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Dirigé par François Claveau et Julien Prud’homme, Experts, sciences et sociétés est un ouvrage collectif d’introduction aux enjeux touchant au rôle social et politique de l’expertise et du savoir. Abordant le problème par une approche transdisciplinaire, l’ouvrage fait appel à une grande variété de contributeurs ; les treize analyses proposées en sont ainsi complémentaires. Les chapitres sont organisés en trois sections distinctes : 1) Qu’est-ce qu’un expert ? 2) Organisation sociale de l’expertise et 3) Évaluer l’expertise.

La première partie aborde la question de l’expert comme tel et interroge son identité ; qui est-il et, surtout, qui n’est-il pas ? Le chapitre de Till Düppe retrace l’histoire de l’expertise en Occident, mettant de l’avant des conditions historiques telles que le développement des États et le rôle grandissant des universités dans la formation de ce concept proprement moderne. Le chapitre de Johan Giry et Julien Landry se penche sur la posture de l’intellectuel public, que les auteurs comparent à celle de l’expert. La comparaison nous mène à concevoir les rapprochements et les confrontations qui existent entre les deux postures. Le chapitre de Yann Bérard, pour sa part, oppose les concepts de savoir expert et de savoir profane au fil d’une réflexion critique sur les usages et les possibilités de l’expertise citoyenne. On en tire surtout le grand apport que les citoyens peuvent avoir dans le travail scientifique, se posant comme acteurs de première ligne sur la majorité des enjeux sociaux.

La deuxième partie de l’ouvrage étudie les divers espaces sociaux et politiques qui permettent à l’expertise de s’exprimer dans nos sociétés contemporaines. Le chapitre d’Éric Montpetit interroge le rôle de l’expertise et des savoirs scientifiques dans la fabrique des politiques publiques. Il y expose surtout les difficultés de l’intégration de la science en politique, les deux actes ayant des contraintes et des lectures du monde qui sont parfois incompatibles. Quentin Wallut et Jean-Guy Prévost se penchent quant à eux sur les usages sociaux des statistiques gouvernementales officielles. Il est surtout question de la tension historique qui a existé entre leur utilité politique et leur indépendance vis-à-vis du politique. Ensuite, Julien Landry examine les think tanks d’un point de vue historique, de leur rôle « d’université sans étudiants » (p. 122) au début du XXe siècle, à celui « d’organisation de recherche contractuelle » (p. 124) après la Deuxième Guerre mondiale, jusqu’à celui de groupes activistes – advocacy tanks (p. 126) – des années 1970 à nos jours. Le propos du chapitre permet de cerner le développement de ces organisations, en particulier aux États-Unis où elles jouent un rôle clé. Il permet également de les saisir comme groupe à part entière de la société civile, distinct des centres de recherche universitaires ou encore des organisations activistes mobilisées autour d’enjeux précis. Au chapitre suivant, Emmanuelle Bernheim s’intéresse à la multiplication récente des experts dans le processus judiciaire, précisément à la mise en avant des acteurs portant un savoir en matière de psychologie aux fins d’évaluation des sujets. Il ressort de son analyse que cette multiplication d’experts en la matière contribue à la reconfiguration du système judiciaire et des dynamiques d’autorité qui y ont cours. Le chapitre de Florence Millerand, Lorna Heaton et David Myles met l’accent sur le rôle des plateformes Web destinées à la démocratisation du savoir (Wikipédia, par exemple) dans la redéfinition de l’expertise et de l’autorité qui en découle. Le chapitre de Julien Prud’homme finalement met de l’avant le rôle historique qu’a eu la professionnalisation des corps de métiers dans la définition des paramètres de l’expertise. La professionnalisation y est surtout comprise comme un exercice de délimitation du savoir propre aux corps de métier, délimitation qui permet aux professions de s’approprier des fonctions sociales différenciées.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage examine la valeur de l’expertise et identifie les moyens de l’évaluer et de la critiquer. Le premier chapitre de Vincent Guillin dépeint l’apport du philosophe Auguste Comte dans notre définition moderne des critères de régulation de la science et des savants. L’auteur met l’accent sur la pensée de Comte à l’endroit des exigences morales du savant, justifiant ainsi la pertinence actuelle de celui-ci pour appréhender la régulation de l’expertise. Le chapitre qui suit, de Frédéric Bouchard et David Montminy, rapporte l’essentiel des débats théoriques à propos de la déférence aux experts. Leur synthèse offre des outils analytiques stimulants pour discuter des critères de reconnaissance sociale de l’expertise de manière à la fois enrichissante sur le plan théorique et adaptée à la réalité de la pratique. François Claveau et Anthony Voisard, de manière complémentaire au chapitre précédent, abordent les critères procéduraux pouvant légitimer les pratiques scientifiques. Sont entre autres mis de l’avant à cette fin des impératifs tels que la neutralité et la constitution de communautés scientifiques encadrées. Le chapitre de Gilles Beauchamp et Jean-François Dubé, en dernier lieu, propose une recension des multiples biais cognitifs auxquels l’expert fait face. Ces auteurs soulignent parallèlement la contribution que l’expérience peut avoir dans la réduction de ces biais en contexte de pratique spécialisée.

Bien qu’éclectique, ce livre rassemble un très grand éventail de contributions qui donnent des outils essentiels au lecteur pour comprendre les enjeux clés liés aux dynamiques sociales de l’expertise. On apprécie la qualité de synthèse de certaines contributions comme celles d’Éric Montpetit (chap. 4) et de Frédéric Bouchard et David Montminy (chap. 11), qui rendent compte de manière nuancée et généreuse des débats théoriques qui traversent chacun des thèmes qu’ils abordent. On apprécie également l’intérêt suscité par certains des sujets dont l’originalité et la pertinence sont sans équivoque. Pensons entre autres aux contributions de Florence Millerand, Lorna Heaton et David Myles (chap. 8) sur la redéfinition de l’expertise sur le Web ainsi que celle de Julien Prud’homme (chap. 9) sur les corps professionnels, contributions qui, à elles seules, valent de s’attarder à l’ouvrage. Devant une appréciation générale positive, nous ne sommes cependant pas sans remarquer certaines des faiblesses qui le parcourent. En premier lieu, si le contenu de la troisième partie est fort intéressant, il mine toutefois la cohérence générale du collectif. Abordant les questions posées sous un angle souvent peu ou pas empirique, les contributions détonnent avec les précédentes, qui offrent le plus souvent des survols comparatifs et historiques. En deuxième lieu, alors que plusieurs sujets pertinents sont abordés, certains absents auraient mérité une attention particulière dans le contexte présent. Par exemple, on évacue la question environnementale et les luttes entre savoir et pouvoir qui se déroulent à l’heure actuelle sur cet enjeu. La montée mondiale du populisme et de l’anti-intellectualisme, auquel le Québec et le Canada ne sauraient échapper, est également un grand absent de l’ouvrage. Ces sujets nous semblent pourtant primordiaux pour réfléchir à la place du savoir et de l’expertise de nos jours.

Malgré ces quelques réserves, l’apport général de cet ouvrage demeure fondamental, puisqu’il offre une perspective québécoise sur des champs d’études, notamment les études en science, technology and society (STS), qui demeurent largement dominées par la recherche étatsunienne. Reprenant souvent une littérature déjà bien développée en anglais, l’ouvrage propose ainsi une reformulation des enjeux théoriques en français et en se penchant sur des cas d’étude souvent québécois et canadiens. Cela contribue autant à un effort de mettre l’accent sur de nouvelles avenues de recherche pour le milieu universitaire québécois qu’à une démocratisation d’un savoir existant qui prend tout son sens chez le lecteur avec des exemples qui parcourent ses préoccupations sociales et politiques immédiates.

L’organisation d’un ouvrage universitaire collectif doit constituer un véritable défi. Experts, sciences et sociétés dirigé par François Claveau et Julien Prud’homme, s’il n’est pas parfait, évite néanmoins deux pièges majeurs. D’une part, il couvre une grande variété de thématiques tout en conservant une certaine cohérence dans la forme des propositions : les chapitres sont tous en mesure de faire à la fois état d’une littérature de manière nuancée et d’offrir un regard critique vis-à-vis de leur objet d’étude. D’autre part, le livre de moins de 300 pages est assez court pour éviter que le lecteur novice ne s’en décourage. Les chapitres ne dépassent jamais une vingtaine de pages, et se succèdent avec une grande efficacité. Néanmoins, les propositions n’offrent jamais de lectures pressées de leur objet d’étude, conservant ainsi leur pertinence et leur rigueur.

Bien que l’ouvrage ne l’exprime pas, il est inévitable que les réflexions proposées entraînent des questions sur le rôle du savoir dans l’exercice du pouvoir. Quel est, en effet, le poids relatif des valeurs, de l’opinion et de la recherche dans l’action publique ? Doit-il être prééminent ou non ? Est-il un instrument de décision ou un instrument de légitimation ? Est-il, enfin, une simple source d’information ou une fin de l’action politique en soi ? Dans un autre ordre d’idées, ce collectif permet de questionner l’attribution du titre d’expert et ses conséquences sociales, en se demandant pourquoi et par quels moyens une supériorité épistémique devrait être attribuée à certains individus mais pas à d’autres. Les réponses définitives à ces questions ne s’y trouvent pas. Il n’en demeure pas moins que les textes qui composent l’ouvrage sont un point de départ non négligeable pour amorcer les réflexions subséquentes.