Corps de l’article

Écrire en temps d’insurrections, signé par Mylène Bédard, professeure au Département des littératures de l’Université Laval, est un ouvrage riche, fouillé et réfléchi. L’auteure s’intéresse aux écrits épistolaires des femmes patriotes pendant les rébellions bas-canadiennes de 1837-1838, notamment à la construction de l’image de soi dans ces écrits. Si la lettre y tient la place d’honneur (le corpus consiste en quelque 300 lettres de femmes rédigées pendant les années 1830), la presse bas-canadienne de langue française y joue, elle aussi, un rôle important, car Bédard souhaite comprendre l’impact de la lecture des journaux en temps de rébellion sur les productions épistolaires des femmes.

Cet ouvrage repose sur la conviction que le « contexte insurrectionnel » des années 1830 aurait contribué à la porosité d’un certain nombre de frontières : entre le privé et le public, le féminin et le masculin, le monde épistolaire et la pratique journalistique. Le contexte insurrectionnel aurait donc permis aux Bas-Canadiennes une marge de manoeuvre plus grande qu’en temps de paix, voire une certaine liberté d’expression (l’auteure s’intéresse aux « conditions d’acceptabilité de leur discours politique » (p. 14)). Bédard nuance ainsi l’avis de l’historien Allan Greer, à savoir que le projet patriote avait peu à offrir à ces femmes et que l’Église catholique aurait eu davantage à leur donner. Elle montre au contraire à quel point le projet patriote – qu’elle caractérise de « lutte d’émancipation nationale » (p. 114) – mobilisait, voire politisait un certain nombre de Bas-Canadiennes pendant les années 1830. Les preuves sur lesquelles elle appuie cet argument – des lettres échangées entre proches ou des lettres et des pétitions envoyées aux administrateurs coloniaux (ou aux épouses de ces derniers), toutes deux des pratiques épistolaires issues d’une culture de sociabilité féminine privée, bâtie autour des salons et de la lecture partagée de la presse bas-canadienne – sont tout à fait convaincantes. Cependant, les auteures des lettres étudiées par Bédard constituent un petit groupe de femmes, essentiellement les épouses, les soeurs et les mères d’hommes politiques au coeur du conflit des années 1830.

Après une introduction substantielle, l’ouvrage se divise en trois grands chapitres d’analyse. Le premier se penche sur les « stratégies d’affirmation et de représentation des femmes patriotes » (p. 37) pendant les années 1830, que ce soit dans la correspondance, la presse coloniale ou encore au sein d’associations partisanes et de manifestations patriotiques. En effet, les Canadiennes se mettent en scène, souvent en tant qu’épouse ou mère, dans leurs écrits. Le deuxième chapitre examine le va-et-vient constant entre sphères « publique » et « privée », sphères qui étaient, comme les historiennes des femmes et du genre insistent pour le dire depuis longtemps, tout sauf étanches (voir, par exemple, la belle citation de l’historienne française Michelle Perrot qui ouvre ce chapitre). Enfin, le troisième chapitre explore les modèles épistolaires (manuels, traités) disponibles au Bas-Canada et, après 1840, au Canada-Est. On trouve dans ce chapitre des petits bijoux – par exemple, le fait que Louis-Joseph Papineau avait dans sa bibliothèque au moins cinq éditions des lettres de la marquise de Sévigné (p. 250-251).

Ma lecture de l’ouvrage de Bédard est celle d’une historienne des femmes et du genre qui enseigne régulièrement l’histoire des femmes au Québec. Avant la publication de ce livre, les chercheuses s’intéressant à l’histoire des femmes pendant les rébellions bas-canadiennes de 1837-1838 avaient à leur disposition l’article de Marcelle Reeves-Morache, publié dans la Revue d’histoire de l’Amérique française il y a presque 70 ans, en 1951, ainsi que l’article d’Allan Greer paru dans la même revue en 1991, transformé en chapitre de son livre Habitants et Patriotes. La Rébellion de 1837 dans les campagnes du Bas-Canada, publié en 1997 (1993 pour la version originale anglaise). Par ailleurs, il était possible de consulter les recueils de lettres de femmes patriotes – Julie Bruneau-Papineau, notamment, mais aussi Rosalie Papineau-Dessaulles –, ainsi que leurs échanges épistolaires avec leurs parents masculins (Amédée Papineau, par exemple). La publication du livre de Bédard ajoute à ce corpus d’études et de sources une analyse très fine de la culture épistolaire de ces femmes et de l’imbrication de leur lecture des journaux de la colonie avec leurs pratiques épistolaires. Par ailleurs, Bédard met en évidence quelques femmes patriotes moins bien connues, notamment Marguerite Lacorne-Viger (épouse de Jacques Viger), Marguerite Harnois (soeur de Reine et belle-soeur de Ludger Duvernay), ainsi que des femmes dont on se souvient peu aujourd’hui, telle Virginie Ahier. L’accent mis sur la lettre rappelle à ceux et celles qui étudient cette époque l’importance de l’absence pendant ces années d’insurrection – du moins, au sein d’un certain nombre de grandes familles patriotes et bourgeoises. Tout cela s’avère très précieux.

Les recherches effectuées par l’auteure sont ancrées dans l’histoire de la littérature au Québec et dans la production scientifique sur les écrits intimes des femmes au Québec (pensons aux travaux de Julie Roy et de Manon Brunet), mais aussi en Europe (mentionnons les publications de Cécile Dauphin et de Brigitte Diaz). L’auteure semble faire relativement peu d’usage des écrits d’historiens, à part ceux de Greer et l’ouvrage de synthèse du Collectif Clio paru en 1982, dont la dernière mise à jour remonte à près de 30 ans (1992). Pourtant, des travaux plus récents en histoire auraient apporté de l’eau au moulin de l’auteure. Par exemple, elle propose aux pages 115-116 (et aux pages 327-328) que les années 1840 ont mis fin à ce moment d’« élargissement des possibles » pour les Bas-Canadiennes. En effet, les travaux d’historiennes telles que Bettina Bradbury et Denyse Baillargeon suggèrent que la sphère publique au Québec a été masculinisée durant les années 1840 : comme preuve, citons par exemple la transformation du droit de douaire, dont avaient bénéficié les veuves bas-canadiennes ou encore la perte en 1834 (confirmée en 1849), du droit de vote des femmes acquis en 1791. L’impact de ces changements politiques et juridiques sur les femmes rencontrées dans ce livre n’est pas étudié, l’auteure terminant son analyse en 1840. Cependant, son intuition selon laquelle ces années mouvementées, de 1830 à 1840, seront suivies d’un repli « dans la sphère familiale et dans la religion [catholique] » (p. 328) est confirmée par les travaux récents des historiennes des femmes et du genre portant sur la même période.

Dans son ouvrage, Bédard présente le projet patriote essentiellement comme un projet national. Or, certains historiens ont démontré que la dimension nationale était une facette importante du mouvement patriote, mais pas la dimension unique de ces insurrections. Qu’en est-il, par exemple, des femmes proches des frères Wolfred et Robert Nelson, leaders patriotes anglophones? Il est certain que limiter le corpus aux seules lettres des femmes patriotes francophones assure une unité linguistique au corpus. Par contre, cela aurait été intéressant de comparer ou de contraster ces écrits épistolaires avec ceux d’Emily Barthe, épouse du patriote Robert Nelson, évoquée par Bédard dans sa conclusion (p. 323). Ou encore de prendre pour objet d’étude les pratiques épistolaires et les usages de la presse chez les femmes instruites pendant les rébellions des années 1837-1838, peu importe leur allégeance politique – patriote ou bureaucrate. Katherine Jane Ellice, par exemple, a légué à la postérité des dizaines d’aquarelles et un journal intime intrigant; ses lettres dormiraient-elles dans un fonds d’archive? Bien sûr, un corpus incluant les lettres de femmes constitutionnalistes aurait été moins homogène sur le plan idéologique, mais il aurait peut-être ouvert une fenêtre sur une plus grande diversité de pratiques épistolaires dans la colonie.

Enfin, je me permets un commentaire par rapport à l’édition de cet ouvrage. Il comporte à la fin une courte bibliographie sélective, multidisciplinaire et fort utile. Cependant, certaines références mentionnées par Bédard dans le texte (« Gingras 2010 » (p. 284); « Pinson 2008 » (p. 302)) ne se trouvent pas dans cette bibliographie; afin d’obtenir la référence complète, la lectrice ou le lecteur doit consulter la bibliographie exhaustive hébergée sur le site des Presses de l’Université de Montréal. Cela me paraît une décision éditoriale curieuse. Ce livre riche et détaillé fait déjà 335 pages; à mon avis, l’ajout de quelques pages aurait permis de mieux rendre compte de l’ensemble des ouvrages consultés et cités par l’auteure.