Corps de l’article

Cet article s’intéresse à la décision budgétaire des collectivités locales françaises dans le contexte de la crise de 2008 qui a affecté l’économie globalisée, puis les finances publiques des États européens. Marquée par une atonie du produit intérieur brut (PIB) et une aggravation du chômage[1], la grande récession a été suivie par une hausse des déficits publics et de la dette[2] qui a suscité des ajustements variés en Europe (Kickert et al., 2015).

Un « gouvernement » européen de la rigueur a été instauré par divers instruments, dont l’emblématique règle d’or de l’équilibre des finances publiques instaurée par le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) signé par les États de l’Union européenne (UE) en 2012. Cet accord modifie l’action publique budgétaire des administrations[3]. Ainsi, le cas français, outre son intérêt comparatif[4], apparaît pertinent pour saisir les enjeux de la décentralisation de la rigueur pour les acteurs de la décision locale[5]. En effet, l’autonomie financière et la démocratie locales font l’objet d’un débat renouvelé en raison de trois facteurs : la crise sert d’argument à la critique du coût et de la complexité du mille-feuille territorial français, même s’il est au coeur du financement des services publics et de l’investissement ; les réformes récentes de la décentralisation (acte 3) redessinent l’action publique[6] ; l’engagement de la France à respecter le référentiel européen de la rigueur implique les finances locales.

La science politique française s’intéressait peu à la dimension budgétaire[7] jusqu’au renouveau de la sociologie politique financière (Leroy, 2002 ; 2007 ; Martin et al., 2009 ; Leroy, 2010 ; Bezes et Siné, 2011) qui a suscité quelques travaux sur les administrations locales. Il convient de relever d’abord, pour la période en cause (2008-2016), que les métropoles sont devenues politiquement très autonomes. Le design institutionnel du Grand Paris résulte ainsi d’un compromis (Le Lidec, 2018) entre les réformes antérieures et les acteurs locaux, le gouvernement et l’administration centrale de l’État. Le consensus négocié par les communes membres de la métropole de Lille[8] inclut l’opposition (Desage, 2009). C’est le cas aussi de la métropole de Lyon où la domination politique du maire-président associe les maires et les vice-présidents (VP) ainsi que les intérêts économiques du patronat local (Galimberti et al., 2014). L’urbanisme implique une « gouvernance » multi-niveaux (Pinson, 2009 ; 2014) qui admet un « gouvernement à distance » de l’État par la labellisation des expériences locales (Béal et al., 2015). Politiquement autonomes (Desage, 2009 ; Le Saout et Ségas, 2011), les groupements de communes réunissent des élus, acteurs des programmes communautaires, qui sont aussi des élus municipaux bénéficiant d’investissements pour leur commune. La dotation de solidarité communautaire (DSC), reversée aux communes membres selon des critères souples, est un instrument financier qui équilibre les compromis des maires, tout en s’imposant aux communes pauvres (Le Saout et Ségas, 2011). Ce « double jeu intercommunal » est financièrement plus contraint (Le Saout, 2015). Selon douze entretiens biographiques (Ségas, 2015), le vice-président aux finances dispose d’une expertise, dont il use pour défendre l’équilibre financier intercommunal, tout en composant avec le consensus politique.

S’agissant des communes, une étude de 780 maires des communes de plus de 30 000 habitants (Rouban, 2015) met en évidence leur professionnalisation, la fermeture de leurs profils sociaux[9] (88 % de professions supérieures) et la progression de leur capital social. À Strasbourg (Anquetin, 2015), la domination du maire passe par son autorité institutionnelle, la distribution des fonctions, la mise en concurrence des élus et la sujétion aux experts administratifs qu’il nomme.

La politisation de l’emploi local apparaît forte, tant pour le recrutement que pour la proximité de travail avec les élus. Toutefois, la professionnalisation des cadres territoriaux, en raison de leur mobilité et de leur formation, allège la dépendance aux élus, comme le montre le cas des directeurs généraux des services (DGS) des communes (Le Saout, 2014). La rationalisation des charges de personnel a un effet varié sur le rôle des directeurs des ressources humaines (DRH), qui adhèrent à cette contrainte, mais voient leur rôle renforcé, maintenu ou amoindri (Le Saout, 2017b). Dans le cas de la commune (non nommée) de plus de 100 000 habitants étudiée par Sébastien Ségas (2017), le dialogue social et le management participatif échouent à instrumenter le consentement à la baisse de ses dépenses de personnel.

À l’origine en position de faiblesse, les Régions se sont affirmées par leurs politiques publiques (Nay, 1997 ; Jouve et al., 2001 ; Barone, 2011 ; Simoulin, 2018). Une étude de quatre Régions conduit Sébastien Gardon et Éric Verdier (2014) à conclure que le présidentialisme régional s’appuie sur des VP dépendants et, selon les cas, sur le DGS ou le cabinet, sachant que la contrainte budgétaire marque un déclin du rôle des directeurs généraux adjoints (DGA). Une monographie de trois Régions montre par ailleurs que le pouvoir de la direction financière est renforcé par la contrainte budgétaire : celle-ci se diffuse selon le modèle décisionnel du présidentialisme, où le président avec l’appui du VP finances et du couple DGS et DIRFI (directeur financier) impose son leadership, et selon le modèle de la négociation entre les élites politiques et administratives (Passavant-Guion, 2018). Le présidentialisme d’un exécutif régional socialiste (Mongy, 2017) fait obstacle au new public management soutenu par des jeunes cadres, professionnalisés à ses préceptes, mais impuissants à modifier les rapports de force malgré leur mise en scène de la crise des finances.

Les départements comportent des spécificités en raison de la légitimité des membres du conseil qui sont élus directement dans leurs cantons. Selon une étude de quatre départements, le leadership est partagé entre le président, qui effectue souvent plusieurs mandats de suite et cumule avec d’autres mandats, et des VP choisis en fonction d’équilibres politiques, mais surtout territoriaux (Procureur et Grégory, 2015). Enfin, le travail politique (Demazières et Le Lidec, 2014) a suscité des études de l’agenda des exécutifs qui soulignent la variété d’appropriation de leur mandat.

Ainsi, si la science politique française accorde une attention à la contrainte financière, à certains acteurs, aux relations à l’État ou à certains dispositifs financiers dans la veine de l’analyse des instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2004), les études directes du budget local, en tant que réalité statistique et processus spécifique de décision, restent le parent pauvre. Dans une perspective de sociologie politique des finances (Wildavsky, 1964 ; Leroy, 2007 ; Martin et al., 2009 ; Leroy, 2010 ; Bezes et Siné, 2011), cet article vise à ouvrir cette boîte noire en plaçant la focale sur l’élaboration du budget au regard de l’autonomie et de la démocratie locales. La méthodologie, détaillée plus loin, croise l’analyse (néo)institutionnelle[10] des réformes multipolaires, l’analyse statistique des budgets locaux et une enquête par entretiens. Le gouvernement européen par la rigueur budgétaire a un impact sur la décentralisation (première section) tout en laissant une autonomie financière de gestion aux décideurs (deuxième section). La typologie des choix budgétaires concrets (troisième section) montre que les modèles élitaires et technocratiques sont prégnants par rapport à l’effectivité d’une démocratie approfondie. Malgré la variété des jeux budgétaires des acteurs locaux (quatrième section), la mutation de l’action publique est difficile (cinquième section) en raison d’une « culture » de la dépense qui met en question la légitimité politique de la décentralisation et de la démocratie représentative de proximité.

L’impact du gouvernement européen par la rigueur budgétaire

Le traité de Maastricht du 7 février 1992 institue l’Union économique et monétaire et des critères limitant le déficit public à 3 % du PIB et la dette à 60 % du PIB des États membres, tandis que le traité d’Amsterdam du 17 juin 1997 précise la procédure pour déficit excessif. Mais le déficit excessif de l’Allemagne et celui de la France n’ont pas été sanctionnés, malgré la décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 13 juillet 2004 : la procédure a été assouplie le 23 mars 2005[11].

Dans le contexte de la crise de 2008, le choix économique et politique a été de renforcer la contrainte budgétaire. Un gouvernement européen par la rigueur budgétaire a été mis en place par plusieurs instruments juridiques (Leroy, 2018). Ainsi, le « Semestre européen », créé par les ministres des finances de l’UE le 7 septembre 2010, oblige les États membres à présenter aux instances européennes leurs perspectives budgétaires et leurs projets de réformes structurelles. Le Pacte pour l’euro plus du Conseil européen du 25 mars 2011 réunit les pays de la zone euro (plus 6 pays) ; ses priorités sont : la surveillance des salaires, l’ouverture des secteurs protégés, la flexi-sécurité, la baisse du coût du travail, le recul de l’âge de la retraite, l’inscription de l’équilibre des finances dans une norme durable. Le six-pack (5 règlements et 1 directive), approuvé par les 27 États membres et le Parlement européen en novembre 2011, prévoit une procédure d’examen des réformes structurelles et des budgets de chaque pays. Le two-pack (2 règlements) renforce la surveillance économique et budgétaire des États de la zone Euro et instaure un second « Semestre européen » où les États communiquent leur projet de budget à la Commission européenne, qui peut demander des révisions. Le retard de l’entrée en vigueur du two-pack (le 30 mai 2013) est une des causes de l’adoption du TSCG. Le TSCG du 2 mars 2012 est un traité intergouvernemental des États de l’UE (à l’exception du Royaume-Uni et de la République tchèque) qui ont inscrit la règle d’or de l’équilibre des finances publiques dans des dispositions contraignantes[12].

En réalité, la « crise » est un processus de changement multiforme qui suit des temporalités plus ou moins longues : elle devient budgétaire quand les difficultés de financement[13] entraînent un déficit et le risque d’une crise de la dette (cas de la zone euro à partir de 2010). L’austérité budgétaire est critiquée comme une idéologie néolibérale du marché globalisé freinant la reprise économique (Leroy, 2011 ; Krugman, 2012 ; Blyth, 2013 ; Keen, 2014) et comme un épisode de la crise du capitalisme (Wallerstein et al., 2013 ; Streeck, 2014). La crise de l’État fiscal, due à la faiblesse de l’impôt sur les multinationales qui pratiquent l’évasion facilitée par la concurrence entre les États, augmente la pression fiscale sur les classes populaires et moyennes, et leur mécontentement par rapport au politique. Le gouvernement européen par la contrainte budgétaire signe une perte de souveraineté des États et une coupure démocratique[14] ; il modifie les rapports de force entre les acteurs institutionnels de l’UE[15].

En France, la réponse de l’État à la crise de 2008, empreinte de clientélisme électoral pour éviter le blâme (Bezes et Le Lidec, 2015), a été mise en oeuvre par plusieurs dispositifs. La Loi organique n° 2012-1409 du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques intègre le TSCG et instaure le Haut Conseil des finances publiques pour son suivi[16]. La Revue générale des politiques publiques (RGPP), sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a été prolongée par la Modernisation des politiques publiques (MAP) du président François Hollande et, depuis 2018, par le programme Action publique (AP, 2022) de baisse des dépenses du président Emmanuel Macron. Des lois de programmation des finances publiques (LPFP) fixent des objectifs de réduction du déficit et des économies sont demandées aux administrations publiques.

Pour les collectivités locales, la baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF) versée par l’État a été l’instrument principal de cette contrainte. Un objectif d’évolution de la dépense locale (ODEDEL) a aussi été instauré par la LPFP pour les années 2014 à 2019 (art. 11) avec une limite de progression de 0,3 % en 2015, 1,8 % en 2016 et 1,9 % en 2017. L’article 13 la LPFP pour les années 2018 à 2022 limite à 1,2 % par an la hausse des dépenses locales de fonctionnement et fixe un objectif d’évolution de leur besoin de financement à -2,6 milliards d’euros par an. Pour le respect de ces ratios, l’article 29 de la LPFP 2018-2022 prévoit des contrats de trois ans entre l’État et les 322 collectivités locales dont le budget en 2016 est supérieur à 60 millions d’euros : ces 322 acteurs représentent deux tiers des dépenses de fonctionnement totales. Face à leur lobbying, le gouvernement cesse la baisse de ses dotations pour obtenir la signature des contrats, dont le non-respect sera sanctionné par une « reprise financière[17] ».

L’autonomie financière (Leroy, 2017) est une composante juridique de la libre administration des collectivités territoriales[18]. Depuis la réforme du 28 mars 2003, cette autonomie est visée par l’article 72-2 de la Constitution. La Loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004, prise en application de l’article 72-2 de la Constitution relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales, fixe les ratios par catégorie de collectivités (bloc communal, départements et Régions) de la part obligatoire de ressources propres dans les recettes locales. La France a ratifié le 17 janvier 2007 la Charte européenne de l’autonomie locale adoptée en 1985 par le Conseil de l’Europe qui liste des principes assez proches. Toutefois, en dépit de la protection constitutionnelle, l’autonomie financière est juridiquement limitée.

S’agissant de la fiscalité, l’article 34 de la Constitution réserve au législateur la compétence pour la création, l’assiette et le recouvrement des impôts (ici locaux), et le pouvoir sur les taux reste encadré par la loi. Ensuite, l’article 72-2 admet une définition large des ressources propres locales (recettes fiscales et autres recettes[19]), si bien que l’autonomie fiscale n’est pas garantie[20], sauf dans la limite de la loi. La charte de l’autonomie a aussi une portée limitée sur ce plan. Le ratio de ressources propres exigé par la loi organique est facilement atteint : il est en 2016 de 70 % pour le bloc communal, 72,9 % pour les départements et 64,3 % pour les Régions. La suppression de la taxe professionnelle (TP) des entreprises par la Loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009 de finances pour 2010 a aussi affecté l’autonomie fiscale[21]. Pour la Cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE), les élus locaux n’ont pas de pouvoir de taux (barème fixé par l’État), ce qui traduit une « recentralisation » de leur fiscalité économique.

La réforme de 2010 a touché particulièrement les Régions, qui n’avaient déjà plus de taxe d’habitation (TH). Elles ont perdu les deux autres impôts directs sur les ménages, à savoir les taxes foncières sur les propriétés bâties (TFPB) et non bâties (TFPNB). Elles reçoivent 25 % de la CVAE jusqu’en 2015, la taxe sur les permis de conduire (un bon levier fiscal), la taxe sur les immatriculations et le transport public aérien, etc. Mais elles ne perçoivent pas la Cotisation foncière des entreprises (CFE). Le gouvernement a néanmoins donné suite aux pressions des élus régionaux : la loi de finances pour 2016 hausse leur part dans la CVAE à 50 % de son montant et, depuis 2018, une part de la TVA (impôt d’État) leur est reversée (mais la DGF des Régions est supprimée). Les départements encaissent une part de la TFPB, la taxe sur les contrats d’assurance et les droits de mutation à titre obligatoire, qui varient en fonction du marché immobilier. Mais ils sont soumis à un effet de ciseaux entre les dépenses sociales liées à la crise et le risque de baisse des recettes. Leur part dans la CVAE (48,5 %) a été réduite à 23,5 % en 2016… Le groupe communal s’en sort mieux : il reçoit les trois taxes ménages, avec un pouvoir, encadré par la loi, de vote du taux, la taxe sur les surfaces commerciales, avec un pouvoir sur le tarif, la CFE, avec un pouvoir sur le taux, et 26,5 % de la CVAE (dont le barème est national). La suppression de la TH, selon un calendrier progressif, en 2023, change en partie la donne : le gouvernement s’est engagé à compenser la perte des recettes correspondantes en transférant aux communes la TFPB actuellement encaissée par les départements et en attribuant une part de la TVA aux départements.

L’ensemble du secteur local reçoit les impositions forfaitaires sur les entreprises de réseaux (énergie, ferroviaire, télécoms…) qui ont un certain rendement, mais le tarif est fixé nationalement par une clé de répartition selon la catégorie de collectivités. Par ailleurs, si l’État compense la suppression d’impôts locaux et les dégrèvements qu’il accorde (12,9 milliards d’euros en 2016), ce qui le désigne comme le premier contribuable local, il prive les collectivités territoriales de recettes dynamiques.

Les autres recettes locales proviennent des dotations de l’État, des produits du domaine, des tarifications des services, des subventions et de l’emprunt. Les transferts de l’État aux collectivités locales s’élèvent à 100 milliards d’euros en 2016. Ils comprennent les concours financiers (52 milliards), les contreparties des dégrèvements et des subventions spécifiques (13 milliards), et le financement de la formation professionnelle (35 milliards). La DGF, soit 33,2 milliards d’euros, est basée sur des critères qui varient au gré des réformes et des compromis politiques entre l’État et les élus locaux[22]. Cette dépendance à l’État est souvent retenue comme un manque d’autonomie, mais pour les communes pauvres, la DGF, dont la fonction de péréquation est montée en puissance, est la seule marge de manoeuvre. Après le credit crunch de 2012 et l’alerte par rapport aux emprunts structurés, la dette locale est en général maîtrisée dans un contexte de faibles taux d’intérêt. L’effet de la faillite du groupe Dexia, principal banquier local, a été limité par des novations institutionnelles concertées avec les élus locaux[23]. Le cadre de l’emprunt est donc plus protecteur des intérêts financiers des acteurs locaux, tout en leur laissant une autonomie de décision.

Le droit de dépenser est soumis à des contraintes juridiques, avec les dépenses interdites et de nombreuses dépenses obligatoires, et l’équilibre du budget s’impose[24], ce qui laisse quand même une autonomie locale de gestion.

La mesure de l’autonomie de la gestion financière locale

L’analyse des statistiques budgétaires du secteur local permet de mesurer leur autonomie de gestion. Le tableau 1 montre d’abord que la hausse à long terme de la fiscalité locale n’a pas été interrompue par la crise, avec un montant de 81 milliards d’euros en 2016 pour les quatre impôts principaux.

Tableau 1

La hausse des produits des 4 principaux impôts directs locaux (en milliards d’euros)

La hausse des produits des 4 principaux impôts directs locaux (en milliards d’euros)
Source : DGCL, Les collectivités locales en chiffres

-> Voir la liste des tableaux

Les concours (versements) financiers de l’État aux collectivités locales ont baissé de 2,66 milliards d’euros au titre du plan d’économies de 50 milliards d’euros prévu par la France sur 2015-2017 pour se conformer à ses engagements européens : 451 millions d’euros pour les Régions, 1148 millions pour les départements, 1450 millions pour les communes et 621 millions pour les groupements de communes. Principale dotation de l’État, la DGF a été gelée de 2010 à 2013[25] et diminuée de 2014 à 2017 de 3 à 9 % selon les années (en 2018 pas de baisse) (tableau 2), même si d’autres dotations sont en hausse.

Tableau 2

Évolution de la dotation globale de fonctionnement (DGF) aux collectivités locales (en milliards d’euros)

Évolution de la dotation globale de fonctionnement (DGF) aux collectivités locales (en milliards d’euros)
Source : Observatoire des finances locales, septembre 2017, d’après les lois de finances

-> Voir la liste des tableaux

Les dépenses locales connaissent une progression de 93 milliards d’euros en 1990 à 228 milliards en 2016, soit 18 % du total des dépenses publiques (tableau 3). Les effectifs sont en 2016 de 1,98 million d’agents, dont 1,14 million pour le bloc communal. Les dépenses de personnel sont passées de 40,7 milliards d’euros en 2006 à 60,68 milliards en 2016. Sans stigmatiser les administrations locales[26], force est de constater que la rigidité des dépenses de personnel limite leur autonomie : le ratio des dépenses de personnel par rapport aux dépenses de fonctionnement est en 2016 de 54,5 % pour les communes, 37 % pour leurs groupements, 20,4 % pour les départements et 18,6 % pour les Régions.

Tableau 3

La hausse des dépenses locales (en milliards d’euros, hors gestion active de la dette)

La hausse des dépenses locales (en milliards d’euros, hors gestion active de la dette)
Source : DGCL, Les collectivités locales en chiffres

-> Voir la liste des tableaux

Le renforcement de la contrainte budgétaire imposée par l’État explique que les dépenses de fonctionnement progressent moins vite d’une année à l’autre depuis 2014, avec même une baisse de 0,2 % en 2016 par rapport à 2015. Cet effort provient surtout des communes qui ont limité la hausse de leurs dépenses de fonctionnement et même réussi une baisse de 1,5 % en 2016 par rapport à 2015. En revanche, les dépenses de fonctionnement des groupements de communes repartent à la hausse en 2016, de 3,6 % par rapport à 2015. Les départements stabilisent leurs dépenses de fonctionnement avec une hausse de 0,1 % en 2016 par rapport à 2015. Les Régions connaissent une évolution contrastée avec une limitation de la hausse en 2014, une hausse en 2015 et une baisse de 0,9 % en 2016. Le secteur local contient aussi la masse salariale avec une hausse de 1,36 % par an entre 2011 et 2015 et une baisse de 0,4 % en 2016, à comparer à la hausse de 2,8 % par an entre 2002 à 2012.

Les recettes de fonctionnement progressent modérément depuis 2014, avec un taux de 0,5 % en 2016 par rapport à 2015, en raison de la baisse des dotations et de l’atonie des recettes fiscales. Ainsi la capacité d’autofinancement des investissements, mesurée par l’épargne brute (différence entre les recettes et les dépenses de fonctionnement), a baissé entre 2011 et 2014, puis s’est rétablie en 2015 (1,7 %) et en 2016 (+4,5 %). L’épargne brute des départements, après plusieurs années de baisse, augmente de 20,6 % en 2016 et celle des Régions, de 2,4 %. Celle du bloc communal en revanche connaît une baisse de 0,1 % pour les communes et de 5,3 % pour leurs groupements. L’épargne brute s’établit à 28,5 milliards d’euros en 2016, ce qui représente un ratio de 15 % (assez positif) des recettes de gestion.

En dépit de cette amélioration, les investissements locaux reculent (par rapport à l’année précédente) : -7,7 % en 2014, -8,4 % en 2015 et -3 % en 2016. L’impact est significatif dans la mesure où les collectivités locales sont au coeur de l’investissement public pour un montant de 45,5 milliards d’euros en 2016, ce qui représente deux tiers des investissements publics (53 % si l’on inclut la défense et la recherche) : 27,4 milliards pour le bloc communal, 9,1 milliards pour les départements et 9 milliards pour les Régions. Mais l’investissement repart à la hausse, à savoir 6 % en 2017, 7,4 % en 2018 et une prévision de 6,3 % en 2019, ce qui est à relier aussi au cycle électoral : l’investissement a baissé après les élections de 2014 (communes) et de 2015 (départements et Régions) et augmente dans la perspective des élections locales, notamment municipales (mars 2020).

Même si certaines collectivités sont exposées aux emprunts risqués (structurés), la hausse de la dette est contenue avec un ratio de +1,8 % en 2016 par rapport à 2015, soit un montant (encours) au 31 décembre 2016 de 148,5 milliards d’euros. L’indicateur de la capacité de désendettement[27] est de cinq ans pour l’ensemble des communes, ce qui reste soutenable. En 2014, première année de la baisse de la DGF, les 54,2 milliards d’euros d’investissements locaux étaient financés à 89 % par des ressources propres (épargne brute et recettes hors emprunt et trésorerie), et donc à 6 % par l’emprunt et 5 % par la trésorerie. Mais en 2016 et 2017, les ressources propres sont supérieures aux dépenses d’investissement, avec en 2017 une capacité de financement pour l’ensemble du secteur local de +1,1 milliard d’euros, soit +0,5 milliard pour les communes, +0,1 milliard pour leurs groupements (à fiscalité propre), +1,2 milliard pour les départements et -0,8 milliard (besoin de financement) pour les Régions.

Typologie des modèles de la décision budgétaire

L’enquête, menée de juillet 2012 à avril 2014, comprend 53 entretiens semi-directifs[28] conduits à partir d’un guide thématique[29] : 6 dans les Régions, 12 dans les départements, 27 dans les communes, 6 dans les intercommunalités, 2 dans les centres communaux d’action sociale (CCAS), soit 60 personnes pour un total de 93 h 38 min (1 h 46 min par entretien), réparties en 40 responsables de services financiers et 20 responsables d’autres services[30]. L’enquête[31] a débuté par deux études de cas avec plusieurs entretiens dans la même ville et le même département afin de tester le « système d’action concret » (Crozier et Friedberg, 1977). La qualification de la décision se concentre sur l’élaboration et la négociation du budget[32]. Cette focalisation apporte des résultats par rapport à la pratique de la démocratie locale… La qualification s’appuie sur le circuit concret de la décision (rétrospective, cadrage, prospective, échanges, arbitrages, méthodes, suivi…), le repérage des acteurs et le jeu budgétaire des acteurs (cf. troisième section). À partir du dépouillement des entretiens, j’ai distingué quatre modèles de décision : élitaire, technocratique, démocratique et mixte. Comme les interviewés étaient parfois accompagnés d’un collaborateur et que 2 CCAS sont inclus, le nombre de cas codés dans les modèles est de 42, numérotés de 1 à 42 dans cet article.

Dans le modèle élitaire ou oligarchique, la décision budgétaire est aux mains du chef de l’exécutif, qui l’exerce seul, ou, dans certains cas, la partage avec une poignée d’acteurs : adjoints, VP, DGS… Ce modèle est congruent avec les études sur le « présidentialisme » local (Galimberti et al., 2014 ; Gardon et Verdier, 2014 ; Anquetin, 2015 ; Passavant-Guion, 2018), comme le montrent ces extraits d’entretiens :

« L’élaboration du budget, c’est le maire qui fixe sa politique […] On n’est là que pour répondre à ses exigences »

Entretien 15

« Dans la ville, c’est le maire qui décide »

Entretien 20

« Le président souhaite que le budget reste un acte politique […] La décision est prise par le président et quelques VP »

Entretien 3

Dans les groupements de communes, une variante du modèle oligarchique est en oeuvre. Elle concerne les investissements qui font l’objet de compromis négociés avec les maires/VP, dans le sens d’un « double jeu intercommunal » (Le Saout, 2015) :

« C’est plus difficile avec la communauté de communes puisque chaque maire défend sa commune »

Entretien 21

« Après validation par le président et le VP [communauté d’agglomération], cette prospective est discutée en conférence des maires »

Entretien 32

« Le Programme pluriannuel d’investissement est un document interne, travaillé avec les VP, qui vit. Il n’y a pas de vote de l’assemblée. Il n’est pas opposable. C’est un document d’orientation politique »

Entretien 35

« Au niveau de la gouvernance le président a créé un comité exécutif qui réunit tous les VP »

Entretien 34

Le modèle de l’expertise technocratique désigne des configurations où le pouvoir administratif est fort, en lien le plus souvent avec la place déterminante du directeur financier (DIRFI), même si les têtes de l’exécutif ont un rôle. Toutefois, au regard des investissements, la technocratisation financière est plus politisée :

« Je [DIRFI] négocie avec les directeurs […] Les élus ne sont pas informés sauf le président »

Entretien 5

« Les réunions d’harmonisation sont uniquement administratives »

Entretien 11

« Je [DIRFI] fais une note au maire poste par poste. C’est propre aux finances et même à moi. Je fais le cadrage seul »

Entretien 40

« L’administration a un poids important […] Les conférences budgétaires ne sont pas en présence des élus […] il y a une volonté de laisser agir le DIRFI […] Le président […] n’entend pas jouer son autorité sur le budget. Notamment le pouvoir par la synthèse budgétaire est important »

Entretien 42

« On [DIRFI] ne demande plus aux services leurs besoins. On fait nos prévisions […] Quand ça ne passe pas, on fait une revue de politiques […] Tout cela remonte au président […] En investissement […] Il y a une volonté de porter à l’arbitrage les projets. Les élus veulent savoir ce qu’ils peuvent faire »

Entretien 41

Le modèle démocratique s’entend au sens d’une reconnaissance forte, effective, des élus locaux à travers des indicateurs comme le rôle des commissions, le vote du Programme pluriannuel d’investissement (PPI), les budgets participatifs, l’association de l’opposition dans l’élaboration du budget :

« Notre collectivité fonctionne avec des commissions […] Chaque commission se réunit et émet des propositions […] On fait un document unique dans lequel on marque ce que chaque commission a proposé. Il y a une commission générale avec tout le conseil municipal, il n’y a pas de commission des finances. On réunit tout le conseil municipal et les élus décident ensemble des priorités et des propositions qu’ils vont adopter pour le budget primitif »

Entretien 13

« Toutes ces commissions se réunissent et étudient les demandes. Puis à la fin, il y a la commission des finances qui regarde les propositions et voit si ça cadre dans le budget. Elle valide ou ne valide pas les demandes des commissions »

Entretien 21

« Chaque adjoint présente en commission municipale ses demandes qui sont arbitrées au sein de la commission même, puis les projets sont soumis au maire qui arbitre »

Entretien 24

Dans certains cas, ce processus de qualité démocratique est recherché, mais pour des enveloppes modestes, dans les conseils de quartier urbain où les habitants sont représentés :

« Dans les conseils de quartier, on essaie de rendre abordable le budget […] Ils ont une enveloppe, relativement modeste, 20 000 à 100 000 euros pour encourager quelques actions. Par contre, il y a participation sur les choix, discussion »

Entretien 40

A contrario de ce modèle démocratique, l’enquête montre que le rôle financier des commissions est faible, ce qui recoupe un constat établi dans les quatre Régions étudiées par Gardon et Verdier (2014, p. 111) :

« Pour la commission des finances, il ne se passe pas grand-chose […] Parfois des questions, mais il ne s’est jamais passé des choses phénoménales »

Entretien 1

« Il y a une commission des subventions […] une fois par an […] L’opposition n’est pas représentée »

Entretien 40

Le modèle mixte ousystémique ou politico-administratif mêle des traits élitaires et technocratiques dans un équilibre entre les responsables de l’exécutif et les experts de l’administration locale :

« La DIRFI propose […] un projet de lettre de cadrage […] Le VP finances en parle au bureau exécutif. Le cabinet met sa touche […] Les directions travaillent […] Une rencontre politique avec l’ensemble des VP est organisée sous forme d’entretiens qui mettent le DGA secteur, le directeur concerné, le VP secteur – le cabinet du président n’est pas là – face au VP finances, DGA finances et moi [DIRFI] […] Tout est possible »

Entretien 1

« Les services proposent leurs demandes budgétaires, qui sont arbitrées par les élus et la direction au besoin. Nous [DIRFI] participons à la préparation plutôt en alerteurs »

Entretien 27

« Des objectifs chiffrés sont donnés par le président. Les VP sont présents, accompagnés des directeurs des pôles […] avec l’idée de laisser à chaque direction de pôle le soin de répartir les priorités. Les arbitrages sur les écarts sont effectués par les ateliers budgétaires, puis un arbitrage au plus haut niveau est réalisé […] Au niveau des services administratifs et financiers, décentralisés dans les pôles, un gros travail est fait […] Ils sont organiquement dépendants du pôle budget »

Entretien 3

« Le président notifie sur la base du macro-cadrage budgétaire des plafonds. Les arbitrages administratifs s’effectuent en automne. Le VP finances reçoit les autres VP opérationnels. Il y a une discussion plus politique. À l’issue de ces réunions, il y a un arbitrage par le président […] Le DGA présente les cadrages budgétaires. Sont présents aussi à ces réunions, le DGA de l’unité qui couvre plusieurs directions […] avec chaque directeur […] Le DGS tranche, mais chaque VP a quand même fait remonter au président ses demandes »

Entretien 36

« On [DIRFI] fixe le cadrage […] Les directions envoient leurs demandes […] On négocie ligne à ligne. On se met d’accord sur environ 95 % des crédits […] Il y a une validation par l’adjoint au maire et pour le maire par son chargé de budget. C’est la même chose pour les directions avec les demandes de crédits qui sont validées par les adjoints sectoriels. Chaque direction est sous mandat […] L’adjoint aux finances rencontre tous les adjoints sectoriels »

Entretien 45

Le classement par type de modèle (tableau 4) fait ressortir la relative rareté du modèle (de bonne qualité) démocratique : 5 cas sur 42 codés (12 %). Même en ajoutant le seul cas du modèle mixte reposant sur une composante démocratique, le résultat reste faible (6 cas sur 42, soit 14 %). Le modèle technocratique de l’expertise est prégnant : un tiers des cas (13 sur 42 ou 31 %). Le poids de ce modèle est d’autant plus fort que le modèle mixte est basé, sauf dans un cas, sur une composante technocratique. Le poids de l’expertise, notamment financière comme le montre le jeu des acteurs (cf. section suivante), est significatif. Il est encore plus fort si les 16 cas du modèle mixte à composante technocratique sont ajoutés, avec un résultat de 29 cas sur 42 (69 %). Le modèle élitaire se classe en troisième position, devant le modèle démocratique, 7 cas sur 42 (17 %). Là aussi, l’importance de l’élite dans le processus décisionnel augmente si les 15 cas du modèle mixte incluant cette dimension sont pris en compte, soit 22 cas sur 42 (52 %). Le modèle mixte est le plus fréquent, 17 cas sur 42 (40 %), mais il est tourné vers un équilibre systémique entre l’expertise (technocratie) et l’élitaire, à l’exception d’un seul cas où l’on trouve un équilibre entre l’expertise technocratique et l’implication démocratique.

Tableau 4

Classement par type de modèle

Classement par type de modèle
Source : Auteur

-> Voir la liste des tableaux

Le classement des modèles par échelon administratif (tableau 5) montre que le modèle démocratique, bien que peu fréquent, est distribué dans toutes les institutions locales, sauf dans les Régions. Compte tenu du nombre de communes en France (et dans l’échantillon de cette étude), il est logique de trouver le modèle démocratique (approfondi) dans 3 communes, les 2 autres cas se répartissant entre les départements et les groupements de communes. Dans les départements, le modèle technocratique, de l’expertise, domine (5 cas sur 7 auxquels il est possible d’ajouter 1 cas de modèle mixte technocratique-élitaire). Pour les autres niveaux d’administration locale, la distribution entre les différents modèles est équilibrée, sauf pour les Régions qui ne comportent pas ici de modèle démocratique. La prégnance des modèles non démocratiques est vérifiée, dans une répartition équilibrée entre le modèle de l’expertise technocratique et le modèle élitaire. C’est d’autant plus vrai que le modèle mixte repose sur un équilibre entre la technocratie et l’oligarchie (élite), sauf dans un cas, celui d’une commune, où il renvoie à un modèle technico-démocratique.

Tableau 5

Classement par niveau d’institution locale

Classement par niveau d’institution locale

*1 commune relève d’un modèle mixte : technocratique-démocratique.

Source : Auteur

-> Voir la liste des tableaux

L’impact de la taille est aussi testé. Pour les petites communes (n = 9), de moins de 10 000 habitants, les 4 modèles sont présents : elles concentrent les 3 cas de démocratie budgétaire qui ne sont pas présents dans les communes plus importantes (mais le modèle existe pour les départements et les groupements de communes) ; le modèle technocratique n’apparaît pas et le reste se répartit dans le modèle élitaire (3 cas) et le modèle mixte à égalité (3 cas), dont 1 cas de modèle mixte à composantes technocratique et démocratique. Pour les communes moyennes, de 10 000 à 65 000 habitants, le modèle technocratique vient en tête (4 cas), suivi du modèle mixte (3 cas) et du modèle élitaire (2 cas). Le modèle démocratique de la décision budgétaire n’est pas représenté. Pour les grandes villes, le modèle démocratique et le modèle élitaire sont absents : la décision relève du modèle mixte, à savoir technocratique-élitaire (3 cas), ainsi que du modèle technocratique (2 cas).

Ces caractéristiques de la décision budgétaire sont à mettre en parallèle avec la crise de confiance envers la décentralisation (tableau 6). L’autonomie financière, concrétisée dans l’offre d’équipements et de services publics locaux, mobilise peu les citoyens qui en appellent à l’État et réclament, dans les matières concernées, une recentralisation des compétences. La légitimité gestionnaire ne saurait se substituer à la légitimité démocratique qui est faible, comme le montrent l’abstention des électeurs et leur niveau d’attachement aux institutions locales, alors qu’ils valorisent l’idée d’une décision de proximité. Le pouvoir fiscal local, juridiquement fragile (cf. première section), repose politiquement sur une citoyenneté restreinte[33] et est affecté sociologiquement par le « ras-le-bol » contre l’impôt.

Tableau 6

La crise de confiance envers les collectivités territoriales

La crise de confiance envers les collectivités territoriales

N.B. : Les communes ont des compétences fortes en matière d’éducation et formation, les départements en matière sociale (dont la dépendance) et les Régions en matière économique.

Sources : Sondages (a)Le Parisien, janvier 2014 ; (b)Acteurs publics, avril 2013 ; (c)Les Échos, mai 2016 ; (d)Le Parisien, octobre 2015 ; (e)Ipsos/Cevipof, janvier 2019

-> Voir la liste des tableaux

Cette perte de confiance dans les institutions locales, certes un peu moins marquée envers les communes, révèle le manque de légitimité de la décentralisation française. Ce constat est à relier à la prégnance des modèles oligarchique et technocratique de la décision financière qui caractérisent le système socioadministratif local construit par la dynamique des jeux des acteurs.

Les jeux budgétaires des acteurs

Sur le plan macro-systémique, le cumul des mandats, désormais limité depuis 2017, a assuré une coordination des acteurs du mille-feuille territorial pour maintenir une certaine cohérence de l’action publique. Il est aussi un facteur nodal de la capacité des élus locaux à freiner par leur veto point (Tsebelis, 1999 ; 2002) toute réforme contraire à leurs intérêts financiers (Le Lidec, 2007). Il en résulte une complexité de la gestion locale, dont le coût est élevé (cf. deuxième section). La focalisation sur les relations financières entre l’État et les collectivités locales relègue au second plan la légitimité de la décentralisation des compétences visant à satisfaire les besoins des citoyens dans le cadre d’une démocratie de proximité.

Au niveau micro du système local, j’ai distingué à partir des 42 études de cas (tableau 7) : les acteurs financiers comme le DIRFI, le VP ou l’adjoint aux finances, les acteurs administratifs de la direction générale (DGS notamment), les acteurs administratifs des directions sectorielles, les acteurs politiques appartenant à la tête de l’exécutif (président, maire notamment), les acteurs politiques relevant de l’exécutif sectoriel (VP sectoriels) et les cas où les commissions ont un rôle important.

Par leur formation[34], leurs responsabilités, leur expertise et leur mobilité[35], ces acteurs se dotent d’une professionnalisation qui leur confère des ressources de pouvoir et de légitimité. Comme l’explique ce DIRFI d’une petite commune péri-urbaine, en poste depuis plus de 30 ans, l’expertise financière est reconnue : « Les élus et les collègues reconnaissent bien et les compétences et les avis de notre service. Ils n’hésitent pas à nous consulter » (Entretien 19). La stratégie de mobilité est illustrée par ce DIRFI qui avait auparavant occupé un poste comme DGS à la fois d’une commune et de son intercommunalité et qui souhaitait être au coeur de la décision : « J’avais envie de changer car c’est intéressant, mais on ne va pas au fond des choses. La décision est ailleurs » (Entretien 11). Un autre DIRFI, titulaire d’un bac +2, qui a gravi les échelons de rédacteur à administrateur en passant les concours, explique sa mobilité (il « s’ennuyait ») vers une Région : il souhaite être « au coeur du générateur » face à la contrainte financière, une valeur à laquelle il adhère ; son pouvoir financier dépend de son expertise, mais aussi de sa « diplomatie », de sa capacité à trouver des compromis qui font « consensus » :

« Dans ce département, je trouve qu’on était bien doté […] alors que dans la Région, on a du mal à consolider la situation […] On me propose la direction financière [à la Région]. Le contexte est difficile. Un directeur financier, il y a des compétences techniques, mais on est au coeur du générateur. Les contraintes financières génèrent aussi des tensions humaines. Par contre c’est encore plus intéressant […] il faut trouver des solutions […] [je porte] les valeurs de service public, de responsabilité notamment avec les gens qui paient des impôts […] de ne pas gaspiller. On aime à réaliser des projets […] On est comptable des derniers publics, mais aussi de notre image […] J’ai passé tous les concours, du plus bas à celui d’administrateur. Je comprends mieux la situation des gens. Il faut des compétences techniques. On est beaucoup dans la relation aux autres. Il faut gérer ces relations qui sont parfois contradictoires […] Il faut de la diplomatie pour arriver au consensus. Il faut de la réflexion, on est une force de proposition »

Entretien 39

Le verbatim d’une DIRFI, qui cumule la direction des finances d’une ville-centre et d’une intercommunalité, confirme l’importance des capacités relationnelles :

« La rigueur, la prise en compte du critère humain, aussi la reconnaissance du travail humain […] Je suis contre le management de la terreur […] Je pense qu’il faut beaucoup de relationnel afin de contrer le mal-être au travail. En fait, je suis pour le management de la confiserie »

Entretien 12

L’effet de la professionnalisation des cadres supérieurs dépend aussi du contexte (Biland, 2011), comme le montre le cas de ce directeur des routes qui avait changé de département afin de trouver une meilleure reconnaissance de son secteur. Ingénieur expérimenté aux fonctions de direction, il fait face à une opposition syndicale pour appliquer ses objectifs de diminution des dépenses routières, ce qui le conduira à renoncer à ce volet de ses nouvelles missions :

« J’avais voulu changer car ce département donnait de plus en plus la priorité à l’action sociale au détriment des routes. Le président actuel a une sensibilité sur l’importance des routes […] Pour mes missions, il s’agissait de réadapter les coûts des grandes infrastructures ; par rapport aux équipes […] faire évoluer l’organisation. Mais, cet objectif a été mis en sourdine, face au climat social, aux résistances »

Entretien 10

Certains directeurs mettent en avant leur compétence managériale au-delà de l’expertise technique, comme ce DIRFI qui a effectué une bonne partie de sa carrière dans l’action sociale :

« J’ai des compétences, bien sûr, je peux me prononcer sur un choix technique. Mais […] la question n’est pas d’analyser techniquement les problèmes, mais d’analyser les choix qui sont faits au regard de leur pertinence, des contraintes budgétaires et des objectifs politiques de la collectivité […] Je dois arbitrer dans ces différents domaines […] On est plus à un niveau d’organisation, de gestion, de mise en musique entre les différents services […] La fonction de direction fait que l’on est le lien entre les élus, la stratégie politique et la vision globale de la collectivité et comment les services vont les retraduire techniquement »

Entretien 47

Une secrétaire de mairie, débordée par ses tâches polyvalentes, affirme comme valeur dans la gestion du budget son respect de « la légitimité politique des élus » :

« Respecter la légitimité politique des élus : ce sont eux qui sont élus et doivent prendre les décisions, et non les fonctionnaires qui pensent trop souvent qu’ils peuvent prendre à leur place. La rigueur. Le respect, la neutralité […] Le rôle de secrétaire générale oblige à être extrêmement polyvalent dans une petite commune, à s’adapter en permanence, surtout à la diversité des tâches […] Le problème parfois est qu’il y a tellement de choses à faire »

Entretien 48

La professionnalisation n’exclut pas la politisation et la « notabilisation » (Godmer et Marrel, 2015), notamment dans l’évolution de la carrière, comme le confirme la lecture sociobiographique de mes entretiens. Plusieurs cas emblématiques ont été relevés : celui d’un DIRFI qui avait eu un poste antérieur de DGS adjoint par un député-maire dont il était l’assistant (Entretien 51) ; celui d’un DIRFI d’une grande commune, élu municipal dans une autre commune (Entretien 40) ; d’une DGS d’une petite ville rurale (Entretien 49), qui avait été assistante parlementaire d’un maire-député d’une grande ville où elle est élue, en parallèle à ses fonctions, et qui deviendra députée ; d’un DIRFI d’une Région qui a suivi son président devenu ministre (Entretien 42).

Le repérage des acteurs clés des choix budgétaires apporte des précisions intéressantes sur le processus décisionnel (tableau 7), mais le résultat final dépend des traits dominants de la négociation budgétaire (technocratique, élitaire, mixte ou démocratique : voir plus haut) et de qui l’emporte dans les jeux de pouvoir et de légitimation.

Tableau 7

Dénombrement des configurations des acteurs clés

Dénombrement des configurations des acteurs clés
Source : Auteur

-> Voir la liste des tableaux

La configuration la plus fréquente est celle où les financiers (29 %, 12 cas) sont les seuls acteurs clés. Le directeur financier (DIRFI) apparaît dans 8 cas (19 %) comme le seul acteur clé. Dans cette configuration, le système décisionnel est refermé sur l’expertise technocratique financière, même si dans quelques cas le VP ou l’adjoint aux finances ouvre un peu les choix budgétaires. Au total, les acteurs financiers sont, seuls ou avec d’autres, des acteurs clés dans 69 % des cas (29 sur 42). Le DIRFI est présent comme acteur clé dans la plupart des configurations[36].

La configuration réunissant l’exécutif, les financiers et les administratifs comme acteurs clés vient en deuxième position (21 %, 9 cas). On y trouve tous les modèles car les jeux budgétaires sont variés, allant de l’équilibre des groupes d’acteurs aux cas où certains l’emportent sur les autres.

La configuration formée par l’exécutif et les administratifs en acteurs clés est répandue aussi (19 %, 8 cas), avec en son sein une majorité de cas où le chef de l’exécutif et le DGS sont seuls (il peut y avoir d’autres acteurs moins importants).

Les autres configurations sont plus rares : on trouve une configuration (technocratique) où les acteurs clés sont constitués par les financiers et les administratifs (7 %, 3 cas) ; puis les 3 cas (démocratiques) où les commissions jouent un rôle important ; enfin deux configurations où le chef de l’exécutif (président ou maire) ou encore le DGS domine la décision sans partage.

Les jeux des acteurs dans l’élaboration des choix budgétaires sont variés. Dans le modèle démocratique, le rôle des commissions apparaît central dans le circuit de la décision budgétaire, ce qui laisse tout de même la place à des jeux d’acteurs différents selon les cas. Dans certains cas, le DIRFI, en retrait, est cantonné dans un rôle d’exécution technique (cas 8) ; dans d’autres, il conserve une influence (cas 15, 29, 37). Le chef de l’exécutif, dans son rôle attendu, propose des projets, une stratégie, mais associe effectivement les élus à la décision (cas 15, 37). À cette configuration démocratique peut se rattacher le seul cas (cas 38) de modèle mixte technocratique-démocratique où la décision est largement déterminée par la DGS, mais avec des arbitrages du conseil municipal.

Dans le cadre du modèle élitaire, la variété des jeux budgétaires est importante, au-delà du poids du chef de l’exécutif (maire ou président). Parfois (cas 9) une négociation oppose le maire aux services, sans autres acteurs, le DIRFI étant dans une position d’exécution technique. Le chef de l’exécutif peut s’entourer d’acteurs administratifs (DGS) et d’acteurs financiers, dont le VP ou l’adjoint aux finances (cas 18, 25), et de quelques VP (cas 25) pour imposer sa politique budgétaire, en négociant avec les directeurs sectoriels (cas 18), ou pas. Le jeu est parfois coopératif comme dans le cas 11 où le maire définit le budget, aidé du DIRFI et des services sectoriels. Dans le cas 16, l’adjoint aux finances, appuyé par le DGS, décide. Dans le cas 41, le jeu oppose le maire, appuyé de son DGS, aux élus. Dans le cas 3, la configuration est plus complexe : un premier jeu coopératif réunit le président et les acteurs financiers, dont le DIRFI, pour le budget de fonctionnement, puis un second jeu pour les investissements oppose le président, le VP finances, le DGS, le DGA finances et le DIRFI aux VP sectoriels et aux directeurs sectoriels de pôles ; le président impose largement la décision, mais, s’agissant des investissements, il laisse une autonomie aux directeurs des pôles sectoriels pour la répartition des enveloppes.

Dans le cadre du modèle de l’expertise technocratique, le DIRFI joue un rôle prépondérant dans tous les cas. Il intervient souvent avec le DGS (cas 5), parfois avec le DRH (cas 6), dans une configuration qui les oppose aux directeurs sectoriels (cas 5, 6). Dans les cas 18 et 30, des « référents » financiers interviennent aux côtés des directeurs sectoriels, ce qui accentue la rationalité financière du jeu. Dans le cas 33, original de ce point de vue, une forte délégation de la décision est opérée en faveur des responsables de programmes (administratifs). Le VP finances intervient peu ou en appui du DIRFI (cas 30, 40). Le chef de l’exécutif (maire ou président) intervient parfois pour des arbitrages sur les investissements (cas 19, 20, 34, 35, 42), même si le modèle reste technocratique, pour faciliter la décision face aux adjoints (cas 20, 35) ou aux VP (cas 28, 34).

Les jeux relevant du modèle mixte équilibrent l’expertise technocratique et l’oligarchie locale (élitaire). Ils opposent : d’un côté, le DIRFI, le DGA finances (cas 1, 17, 23, 26), des responsables de l’exécutif, à savoir le maire ou le président (cas 2, 4, 13, 14, 17) et/ou le VP ou adjoint aux finances (cas 1, 4, 17 21, 22, 23, 24, 26) et le DGS (cas 2, 4, 7, 10, 13, 14, 17, 21, 23, 24, 26, 27) ; de l’autre côté, les directeurs sectoriels (cas 1, 2, 4, 7, 10, 12, 13, 21, 22, 26) et/ou les DGA sectoriels (cas 1, 14, 17), les VP ou adjoints sectoriels (cas 1, 21, 7, 14, 21, 22, 26.), parfois des responsables financiers sectoriels (cas 1, 23). Dans certains cas, les directions sectorielles sont puissantes (cas 7, 14), même si parfois (cas 14), le poids de l’exécutif dans le jeu budgétaire est plus fort en matière d’investissement, ou bien s’inscrit dans une négociation avec les maires membres d’un groupement de communes (cas 23, 24).

Les mutations de l’action publique locale

L’enquête que j’ai menée met en évidence la force d’une culture traditionnelle de la dépense locale[37] :

« Sur son canton, l’élu était plutôt le relais de la dépense locale »

Entretien 5

« On a fait d’importants investissements »

Entretien 21

« Les élus […] disent : j’ai été élu pour développer des projets. Il y a un problème culturel avec les élus ; ils restent sur les Trente Glorieuses »

Entretien 23

« La volonté des élus, c’est toujours la même chose, c’est de dire : on veut investir tant »

Entretien 27

« Des élus mal habitués, des services mal habitués. Ici, on n’a pas de cités, pas de voitures qui brûlent, on a des ronds-points qui sont des oeuvres d’art »

Entretien 38

« On a engagé aussi un programme pluriannuel d’investissements (PPI) très fort dans les lycées […] Notre président […] est très offensif sur la création de bâtiments d’enseignement supérieur »

Entretien 39

« L’accent est mis sur la jeunesse. C’est une promesse de campagne de beaucoup de Régions »

Entretien 2

« Le bénévolat est vraiment en perte de vitesse […] Les collectivités essaient de […] garder ce tissu associatif »

Entretien 13

« L’équipe municipale veut beaucoup de services »

Entretien 17

« Le budget, c’est le nerf de la guerre […] Il y a eu des périodes. Un peu comme la mode […] Les années 1990, ça été le sport, car le foot marchait bien […] on a fait un stade, un tas de trucs. Puis la culture s’est rebellée […] Depuis […] on se tourne vers l’aménagement urbain […] Tout le monde se met à construire des piscines […] Cherchez l’erreur ! Et les piscines, c’est déficitaire »

Entretien 26

« Les élus embauchent pour des raisons sociales […] Il n’y a pas d’évaluation objective des besoins. C’est une volonté politique […] Tous les corps de métiers sont représentés »

Entretien 29

« La Région a créé beaucoup de postes […] pour son siège »

Entretien 36

« C’est un budget très largement consacré aux interventions »

Entretien 42

« Il y a un fort volontarisme dans le sport, la culture »

Entretien 43

L’offre de subventions pour cofinancer les projets locaux a renforcé la culture dépensière qui explique la hausse des dépenses constatée par l’analyse statistique (cf. deuxième section). Comme « référentiel » (Jobert et Muller, 1987) des politiques locales, ce keynésianisme social local[38] dépasse les clivages partisans : il s’agit d’une forme de socialisme financier décentralisé qui est tournée vers l’action publique et peu vers l’évaluation de la pertinence des interventions.

« La Région […] a toujours suppléé à tous les manques sur les territoires »

Entretien 1

« On continue à avoir une grande activité de subventions, de cofinancements. Les Régions ont permis de finaliser des projets des autres collectivités »

Entretien 2

« Nous obtenons des subventions de la Région et du département »

Entretien 24

« À chaque gros projet, la ville s’efforce d’être subventionnée »

Entretien 27

« En matière d’investissement, on était sur la règle des trois tiers : un tiers d’autofinancement, un tiers de subventions externes, un tiers d’emprunt »

Entretien 32

« C’est d’en avoir le plus possible au taux le plus fort »

Entretien 33

L’enquête montre que les décideurs locaux, acteurs majeurs de l’investissement (cf. deuxième section), ont cherché à maîtriser les dépenses de fonctionnement pour maintenir la priorité accordée au financement des équipements :

« Maîtriser toutes ces dépenses de fonctionnement […] Pour […] une politique d’investissement qui […] est la seule qui intéresse les élus »

Entretien 26

« Il y a eu un programme pluriannuel d’investissement (PPI) et un projet de mandat avec la stratégie fiscale et financière qui allait avec »

Entretien 32

« Un gel des dépenses de fonctionnement est prévu, hors dépenses du personnel […] Le but est de maintenir nos investissements »

Entretien 38

« Ce conseil municipal porte une grande importance à tout ce qui est investissement […] Cela se conçoit avec une maîtrise des dépenses de fonctionnement »

Entretien 27

L’objectif de réduction des dépenses locales et la baisse des dotations, que l’État tente d’imposer aux collectivités territoriales, heurtent directement la culture traditionnelle de la dépense. Le changement rencontre des difficultés structurelles de plusieurs ordres, comme le montre l’enquête : à la nécessité de contenir les impôts locaux, touchés par le « ras-le-bol fiscal », s’ajoute (cf. deuxième section) le poids des dépenses rigides, notamment de personnel, d’action sociale des départements, de voirie, de transports, etc. :

« Les impôts locaux : les contribuables sont arrivés à un tel niveau de saturation qu’il est hors de question d’augmenter les impôts »

Entretien 50

« Les impôts locaux n’augmentent pas du fait de la volonté des élus »

Entretien 19

« Concernant les salaires du personnel, ce sera forcément plus de 1 % [de hausse] […] Les carrières évoluent »

Entretien 27

« Le gros volume des agents est sur les lycées […] On ne peut pas y toucher […] La masse salariale, c’est difficile de diminuer »

Entretien 36

« La particularité d’un budget de département, c’est que sur le fonctionnement près de 60 % sont consacrés à l’action sociale […] La rigidité est redoutable […] On est scotché avec l’action sociale »

Entretien 43

« La marge de décision est faible sur les dispositifs d’insertion »

Entretien 11

« La voirie, c’est toujours un très gros morceau dans notre budget »

Entretien 13

« Pour les dépenses TER [Transport express régional], on est sur une progression de 4 % par an, compte tenu de la convention SNCF [Société nationale des chemins de fer] »

Entretien 39

Avec l’attachement à la culture budgétaire, des logiques de continuité, de path dependence (Pierson, 2000 ; Mahoney et Thelen, 2010) au sens de l’analyse des politiques publiques, se manifestent. L’enquête souligne ainsi les stratégies de résistance des services, chaque direction sectorielle se sentant propriétaire de ses crédits, et les difficultés politiques pour diminuer certaines dépenses, dont la légitimité est élevée (Palier, 2010) : c’est le cas des lycées ou des collèges où, même quand l’offre n’est pas rationalisée, le changement est bloqué ; c’est le cas encore de certaines subventions versées aux communes :

« Chaque direction se sent propriétaire de ses crédits. Or, on doit être en capacité de redéployer […] mais cela ne va pas de soi »

Entretien 36

« Il y a un nombre de collèges important, avec parfois peu d’élèves […] Le président avait mis sur la table la carte d’implantation […] Il y a eu une levée de boucliers […] Le dossier […] n’est plus à l’ordre du jour »

Entretien 5

« Sur les lycées, on sait qu’il y a trop d’établissements, mais il n’y a pas d’arbitrage politique »

Entretien 1

« On en [lycées] construit et on en rénove trop »

Entretien 39

« Les reversements aux communes membres [du groupement de communes] sont importants »

Entretien 32

« Des taux de base [de subventions] existent pour les communes qui investissent […] C’est une des seules marges de manoeuvre du département. Mais c’est délicat »

Entretien 5

« Il y a une commission des subventions […] C’est un domaine très politique. Il y a des critères […] parfois aussi du discrétionnaire »

Entretien 40

Du côté des acteurs, le levier du changement part des directeurs financiers (DIRFI) qui cherchent à mettre en place une nouvelle culture budgétaire, renvoyant à une maîtrise des dépenses. Ici, la « contrainte » budgétaire apparaît aussi comme une fenêtre d’opportunité à « l’agenda » (Kingdon, 1984) local, renforçant le pouvoir du DIRFI et de ses services, même si les configurations décisionnelles varient (cf. quatrième section). La pression de l’État à la maîtrise des dépenses locales (austérité budgétaire) est ici un atout, alors qu’elle est une contrainte pour les autres acteurs, comme les services opérationnels, qui doivent intégrer cette nouvelle donne dans leurs demandes budgétaires. Cette prise de conscience est surtout le fait des DIRFI et parfois aussi des chefs de l’exécutif local. Pour les autres acteurs, les élus et les directeurs sectoriels notamment, le changement de référentiel, de paradigme financier, est moins évident :

« On [DIRFI] est les porteurs de mauvaises nouvelles. Le cabinet les protège [élus]. Le maire a conscience de la situation. Les adjoints, c’est plus compliqué »

Entretien 40

« Il y avait de l’argent à gogo. Les dépenses sociales ont changé les choses, mais c’est long. On a des référents financiers dans chaque direction »

Entretien 4

« Le rôle de notre service est de faire acter des économies […] Il est très difficile de dire non […] Il y a une très faible appropriation de la culture budgétaire par les élus locaux »

Entretien 46

« Ce contexte de crise a été utile. Les aléas sur les banques ont permis de mieux faire passer le message. Grâce à ça, on a réussi à se faire entendre : il n’y aura plus de crédits […] Cette année on a bloqué car ils engageaient de trop »

Entretien 20

« Plus la situation économique se dégrade, plus le rôle du DIRFI est important »

Entretien 51

« Le président […] même s’il est conscient de la contrainte budgétaire, il la refuse politiquement. Les autres élus […] souhaitent des moyens […] Il n’y a pas de prise de conscience ici »

Entretien 3

« Il y a une sensibilisation […] le président en est conscient »

Entretien 11

« Les choses progressent »

Entretien 39

« Il y a une sensibilisation des élus. Il y a une prise de conscience »

Entretien 36

« Si l’on ne trouve pas de financements extérieurs, on annule le projet, ce qui n’est pas juridique, mais montre la prise de conscience »

Entretien 28

Cette nouvelle culture se diffuse mieux dans les services lorsque la direction financière dispose de relais, les « référents » financiers. Le succès du changement, son effectivité, dépendent aussi du portage politique par le chef de l’exécutif et le VP ou l’adjoint aux finances, qui choisissent parfois la solution opposée d’une politique contra-cyclique, basée sur le maintien de la culture de la dépense. Dans ce dernier cas, le statu quo est évidemment plus difficile à modifier lorsque la configuration politique locale correspond à un modèle décisionnel élitaire ou mixte (logique élitaire et technocratique). Le modèle démocratique de décision demande de réunir un consensus large auprès des élus, ce qui complique le passage à une culture de la performance budgétaire. Il est à noter que dans la configuration du modèle technocratique de la décision, le passage à une culture de la performance budgétaire demande aussi un portage politique, même quand l’adhésion de ces acteurs administratifs dominants est réussie. Ainsi, la contrainte budgétaire, en jouant sur les rapports de pouvoir, modifie le travail politique :

« Il y a un changement de paradigme. Avant quand on construisait des budgets, jamais on n’examinait ce qui avait été fait. Aujourd’hui les contraintes sont telles qu’on ne peut plus travailler comme cela. Il faut rebattre les cartes […] si on veut faire pareil avec moins d’argent. Notre idée est de partager avec tous les services, de construire un consensus parallèle entre les métiers et les moyens »

Entretien 37

« On a réussi à obtenir un portage politique en s’engouffrant dans le contexte de la crise financière »

Entretien 20

« Aujourd’hui les élus sont totalement porteurs de cette politique. Le président et le VP finances ont donné l’impulsion »

Entretien 41

« Le président a annoncé la baisse [des dépenses]. Nous, on a tiré la sonnette d’alarme. On a proposé plusieurs solutions. Les élus ont choisi et ont porté »

Entretien 43

La crise affecte parfois directement les recettes et conduit à développer l’aide sociale aux personnes en difficulté, ce qui conforte sur le terrain local la thèse de la résilience de l’action publique interventionniste (Pierson, 1994 ; Garret, 1998 ; Scharpf, 2000), et non de son retrait au nom de l’efficience du marché (Tanzi, 1995)[39]. On a aussi vu que les décideurs locaux privilégient l’investissement. Si la crise alourdit les dépenses d’action sociale, elle a cependant des effets contrastés sur l’action économique qui fait aussi face à une limitation des demandes (baisse de l’activité) :

« Avec la crise […] il y a une perte de recettes »

Entretien 16

« La crise a aussi impacté les droits de mutation »

Entretien 5

« Un fonds de roulement en diminution ; des investissements prévus ont été décalés »

Entretien 2

« La crise se ressent sur l’augmentation du nombre de bénéficiaires du RSA [Revenu de solidarité active] »

Entretien 5

« Du coup, on n’a pas fini de gérer le social. Malheureusement »

Entretien 26

« Aider la population pour pouvoir surmonter les difficultés »

Entretien 16

« La volonté de la Région est de jouer son rôle de stabilisateur avec l’idée de ne pas ajouter de la crise à la crise. Donc d’encourager les investissements »

Entretien 1

« Maintenir une politique d’investissement […] contra-cyclique […] Rendre la ville plus dynamique, faire venir des entreprises »

Entretien 25

« Maintenir un haut niveau d’investissement. On est contra-cyclique »

Entretien 39

« Réaliser des investissements […] un projet politique […] d’assurer une continuité, un lissage, en évitant une politique de Go and Stop »

Entretien 42

« Les entreprises abandonnent leurs projets. On ne verse pas les subventions »

Entretien 3

« La crise a des effets paradoxalement à la baisse sur les aides aux entreprises »

Entretien 42

Mais le durcissement de l’encadrement européen des budgets publics sur la décision financière locale reste peu ressenti. Son effet est indirect et passe par l’instrumentation (Hood, 1983 ; Lascoumes et Le Galès, 2004) des normes de rigueur budgétaire par l’État, surtout dans le cadre de la baisse des dotations aux collectivités locales (cf. première section). Ce dispositif a été efficace comme levier du changement, alors que les tentatives antérieures avaient eu peu d’effets[40]. En même temps, cet outil, qui a des effets variés[41], suscite un mécontentement des décideurs locaux, qui font pression sur l’État pour obtenir des recettes supplémentaires, en revendiquant un financement correct des compétences décentralisées :

« On commence à sentir […] les diminutions sur la DGF »

Entretien 14

« La grande question est sur les régimes des dotations »

Entretien 16

« On assiste à une diminution des dotations de l’État assez significative »

Entretien 18

« C’est dur d’être contraint, alors que les collectivités territoriales sont mieux gérées. Nous, quand on emprunte, c’est pour des investissements, l’État c’est pour payer le personnel. L’État nous réduit les dotations. Il nous coupe les robinets alors qu’on nous a transféré un certain nombre de compétences »

Entretien 40

« C’est antérieur à la crise, l’augmentation des dépenses sociales est liée au dernier transfert de compétences […] vers les départements »

Entretien 5

« L’acte 3 [de la décentralisation] complique les choses car les élus ont l’espoir d’obtenir des dépenses »

Entretien 1

Pour répondre aux injonctions à la maîtrise des dépenses venant de l’Union européenne, et relayées par l’État (cf. première section), les décideurs locaux ont cherché à adapter leur gestion. Ce changement lent de la décision financière, sous l’impact du référentiel de la discipline budgétaire, n’implique pas une soumission sans choix à une domination déterministe de la rigueur. La gestion des dépenses de fonctionnement est devenue plus prudente, afin de tenter de maintenir un autofinancement suffisant des investissements. Lorsque cet effort ne suffisait pas, les investissements ont été réduits ou décalés :

« On regarde si on doit ou non remplacer les départs. D’autre part, on a mutualisé les actions et les agents le plus possible »

Entretien 5

« Les dépenses sociales ont augmenté en fonctionnement. Donc, on a baissé les investissements »

Entretien 4

« Le chantier était de faire une cartographie des dépenses en isolant la part des dépenses de rigidité »

Entretien 1

« Une lettre de cadrage […] indiquant […] : prévoyez vos dépenses de fonctionnement sans augmentation »

Entretien 27

« On a retravaillé le PPI […] les marchés. Cela induit toute une mécanique de ralentissement […] On arbitre projet par projet […]. Sachant que la marge de manoeuvre est de plus en plus réduite, on n’est pas capable d’avoir une véritable programmation [des investissements] »

Entretien 41

Les ajustements ont été opérés par divers dispositifs, notamment l’externalisation des services, la mise en oeuvre de partenariats publics-privés (PPP), la mutualisation des moyens, la révision à la baisse des subventions, les économies d’entretien du patrimoine :

« Nous avons recours à des prestataires. Par exemple, la restauration scolaire »

Entretien 12

« Limiter les dépenses de services par des prestataires extérieurs demandant peu de technicité, et ne pas le faire en régie, comme le ménage »

Entretien 16

« Le département a passé des contrats de territoires avec les intercommunalités. Elles doivent répondre aux politiques du département. Il y a eu aussi une réorientation [des subventions] pour les petites communes avec une batterie de critères »

Entretien 43

« Les taux de subventions ont été réduits. Les dépenses ont été plafonnées »

Entretien 41

« De mon côté [directeur du patrimoine], je dois tenir compte des arbitrages que j’ai de la direction financière. Je sais que si je propose une hausse du budget entretien, cela ne passera pas auprès du directeur financier […] Mon objectif est de diminuer de 20 % les coûts de fonctionnement, je n’ai pas eu le choix »

Entretien 9

Le changement passe par des instruments d’action publique, comme dans le cas de la mesure des besoins en matière sociale. Comme l’explique ce chef de service, responsable des méthodes de la direction de l’action sociale d’un département, il s’agit de faire des économies tout en ne heurtant pas les associations d’usagers :

« Avec la GEVA (Grille d’évaluation des besoins de compensation), on a une autre approche du handicap, très personnalisée. Cela permet de mieux mesurer les besoins, mais aussi de mieux cibler la dépense […] alors qu’avant c’était plus global. Le but est de faire des économies tout en présentant le dossier de manière à ne pas heurter les associations de handicapés qui font un gros lobbying […] L’effet ciseaux touche aussi la mission handicap du département »

Entretien 7

Bien entendu, ces instruments sont surtout mis en place par la direction financière, comme l’illustre ce DIRFI d’un département pauvre à propos du plan de trésorerie :

« On utilise les outils. Avant, par exemple, les plans de trésorerie ne servaient à rien. Aujourd’hui, on les remet en place. Les collègues des autres services acceptent, ils ont intégré qu’il faut des réductions de dépenses »

Entretien 28

En matière de patrimoine, des sources de financement ont été trouvées par la cession des actifs du patrimoine immobilier, ce qui a aussi l’avantage d’en réduire les coûts de fonctionnement :

« On vend ce qui n’a pas d’intérêt départemental […] Il y a une volonté d’optimiser notre patrimoine »

Entretien 9

« On est sur des millions d’euros de cessions d’actifs immobiliers »

Entretien 20

« On cède chaque année des bâtiments »

Entretien 40

En matière de dépenses de personnel (RH), dont le poids financier est attesté (cf. deuxième section), un effort timide de maîtrise des dépenses a été réalisé :

« Le département exerce une action volontariste en faveur du personnel […] tickets-restaurants […] protection sociale […] L’objectif est de les stabiliser [dépenses de personnel]. Mais on crée des postes pour la protection de l’enfance car il y a des besoins »

Entretien 5

« Il n’y a pas d’objectif affiché […] de baisser la masse salariale, mais on essaie de contenir les dépenses de personnel. Des redéploiements se font au moment des départs du personnel »

Entretien 8

« Le principal poste étant le personnel : sans réduction pour le moment du nombre d’agents, il est nécessaire de contenir cette masse »

Entretien 18

« Au niveau de la DRH, pas plus de 2 % de progression par an des dépenses de personnel »

Entretien 39

Ce constat semble conforter la thèse de l’inertie budgétaire (Wildavsky, 1964 ; 1975 ; Rose et Davies, 1994 ; Siné, 2006), ouverte seulement au changement incrémental (Lindblom, 1959), graduel. Il convient néanmoins de rester prudent, que ce soit au stade de la négociation budgétaire où de véritables choix s’opèrent, ou au stade du résultat où le montant des dépenses peut varier. En effet, les effets sur plusieurs années de ces ajustements incrémentaux sont en général plus importants que ceux mesurés d’une année à l’autre (Baumgartner et al., 2011 ; Leroy, 2011). Ainsi, le rabotage des dépenses de fonctionnement pour maintenir une épargne brute affectée aux investissements conduit à un changement plus radical de la structure des budgets locaux. Il ressort aussi de l’enquête que le contrôle de gestion, qui n’est pas toujours relié à la décision budgétaire, reste encore à développer[42] : « Le contrôle de gestion n’est pas inscrit au sein de la direction des finances » (Entretien 53).

Enfin, l’enquête montre que, parfois, des efforts de changement radical de l’action locale ont été initiés, afin de remettre en cause la culture de la dépense. Divers instruments sont alors utilisés, notamment : la prospective budgétaire ; le suivi et l’évaluation de l’action sociale ; la rationalisation de la politique des transports ; le passage à une logique de budget de performance, sur le modèle de la Loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) applicable à l’État ; les revues budgétaires des politiques locales qui visent à mieux définir les objectifs des dépenses et à mesurer leur efficience et leur impact :

« On a eu les réductions indolores : rogner […] Ça n’a pas été suffisant. En 2011, il y a changement de cap […] On a arrêté l’hémorragie des aides aux communes […] engagé une revue des politiques […] Certains programmes ont été carrément arrêtés »

Entretien 41

« La mise à jour de la prospective. C’est un enjeu très fort »

Entretien 42

« Certains dispositifs étaient reconduits d’année en année sans analyse. Maintenant, on dispose d’outils de gestion […] d’une nouvelle organisation […] On a conventionné avec les associations […] Un cahier des charges a été instauré. On a mis […] un suivi spécifique avec la DIRFI […] Certaines associations avaient des bas de laine […] J’ai mis en place des audits […] Avant, on constatait les dépenses, mais on ne s’interrogeait pas sur leur pertinence »

Entretien 6

« On dispose d’une évaluation du dispositif […] de l’insertion […] sociale »

Entretien 31

« Une rationalisation des moyens. Je [directeur des routes] souhaite porter la mutualisation des matériels […] Il y a une surconsommation qui coûte cher »

Entretien 10

« On [DIRFI] s’est mis en mode LOLF […] Les discussions se font programme par programme […] Le responsable de programmes est un administratif, il dispose de son enveloppe de fonctionnement. Il fait ce qu’il veut […] mais on regarde […] On a des PAP [programmes annuels de performance] et des RAP [rapports annuels de performance] »

Entretien 40

« Les élus ont donné une nouvelle feuille de route : une revue budgétaire mais aussi une revue des politiques »

Entretien 41

« La Région est passée en mode LOLF »

Entretien 42

Conclusion

La culture française traditionnelle de la dépense sous-tend un socialisme budgétaire local qui dépasse l’opposition gauche–droite. À chaque échelon territorial, il s’agit de répondre à des besoins sociaux, politiquement construits dans les jeux de pouvoir et de négociation des acteurs de la décision. L’action interventionniste est attestée par le poids de la fiscalité locale et des dotations versées par l’État, ainsi que par l’ampleur des équipements, des services et de l’action économique et sociale. Ce pouvoir de gestion a été favorisé par un agir institutionnel, centré sur le cumul des mandats, où les élites locales dominent, même si l’autonomie financière est juridiquement limitée.

En raison de ses engagements européens, l’État, tout en les ménageant, diffuse le référentiel de la rigueur dans les collectivités territoriales par des instruments comme la baisse de ses dotations et les ratios de limitation des agrégats budgétaires. Dans ce contexte de crise, les acteurs locaux ont adapté leur gestion financière, souvent par le rabotage des dépenses de fonctionnement, plus rarement par des mutations radicales, en vue de préserver l’investissement. Mais la question de la légitimité politique de l’action publique locale reste entière. La légitimité gestionnaire de la culture de la dépense ne convainc pas les citoyens qui critiquent la hausse de la fiscalité et les gaspillages, même si la rationalisation par la performance budgétaire procure en partie une certaine imputabilité politique par rapport au financement des programmes locaux.

Comme l’atteste la typologie de la décision financière, cette autonomie relative s’exerce au détriment d’une mise en oeuvre plus démocratique des choix budgétaires : même si ce résultat est un tabou institutionnel et politique, la décentralisation à la française n’a pas conduit à rapprocher la décision financière des citoyens, à les impliquer réellement dans une démocratie de proximité. Les décisions budgétaires élitaires et technocratiques répondent à certains besoins des citoyens locaux, mais ne reflètent pas directement leurs choix, surtout en période de crise, où la marge de manoeuvre devient plus étroite.

L’appauvrissement de la démocratie représentative locale, où le mandat électif est vu comme un blanc-seing financier accordé à une poignée de décideurs, explique cet échec. Les consultations réalisées par les élections locales ne suffisent plus à motiver les citoyens, dont le désintérêt pour la politique affecte aussi les institutions locales, comme l’illustre la crise des « gilets jaunes ». La figure en construction de la performance budgétaire, qui pourrait réguler cette forme de socialisme local par la dépense, ne doit pas faire oublier qu’une véritable démocratie impliquant le citoyen dans les choix financiers conditionne la réussite de la décentralisation. Alexis de Tocqueville (1986, p. 91) l’avait bien compris dans son apologie de la décentralisation comme contre-pouvoir aux risques de la centralisation, de la tyrannie de la majorité et de l’égalitarisme destructeur de la liberté : le pouvoir donné par l’autonomie locale doit se conjuguer avec l’esprit de la décentralisation qui « partage le pouvoir municipal [local] entre un grand nombre de citoyens […] L’habitant […] s’attache à sa commune, parce qu’elle est forte et indépendante ; il s’y intéresse, parce qu’il concourt à la diriger ».

L’autonomie financière est à (re)penser comme source de démocratie réelle, en recherchant une légitimité politique fondée sur la souveraineté du peuple, dans le sillage de la réflexion menée par Alexis de Tocqueville, mais aussi par des chemins différents, par Jean-Jacques Rousseau ou, aujourd’hui, par Jürgen Habermas. La légitimité gestionnaire deviendrait alors un objectif de second rang, subordonné à la qualité démocratique de la décision budgétaire. Ainsi, l’autonomie locale est à redéfinir comme le pouvoir financier de faire face aux problèmes publics ayant une dimension territoriale de proximité, en légitimant des choix gestionnaires performants et démocratiquement approuvés.