ne pas recourir à certaines sections de la norme pour rendre effectives les finalités de départ et d’atteindre toute ou partie de la visée transformative. Cette agilité nous semble indispensable mais encore faut-il qu’elle soit acceptée par les deux parties et qu’elle ne nuise pas à une fertilisation croisée du projet de RI.

Enfin, l’atteinte de la visée transformative ne constitue pas une condition suffisante à une meilleure performance (résultats économiques, innovations, avantages concurrentiels, etc.) pour l’entreprise in fine. Il peut donc avoir une fertilisation croisée dans une RI qui pourrait avoir des effets négatifs pour l’entreprise.

Du point de vue des chercheurs

Toute intervention n’est pas transformée en recherche. Le projet scientifique de départ doit être revu régulièrement, afin de coller aux attentes communes de la RI. La réflexivité et la responsabilité des chercheurs sont donc ici essentielles, pour parvenir à associer le projet de recherche à la visée transformative de l’entreprise. Nous confortons la proposition de Girin (1990) d’avoir les deux dispositifs permettant à la recherche en gestion de faire face au problème d’interaction avec le terrain : la mise en place du COPIL de chaque RI, perçu comme une « instance de contrôle » permet d’évaluer le respect des finalités initiales pendant toute la durée de la RI; et la confrontation des chercheurs à une « instance de contrôle » qui permettrait de les aider dans cette réflexivité, en parallèle ou après les RI, pour exploiter le terrain en vue de publications académiques.

De plus, tout chercheur ne peut être intervenant. Certains « ne passent pas » en entreprise car ils n’arrivent pas à comprendre ses enjeux, sa culture, ou ne parviennent pas à être audibles auprès des acteurs. De même, les acteurs de l’entreprise ne peuvent pas tous contribuer à la recherche. Certains sont « muets » quand ils sont en situation d’entretiens, voire refusent de collaborer à un terrain/un entretien.

Enfin, en raison de la priorité accordée au terrain, les publications scientifiques et la vulgarisation de la recherche issue de la RI prennent généralement plus de temps que la durée même de la RI. En effet, il importe que les chercheurs dissocient les finalités managériales d’une part, des problématiques de recherche constituant le fil conducteur d’un article scientifique d’autre part. Ils doivent également traiter, interpréter et analyser certaines données issues de la RI comme étant des sources secondaires. La RI n’est pas juste un terrain. Le chercheur fait également partie intégrante de ce terrain, le co-construit et le transforme. Le chercheur doit être aussi flexible quant à ses ambitions de recherche afin de s’adapter aux impératifs de l’entreprise (toutes productions de la RI ne peuvent être transférées en dehors du COPIL) ou aux moyens alloués par celle-ci afin que la démarche puisse continuer avec confiance. En résumé, au contact du terrain, les chercheurs développent des capacités différentes afin de transformer une recherche empirique et pratique tournée vers l’action collective en une production scientifique.

Notre cadre d’analyse de la fertilisation croisée aide au pilotage de la RI et vient compléter la littérature sur ses principes méthodologiques. Cette littérature, qui propose un début de réflexion épistémologique et esquisse certains principes méthodologiques (David, 2012a, p. 252-254), reste encore discrète et confidentielle. Nous estimons qu’il reste nécessaire d’établir une véritable épistémologie de la RI. Celle-ci devra décrire le programme épistémique, méthodologique et praxéologique de la RI, ce qui permettra de rendre valide et fiable cette méthode dans les sciences de gestion, compte tenu de ses impératifs et de ses ambitions de concilier action/acteurs (visée transformative de l’entreprise) et science/chercheurs (projet scientifique de recherche).