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Depuis quelques années, l’historiographie du fascisme italien connaît un renouveau. Laissant derrière eux les thèses polémiques et les conflits moraux sur la signification historique de la dictature de Mussolini qui occupaient les historiens jusqu’au tournant du millénaire, les chercheurs ont entrepris de mettre en lumière la mécanique précise du régime fasciste et son évolution dans le temps. S’appuyant sur les archives mises sur pied par le spécialiste du fascisme Renzo De Felice, les historiens contemporains n’hésitent pas à remettre en cause certaines des principales thèses de ce grand historien italien, dont plusieurs avaient donné lieu à des polémiques importantes lors de leur publication. Contrairement aux adversaires auxquels De Felice dut faire face dans une série de batailles médiatiques, des années 1970 à sa mort en 1996, et qui l’accusaient de vouloir réhabiliter le fascisme, ceux qui contestent ses thèses aujourd’hui s’attaquent à leur validité empirique et non aux intentions de leur auteur.

Dans sa célèbre Intervista sul fascismo (Laterza, 1975), De Felice rejette l’idée d’assimiler le fascisme, le nazisme et le stalinisme sous la bannière du totalitarisme, jugeant que le régime italien n’a pas atteint le même niveau de pénétration et de contrôle de la société que les deux autres. D’Emilio Gentile (La voie italienne au totalitarisme : le parti et l’État sous le régime fasciste, Éd. du Rocher, 2004) à Jean-Yves Dormagen (Logiques du Fascisme. L’État totalitaire en Italie, Fayard, 2008), plusieurs chercheurs ont contesté son évaluation. Ils ont mis au jour certains des mécanismes par lesquels Mussolini et le Parti national fasciste ont placé les institutions de l’État italien sous leur emprise. C’est dans le sillon de ces travaux que s’inscrit l’ouvrage de Marie-Anne Matard-Bonucci. En faisant une relecture de l’histoire culturelle du fascisme, l’historienne propose de mettre au centre de sa problématique la violence qui lui est inhérente et la dynamique totalitaire qui en caractérise la trajectoire.

Totalitarisme fasciste est divisé en trois parties. La première s’intitule « La culture de la violence » ; elle dresse le portrait d’une relation complexe mais intime entre le fascisme et la violence. Après un premier chapitre où l’auteure soutient que la violence est au coeur du projet fasciste dès ses origines, de la gauche interventionniste durant la Grande Guerre à la marche sur Rome, en passant par le mouvement des Faisceaux, l’ouvrage plonge dans une réalité trop souvent traitée comme périphérique à l’histoire de l’Italie fasciste : la conquête coloniale de l’Éthiopie. Matard-Bonucci considère que la guerre d’Éthiopie, entamée en 1935, est l’occasion pour les fascistes de mettre en pratique la violence centrale au discours sur l’homme nouveau que prétend créer Mussolini. À l’abri des regards de la population et des critiques qu’elle risquerait de formuler, les fascistes mènent une guerre totale, faisant usage de gaz asphyxiants et massacrant des populations civiles en représailles contre la résistance. Dans le chapitre 3, c’est la violence de l’occupation italienne en Yougoslavie et en Grèce qui est mise en relation avec celle du régime de Salò. La République sociale italienne, érigée par les nazis, qui libérèrent Mussolini après sa destitution et son emprisonnement en 1943, a longtemps été écartée dans l’étude du fascisme. Parce que les années 1943-1945 ont donné lieu à une guerre civile dans la péninsule italienne, se baser sur cette période pour analyser le fascisme tendrait à assimiler ce dernier à ses manifestations extrêmes, qui seraient dépendantes du contexte de l’effondrement de la souveraineté italienne. Matard-Bonucci soutient au contraire que la guerre menée par la République de Salò s’inscrit dans la continuité des entreprises militaires conduites au-delà des frontières nationales par l’État fasciste durant les premières années de la Seconde Guerre mondiale.

Dans la deuxième partie, intitulée « Culture et société au pas romain », Matard-Bonucci explore une série de thématiques qui témoignent de la portée de la pénétration idéologique du fascisme dans la société italienne, ses limites et la conflictualité qui entoure le projet totalitaire. Au chapitre 4, elle explore « Les sables mouvants de la pensée fasciste ». Entrant en dialogue avec la littérature en histoire des idées, elle montre que la pensée fasciste est à la fois changeante et articulée autour d’un noyau stable. Celui-ci se résumerait à la figure du dictateur Mussolini, d’une conception de l’homme nouveau endurci par une accoutumance à la violence, engendrant un renouveau de l’honneur national italien.

Les trois chapitres suivants explorent la diplomatie culturelle de l’Italie fasciste visant les Italiens expatriés, une tentative avortée de réforme linguistique, et l’humour sous le régime de Mussolini. Ce survol des enjeux de l’histoire culturelle du fascisme expose une frontière floue entre le consensus fasciste et l’expression d’une résistance dans les gestes de la vie quotidienne. De plus, il révèle les efforts déployés par le régime pour instaurer des pratiques nouvelles inspirées par son idéologie dans toutes les sphères de la vie. En somme, quel que soit le succès obtenu, Matard-Bonucci argue que le totalitarisme constitue le coeur du projet fasciste de Mussolini.

Dans la troisième partie, l’auteure s’attaque à la question du racisme fasciste, trop souvent minimisé par la comparaison avec l’Allemagne nazie. S’appuyant sur la littérature récente, elle affirme que ce n’est pas pour faciliter l’alliance avec l’Allemagne que Mussolini a mis de l’avant des politiques de ségrégation et de persécution visant spécifiquement les Juifs de la péninsule en 1938. Après deux chapitres sur l’antisémitisme qui répondent aux interrogations concernant le processus de décision aboutissant aux lois raciales et à l’inscription de l’antisémitisme dans la nébuleuse idéologique fasciste au fil des ans, l’ouvrage comporte deux chapitres sur le racisme colonial italien en Éthiopie. Le premier (chap. 10) met en évidence les défis que pose l’arrivée des colons italiens au régime, qui voit les populations indigènes comme inférieures aux Italiens et qui entreprend de contrôler les rapports sexuels entre hommes italiens et femmes abyssines. Préoccupé par le spectre du métissage, qui pourrait donner lieu à des revendications de la part d’un nouveau groupe issu partiellement de la « race » italienne, l’État fasciste tente de limiter les mariages et le concubinage entre ses citoyens et les femmes indigènes. Pour ce faire, les autorités ont recours à une campagne de propagande raciste pour décourager les colons d’avoir recours à ces pratiques, en plus de réprimer activement ceux qui s’y adonnent. Le rapatriement dans la péninsule d’officiers ayant transgressé les règles d’une « sexualité sur ordonnance » et les procès qui s’ensuivirent n’ont pas permis d’enrayer ces pratiques, mais ils ont constitué une étape importante dans la mise en place par le régime de régulation des rapports entre les « races ». C’est à la question du rapport entre l’implantation de ces politiques racistes coloniales et les lois raciales en métropole qu’est dédié le second chapitre sur le racisme colonial (chap. 11). L’auteure pose un jugement nuancé sur le lien entre ces deux formes de racisme. Montrant que l’antisémitisme était présent dès les premières années du fascisme – malgré la présence de nombreux Juifs dans les rangs du parti dès son origine –, elle considère tout de même que l’expérience pratique de l’implantation des régulations racistes en Éthiopie a donné des outils à ceux qui, au sein du Parti national fasciste, voulaient revigorer le régime en accélérant la transformation anthropologique devant mener à l’homme nouveau fasciste.

L’ouvrage se termine en revenant sur les enjeux linguistiques explorés au chapitre 6 (L’anti-« Lei » : utopie linguistique ou projet totalitaire ?), en les mettant en relation avec le racisme exacerbé qui est au coeur des développements du régime dès le milieu des années 1930. Matard-Bonucci y montre que l’enjeu de la réforme linguistique – comprenant notamment une uniformisation de la forme de vouvoiement, qui diffère au sein des dialectes régionaux – allait bien au-delà de l’affirmation d’un pouvoir incontesté de l’État : il s’agissait d’une transformation totalitaire des citoyens italiens touchant jusqu’à leurs usages linguistiques et visant à « déjudaïser » et à fasciser la langue.

Totalitarisme fasciste pose un regard novateur et éclairant sur le régime fasciste. L’ouvrage s’ajoute à des contributions importantes déjà publiées par Marie-Anne Matard-Bonucci, qui se positionne comme une des spécialistes les plus importantes dans le cadre du renouveau des études historiques sur le fascisme italien. Si chacun des nombreux arguments qu’elle met de l’avant mérite l’attention des chercheurs, ces derniers trouveront certainement que la contribution principale de l’ouvrage consiste en la richesse de ses références bibliographiques. Dans un champ où il est trop commun de citer ses alliés et d’occulter les travaux de ses concurrents, l’historienne présente et discute une large variété de travaux historiques en français et en italien, ce qui constitue une des meilleures portes d’entrée vers l’historiographie récente du fascisme italien pour un lectorat francophone. Plus qu’une étude historique, Totalitarisme fasciste ouvre la porte à une discussion sur un concept renouvelé de totalitarisme, axé sur la dynamique totalitaire et sur la nature et les mécanismes de production et de reproduction du racisme. Sans donner de réponses définitives et suffisamment étayées sur le plan théorique pour satisfaire l’ensemble de ce lectorat, cet ouvrage invite à la fois les historiens, les politologues et les sociologues à une réflexion opportune sur un cas de régime politique du passé tout en affinant certains outils permettant d’aller au-delà de ce cas spécifique.