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« El signo de la vitalidad no es durar, sino renacer y adaptarse »

J.M. Arizmendiarrieta, Pensamientos, 229

La faillite d’une entreprise est souvent une expérience traumatisante à plusieurs égards (financier, social, psychologique) (Cardon et al., 2011; Shepherd et al., 2016; Eklund et al. 2018). Mais toutes les organisations entrepreneuriales sont-elles vraiment logées à la même enseigne ? Plus particulièrement, on peut se demander si les coopératives, avec des valeurs et principes qui leur sont propres, conservent encore sur ce sujet une spécificité par rapport aux entreprises de type capitaliste.

Dans le cadre théorique néo-institutionnaliste, notamment depuis le travail pionnier de DiMaggio et Powell (1983), on a beaucoup discuté de l’identité coopérative en termes d’isomorphisme. La plupart de ces travaux se sont intéressées à l’éventuelle convergence de pratiques managériales entre coopératives et firmes capitalistes en période normale d’activité. Un nombre plus restreint de chercheurs a prolongé ce type d’analyse en période de crise et faillite. Rares sont finalement les auteurs qui ont étudié l’isomorphisme entre coopératives et entreprises capitalistes dans la phase d’après-crise.

Essayer de combler ce vide est une des principales contributions du présent article. Plus précisément, on comparera de manière empirique des entreprises coopératives et capitalistes dans le domaine industriel, car cela a été moins exploré que pour d’autres secteurs. Le cas paradigmatique de Fagor Electrodomesticos (ci-après « Fagor »), et sa comparaison avec Moulinex, vont nous servir de fil conducteur. Il convient finalement de noter que, au-delà de l’habituelle analyse financière, on s’intéressera également aux efforts mis en place pour le reclassement des travailleurs.

Cela nous amène aux deux principales hypothèses qu’on va tenter de tester. La première consiste à penser que Fagor diffère des entreprises de type capitaliste en termes de gestion financière au cours de la période précédant la faillite. La deuxième stipule que Fagor est également une société différente en ce qui concerne le pilotage des ressources humaines après la faillite.

La suite s’articulera de la façon suivante. Une revue de la littérature mettra en perspective la contribution de ce travail dans un cadre général. La deuxième section décrira les aspects méthodologiques qui permettent de construire un pont entre l’hypothèse et les résultats obtenus. La troisième section est consacrée précisément à présenter, analyser et discuter les résultats. La conclusion finale permettra de relier les différents résultats et de discuter ses implications en relation à la problématique initiale.

Revue de la littérature

La discussion de la littérature sera réalisée en deux étapes : d’abord nous fixerons les termes du débat dans un cadre général, puis nous explorerons comment ce débat a été appliquée au cas de Fagor.

Le cadre général

L’idée que les coopératives sont vouées à assimiler partiellement le mode de fonctionnement capitaliste pour être vraiment efficaces et donc pouvoir survivre dans un monde de plus en plus concurrentiel, est un thème récurrent depuis le travail pionnier de Benjamin Ward (1958). La théorie néo-institutionnaliste s’est ensuite réappropriée ce débat en proposant de mesurer le degré de convergence entre le modèle capitaliste et le modèle coopératif en termes d’isomorphisme (DiMaggio et Powell, 1983; Bager, 1994). En parallèle, mais cette fois dans le prolongement de la théorie de l’agence, Albert Meister (1974) suggère une analyse du problème sous l’hypothèse de dégénérescence » coopérative. Que ce soit au niveau du financement, de l’organisation interne et de la démocratie, ou tout simplement en relation avec pourcentage de non-membres dans une coopérative, ledit processus dégénératif peut prendre différentes formes (Cornforth, 1995). Dans le pire des cas, on arrive à la démutualisation, c’est-à-dire la transformation complète de l’entreprise sous forme capitaliste (Battilani et Schröter, 2011). Mais d’autres auteurs, au contraire, remettent en question le caractère inévitable de ce processus. Ils illustrent avec des exemples concrets l’idée qu’une certaine « régénération » est possible (Jones et Kalmi 2012; Langmead, 2016).

Dans une autre perspective, l’homogénéisation des modèles peut être analysée au travers du concept d’hybridation (Billis, 2010; Spear, 2012; Skelcher et Smith, 2015). Cette approche est intéressante car elle ne comporte pas que la « dénaturalisation » unilatérale des coopératives, mais plutôt un « rapprochement » mutuel des deux modèles. Ainsi, alors que certaines coopératives introduisent une logique capitaliste dans leur mode de fonctionnement, il est également facile de voir comment les entreprises capitalistes adoptent progressivement certaines attitudes citoyennes qui, en principe, ne leurs étaient pas destinées. Un exemple de cet « isomorphisme inversé » serait tout ce qui touche à la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Bien que cet aspect semble intrinsèquement plus proche de la sensibilité des entités coopératives, il est devenu aujourd’hui une question incontournable pour tous. Il faut même rappeler que, contrairement à ce qu’on croit, les entreprises coopératives sont loin d’être les « championnes » de la RSE (Lavedeau et al., 2012). Cela illustre à quel point les entreprises sont allées loin dans le processus d’hybridation.

Il est important de souligner que le débat sur l’uniformisation des modèles s’est intensifié avec les bouleversements économiques, règlementaires et technologiques des années 1990, dont les conséquences se font sentir encore aujourd’hui. En réaction à ce nouveau contexte, le mouvement coopératif s’est polarisé autour de deux grandes tendances. D’une part, la réorganisation de certaines entités en grands groupes coopératifs. D’autre part, les petites coopératives individuelles tentent de revitaliser l’esprit original et de prendre des distances par rapport au modèle dominant en revendiquant leur appartenance à l’économie sociale et solidaire. Etant donné que le débat sur l’isomorphisme et l’hybridation des modèles s’est centré autour des grands groupes, notre analyse portera une attention particulière à ceux-ci.

Aujourd’hui, nous trouvons des groupes coopératifs dans de multiples secteurs (Côté, 2001). Tous ont dû s’adapter aux nouvelles contraintes concurrentielles et atteindre les niveaux d’efficience exigés pour leur survie. Le problème est qu’une taille et une complexité croissante impliquent inexorablement des délégations sur le plan décisionnel aux dépens de la démocratie et des idéaux initiaux. Le risque d’isomorphisme résultant de ces transferts a été largement étudié, que ce soit dans le cas du secteur bancaire (Ory et al 2006; Gurtner et al 2009), le secteur mutuel (Mauroy, 1996, Abecassis et al 2014), l’agroalimentaire (Koulytchizky et Mauget, 2003; Nilsson et al, 2012;. Chomel et al, 2013.), etc. Pour notre part, nous allons concentrer l’étude sur la sphère des coopératives de production, notamment sur le secteur industriel. Les prochains paragraphes seront donc dédiés à l’analyse de la cristallisation de ces débats au cas de Fagor.

Isomorphisme vs. régénération dans l’internationalisation de Fagor

Fagor a eu une forte croissance à l’international, particulièrement intense à partir de années 1990. Deux changements substantiels dans l’entreprise sont à souligner en ce sens : d’une part, l’acquisition d’entreprises étrangères, souvent capitalistes; d’autre part, le fait que les travailleurs sociétaires, localisés principalement au Pays Basque, ont fini par ne représenter qu’un tiers de l’effectif total.

L’explication mise en avant pour rendre compte de ces faits est que, devant l’incapacité de trouver à l’extérieur des partenaires coopératifs appropriés, Fagor a été forcé de suivre le modèle des entreprises capitalistes pour son expansion internationale. Mais, pour se distinguer de ces dernières, la direction de Fagor insiste sur l’idée que l’expansion internationale était conforme à une stratégie de « multilocalisation ». Cela signifie ouvrir des usines de production à l’étranger sans que l’emploi dans le pays d’origine ne diminue, ce qui est le cas dans la « délocalisation » (Luzurraga et Irizar, 2012). A cela s’ajoute la volonté de Fagor de structurer la projection internationale de l’entreprise sous la forme de réseau, sans un organe central qui décide de tout. Force est néanmoins de constater que cette stratégie n’est devenue une réalité que pour les aspects techniques et de production. L’image est tout à fait différente en termes de relations de travail.

En effet, diverses études montrent bien que l’expansion « multilocalisée » de Fagor a permis de maintenir l’emploi local coopératif au Pays Basque (Errasti et al., 2003; Luzarraga et Irizar, 2012). Mais, simultanément, le nombre de filiales non-coopératives a également augmenté de manière significative et, par conséquent, le nombre de travailleurs non-sociétaires. Il se dessine ainsi pour Fagor une structure d’entreprise duale formée par un noyau coopératif au Pays Basque et une périphérie non-coopérative dans les autres pays. Parallèlement, on voit se dessiner aussi une dichotomie entre aspect économique et social, conduisant plus à une concurrence interne qu’à la coopération. Certains ont même utilisé le terme coopitalisme pour résumer ces transformations (Errasti, 2013). La question qui se pose donc est : y-a-t-il nécessairement dans ces faits une forme de « dégénération » coopérative ?

Tout semble converger vers l’idée d’une « dégénération » du projet initial, tel que souligné par certains auteurs (Kasmir, 1996; Huet 2000; Asheim, 2011; Azkarraga et al, 2012; Christiansen, 2014; Heras, 2014; Kasmir, 2016). Pour eux, le modèle coopératif traditionnel n’est pas extensible à l’échelle internationale sans sacrifier une bonne partie des valeurs constitutives. Mais il y a aussi un autre ensemble d’auteurs qui, sans nier l’existence de tensions et contradictions dans cette expérience internationale, souligne plutôt les efforts déployés pour surmonter les obstacles et adapter au mieux l’esprit initial au nouveau contexte concurrentiel (Plowing et al. 2010;. Luzarraga et Irizar, 2012; Bakaikoa et al., 2013; Storey et al., 2014). Des exemples concrets en ce sens seraient la détermination du groupe pour augmenter le pourcentage de sociétaires à Eroski ou la volonté d’implanter des coopératives mixtes au-delà du Pays Basque, comme dans le cas de Fagor-Ederlan (Flecha et Ngai, 2014; Bretos et Errasti, 2016). Mais l’expérience de Fagor montre que les résultats obtenus au-delà des Pyrénées sont toujours très limités, voir nuls.

Il serait cependant hâtif de conclure qu’il existe chez Fagor une dichotomie irréconciliable entre théorie coopérative et pratique entrepreneuriale. La plupart des auteurs mentionnés ci-dessus ont réalisé leurs contributions avant la chute finale de la société d’électroménager basque. Il y a donc un vide dans la période la plus critique de cette entreprise qui devrait être analysé en détail. La démarche de ce travail consiste justement à penser que la faillite de Fagor et sa comparaison avec des expériences similaires dans le secteur capitaliste peut nourrir le débat avec de nouveaux arguments. En se focalisant sur sa trajectoire finale, notre étude prolonge le débat précédent d’un point de vue comparatif dans les termes suivants : qu’y a-t-il de spécifique, si tel est le cas, dans la façon dont Fagor a géré la crise qui a conduit à la faillite ? Et au-delà, dans la période post-faillite, l’engagement de Fagor à trouver une solution aux travailleurs affectés est-il vraiment unique au regard des entreprises capitalistes ? Tout cela a-t-il été conforme aux valeurs et aux principes coopératifs d’origine ?

Méthodologie

Les principales questions que nous allons traiter ici concernent le matériel et la méthode utilisés pour répondre au problème initial. Nous commencerons par justifier notre choix de l’étude de cas comme méthode de recherche. Plus précisément : pourquoi Fagor ? Quelle est la valeur et la représentativité de cette société pour pouvoir valider / infirmer les hypothèses de travail ? Et selon quels critères de jugement ?

L’utilisation d’étude de cas comme méthode de recherche a été validée par de nombreux travaux (Eisendhardt, 1989; Ragin and Becker, 1992; Flyvbjerg, 2006; Siggelkow, 2007; Yin, 2009; Ridder et al. 2014). Son principal avantage est que, contrairement aux travaux statistiques avec de larges échantillons, les études de cas permettent une analyse en profondeur dans un contexte précis. En revanche, la faiblesse la plus importante est que leur validité externe et la généralisation de résultats pose problème (Stoecker, 1991; Steinmetz, 2004; Gerring et McDermott, 2007). Mais en réalité les deux approches contribuent à faire avancer les connaissances scientifiques. En matière d’étude de cas, tout dépendra des raisons qui portent à délimiter un certain échantillon pour l’analyse. En ce sens, le choix de Fagor ne doit rien au hasard.

Fagor a toujours été le joyau du groupe Mondragon. Ce dernier, à son tour, est beaucoup plus qu’un simple projet de coopération. En raison de son impact économique et social, à l’intérieur et à l’extérieur du Pays Basque, Mondragon est un complexe entrepreneurial coopératif très particulier. Pour certains, il représente l’aboutissement d’un idéal qui va bien au-delà de la sphère des affaires, lui confèrant un statut presque mythique (Morrison, 1991; Whyte et Whyte, 1991; Arrow et Santa Cruz, 2011). Rappelons simplement que Mondragon se compose de plus d’une centaine de coopératives avec des filiales et des sociétés productives réparties un peu partout dans le monde. Il dispose également d’une banque propre (Laboral Kutxa), d’une mutuelle propre (Lagun Aro), d’une université (Mondragon Unibetsitatea), avec ses propres centres de recherche (Ikerlan), etc. Mondragon est un projet social alternatif, un monde en miniature.

Dans ce contexte, Fagor est bien plus qu’un fabricant d’appareils ménagers. Choisir cette société comme sujet d’analyse principale ne signifie pas étudier au microscope un simple exemple parmi d’autres. Fagor est un modèle, un paradigme. Il représente un point de repère du mouvement coopératif dans le monde entier. Les résultats de notre étude auront donc une portée qui dépasse largement l’horizon restreint de la région de Debagoiena (Alto Deva).

Si Fagor a été un choix stratégique, Moulinex, son alter ego du secteur capitaliste sur laquelle repose notre analyse comparative, l’est également. Car Moulinex est aussi un cas d’école dans son domaine (London, 2004). Comme l’illustre le tableau 1, les parallélismes entre Fagor et Moulinex sont multiples. Finalement, au-delà du contexte géographique et temporel, ainsi qu’une différence de taille en faveur de Moulinex (n’altérant en rien l’analyse comparative menée ici), l’unique différence vraiment marquante entre les deux sociétés est celle de leur statut juridique. La comparaison des deux fabricants d’électroménager devient donc pour l’essentiel une confrontation entre modèles entrepreneuriaux.

Si ce double choix renforce le pouvoir de généralisation de notre étude (Seawright et Gerring, 2008), ce qui importe en fin de compte est l’utilisation de la méthode la plus pertinente pour répondre à la question de recherche. En ce sens, la crise identitaire du monde coopératif est un problème protéiforme pas toujours facile à codifier avec un traitement statistique. Une approche du sujet par le biais d’études de cas contextualisées semble une meilleure option, car elle permet d’apprécier plus clairement la subtilité de chaque phénomène individuel face aux prescriptions théoriques abstraites.

Pour mieux comprendre les résultats de la prochaine section, il est aussi important de lever certaines ambiguïtés méthodologiques liées au statut juridique particulier de Fagor. Comme indiqué précédemment, cette entreprise était l’une des nombreuses coopératives de la Corporation Mondragon. Mais contrairement à ce que certains pensent, elle n’est pas une société holding au sens strict du terme mais plutôt une alliance entre entités indépendantes. S’il est vrai que toutes les coopératives sont liées les unes aux autres de mille et une façons (par des prêts ou fonds de solidarité commun, par exemple), elles ne sont pas à proprement parler un groupe d’affaires intégré. Le pacte exigé pour être membre de Mondragon repose sur l’acceptation de certains critères communs de gestion, mais pas sur le partage de capitaux ou des dépendances financières. Le capital social de chaque coopérative appartient entièrement à ses sociétaires, qui du coup sont les seuls propriétaires. Toutes les coopératives sont donc juridiquement autonomes et indépendantes. En dépit des mécanismes de solidarité qui les unissent, la responsabilité de la gestion des affaires incombe in fine à chacune d’elles.

TABLEAU 1

Comparaison Fagor Moulinex

Comparaison Fagor Moulinex

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Les implications pratiques pour notre étude sont nombreuses. D’un point de vue méthodologique, il convient de noter qu’en fonction du sujet d’examen, le niveau d’analyse pertinent est variable. Par exemple, c’est à l’échelle de la matrice centrale de Mondragon que s’établit tous les quatre ans un plan général avec les grandes lignes stratégiques applicables à l’ensemble des coopératives membres. C’est donc sur ce cadre que repose l’internationalisation de Fagor. De façon analogue, la plupart des informations sur l’emploi sont fournies par Lagun Aro sous forme consolidée pour tout le groupe. Il a donc fallu recouper ces éléments avec d’autres sources pour pouvoir en déduire les éléments pertinents au niveau Fagor lui-même. Car c’est bien de Fagor, et non de Mondragon, que traite notre étude. Et si cela ne suffisait pas, n’oublions pas que Fagor avait aussi ses propres filiales. Il s’agit ici d’un troisième niveau d’observation qui concerne particulièrement la dernière sous-section. Pour éviter toute confusion, un effort important de contextualisation a été mené. En outre, la figure 1 représente graphiquement la place de Fagor et ses filiales dans la structure globale de Mondragon.

Les interactions entre ces différentes échelles d’analyse ont largement conditionné la nature composite des sources utilisées pour notre étude. L’information financière est issue de la base de donnés Orbis. Divers indicateurs et ratios financiers communs à Fagor et Moulinex ont été sélectionnés de forme non consolidée. En revanche, ce ne fut pas le cas pour l’aspect ressources humaines. Nous avons été contraints de combiner et recouper divers types d’informations. Selon les cas, on a utilisé des documents officiels de plusieurs ministères, des documents internes aux entreprises (rapports annuels, Lagun Aro, etc.), des textes académiques fournissant des données obtenues sur le terrain et même des articles de presse pour compléter certaines informations non disponibles autrement.

Cette hétérogénéité de ressources a été mise au service d’une approche empirique sur le problème de l’isomorphisme. Pour la partie financière, par exemple, une redéfinition plus précise des hypothèses de base a été possible comme suit : Existe-il une réalité comptable qui s’impose aux entreprises, quel que soit leur statut ? Ou bien existe-il une possibilité de gestion différenciée qui accentue les différences entre entreprises de type actionnariale et entreprise coopérative ? La réponse apportée à ces questions a été faite sur la base de marqueurs financiers quantitatifs. Plus précisément, des ratios de liquidité, solvabilité, rentabilité et endettement ont été utilisés pour tester nos hypothèses. Dans le même esprit, une analyse chiffrée appuie notre analyse du traitement du problème des ressources humaines. Passons donc sans plus tarder à voir comment cette méthodologie se concrétise dans l’analyse des résultats obtenus.

Résultats et discussion

La présentation des résultats sera faite en distinguant d’une par la situation économique - financière, et de l’autre la sphère des ressources humaines.

Le naufrage économique et financier

Nous allons d’abord contextualiser la chute de Fagor du point de vue économique et comptable, et comparer ensuite les résultats de Fagor et Moulinex sous l’angle financier.

Fagor : une faillite comme les autres ?

L’ascension de Fagor a duré jusqu’en 2007. En plein boom immobilier en Espagne, l’entreprise avait plus de 10.000 travailleurs et un chiffre d’affaires d’environ 1.800 millions d’euros (voir Fig. 2). Un an plus tard, la bulle immobilière éclate et le marché de l’électroménager se réduit à peau de chagrin. A partir de ce moment, débute aussi le déclin de Fagor. 2008 a été la dernière année où la société a fait des bénéfices, et l’aggravation de la crise économique des années à venir affecte encore durement leur l’activité. En 2013, peu de temps avant la fermeture de l’entreprise, le chiffre d’affaires avait diminué de plus de 30 %, atteignant seulement 1,2 milliards d’euros. Les pertes s’accumulent et, dans le même temps, le nombre d’employés a été réduit de moitié.

Si la cause immédiate de cet accident a été sans doute la récession de l’économie espagnole, un marché dont Fagor était fortement dépendant, il faut aussi souligner que ce ne fut pas la seule raison. La crise modifia également la composition de la demande. En effet, ce sont surtout les produits de milieu de gamme qui ont le plus souffert de la récession, et c’est précisément sur ce segment qu’était positionné Fagor. Reconsidérer cette stratégie n’a pas été évident, car pour les produits à faible coût il y avait la concurrence des marques asiatiques et la ligne haut de gamme était déjà occupée par d’autres multinationales européennes.

Une bonne partie de la presse souligne précisément le manque de réactivité dans les prises de décision comme étant une autre cause qui a précipité la faillite de Fagor. Dans les colonnes de The Economist, par exemple, on peut lire : « Les politiciens accusent Mondragon et Fagor d’avoir fait trop peu et trop tard » (Economist, 2013). De là s’en suit facilement un questionnement sur la capacité du système coopératif à s’adapter à la célérité qu’entraine un monde globalisé. On doit néanmoins constater que la première réaction de Mondragon face à la crise a été de mettre en place les mécanismes de solidarité inter-coopérative qui avaient produit de si bons résultats dans la crise des années 1980 (Bradley et Gelb, 1987; Elorza et al., 2012). Mais les réductions traditionnelles de salaires se sont avérées cette fois nettement insuffisantes. De même, les prêts accordés par la maison mère et le gouvernement basque durant les dernières années n’ont pas contribué à améliorer substantiellement les choses. À l’été 2013, la situation financière de Fagor reste dans le rouge. En désespoir de cause, Fagor demande alors à Mondragon de financer un plan de 170 millions d’euros en vue de restructurer l’entreprise. Le 30 Octobre, après avoir examiné la proposition, le Conseil Général de Mondragon rejette à l’unanimité le plan de sauvetage affirmant que le projet « ne répond pas aux besoins du marché » (Mondragon Corporation, 2013).

Cette importante décision, prise après l’injection de plus de 300 millions d’euros d’aide, a précipité la liquidation de Fagor en seulement quelques semaines. Il serait néanmoins hâtif de conclure que cela signifiait le déclin du « modèle » Mondragon. En ce sens, certains auteurs ont toujours soutenu que le système coopératif est par nature plus résilient face à la crise, mais leurs travaux ont été faits avant la chute du symbole que représentait Fagor (Moye, 1993; Albizu et Basterretxea, 1888; Basterretxea, 2011; Villafañez, 2011; Roelants et al. 2012). Il est vrai aussi que depuis Mondragon a changé sensiblement son approche basée sur la multilocalisation. Le Plan stratégique 2013-16 prévoit à cet égard une réduction de la production en Europe occidentale (y compris en Espagne), au profit de partenariats avec des pays émergents. Même si cela n’a certainement pas résolu toutes les contradictions, il montre une certaine réactivité et ouvre des nouvelles perspectives. Quelle a été donc la véritable portée de la faillite de Fagor dans le questionnement d’un modèle qui est resté inébranlable face à toute sorte de contingences pendant plus de 50 ans ? Plus largement : comment le devenir de Fagor peut-il influencer le débat sur la crise identitaire coopérative ? Pour y voir plus clair et apprécier dans quelle mesure le sort du fleuron de Mondragon a été ou non conditionné par son statut juridique, les paragraphes suivants proposent une comparaison entre Fagor et Moulinex.

FIGURE 1

Fagor et ses filiales dans la structure de Mondragon

Fagor et ses filiales dans la structure de Mondragon

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FIGURE 2

Evolution du chiffre d’affaires de Fagor (Turnover) (2004 - 2012)

Evolution du chiffre d’affaires de Fagor (Turnover) (2004 - 2012)
Source : Orbis

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La comparaison avec Moulinex

L’histoire bien connue de Moulinex et sa liquidation brutale (Douriez, 2002; Gros et Daniau, 2003), dont nous ne rappellerons ici que quelques jalons de sa phase finale (voir encadré), fournit un excellent point de repère pour effectuer des recoupements avec Fagor. Au-delà des multiples parallélismes, il existe également entre les deux sociétés une différence significative qui rend la comparaison particulièrement intéressante : alors que Fagor a toujours été une société coopérative, Moulinex a rapidement perdu son caractère familier pour se convertir en société par actions cotées depuis 1969. Dans ces conditions, analyser d’un point de vue financier le processus de crise suivi par les deux sociétés permettra de découvrir s’il existe une réalité comptable qui s’impose aux entreprises, quel que soit leur statut, ou s’il y a une possibilité de gestion différenciée.

Pour voir ce que nous disent les chiffres à ce sujet, nous avons décidé de concentrer notre attention sur un nombre limité d’indicateurs financiers relatifs à la rentabilité, la solvabilité, la liquidité et l’endettement. En commençant par le plus évident, nous avons indiqué précédemment que la cause la plus évidente de la crise de Fagor a été la chute des ventes après l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne. Sans surprise, cela se répercute sur le premier ratio sélectionné : l’excédent brut d’exploitation (EBE). Notons en particulier que les chiffres de Fagor en 2009 étaient positifs et ont augmenté de 25 % en 2010 pour atteindre plus de 75 millions (tableau 2). Par la suite, cette rentabilité brute du groupe a commencé à décliner, mais est restée positive jusqu’à la fin. Pour Moulinex, la trajectoire a été bien différente. Alors qu’en 1998 la société normande avait des valeurs très élevées d’EBE, en seulement deux ans les chiffres ont chuté de manière vertigineuse pour finir par être négatif en 2000 (tableau 3).

TABLEAU 2

Les ratios de Fagor

Les ratios de Fagor
Source : Orbis

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TABLEAU 3

Les ratios de Moulinex

Les ratios de Moulinex
Source : Orbis

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On ne peut donc pas dire que la rentabilité intrinsèque des activités de Fagor soit la principale cause de leur échec. Pour avancer dans l’analyse, on constate que le ratio de solvabilité est également acceptable pour les années 2009 et 2010. Cela indique que, durant cette période, les actifs courants de Fagor étaient supérieurs à son passif courant. Mais encore une fois, la situation va changer au cours des années suivantes. Cet indicateur est inférieur à 1 à partir de 2011 (tableau 2), indiquant que Fagor pouvait avoir de sérieux problèmes pour faire face à ses obligations à court terme. Les problèmes de liquidité étaient chaque fois plus oppressants, comme le confirme la tendance à la baisse des ratios de liquidité et d’endettement. Une similarité existe pour Moulinex, bien qu’au final les problèmes de liquidité aient été un peu moins pressant que pour son homologue basque (tableau 3).

Le ratio de solvabilité est particulièrement intéressant, car il offre une vue plus globale de la dette d’une entreprise en prenant en compte non seulement les obligations à court terme mais aussi celles à horizon plus long. Le tableau 2 montre que, dans le cas de Fagor, cet indicateur diminue fortement en 2010, puis continue à décroitre de façon plus modérée pour atteindre en 2012 un pourcentage de seulement 6,53. Pour Moulinex (tableau 3), le ratio de solvabilité diminue également, mais en suivant une trajectoire moins volatile. En fin de compte, son pourcentage est de 15,83 en 2000. Ce chiffre est par ailleurs meilleur que pour Fagor au moment de sa faillite. Pour expliquer ce fait il faut tenir compte du contexte spécifique dans lequel les deux sociétés ont dû faire face à leurs difficultés : alors que la bulle immobilière a été un événement brutal et inattendu, la concurrence asiatique qui a conduit à la détérioration de compétitivité de Moulinex s’est traduite progressivement dans leurs résultats financiers.

Du point de vue général, on observe que la dégradation des indicateurs financiers relatifs à la rentabilité opérationnelle (EBE) est particulièrement significative dans le cas de Moulinex. En revanche, la situation comptable des ratios d’endettement, de solvabilité et de liquidité au moment de la faillite ont été beaucoup plus sérieux dans le cas de Fagor. On peut donc en déduire que ce qui a finalement conduit à la faillite de Moulinex était l’impatience et le manque de soutien des actionnaires, qui face à la réduction progressive des bénéfices ont préféré liquider la société plutôt que de prolonger une lente agonie. Le faible rendement du capital semble avoir été, dans le cas de Moulinex, le début de la fin. Paradoxalement, la situation est presque inversée dans le cas de Fagor. Malgré la chute alarmante de tous les indicateurs financiers de solvabilité et de liquidité, l’existence d’un résultat brut positif encouragea les dirigeants de Fagor à poursuivre les mécanismes de solidarité pour maintenir l’entreprise à flot. Le facteur humain semble donc avoir dépassé le rendement du capital.

L’analyse comptable semble donc confirmer l’intuition de Fréderic Lordon (2004) selon laquelle c’est la finance qui a « tué » Moulinex. Sans entrer dans la formule journalistique, il est certain que, d’un point de vue financier, il existe des différences significatives entre le processus de crise suivi par Fagor et Moulinex jusqu’à leur liquidation. Mais il est encore plus intéressant de savoir si ces différences subsistent, voire s’accentuent, dans la gestion humaine de la crise après la faillite. Tel est précisément le problème abordé dans la section suivante.

L’épreuve des Ressources Humaines

Affirmer que les coopératives offrent un « visage plus humain » de la sphère du travail est devenu un lieu commun de notre imaginaire collectif. Dire aussi que les coopératives offrent des emplois plus stables s’inscrit dans le même ordre d’idées (Craig et Pencavel, 1992;. Pencavel et al, 2006). En fait, la première mesure que prend souvent une entreprise capitaliste en crise est le licenciement. Personne ne songerait à une alternative consistant à baisser directement les salaires, car cela mettrait en péril la productivité des travailleurs. Seules des entreprises comme Fagor sont capables d’une telle audace (Elortza et al., 2012).

L’examen de l’aspect financier a en effet démontré que Fagor a procédé à des mises à pied seulement lorsque toute autre issue était jugée non viable. Si l’on exclut la grève de 1974 (Whyte et Whyte, 1991), soldée par aucun licenciement effectif, c’était la première fois qu’une affaire d’une telle ampleur prenait forme dans une entreprise de la corporation Mondragon. Mais nous avons vu aussi qu’une perception idéalisée du monde coopératif ne correspond pas toujours à la réalité. Dans ce contexte, l’objectif de cette section est d’examiner jusqu’à quel point les coopératives sont vraiment plus « humaines » dans la gestion de la crise, ce surtout dans la période post-faillite dédiée au reclassement de ses anciens employés (première sous-section). Le même problème sera ensuite analysé du point de vue des relations entre la maison mère et ses filiales, en particulier lorsqu’il s’agit de petites et moyennes entreprises (PME) à statut juridique différent (deuxième sous-section).

Fagor et ses employés

Sans surprise, les premiers à souffrir dans leur chair des difficultés de Fagor ont été les travailleurs non-sociétaires (intérim, CDD, etc.). L’entreprise ne publie pas de données détaillées sur cette question sensible, mais un ordre de grandeur de ce qui est arrivé peut être déduit au niveau global de Mondragon. On peut voir dans le tableau 4 qu’après plusieurs décennies de croissance continue du nombre de travailleurs, 2007 marque un tournant. L’emploi chute à partir de cette date de façon progressive jusqu’en 2013, tant au niveau des données globales qu’au niveau du secteur industriel ou de l’emploi à l’étranger. Un tel effondrement est particulièrement important entre 2007 et 2009, à savoir, au pic de la crise. En revanche, on observe simultanément une croissance du ratio de sociétaires, qui en deux ans seulement, entre 2007 et 2009, augmente de près de neuf points (80,9 à 89,5). La conclusion est donc simple : les premiers travailleurs mis à pied ont été principalement des non-sociétaires. En ce sens, il ne semble pas que Fagor ait été très différent d’une entreprise capitaliste traditionnelle. Mais avant de conclure hâtivement sur un possible isomorphisme, nous allons voir comment Fagor a géré le reclassement de ses sociétaires après la faillite et nous le comparerons avec ce qui est arrivé dans un contexte similaire pour Moulinex.

D’un point de vue global, le tableau 5 montre bien que Mondragon a fait des efforts considérables par rapport à ses sociétaires. La première colonne indique le total des prestations dédiés à l’emploi et les autres précisent les principaux postes de distribution de ces aides. Sans entrer trop dans le détail, car un problème de surévaluation des provisions pour aide à l’emploi survenu en 2009 complique l’examen de certains chiffres (Lagun-Aro, 2010 : 24), la chose importante à retenir est qu’il y a une préoccupation croissante à orienter les ressources vers les relocalisations et les pré-retraites plutôt que de se contenter des aides au chômage qui, comme en 2013, ont servi principalement comme premier moyen lors du choc.

Cette philosophie est conforme à ce que nous savons de la crise Fagor et du reclassement de ses travailleurs. Rappelons que, après sa liquidation en novembre 2013, Fagor a laissé près de 1900 sociétaires sans emploi. Un an plus tard, on constate qu’on a trouvé une solution à 1450 employés : 1.000 d’entre eux ont été réemployés dans d’autres coopératives du groupe et les 450 restants ont pu faire valoir leurs droits à la retraite anticipé. A cela il faut ajouter que, simultanément, en octobre 2014, s’est produite la reprise de Fagor sous le nom de Fagor-CNA. En effet, le groupe catalan Cata s’est vu attribuer les actifs de l’ancienne Fagor en juillet 2014 pour 48,5 millions d’euros. Trois mois plus tard, la nouvelle Fagor-CNA, société anonyme, redémarre la production sur les sites de Guipuzcoa avec seulement 74 employés, mais aujourd’hui le personnel dépasse déjà 540 salariés. Nous savons qu’une bonne partie de ces travailleurs sont des ex-membres de Fagor. Les statistiques de Lagun-Aro confirment ce fait indiquant que pour 2014 uniquement, 126 anciens employés avaient rejoint Fagor-CNA (Lagun-Aro, 2015). Suite à cette dynamique, toutes les sources indiquent que, en moins de deux ans, plus de 90 % des sociétaires initialement touchés par la fermeture de Fagor avaient trouvé une solution définitive.

TABLEAU 4

Situation de l’emploi à Mondragon durant la crise

Situation de l’emploi à Mondragon durant la crise
Source : Rapports annuels Mondragon diverses années

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TABLEAU 5

Répartition des prestations à l’emploi, 2007-2013. (milliers d’euros)

Répartition des prestations à l’emploi, 2007-2013. (milliers d’euros)
Source : Lagun-Aro, Mémoires, de 2006 à 2014

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Les choses se sont passées bien différemment dans le cas de Moulinex. Selon les sources officielles (Mission Interministérielle de Revitalisation Economique), le reclassement des anciens employés deux ans après le dépôt de bilan donne les résultats suivants : 42 % de solutions emploi et formations longues qualifiantes, 37 % de solutions sociales et 21 % sans solutions (Roupnel-Fuentes, 2011 : 198). Il suffit de comparer ces chiffres à ceux de Fagor, durant le même laps de temps, pour se rendre compte du contraste dans le chemin parcouru. Moins flatteur encore, mais plus proche de la réalité, un autre chiffre résume bien le bilan de la situation dix ans après la faillite : seul un tiers des ex-salaires de Moulinex touchés par les mesures de licenciement avait par la suite retrouvé un nouvel emploi stable (Lepaon, 2011). Il s’agissait surtout de personnes qualifiées qui ont accepté la mobilité géographique. Pour le reste, le chemin à parcourir a été beaucoup plus aléatoire (Roupnel-Fuentes, 2011). Environ un autre tiers d’anciens employés a dû se contenter d’une « solution sociale », c’est-à-dire de compensations pour maladie longue durée, retraite anticipée, etc. Enfin, le tiers restant s’est retrouvé tout au long de la décennie sans solution définitive et a dû faire face à une situation de grande précarité salariale et financière

Le solde du processus de reclassement des travailleurs de Moulinex est donc plus que médiocre, et ce malgré la forte mobilisation des moyens publics et privés (Desprez, 2002). Le contraste avec Fagor est donc saisissant. Avec très peu d’intervention de l’Etat et en un temps record, le processus de reclassement de Fagor atteint un fort pourcentage de nouveaux emplois créés, et pas simplement des « solutions sociales ». Contrairement à Moulinex, qui a externalisé le problème immédiatement, Fagor assume directement la responsabilité de trouver un emploi pour les anciens travailleurs et privilégie pour cela la voie interne en faisant appel à la solidarité inter-coopérative.

Tant sur la forme que dans les résultats, tout amène à penser que le processus de reclassement chez Fagor a été plus « humain » et efficace. Même si l’on admet un traitement moins favorable envers les non-sociétaires, la vision globale laisse une impression moins amère que dans le cas de Moulinex. Il est néanmoins important de souligner que ces différences fondées sur le statut juridique ont eu lieu non seulement pour les travailleurs de Fagor dans la maison mère, mais aussi au niveau des filiales. Examinons brièvement cette dernière question avant de pouvoir procéder à une évaluation globale.

Fagor et ses filiales

L’analyse réalisée jusqu’ici conduit à une conclusion relativement simple : contrairement à ce qui est habituel dans une entreprise capitaliste, Fagor a fait varier le niveau de revenu de ses travailleurs, mais il leur a assuré un emploi. Mais nous devrions dire que Fagor a principalement protégé ses sociétaires, car le sort des non-membres a été plus incertain. Bien que les différences avec Moulinex soient évidentes, tout cela met en exergue que même pour des entreprises coopératives il existe des limites à la responsabilité sociale envers ses travailleurs.

Si ces limites sont visibles au niveau des relations internes de la maison mère, qu’en est-il au niveau des relations de Fagor avec les filiales ? Existait-il entre les travailleurs des petites PME une différence de traitement selon le statut de leur contrat de travail (membre vs. non-membre) ? Peut-on dire que les sociétaires d’une filiale avaient les mêmes droits que les sociétaires de la maison mère ?... Ces questions sont intéressantes car elles sont rarement traitées par les chercheurs. De fait, l’exploration du sujet que nous abordons ici exclut toute comparaison avec Moulinex car, selon ses dirigeants, toute responsabilité au-delà du périmètre de la maison mère n’avait pas de sens. En revanche, les contours de la responsabilité globale de Fagor après la faillite méritent d’être examinés avec soin. Nous y consacrerons les paragraphes suivants.

Rappelons pour commencer que les filiales de Fagor à l’étranger étaient toutes de type actionnarial. Il convient également de noter que les filiales de Fagor en Espagne, y compris celles du Pays Basque, n’ont pas toutes été enregistrées en tant que coopératives. La vérité est qu’en ce qui concerne le statut juridique de l’entreprise il existait au sein du groupe Fagor une multitude de situations différentes. Pour simplifier et y voir plus clair, nous l’analyserons la responsabilité de Fagor au-delà du noyau central par le biais d’une étude comparative de deux de ses filiales qui ont déposé le bilan en même temps que la maison mère : Grumal et Edesa.

Grumal était une PME dédiée à la fabrication de meubles de cuisine. Bien que située à Azpeitia (Gipuzkoa), elle faisait partie de la multinationale américaine Masco Corporation jusqu’en 2005. Cette même année, elle fut acquise par le groupe Fagor pour 18 millions d’euros. Conformément à la philosophie de Mondragon, le projet de Fagor était de transformer Grumal en coopérative. En 2010, il existait même un engagement écrit en ce sens. Cependant, pour diverses raisons, ce processus de « coopérativisation » a été reportée à plusieurs reprises. Le résultat est que, en dépit des promesses, au moment de la liquidation les 148 employés de Grumal se sont retrouvés sans emploi et sans être en mesure de faire valoir le statut de sociétaire. Quel traitement Fagor leur a alors réservé ? Les travailleurs de Grumal pouvaient-ils espérer des conditions équivalentes à celles des sociétaires dans ce cas si spécial ? Telle est du moins ce que réclamait la plateforme de travailleurs non-sociétaires touchés par la chute de Fagor. Mais cette revendication n’a pas été retenue par les tribunaux et, pire encore, les instances de Fagor et Mondragon ne l’ont pas entendu de cette oreille non plus. En fin de compte, ce qui est arrivé est qu’un groupe d’anciens travailleurs de Grumal a fondé en Juillet 2014 une nouvelle société appelée ISEQ-Azpeitia. Ils l’ont enregistré en tant que S.L.L (société limitée avec caractère de travail), ce qui signifie qu’au moins 51 % du capital social est détenue par les travailleurs. Mais la chose la plus importante à noter est que, selon des sources de l’entreprise, le site comprend seulement 25 personnes. Rien ne nous permet de savoir avec certitude ce qui est arrivé aux autres anciens employés Grumal.

Le cas d’Edesa est différent de celui de Grumal sur un certain nombre de points. Le plus important est qu’Edesa était une filiale à statut coopératif. Au moment de la faillite, Edesa comptait un peu plus de 200 travailleurs, dont 130 sociétaires. Bien que nous ne disposons pas de données précises, tout porte à croire que la grande majorité d’entre eux ont trouvé un emploi. En plus de ceux qui ont été intégrés avec les sociétaires de Fagor dans d’autres entreprises de Mondragon, ce que nous savons avec certitude est qu’à la fin Mars 2015 Fagor-CNA a lancé la production de thermos dans l’ancienne usine d’Edesa à Basauri (Bizkaia), avec 45 travailleurs prévus initialement et 20 autres supplémentaires pour les mois suivants. Il est également plus que probable, compte tenu de la préférence donnée aux membres au moment de l’adjudication des actifs au groupe Cata, que pratiquement la totalité des sociétaires restant d’Edesa a rejoint Fagor-CNA lors des embauches massives que la société a fait par la suite. Il faut néanmoins souligner qu’Edesa avait un pourcentage de non-membres bien au-dessus de la moyenne de Mondragon. Leur sort, encore une fois, est beaucoup plus incertain que celui de leurs collègues sociétaires.

On peut donc confirmer que Fagor protège soigneusement ses sociétaires, qu’ils appartiennent à la maison mère ou à ses filiales. Mais, en regardant de l’autre côté de la lorgnette, Fagor s’est impliqué moins activement dans le devenir des autres travailleurs. Certes, cela concerne seulement un peu plus de 300 personnes dans l’ensemble les trois sociétés examinées et, comparé au cas de Moulinex, le bilan est plutôt positif. Mais ce que nous avons vu dans cette section montre bien que, à l’image des conclusions sur plan financier, la solidarité de Mondragon dans le domaine des ressources humaines a aussi ses limites. Fagor, sans avoir donné la primauté au capital, ne pouvait pas non plus ignorer complètement la réalité du marché.

Conclusions

Notre étude donne un éclairage de Fagor jalonné par un triple marqueur. Nous introduisons une analyse comparative de l’entreprise coopérative basque avec une société actionnariale (Moulinex). Ensuite, sont soulignés non seulement les causes qui ont conduit à leur faillite respective, mais surtout le traitement social post-faillite inhérent au processus de reclassement. On remarquera finalement que dans le passage de la perspective « avant crise » à celle d’« après crise », le centre d’intérêt a été modifié : le regard initialement posé sur l’aspect financier est ensuite achevé par une optique ressources humaines.

Dans le cadre théorique de l’isomorphisme, tout ce dispositif est mis au service d’une problématique précise : une entreprise coopérative comme Fagor affronte-elle un processus de détresse financière de la même façon qu’une société actionnariale ? Ou bien les spécificités d’un groupe coopératif sont aussi visibles dans la forme de gérer les problèmes de défaillance ?

Au regard des résultats obtenus, on ne peut pas dire qu’il a existé une véritable « dégénération » coopérative. Certes, dans le domaine financier, on observe dans les deux cas une dégradation généralisée de tous les indicateurs qui finira pour avoir raison des deux entreprises. Mais si l’on regarde dans le détail, leur cheminement vers la fin n’est pas identique. Pour Moulinex les indicateurs les plus critiques sont relatifs à la rentabilité, alors que chez Fagor ce sont les ratios d’endettement, de solvabilité et de liquidité qui se sont les plus dégradés. Autrement dit, le déclencheur final de la faillite de Moulinex fut l’impatience et le manque de soutien des actionnaires face la réduction progressive de leurs plus-values. Au contraire, l’existence d’un résultat brut positif encouragea les dirigeants de Fagor à poursuivre l’activité jusqu’au bout malgré la détérioration oppressante d’autres indicateurs. On voit ici émerger le vieux principe coopératif selon lequel la primauté des personnes et du travail l’emportent sur le rendement du capital. Ainsi, malgré les nuances, on peut confirmer l’hypothèse d’une gestion distinctive du parcours de faillite.

En relation à l’attitude des deux entreprises envers ses employés sur la période après crise, les différences sont encore plus frappantes. Alors que Moulinex a « externalisé » le problème du reclassement des travailleurs en le transférant à l’Etat, Fagor a assumé directement ses responsabilités en faisant jouer la solidarité inter-coopérative. Voici donc émerger un autre principe essentiel du coopérativisme qui témoigne contre toute velléité d’isomorphisme. Les résultats montrent par ailleurs que Fagor a été plus efficace, plus rapide et moins couteux dans le reclassement de ses travailleurs. Certes, il y eu aussi quelques similitudes. On peut par exemple reprocher à Fagor de se comporter comme Moulinex par rapport au sort des non-sociétaires. Mais, dans l’ensemble, les politiques de reconversion professionnelle menées par les deux fabricants d’électroménager ont été très différentes aussi bien dans la forme que dans le contenu et les résultats obtenus. On peut donc valider aussi l’hypothèse de gestion distinctive dans le domaine des ressources humaines.

Par conséquent, tout porte à conclure qu’il n’y a pas de base empirique valable pour parler d’isomorphisme entre Fagor et Moulinex. Mais du fait que le bilan global soit favorable à la société basque, on ne doit pas en déduire que les structures coopératives sont mieux adaptées pour faire face aux paradoxes de la mondialisation. Cette étude se limite à deux cas, certes paradigmatiques à bien des égards, mais mérite d’être complétée par d’autres sociétés de tailles et de secteurs différents.

Pour finir, il est intéressant de remarquer qu’Edesa Industrial, l’héritière de Fagor dans le secteur capitaliste depuis 2014, vient tout récemment de déposer son bilan. L’aventure au-delà de la structure coopérative a donc duré seulement trois ans. Le plan social à venir s’annonce beaucoup plus dur que celui que nous avons vu pour Fagor dans la présente étude.