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Si l’on considère qu’en moyenne 96 % des jeunes adultes québécois utilisent les médias sociaux (Bourget et Gosselin 2018), les plateformes comme Facebook sont de plus en plus fréquentées, notamment par les activistes féministes dans une logique de résistance au quotidien. Bien que les interactions en ligne soient le prolongement d’autres relations sociales, activités et réalités quotidiennes hors ligne (Luka et Millette 2018), il existe une distorsion entre les réalités en ligne et hors ligne (Loiseau et Waldispuehl 2017).

Les liens entre technologie et transformation du militantisme féministe sont bien connus (Jouët, Niemeyer et Pavard 2017), et les médias sociaux favorisent la production et la diffusion d’idées et de pratiques participant à la constitution d’un « entre soi » féministe en ligne. En réaction à ces mobilisations, un important contrecoup (backlash) antiféministe s’opère à travers des tactiques et des stratégies de contrôle spatial socionumérique, de censure et de violences multiples contre les cyberféministes. Des communautés féministes en ligne se construisent alors en non-mixité pour se prémunir contre ces cyberviolences, qui servent fréquemment telles des armes politiques.

Sur le plan de la recherche, les espaces en ligne ont longtemps été un terrain aux données relativement inexploitées pour et par les études féministes (Morrow, Hawkins et Kern 2015), bien que plusieurs travaux se sont intéressés aux communautés en ligne (Boyd 2010) qui affichent une nétiquette féministe (Plaignaud 2018). Aujourd’hui, de nombreuses recherches étudient les réseaux antiféministes en ligne (Lilly 2016; Ging 2017; Jane 2017) et tendent à créer un nouveau sous-champ d’études. En raison de leurs dynamiques discursives sexistes et misogynes, les espaces socionumériques dans lesquels s’inscrivent ces réseaux antiféministes sont surnommés la « manosphère ». Nombre de ces réseaux soutiennent que les féministes ont été trop loin dans leurs revendications en affichant une haine contre les hommes (Branthonne et Waldispuehl 2019). Les féministes y sont catégorisées comme inintelligentes, manipulatrices, malhonnêtes, misandres, criardes, hystériques et paresseuses (Lilly 2016 : 127). Ces réseaux sont particulièrement actifs et ne se limitent plus seulement aux forums comme Reddit, 4chan et 8chan (Nagle 2017).

Notre hypothèse est que les cyberféministes cherchent à adhérer à des espaces non mixtes en ligne pour se sentir davantage en sécurité au regard de l’environnement en ligne et des attaques toujours plus ciblées des agents de la manosphère, qui ont des comportements agressifs et qui sont misogynes et sexistes en ligne (gendertrolling) (Mantilla 2013). Ce phénomène est fortement politisé (Coleman 2017) et aurait pour conséquence d’encourager les féministes à se déplacer dans des espaces socionumériques qui se veulent davantage sécuritaires comme les groupes de discussion non mixtes. Néanmoins, ces espaces en ligne ne sont pas nécessairement plus sécuritaires pour l’ensemble des femmes*[1] et des féministes. C’est ce que le présent article se propose de montrer.

Obtenus dans des entretiens semi-dirigés et à la suite d’une ethnographie en ligne, nos résultats montrent la difficulté de rendre sécuritaires des espaces en ligne, qu’ils soient publics ou privés. Le concept d’infrapolitique de James C. Scott (2009) nous sert de lunettes analytiques et nous permet de comprendre le comportement des groupes subalternes selon la présence ou non des groupes dominants. Nous avons ainsi analysé les rapports de pouvoir entre les réseaux antiféministes et les communautés en ligne féministes, d’une part, et entre les féministes, d’autre part. Notre recherche montre que le dispositif de non-mixité ne suffit pas à garantir la sécurité pour chaque personne dans un environnement en ligne.

Premièrement, nous exposerons notre démarche méthodologique. Deuxièmement, nous verrons en quoi le phénomène de politisation des cyberviolences antiféministes rend les expériences en ligne non sécuritaires pour un grand nombre de féministes. Troisièmement, nous montrerons la manière dont les espaces en ligne produisent des significations et des dynamiques sociales, en nous intéressant à l’articulation des communautés féministes en ligne, dont celles qui se situent à l’intersection entre espace public et espace privé. Quatrièmement, les pratiques de non-mixité en ligne et la relation entre personnes dominantes et subalternes seront discutées sur le plan de l’infrapolitique. Enfin, nous présenterons les résultats par l’intermédiaire du groupe privé Facebook Sexualité féministe (non-mixte).

L’étude des pratiques discursives de communautés féministes en ligne

Pour opérationnaliser méthodologiquement la continuité des espaces, notre recherche s’appuie sur des données mixtes récoltées à travers l’utilisation de méthodes en ligne et hors ligne. Ainsi, 30 entretiens semi-dirigés ont été réalisés avec des féministes au Québec et en France, auxquels s’est ajoutée une ethnographie en ligne du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte) effectuée du 1er octobre 2018 au 31 juillet 2019. Créé en 2016, ce groupe québécois permet à ses membres d’aborder notamment des enjeux comme les méthodes contraceptives, les charges émotionnelle, mentale et sexuelle, les stratégies pour se sentir plus en sécurité, les rapports de séduction (en ligne et hors ligne) ou les violences sexuelles et leurs conséquences sur la sexualité.

Les entretiens semi-directifs avaient pour objet de restituer les trajectoires militantes de cyberféministes en abordant leurs usages des médias sociaux, leurs pratiques d’exposition en ligne et de cybersécurité ainsi que leurs expériences de militantisme et de cyberharcèlement. Les participantes et les participants sont à des intersections multiples en matière de « genre/sexe, de race, de classe, [d’]ethnicité, [d’]âge, [de] handicap et [d’]orientation sexuelle » (Bilge 2009 : 70). Toutefois, les appartenances nationales sont indistinctes dans notre article.

L’ethnographie en ligne a pour objectif d’étudier des cultures et des communautés en ligne, qui émergent grâce aux communications automatisées et à l’interconnexion des réseaux (Kozinet 2009). L’avantage de cette méthode est sa souplesse pour observer, sans s’interposer (Sayard 2013 : 231), les interactions sociales simultanément dans plusieurs espaces en ligne. Les enquêtes de terrain en ligne sont généralement multisituées (Walker 2010) et demandent une importante période d’observation préterrain pour faciliter la cartographie des espaces à appréhender et leurs limites spatiales. Cette technique permet ainsi de localiser le terrain et de déterminer ses limites spatiotemporelles[2].

Les données d’une ethnographie en ligne se présentent sous forme de traces textuelles ou imagées en étant des artéfacts (Hine 2013) sans liens directs avec la réalité (Gitelman 2013). L’analyse des données est réalisée en plusieurs étapes, en s’intéressant d’abord aux informations contextuelles, puis aux descriptions fines des pratiques et, enfin, aux significations attribuées par les sujets (Latzko-Toth, Bonneau et Millette 2017) à l’aide d’un cahier d’observation. Nous avons analysé les sujets de publications et leurs fréquences en repérant les membres qui affichent la plus grande activité à cet égard. Nous avons également observé le ton des commentaires, le langage et le vocabulaire employés, le degré d’intimité des publications, le partage d’expériences difficiles ou traumatiques, le rapport au conflit et les processus de politisation dans les interactions.

À l’occasion d’une enquête de terrain en ligne, la chercheuse a la possibilité d’observer de manière furtive et d’errer en étant totalement invisible (lurking), ce qui pose des questions éthiques. Selon Mary Elizabeth Luka et Mélanie Millette (2018 : 4), il est nécessaire d’adopter des pratiques de recherche orientées vers un engagement de soins mutuels quant à la vie privée et au consentement des participantes et des participants. Dans des études de cas utilisant la plateforme Facebook, plusieurs difficultés surgissent pour obtenir un consentement libre et éclairé des personnes qui y prennent part, et ce, en raison du caractère semi-public ou semi-privé de ces espaces et de la perception à leur sujet (Willis 2017). Ainsi, le consentement a été explicitement demandé aux membres du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte)[3] sur le fil de discussion, en publiant des documents qui expliquent la procédure de collecte des informations. Préalablement, nous avions contacté les administratrices et les administrateurs du groupe pour demander l’autorisation de publier cette requête en raison de la construction du groupe autour de l’idée d’espace sécuritaire (safe space).

Les cyberviolences et le cyberharcèlement comme arme politique

Les espaces féministes en ligne et les personnes qui les fréquentent sont l’objet de plusieurs types d’attaques de la part des réseaux antiféministes. Selon les féministes de notre étude, l’une des tactiques les plus utilisées est l’organisation de raids contre les espaces féministes en ligne. Les raids sont des opérations collectives, planifiées et structurées contre des espaces féministes ou des cyberféministes en particulier. On invite les internautes à insulter, à menacer, à harceler, à désigner les personnes responsables de pages Facebook ainsi que de comptes Instagram et Twitter, ou encore à signaler massivement des espaces socionumériques féministes pour que les plateformes les suppriment ou les suspendent indéfiniment. Cette tactique aurait pour objectif de nuire aux communautés féministes en ligne, de censurer le contenu féministe ou encore d’épuiser ceux et celles qui les administrent. Les raids s’organisent généralement dans des espaces en ligne qui s’inscrivent dans l’antiféminisme comme le Forum 18-25 du blogue jeuxvideo.com (Darmanin 2017) ou la communauté en ligne du bédéiste Marsault.

L’association française Féministes contre le cyberharcèlement (2019), qui regroupe majoritairement des femmes racialisées et queers, a rédigé une lettre commune dans le journal français Libération pour s’opposer au cyberharcèlement d’une militante féministe et antiraciste. Les signataires affirment que le cyberharcèlement est une arme de plus en plus politisée pour faire taire les voix subalternes :

Toutes ces salves de violences, ces menaces de mort, ces injures, ces mises en danger, ces appels aux viols, ces montages pornographiques et ce slut-shaming incessant sont autant d’obus lâchés pour faire taire des voix dissonantes. Des voix qui bousculent et malmènent l’ordre établi, dénoncent les oppressions et mettent aux dominant·e·s le nez dans leurs privilèges au point que ceux-ci, mesurant enfin leur profusion, craignent de les voir décroître.

Dans la lettre « Contre le cyberharcèlement nous ferons front », publiée le 12 février 2019, les signataires montrent le caractère systémique, structurel et organisé des cyberviolences et du cyberharcèlement en marge de la matrice des oppressions multiples (Collins 1990). Par conséquent, les cyberviolences et le cybersexisme constitueraient un obstacle à la citoyenneté des femmes et des féministes en reproduisant un dispositif d’injustice et d’insécurité multiples (Caron 2018) :

Les agissements de Marsault, tout comme ceux des membres de la « Ligue du LOL », nous apportent la preuve ultime, s’il en fallait une, que le harcèlement en ligne n’est pas un jeu pour trolls, pas plus qu’un dérapage dû à une dématérialisation des relations qui désinhiberait des internautes désoeuvré·e·s se mourant d’ennui au fond de leur canapé. Le harcèlement en ligne est une arme, et les trolls dont on nous rabat les oreilles ne sont rien d’autre que les petits soldats d’une armée en guerre contre les femmes, les personnes racisées, handicapées, LGBTQIA+, grosses, neuroatypiques, marginalisées, et la plupart des militant·e·s des droits humains.

Les raids et les autres tactiques visant à s’attaquer aux féministes et à leurs idées s’inscrivent dans le sillage de la répression douce (soft repression), qui se manifeste par la stigmatisation, l’opposition par le ridicule et l’étouffement des voix dominées en les réduisant au silence (Ferree 2005). A contrario des approches statocentrées, le concept de répression douce permet de s’intéresser aux formes non conventionnelles de violences politiques. Considérant que le mouvement féministe vise simultanément l’État et la société comme cibles des revendications (Armstrong et Bernstein 2008), Mira Marx Ferree (2005) montre que cette mobilisation « douce », qui ne vise pas strictement les autorités politiques, entraîne des formes d’opposition également douces par les acteurs étatiques et non étatiques dominants.

La répression douce est particulièrement utilisée par les réseaux antiféministes pour s’en prendre aux espaces féministes en ligne ainsi qu’aux personnes qui les construisent. L’un des espaces socionumériques observés pour notre recherche a d’ailleurs été la cible d’une importante (ou majeure) stratégie répressive. En effet, la page publique Check tes privilèges[4] publiait quotidiennement du contenu intersectionnel avant d’être victime de plusieurs attaques coordonnées de la part de réseaux antiféministes en 2017 et en 2018. Plusieurs fausses pages du même nom ont été ouvertes, alors que la page originale faisait continuellement l’objet de signalements pour non-respect des normes et des règles de publication de Facebook dans le but de suspendre ou de bannir son contenu.

Des satires masculinistes ont été produites en reprenant le même nom et la même identité visuelle que dans la page Check tes privilèges. Plusieurs de ces pages imitatrices ont été fermées, mais certaines sont toujours actives comme la page Check tes privilèges VI, qui se présente comme un espace de « résistance anti-féminazie ». Ces pages factices publient régulièrement du contenu antiféministe en s’en prenant directement à des militantes féministes : on les désigne précisément pour encourager des raids à leur encontre. À partir du cas d’appropriation masculiniste de la page Check tes privilèges, nous pouvons observer le processus de création d’une nébuleuse antiféministe qui partage du contenu entre différentes pages comme Paye Ta Féministe et RDZ IV, 3 fois plus fort que Jésus.

Les communautés féministes en ligne entre espace public et espace privé

La création de pages comme Check tes privilèges, et les rapports de pouvoir qui en découlent, montre que les cyberféministes investissent de plus en plus les espaces du cyberespace afin d’opérer une « lutte pour la visibilité » (Voirol 2005) en marge de la domination de la manosphère. Comme dans les cas de « contre-publics subalternes », on observe que les cyberféministes investissent « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés » peuvent produire et diffuser des contre-discours leur permettant « de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins » (Fraser 2001 : 126).

De plus, les arènes discursives féministes sont à l’intersection de l’espace public et de l’espace privé. Cette distinction repose sur une distribution sexuée des ressources et de l’espace social, une construction symbolique selon des fonctions spatiales différenciées et des rapports de pouvoir basés sur le genre (Bereni et Revillard 2009 : 32). Cette séparation profite aux mécanismes d’appropriation des femmes puisque l’espace public est réservé aux hommes, alors que l’espace privé est consacré aux femmes qui sont chargées de s’occuper de la sphère familiale et domestique (Guillaumin 1978). Selon Colette Guillaumin (1978), il existe différentes formes d’appropriation comme celles du temps et du corps des femmes. La théorisation sur l’appropriation et le confinement dans l’espace s’applique de manière féconde en ligne, en raison des liens intrinsèques entre violences sexistes dans l’espace public, comme le harcèlement de rue et les cyberviolences antiféministes (Mantilla 2013). Sans nier qu’il subsiste des différences notoires entre les violences en ligne et hors ligne (Blaya 2011), nous croyons qu’elles ont néanmoins toutes pour objectif de contrôler la présence des femmes* dans l’espace public. L’une des féministes ayant participé à notre étude mentionne d’ailleurs qu’il existe autant de stratégies pour éviter le harcèlement de rue que pour éviter d’être victime de cyberharcèlement en modifiant son comportement ou ses pratiques quotidiennes. En définitive, ces stratégies montrent comment le (cyber)harcèlement contribue à construire un sentiment de peur et de contrôle spatial (Pain 2001 : 903). Il est donc possible de considérer les violences en ligne comme relevant des mêmes processus que les violences hors ligne.

Les pratiques de non-mixité en ligne entre texte privé et infrapolitique

Par ailleurs, les espaces socionumériques complexifient le rapport entre sphère privée et sphère publique. En effet, il y aurait un continuum entre espace public, semi-public, semi-privé et privé (Rosenberg 2010) selon la perception spatiale des internautes du type d’espace dans lequel ils ou elles se situent et de son degré d’ouverture ou de fermeture. Ce continuum est intéressant pour comprendre comment se construisent des espaces de non-mixité en ligne et interroger la relation entre personnes dominantes et subalternes à partir du cas du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte).

Pour ce faire, nous mobilisons le concept d’infrapolitique de James C. Scott (2009 : 34), selon lequel il est impossible de « comprendre les formes quotidiennes de résistance sans se référer aux espaces sociaux protégés dans lesquels la résistance se nourrit et où elle acquiert sa signification ». L’infrapolitique peut être défini en termes de discrétion – ce qui passe inaperçu politiquement – ou d’importance – ce qui n’est pas tout à fait qualifié de politique – (Marche 2012). Selon cette théorie, élaborée dans le cas précis de paysannes et de paysans de Malaisie, l’infrapolitique constitue le niveau intermédiaire entre les niveaux du texte public et du texte caché et se traduit par une politique de déguisement et d’anonymat dans une conception foucaldienne du pouvoir. D’une part, le texte public survient lorsque les groupes dominés adoptent le même langage que les groupes dominants. En adaptant leurs discours et leurs pratiques selon la présence dominante, les subalternes développent ainsi des pratiques de résistance différenciées selon les types d’espace où ils et elles se situent. D’autre part, le texte privé ou caché survient dans les espaces où les personnes dominantes sont absentes et où il n’est donc pas nécessaire pour les subalternes de reproduire la performance de la domination, qui est propre au texte public. Notons que « la frontière entre les textes public et privé forme une zone de lutte constante entre dominants et subordonnés » (Scott 2009 : 28). Cette théorie se prête bien au contexte socionumérique et permet d’observer les pratiques discursives en ligne des féministes en fonction de la relation entre groupes subalternes et dominants et du type d’espace socionumérique entre public, semi-public, privé et semi-privé.

La complexité des relations entre groupes dominants et groupes subalternes

Les luttes constantes pour définir les groupes dominants et les groupes subalternes sont particulièrement intéressantes à analyser pour comprendre les mécanismes de non-mixité en ligne à partir de notre étude de cas. Dans le groupe privé Sexualité féministe (non-mixte), la reconnaissance des groupes dominants et des groupes subalternes est complexe en raison de sa construction autour des principes d’espace sécuritaire et de bienveillance. Les rapports de pouvoir structurant ce groupe montrent que les personnes dominantes sont généralement les femmes blanches, cisgenres et hétérosexuelles au détriment des personnes racialisées, queers, non binaires et trans (Moraga 1983; Crenshaw 1989; Collins 1990).

Dans le groupe privé Sexualité féministe (non-mixte), une publication datant de juin 2018 invitait les membres racialisés ou autochtones du groupe à manifester leur présence. Une quinzaine de personnes seulement se sont identifiées comme « non blanches ». Les résultats de ce sondage interne montrent donc qu’une écrasante majorité de personnes blanches dominent le groupe. Par conséquent, les discussions sont articulées majoritairement autour de leur vécu, car ce sont elles qui publient le plus souvent sur le groupe ou qui interviennent massivement dans les échanges[5]. Cela a pour effet d’invisibiliser les trajectoires de personnes vivant des oppressions multiples en n’intégrant pas les expériences hétérogènes des femmes et leur différence sur le plan identitaire puisque « leur propre oppression raciale sexuelle, n’est ni seulement raciale, ni seulement sexuelle » (Combahee River Collective 2008 : 64).

Une autre tendance observée est que certaines personnes blanches, dont plusieurs s’identifient comme des alliées, adoptent des postures dialogique et discursive faisant en sorte qu’elles s’approprient la parole et le vécu des personnes visées en montrant une intention qui est « juste », selon elles. En l’occurrence, la composition du groupe et ses dynamiques renforcent les mécanismes de domination et leurs violences systémiques dans un espace de non-mixité, qui avait été pourtant construit autour des idées de bienveillance, de soin (care) et de sécurité spatiale en ligne. Comme l’explique Anne Plaignaud (2018 : 11) à propos d’une communauté féministe en ligne, « [l]e point de départ axiomatique de l’espace que veut ouvrir ce groupe est que les membres n’arrivent pas en tant que femmes qui subissent le patriarcat, mais en tant qu’oppresseur·se et qu’oppressé·e à la fois, et ne se défont jamais de cet entremêlement d’attributs ». Ce phénomène a donc pour effet de renforcer les mécanismes de domination et d’invisibiliser les voix minorisées. Cela s’explique notamment par le fait que la conscience de groupe est construite autour du plus grand dénominateur commun (oppression de genre) plutôt que d’après une conception intersectionnelle des oppressions et des expériences liées à la sexualité.

Les processus de sécurisation des espaces de non-mixité en ligne

La communauté féministe en ligne du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte) compte 4 642 membres en date du 29 septembre 2019. Le groupe vit une phase d’expansion très rapide, le nombre d’affiliations ayant augmenté de plus de 2 600 membres de février à septembre 2019, ce qui a des incidences concrètes sur son environnement à l’égard des dynamiques et du processus de sécurisation. Ce groupe ne dispose d’aucune question de filtrage, qui ont habituellement pour objectif de faire un portrait des personnes adhérentes pour vérifier si elles partagent les valeurs et les pratiques de l’espace qu’elles souhaitent investir. Selon la nétiquette, la seule condition d’admission est le fait de ne pas être un homme cisgenre pour adhérer à ce groupe où l’on vise « à discuter des questions relatives à la sexualité dans une perspective féministe et sex positive ». Rappelons que, par un ensemble de règles formelles et informelles d’éthique à la discussion, la nétiquette régit le comportement des internautes dans un espace socionumérique donné.

La nétiquette a été modifiée à la suite de l’inconfort de certaines personnes non binaires et d’hommes trans à être membres du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte), dans la mesure où elles ne se sentaient pas incluses ni tolérées selon le descriptif du groupe, qui précisait que seules les « femmes » étaient admises dans ce groupe non mixte. Un soutien massif a été organisé pour les personnes trans et non binaires en leur certifiant qu’elles avaient toute la légitimité et le droit d’être présentes et visibles dans ce groupe non mixte. Les administratrices et les administrateurs ont également affirmé lors des échanges que les personnes trans et non binaires étaient acceptées de manière informelle dans le groupe même si la nétiquette ne l’exprimait pas formellement.

Pour notre part, nous considérons que ce groupe est un espace semi-privé en raison du nombre de personnes occupant cet espace, des pratiques plus ou moins faibles mises en place pour filtrer les personnes qui souhaitent y adhérer, et du fait qu’il est possible de trouver le groupe en question par l’outil de recherche de Facebook. La construction du groupe en non-mixité a pour conséquence de l’exclure de l’espace public puisque les hommes cisgenres n’y sont pas admis. Par ailleurs, des mécanismes et des stratégies de contrôle spatial sont mis en oeuvre à l’intérieur du groupe pour déterminer qui peut y accéder ou non. Néanmoins, le nombre restreint de personnes qui en assurent l’administration ou la modération – seulement cinq –, qui ont pour rôle d’autoriser ceux et celles qui veulent se joindre au groupe à le faire et de contrôler le respect de ses règles formelles et informelles, contribue à la porosité des frontières entre espace privé et espace public.

Un débat a d’ailleurs eu lieu quant à la nature privée du groupe à l’étude. Certaines personnes ont émis des réserves à l’égard de la relative ouverture du groupe car, selon elles, Facebook pourrait promouvoir celui-ci avec le nom et la photo des personnes qui en sont membres auprès de leurs amies et amis. Cette réflexion est arrivée à la suite d’une publication soulignant l’importance du consentement de la personne avant le dévoilement de son identité de genre ou de son orientation sexuelle.

À partir de cet exemple sur les possibles répercussions d’un tel geste, certaines personnes soulignent qu’elles ne sont pas nécessairement à l’aise que d’autres puissent remarquer leur adhésion à un groupe féministe sur Facebook. Elles ne se considèrent pas comme des activistes et ajoutent qu’elles se sont jointes au groupe privé Sexualité féministe (non-mixte) en croyant que c’était davantage un espace sécuritaire de discussion sans être un groupe militant. Les membres qui l’ont fondé ont alors pris part à la discussion pour rappeler les principes d’autogestion du groupe, si bien qu’il serait possible de modifier sa nature de manière consensuelle. Selon les administratrices et les administrateurs, la création d’un groupe non secret avait pour objectif d’ouvrir cet espace au plus grand nombre de personnes, y compris celles qui ne connaissaient pas déjà les membres à l’origine de cette communauté féministe en ligne ou qui n’étaient pas déjà établies dans des réseaux militants.

Les failles de sécurité et le sentiment d’insécurité selon la positionnalité

Comment peut-on rendre un espace en ligne sécuritaire et s’assurer qu’il le reste? Comment se négocient les enjeux sécuritaires dans les espaces semi-privés? Pour ce faire, ceux et celles qui administrent ou modèrent un groupe invitent régulièrement les membres à utiliser des pratiques discursives visant à annoncer l’objet de leurs publications s’il y a une possibilité d’un déclenchement émotionnel à la lecture de celles-ci (mention d’avertissement (trigger warning ou TW), avertissement quant au contenu (content warning ou CW) et note sur le contenu (content note ou CN)). Ces pratiques sont très répandues dans différents milieux militants et représentent un signe de respect envers les autres membres du groupe. Les rappels nombreux quant à l’utilisation de ces pratiques s’inscrivent dans une visée de pédagogie féministe et de soin. Or, le contexte socionumérique présente plusieurs défis à l’application des pratiques de sécurisation.

La question s’est posée lorsqu’une personne ajoutée au groupe a tenu des propos très oppressifs et oppressants en abordant un discours antiféministe. Cette faille de sécurité a participé à rendre cet espace non sécuritaire pour plusieurs personnes en février 2018. Bon nombre de membres ont notamment quitté le groupe privé Sexualité féministe (non-mixte) à la suite de cette crise interne, alors que d’autres ont affirmé ne pas y publier, jugeant que ce n’est pas un espace privé en soi.

Par l’intermédiaire d’une longue publication, les administratrices et les administrateurs rappellent, tout en étant mal à l’aise de le faire, la procédure d’entrée dans le groupe et les mécanismes de sécurisation dans la perspective où l’identité de chaque membre à venir est vérifiée au cas par cas. Un volume important de faux profils tenterait de se joindre au groupe privé Sexualité féministe (non-mixte), alors que de nombreuses demandes sont refusées dans la perspective où elles sembleraient uniquement être le fait de gens attirés par le groupe parce qu’il parle de sexualité. Considérant le travail fastidieux de vérification en vertu de la rapide croissance du groupe, plusieurs personnes se sont proposées afin de jouer un rôle en matière d’administration ou de modération pour faciliter le respect des normes du groupe et sa sécurité. Lors de ces discussions, un réel enjeu a émergé afin que ce type de rôle ne soit pas réservé seulement à des femmes cisgenres blanches, valides et hétérosexuelles.

Plus récemment, le groupe a vécu une série d’oppressions grossophobes – des propos associant l’humiliation en raison de la maigreur (skinny shaming) à la grossophobie – et d’invalidation des oppressions systémiques. À la suite de ces évènements, plusieurs membres ont soutenu dans des publications ou des commentaires que l’environnement de confiance et d’entraide du groupe semblait s’être dégradé puisque certaines personnes se permettaient des comportements qui ne devraient pas être présents dans un espace de soutien féministe et anti-oppressif, comme l’ont montré des débats intempestifs ou des remises en cause de la validité des propos tenus.

En ce sens, plusieurs membres soutiennent éprouver une grande fatigue devant ce changement de pratiques discursives dans le groupe. Cela a pour effet d’augmenter leur sentiment d’insécurité lié au besoin de se justifier ou d’expliquer leurs réalités pour obtenir de la considération. Certaines personnes remettent en question la sécurité du groupe en affirmant « ne plus se sentir safe ». En préférant un espace de soin dépolitisé, ces membres concluent qu’à leurs yeux il ne s’agit pas d’un espace militant pour débattre et qu’il y aurait assez d’espaces féministes de ce type dans le cyberespace. Ainsi, des membres font des liens avec le concept d’épuisement (burned-out) militant en précisant avoir fréquenté initialement cet espace non mixte pour se reposer et se ressourcer. Or, cet espace se révèle lui aussi violent, ce qui contribue à leur épuisement.

Un autre exemple de faille de sécurité ressort lorsque le contenu des discussions est utilisé dans un autre contexte ou encore rapporté à de tierces personnes hors du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte). Cette pratique entraîne de graves répercussions sur les personnes ayant livré un témoignage ou demandant de l’aide[6]. Lorsque de telles pratiques surviennent, elles mettent en danger l’intégrité physique et psychologique des membres du groupe, surtout que plusieurs personnes qui témoignent sont vulnérables ou encore abordent des sujets tabous et marginalisés. Par conséquent, les membres précisent aux personnes qui les connaissent hors ligne de ne pas rapporter leurs propos et de faire preuve de discrétion. Ces failles de sécurité ont eu pour conséquence d’engendrer le départ de nombreux membres, de faire jaillir des questions relatives au maintien du groupe ou encore d’encourager des discussions quant à la création d’un nouveau groupe doté de dispositifs de sécurité supplémentaires. Ces évènements provoquent également une réflexion sur les pratiques à adopter pour signaler un commentaire nuisible ou pour faire face à une personne ne respectant pas les normes formelles et informelles du groupe.

En cas de conflits, les membres insistent pour ne pas supprimer le travail invisible et gratuit des personnes visées par les publications oppressives et oppressantes. Puisque cette pratique participe à la déconstruction et la reconnaissance des privilèges, il est suggéré de mettre plutôt un encadré (edit) regroupant les modifications et de ne pas supprimer les commentaires suivant la publication. En outre, plusieurs membres rappellent que personne ne devrait se sentir obligé de surveiller constamment son ton (tone policing) ou de démontrer des preuves à ses arguments (sealioning).

Des critères de non-mixité plus précis pour plus de sécurité en ligne

Les exemples mentionnés précédemment évoquent la relation complexe entre groupes dominants et groupes subalternes dans les espaces féministes non mixtes en ligne. D’ailleurs, ces exemples de domination sont ponctués de mécanismes plus ou moins coercitifs pour surveiller et contrôler les écarts de conduite au sein des groupes subalternes (Scott 2009 : 41). Ainsi, les personnes qui ne respectent pas le code de conduite seront exclues ou s’autoexcluront du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte). Ce phénomène se produit régulièrement lorsque des membres mettent en ligne des publications offensantes qui sont massivement signalées en marge d’une culture dite d’intervention (call-out[7]). Par ailleurs, des publications peuvent affecter durablement des personnes, dont l’effet de cumul des microagressions dans un espace qui devrait être sécuritaire les conduira à quitter le groupe. En entretien, une participante raconte pourquoi elle ne fait plus partie du groupe Sexualité féministe (non-mixte) depuis l’automne 2018 :

Il y a eu plusieurs évènements comme ça sur le groupe, ce n’est clairement pas de la méchanceté, et je pense que c’est ça qui est une microagression dans le sens où la personne ne se rend pas nécessairement compte que cela vient perpétuer des oppressions. Malheureusement, le manque d’homogénéité du groupe fait en sorte que cela peut contribuer davantage à perpétuer les microagressions que si on parle le même langage et on a les mêmes bases […] Donc, quitter le groupe a été pour moi très impulsif, mais cela faisait plusieurs fois que je me sentais mal […] En fait, on a un autre groupe, qui est cette fois-ci sur le spectre de la non-hétérosexualité, et c’est déjà franchement mieux. J’ai l’impression qu’on parle le même langage. Le groupe Sexualité queer et féministe n’est pas très actif, mais je dirais qu’il y a vraiment un esprit de communauté. Le groupe [privé Sexualité féministe (non-mixte)] n’était plus un safe space pour moi.

Le groupe Sexualité queer & féministe a été créé après le groupe privé Sexualité féministe (non-mixte) puisque plusieurs personnes critiquaient les dynamiques cishétéronormatives de ce dernier et affirmaient ne pas se sentir à l’aise ou en sécurité dans ces conditions. Selon les termes de Facebook, le groupe est secret puisqu’on ne peut y accéder que sur invitation des membres et à la suite d’un questionnaire d’entrée examiné par ceux et celles qui administrent le groupe. Les questions portent sur les motivations à se joindre au groupe, les pratiques de résolution de conflit ainsi que l’identité de genre et l’orientation sexuelle de la personne voulant être membre du groupe. Une attention particulière est accordée à la manière de réagir après s’être fait pointer ses privilèges, car c’est une problématique récurrente dans le groupe privé Sexualité féministe (non-mixte). Un rappel strict des règles du groupe est alors fait : c’est tolérance zéro à l’égard de tout comportement discursif oppressant et oppressif. Ce groupe est d’ailleurs moins populaire que le précédent puisqu’il est composé de seulement 300 membres. Cela s’explique en partie par sa nouveauté (relative) et son caractère secret.

Conclusion

Notre article repose sur le postulat que les cyberféministes subissent des cyberviolences et du cyberharcèlement dans des espaces en ligne, qui sont définis comme publics, pour les contrôler et les contraindre au silence. Ces violences en ligne provoquent ensuite un confinement dans l’espace des cyberféministes, qui créent notamment des espaces plus sécuritaires en ligne à partir des principes de non-mixité. Nous avons montré que l’appropriation d’espaces discursifs en ligne par les réseaux antiféministes, à l’instar de la page Check tes privilèges, encourage la construction d’espaces socionumériques féministes qui deviennent de plus en plus populaires et où les hommes cisgenres ne sont pas admis, comme le groupe semi-privé Sexualité féministe (non-mixte).

En ce sens, le cyberespace est simultanément un espace d’empowerment et de (re)production des rapports de domination (Flichy 2001). La navigation dans le cyberespace peut donc être à la fois violente pour les cyberféministes en raison de la prééminence de la « culture du viol » et représenter une source d’inspiration, d’éducation et de solidarités (Sills et autres 2016). La production d’espaces non mixtes démontre un refus des féministes quant à leur exclusion des espaces socionumériques, tout en étant un moyen de rendre leurs expériences en ligne plus positives et plus sécuritaires. Le confinement des féministes dans l’espace est à la fois une conséquence de l’oppression ainsi qu’une pratique de résistance si la non-mixité est choisie et non subie (Delphy 2017).

La notion de non-mixité en ligne amène des questions subséquentes quant au dispositif et aux pratiques à adopter au sein d’un espace en ligne dont les frontières ne sont pas toujours clairement définies. Les membres du groupe privé Sexualité féministe (non-mixte) ont ainsi eu de nombreuses discussions sur ce qu’implique la production d’un espace non mixte en ligne et les conditions pour que celui-ci soit véritablement sécuritaire et inclusif. Sur le plan de l’infrapolitique, les groupes secrets sur Facebook, comme le groupe à l’étude, sont des arènes de socialisation où se développe difficilement une conscience collective au travers de la relation complexe entre groupes dominants et groupes subalternes. Selon la positionnalité des membres, le groupe n’offre pas les mêmes critères et degrés d’empowerment, de soin et de sécurité. Une grande majorité de personnes, qui sont membres du groupe, affirment être reconnaissantes de l’existence d’un tel espace féministe et anti-oppressif en ligne, quoiqu’elles semblent également appartenir majoritairement au groupe dominant. Cela renforce les dynamiques de groupe qui tendent à déprécier les vécus minorisés et rendent cet espace violent, alors qu’il est initialement construit autour de l’idée de ne pas reproduire les structures d’oppressions habituelles.

L’une des questions moins abordées dans notre article est l’influence des technologies sur les espaces discursifs en ligne et son lien avec les formes de participation qui s’y déploient. Bien que nous ayons exploré la manière dont un type d’espace en ligne structure les pratiques de ses membres, le concept de publics en réseau (networked publics) (Boyd 2010) insiste plutôt sur le fait que ces espaces sont le produit simultanément des pratiques des internautes, de leur agentivité et de leurs usages sociaux des technologies. Ce concept met aussi en lumière la dimension particulièrement structurante des technologies sur les espaces en ligne, qui resterait à approfondir à partir de l’analyse ici offerte.