Corps de l’article

D’Idle no more au Canada à la première marche des femmes autochtones, « Territoire : nos corps, nos esprits[2] », tenue cette année au Brésil, en passant par les féministes communautaires au Guatemala (Cabnal 2017) et ailleurs en Amérique latine, les femmes autochtones sont en mouvement et en résistance afin de faire valoir leurs droits, leurs identités et leurs relations aux territoires. Ce n’est effectivement pas chose nouvelle que de souligner l’importance du rapport au territoire au sein de revendications portées par les mouvements autochtones (voir, par exemple, Glen Sean Coulthard (2014), Maïté Boullosa-Joly (2016) et Susan Chen Sui (2018)). De même, le rapport singulier des femmes autochtones au territoire est une rhétorique omniprésente, d’une part, pour dénoncer des abus et des injustices et, d’autre part, pour rendre visibles les savoirs et les vécus particuliers des femmes à propos des territoires (Kermoal et Altamirano-Jiménez 2016; Léger et Morales Hudon 2017; Basile, Asselin et Martin 2017).

Le Costa Rica est un des pays qui fait peu de vagues quant aux revendications des peuples autochtones sur son territoire. Pourtant, en 2013, l’Institut interaméricain des droits de l’homme dénonçait les manquements du pays quant au respect du droit à la santé, à l’éducation, à l’autodétermination concernant l’utilisation des territoires, à l’accès aux services de base et à la participation politique des peuples autochtones[3]. En outre, pas plus tard qu’en mars 2019, Sergio Rojas Ortiz, leader autochtone bribrí du territoire de Salitre, est assassiné dans sa demeure juste après le dépôt d’une plainte aux bureaux du ministère public dénonçant l’appropriation des terres par des non-autochtones sur le territoire de la réserve qu’il habite et l’inaction de l’État devant ce problème.

C’est dans ce contexte que le présent article s’intéresse à la place de la territorialité dans la construction de la mobilisation des femmes autochtones au Costa Rica, en tant que sujets et actrices de leur mouvement. L’objectif est de mettre en évidence la place qu’occupe le lien au territoire au sein des réclamations portées par ces femmes autochtones en vue de saisir la manière dont leurs mobilisations se construisent à partir de cette relation.

Au niveau national, la Loi sur la création de la Commission nationale des affaires autochtones (CONAI)[4] en 1973 est la première forme de reconnaissance du droit des peuples autochtones à la représentation politique à l’échelle de l’État. C’est toutefois la Loi indigène de 1977 qui encadre officiellement les droits des peuples autochtones sur le territoire du Costa Rica[5]. Cette loi établit que huit peuples autochtones y sont officiellement reconnus – Bribrís, Cabécares, Malekus ou Guatusos, Chorotegas, Huetares, Teribe ou Terrabas, Bruncas ou Borucas et Ngäbes ou Guyamies – et répartis, pour la plupart, au sein de 24 territoires-réserves juridiquement reconnus comme étant inaliénables et imprescriptibles.

L’adoption de cette loi repense complètement la manière d’organiser la gouvernance territoriale chez les communautés autochtones, notamment en implantant les associations de développement global (ADI[6]) qui agissent à titre de gouvernements locaux[7] sous les ordres de la CONAI, depuis 1978. Cela soulève également des paradoxes[8], tels que la définition de l’identité autochtone (Green 2004) et de leurs territoires officiels (Papillon 2018) par l’État. Malgré une législation intéressante en matière de reconnaissance des droits des peuples autochtones, l’occupation illégale des territoires-réserves autochtones qui peut s’élever jusqu’à 98 % chez certaines communautés (MacKay et Morales Garro 2014) demeure l’un des enjeux centraux de leurs revendications. De par l’impunité et l’inaction du gouvernement sur ces questions, le Costa Rica contrevient à ses engagements internationaux[9] ainsi qu’à ses propres lois.

Par souci de cohérence avec la ratification de la convention n° 169 relative aux peuples indigènes et tribaux en 1992 et en réponse aux mobilisations autochtones dénonçant l’occupation illégale de leurs territoires, des consultations sont entamées en 1994 auprès de certaines communautés concernant la possibilité d’une loi de développement autonome des peuples autochtones. Cette démarche constitue une démonstration de la possibilité pour les autochtones d’accéder à l’État et de participer à l’élaboration d’une politique de reconnaissance à partir des volontés des peuples autochtones. Toutefois, si la Commission permanente aux affaires sociales adopte l’avis unanimement, les démarches pour l’adoption de la loi sont suspendues unilatéralement par l’Assemblée législative en 2000 pour motif réglementaire (Schliemann 2012)[10].

Cette mise en contexte non exhaustive de la situation territoriale, juridique et politique pose les bases afin de comprendre l’espace dans lequel se forment les deux initiatives portant les voix des femmes autochtones au Costa Rica dont il sera subséquemment question dans mon article. Celui-ci est divisé en quatre parties principales : sera tout d’abord élaboré le cadre conceptuel; s’en suivra la démarche méthodologique puis les résultats de recherche, c’est-à-dire l’analyse de la documentation et des échanges afin de circonscrire la place du territoire dans les récits des femmes que j’ai rencontrées ainsi que dans les discours produits par les initiatives que sont l’Asociación Consejo de las Mujeres Indígenas de Talamanca (ACOMUITA)[11] et la Comisión de Mujeres Warë Kané de la Mesa Nacional Indígena (Warë Kané)[12]. Je terminerai mon article par une discussion permettant de faire dialoguer le cadre conceptuel et la littérature scientifique avec les résultats de recherche.

Le cadre conceptuel

Ma recherche concerne les réalités de femmes autochtones à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression, à savoir, mais non exclusivement, le sexisme, le racisme et le néocolonialisme (Léger et Morales Hudon 2017). La marginalisation sociale et culturelle conjuguée au sexisme et à la précarité économique des femmes autochtones représente des obstacles structurels bien réels. Il est donc question de s’intéresser à la manière dont les femmes autochtones au Costa Rica, en tant que catégorie sociale hétérogène[13], articulent leurs revendications et, plus précisément, à l’espace qu’occupe le lien au territoire dans la construction de leurs discours.

Dans la pensée moderne occidentale, l’espace et le territoire sont fréquemment conçus comme des scènes, là où se déroule l’action sociale (Larsen et Johnson 2012). Pourtant, bien plus qu’un objet passif, le territoire est un acteur de la vie sociale avec qui tous les êtres, humains et non humains, interagissent et construisent leurs expériences et connaissances du monde (Renee Pualani 2007; Escobar 2014). La territorialité fait référence à l’ensemble des relations matérielles et symboliques qu’une population humaine développe avec le territoire habité (Desbiens et Rivard 2012). Cela permet de penser le territoire comme un lieu actif de concrétisation des rapports sociaux, un espace socialement délimité dans un processus d’appropriation impliquant diverses dimensions sociales : matérielle (de subsistance), politique (organisation de l’espace et lieu de reproduction des rapports sociaux), symbolique et culturelle (liées à l’ontologie et au sentiment d’appartenance). La territorialité est donc dynamique et contextuelle (Raffestin 2012).

La notion de territorialité permet également de s’intéresser à la production de l’espace au quotidien et à la conflictualité de l’espace. L’espace devient alors un mode d’organisation, un lieu de ressources et un milieu où se développent stratégies de production et de reproduction sociétale (Martin 2011). En tant qu’ensemble de pratiques spatiales et temporelles, la territorialité peut endosser un caractère de mobilisation, d’organisation et de lutte politique puisqu’elle a un rôle à jouer dans la reproduction des relations sociales et des territoires (Saquet 2015).

À cet égard, les mobilisations de femmes autochtones émergent en tant qu’espaces entre structures et agentivité produisant un contexte spécifique de significations, d’actions et de réflexions dans la reproduction du pouvoir social (Larsen et Johnson 2012). En effet, les perspectives de femmes autochtones révèlent les systèmes de domination qui participent à la formation des interactions entre les femmes et la terre, l’environnement, la communauté et le processus de création de connaissances (Kermoal et Altamirano-Jiménez 2016). L’idée n’est pas de folkloriser la relation des femmes autochtones avec la terre et le territoire, ou encore de la comprendre comme stable, donnée et inchangeable, mais plutôt de la rendre visible d’un point de vue politique, matériel et symbolique (Tuck et McKenzie 2015). C’est en ce sens que l’adoption de la notion de territorialité, pour réfléchir aux relations entre identité et revendications, s’avère pertinente.

La démarche méthodologique

Avant d’aller plus loin et en cohérence avec les perspectives épistémologiques féministes, j’estime nécessaire de préciser d’où je parle (Harding 2009; Flores Espínola 2012). Mon positionnement au sein des rapports de classe, de race et de colonialité en tant que jeune femme allochtone, citoyenne canadienne de naissance et étudiante à la maîtrise en Amérique du Nord, influence mes perceptions ainsi que mon accès à certains enjeux ou réalités et ma compréhension à cet égard. Cela a nécessairement influé sur la construction de ma recherche.

Il me faut donc reconnaître mes limites personnelles dans mes capacités et possibilités d’employer des méthodes décoloniales/autochtones (Smith 2008; Kovach 2009) et, par le fait même, les risques de reconduction d’un processus colonial par ma recherche (Tuck et Yang 2012). Cela dit, j’ai élaboré mon projet avec une double intention (Grosfoguel 2016) : la visibilisation de réalités et de perspectives de personnes marginalisées ainsi que la participation, à partir de ces voix « subalternisées », aux réflexions critiques des systèmes qui (re)produisent les injustices politiques, culturelles, économiques et épistémiques maintenant ces individus aux marges.

À l’instar d’autres travaux (Léger et Morales Hudon 2017; de Leeuw et Hunt 2018), ma recherche ne s’inscrit pas uniquement dans une volonté de reconnaissance et d’inclusion des discours des femmes autochtones, mais elle se veut également une critique de la construction du ou des savoirs et du pouvoir. Cela s’est opérationnalisé notamment par l’adoption d’une démarche méthodologique qualitative qui m’a permis de privilégier les expériences subjectives des actrices.

Durant un terrain de recherche qui s’est déroulé pendant trois mois dans la région de Talamanca[14], j’ai mené sept entrevues semi-dirigées auprès de femmes autochtones habitant ce territoire, dont quatre étaient membres actives d’associations créées par et pour les femmes de leurs communautés. Les entretiens sont des situations d’interaction où des rapports de pouvoir interfèrent et où le contexte en lui-même influence le contenu de l’échange. Si les conversations ont été facilitées par mon apprentissage de l’espagnol, c’était dans la majorité des cas la seconde langue des interlocutrices. Les entretiens auraient sûrement été différents s’ils avaient été menés dans leur langue maternelle. Ma recherche est donc limitée par mes biais, d’où une compréhension partielle et partiale des réalités locales. J’ai conséquemment adopté une position d’écoute et de non-savoir (Smith 2008), processus itératif appuyé par la tenue d’un journal de bord comme outil de contextualisation et de travail réflexif afin de me restituer dans les interactions de pouvoir.

Aux entrevues s’adjoint l’observation participante qui, à l’occasion de l’insertion prolongée dans le milieu de vie où se déroule la recherche, permet de créer des données, tout en participant de la familiarisation avec le cadre de référence culturelle (Olivier de Sardan 1995). À cela s’ajoute la revue de la littérature grise, c’est-à-dire une lecture analytique de certains textes récents produits par les initiatives visées. Alors que mon projet de recherche original ne comportait pas de dimension territoriale, la triangulation de ces méthodes m’a permis de faire émerger l’aspect central de la territorialité dans les récits identitaires comme dans les revendications politiques.

Enfin, le temps court passé sur le terrain et le peu d’entrevues ne peuvent pas conduire à une analyse généralisable ou exhaustive de la question. Par conséquent, je me concentre sur deux initiatives qui ne représentent pas l’ensemble de mobilisations des femmes autochtones sur le territoire du Costa Rica. J’offre plutôt un fragment de réel interprété à la lumière de ma subjectivité et de mes expériences, dont l’analyse s’est toutefois appuyée sur la littérature scientifique.

Les résultats de recherche

La présente section est divisée en deux parties. La première contient l’analyse de l’entrevue menée avec la présidente actuelle et membre fondatrice d’ACOMUITA – Faustina Torres Torres – et des écrits des initiatives d’ACOMUITA et de Warë Kané[15]. La seconde partie porte sur les récits que m’ont livrés les femmes que j’ai rencontrées sur le territoire de Talamanca.

L’analyse de la place du territoire dans les initiatives d’ACOMUITA et de Warë Kané

Le projet d’ACOMUITA prend forme en 1991 au Costa Rica, en réponse aux besoins urgents d’auto-organisation devant les problèmes provoqués par le séisme d’avril 1991. Le groupe est demeuré actif par la suite en tant qu’espace créé par et pour les femmes autochtones bribrís et cabécares de la région de Talamanca. L’association oeuvre aujourd’hui à plusieurs niveaux, dans les sphères tant politiques, par la présence de ces femmes dans plusieurs instances décisionnelles au niveau local et national, qu’économiques, par leur coopérative de cacao, et éducationnelles, à travers leurs engagements pour la prévention du suicide chez les jeunes autochtones.

Durant nos échanges, Faustina raconte que traditionnellement, dans leurs cultures matrilinéaires et matrilocales, les femmes jouent un rôle déterminant au sein de la communauté. Toutefois, au fil du temps, de la colonisation, des expropriations et de l’assimilation, la participation des femmes est devenue synonyme de présence et d’écoute uniquement. Depuis près de 30 ans, ces femmes veulent se faire entendre et participer activement à la prise de décision. C’est principalement à cette fin qu’elles se regroupent : faire valoir la perspective des femmes autochtones en tant que personnes porteuses d’une identité particulière et, conséquemment, d’une perspective unique.

Pour les fondatrices d’ACOMUITA, une de leurs motivations à démarrer cette association était de rappeler aux membres de leurs communautés la réelle place des femmes dans la culture et dans leurs traditions, notamment en tant que personnes qui appartiennent à la terre. Elles affirment que c’est par souci d’avoir leur mot à dire dans la gestion environnementale[16] qu’elles ont décidé d’unir leurs voix.

Warë Kané a été mise en place à travers des initiatives de l’Institut national des femmes (Instituto nacional de las mujeres ou INAMU) du Costa Rica. De 2001 à 2007 se sont tenus divers ateliers au sein d’organisations régionales pour créer des espaces permettant la participation massive de femmes autochtones et ainsi compiler les échanges émergeant de chaque atelier. À la suite de multiples rencontres de concertation avec différents groupes de femmes autochtones venant des 8 cultures et des 24 territoires reconnus, un document résumant les problématiques soulevées a été élaboré et des pistes de solution ont été pensées en vue de défendre les droits des femmes autochtones. Leurs revendications concernent, entre autres, la mise en place d’infrastructures matérielles pour permettre à toutes les femmes de se réunir, l’établissement de mesures afin de permettre à chacune d’atteindre une autonomie politique et économique, la nécessité de redonner le droit de propriété ancestral aux femmes, l’actualisation de la culture autochtone respectant les droits des femmes ainsi que la reconnaissance du lien entre droits de la personne et droits des peuples autochtones (Warë Kané 2007).

Plusieurs recoupements existent entre les résultats de Warë Kané et les lignes directrices d’ACOMUITA. S’il n’est pas nécessairement au premier plan, le rapport au territoire est omniprésent à travers les discours de ces deux initiatives.

Selon ACOMUITA (2017 : 2), le seul fait de militer pour la restauration du rôle des femmes autochtones dans la société est une revendication territoriale puisqu’elles mentionnent que « terre et femmes sont unies pour toujours, ce sont les deux qui génèrent la vie dans leur ventre ». C’est également parce que c’est leur territoire qu’elles ont la responsabilité d’être présentes et d’influencer la prise de décision. À cet égard, bien plus qu’un lien matériel ou de subsistance, « la valeur sacrée de la terre et de la spiritualité associées à un lien spirituel avec la terre, avec la nature, avec la forêt, avec la biodiversité » représente un enjeu fondamental (ACOMUITA 2017 : 1).

Plus largement, les revendications des femmes autochtones sont ancrées dans une critique du modèle de développement des Occidentaux[17] que Faustina définit comme étant qualifiée par des indicateurs de la qualité de vie, des chiffres qui ne s’intéressent pas à la réalité des gens. Pour elle, selon des principes ancrés dans sa culture, la qualité de vie est plutôt représentée par l’état des connaissances de sa culture et de son identité, le respect de la cosmovision et de la nature.

Dans un même ordre d’idées, Warë Kané mentionne que « la mère Nature est très malade, comme le disent nos Anciens, la raison de ces déséquilibres sont provoqués par l’Homme, motivé par l’avarice de l’exploitation démesurée des ressources naturelles et l’exploitation de l’individu » (INAMU 2007a : 12). Selon les participantes à cette table de concertation, la crise sociale actuelle est le résultat de ces orientations économiques conjuguées à la perte des valeurs familiales. Le document de l’INAMU dénonce également les enjeux des « droits à la terre » où les territoires qualifiés de « réserves autochtones » ont été et sont encore systématiquement envahis par des non-autochtones qui veulent les coloniser, tout en jouissant de l’impunité.

La centralité de l’argument territorial-environnemental tire ses sources du fait que la forêt est considérée comme étant le ventre primal. Sans nier la réalité actuelle d’urbanisation et de mobilité accrue, la vie dans la forêt demeure une caractéristique fondatrice chez les peuples autochtones au Costa Rica : « Dans la tradition bribrí et cabécar, le peuple et la personne autochtones font partie de la forêt; détruire la forêt équivaut à détruire le peuple et les personnes » (ACOMUITA 2017 : 3).

Autant dire que la forêt est centrale au développement et au maintien du mode de vie des communautés et que c’est notamment en ce sens qu’elle est sacrée. Elle est la condition même d’existence. Au-delà du lien spirituel et du pouvoir de donner la vie, « [la] terre, la Mère-Terre est un droit pour la personne autochtone, l’apprécier est une valeur et la respecter un devoir » (ODICC 2017 : 8). Le droit d’accès et d’utilisation se combine au devoir qui consiste à respecter et à préserver la forêt. Ainsi, cette lecture du territoire, ce rapport au territoire et à la nature propose un modèle de vivre-ensemble pour les communautés humaines. Il suscite un modèle d’organisation politique propre et territorialisé.

Les femmes, les territoires et l’autonomie

La présente section cherche à rendre visibles les différentes formes que prend le territoire dans les récits des femmes que j’ai rencontrées et qui habitent le territoire de Talamanca.

Isabel Avendaño Flores (2010) suggère notamment que c’est à travers les tâches quotidiennes que les femmes deviennent des membres et des sujets politiques de leurs communautés respectives et que leurs revendications et perspectives sont légitimes de par leur engagement dans la reproduction sociale de la communauté et leur lien particulier au territoire. C’est ce qui ressort des paroles de Suzanne[18], entrepreneure active au sein de plusieurs groupes d’entraide et de solidarité entre femmes de la région, lorsqu’elle parle de sa grand-mère qui l’a élevée. Cette dernière était une grande femme. Artisane et chocolatière, elle travaillait également sa terre et était engagée en matière de leadership communautaire, tout en élevant ses enfants et petits-enfants. C’est elle qui lui a enseigné à reconnaître la faune et la flore sur sa terre, à semer et à récolter. Suzanne raconte qu’elle aimait également accompagner sa grand-mère à des réunions politiques afin d’apprendre. C’est grâce à sa grand-mère si elle s’engage aujourd’hui dans sa communauté afin d’amplifier les voix des femmes. Pour Suzanne, être femme autochtone, c’est être une transmettrice : de la vie, de la culture et de la terre. C’est également à ce titre que sa participation aux prises de décision dans les organisations autochtones est requise (INAMU 2007b).

Mireille, mère de cinq enfants, qui cultive sa terre et qui devra sous peu s’en éloigner pour quelques années, raconte qu’elle sera malheureuse parce que, à ses yeux, travailler sur sa terre est ce qui la rend heureuse. Elle ressent même des effets physiques, comme des maux de tête, lorsqu’elle est trop longtemps séparée de ses activités quotidiennes de cultivatrice. Elle affirme que les aspects importants de sa culture sont la langue, le travail dans les champs ainsi que la culture du maïs et du riz puisqu’ils sont essentiels au maintien de la maisonnée. Cela témoigne d’une perception de sa culture, comme étant directement liée aux connaissances du territoire et de la pratique qui est de cultiver la terre de manière respectueuse et pour l’autosuffisance. C’est par ailleurs dans ce contexte que Mireille mentionne que sa culture n’est pas de dépendre des non-autochtones (sikwas).

Solange témoigne que, à son avis, être autochtone ne signifie plus rien puisque les individus ont perdu leur culture et ne cultivent plus leurs terres. « Que nous reste-t-il d’autochtone? » demande-t-elle, sinon le fait que le territoire est désigné comme autochtone. Elle fait ici référence à la réalité actuelle, où peu de personnes cultivent leur terre, parlent leur langue et construisent leur maison à même les ressources de la forêt. Elle dénote que la dépendance, notamment économique, développée par rapport à l’État va à l’encontre de sa culture qui est synonyme d’autonomie et d’autosuffisance. Solange raconte avec fierté que sa maison a été bâtie de manière traditionnelle et qu’elle vit sa vie comme si l’argent n’existait pas, comme sa mère le lui a enseigné lorsqu’elle était enfant.

La grand-mère de Claudette lui a toujours dit que le Dieu créateur (Sibó) considère toute personne comme faisant partie de la nature et qu’il faut respecter l’environnement. Tout ce qui appartient à la nature se doit d’être respecté, autrement cela entraîne la perte de ses racines, de sa culture : « Notre principe est de prendre soin de l’environnement. » Ainsi, la culture possède une définition conjointe à celle de la nature, puisque c’est le fait de prendre soin de la nature et de cultiver la terre qui permet de garantir la vie. Pour Claudette, Solange et Mireille, apprendre à travailler la terre s’avère donc essentiel pour préserver sa culture et son indépendance. Il est possible d’en comprendre que c’est l’interdépendance et la relation entre peuples et territoires qui définissent la culture de ces communautés autochtones.

Le territoire étant idéologiquement produit par des pratiques, l’action d’organiser le monde, de lui donner un sens et de penser le vivre-ensemble est un ensemble de pratiques territoriales où une construction sociosymbolique des espaces se superpose : public/privé, corps/territoire (Avendaño Flores 2010). La territorialité représente une forme de cohésion sociale puisqu’elle détermine la frontière entre l’individu (le territoire de la vie privée) et la collectivité (le territoire de la vie publique), renforçant par le fait même l’identité collective construite en relation avec l’environnement et fondée sur l’expérience quotidienne (Barabas 2004).

Effectivement, dans leurs cosmologies, les autochtones au Costa Rica ne perçoivent pas les ressources naturelles comme des objets que l’on peut s’approprier, mais plutôt comme sujets du patrimoine collectif à préserver (Langlois 2014). Dans un même ordre d’idées, Claudette affirme que la perte du lien au territoire est une perte de la culture et que, si le droit au territoire continue de s’éroder, les peuples autochtones vont disparaître puisque les terres possèdent une valeur spirituelle propre. C’est pourquoi il est nécessaire de prendre en considération les « aspects affectifs, culturels et identitaires des rapports à l’environnement, en particulier l’attachement des personnes et des communautés à leurs territoires, à la nature de leurs régions et à leurs pratiques étroitement imbriquées avec leurs milieux de vie » (Nafoual 2017 : 111).

Claudette mentionne également que les peuples doivent être responsables de leur développement économique. Il ne suffit pas que l’État se contente de donner de l’argent ou des maisons. Il faudrait plutôt autonomiser les gens, ce qui passe par l’autosuffisance alimentaire qui, selon elle, dépend en retour de l’autonomie territoriale. Elle ne considère pas qu’il manque de politiques à cet égard, mais plutôt que les politiques existantes sont mal appliquées. Par exemple, la Constitution est explicite au sujet du fait que les langues autochtones s’avèrent un patrimoine à protéger et à valoriser; toutefois, il est pratiquement impossible de se faire servir, dans les services publics, dans une langue autochtone. Ce manque de considération ou de consultation des peuples autochtones dans la vision du développement global du pays, mais également au sein même des territoires qui leur sont pourtant reconnus, perpétue une dynamique d’exclusion et de dépendance à l’État qui nie ou empêche, ou les deux à la fois, l’autonomisation des collectivités à partir de leurs propres cultures et territorialités.

La territorialité et les luttes

Bien qu’il faille considérer l’hétérogénéité des réalités des femmes autochtones habitant au sein des frontières costaricaines, il est possible de rendre compte d’une vision commune du territoire qui est synonyme de culture et d’autonomie. Effectivement, la territorialité se présente comme un réseau d’interconnexions entre les individus (êtres humains et non humains) recoupant symbolismes (univers ontologique) et pratiques de subsistance (univers matériel) qui possèdent un caractère relationnel, historique, pluriel et quotidien. La territorialité représente alors la relation entre autonomie (corporelle, individuelle, collective) et territoire, qui se situe dans le développement de la production tant matérielle que symbolique, la source et la pratique militante.

Comme on peut le remarquer dans les récits des femmes que j’ai rencontrées sur le terrain, le processus de définition identitaire passe par un processus de territorialisation de l’existence, des corps, des spiritualités et des pratiques quotidiennes, matérielles ou non.

Adopter une lecture genrée des cosmologies autochtones et de la territorialité permet de comprendre les fonctions des assignations traditionnelles, en plus du fait de rendre visibles des réalités particulières, tout en récupérant des voix et des histoires marginalisées. Toutefois, bien que le genre joue un rôle important dans la formation de la relation à la terre, le territoire est compris comme une partie intégrale et fondamentale de chaque être vivant (Wilson 2005). Cela dit, les femmes sont porteuses d’une spiritualité qu’elles développent en réponse aux rôles sociaux qu’elles portent, dont la charge de la continuité culturelle, puisque le domicile et le quotidien sont les espaces principaux d’apprentissage de la culture (Tovar-Restrepo et Irazábal 2014). Comme les femmes adoptent historiquement un rôle primordial dans la gestion des ressources et la transmission de la culture, et transmettent le clan et la terre, elles sont, de par leurs affectations sociales, plus près de la nature (Camacho Jiménez 2018).

Ce faisant, la territorialité de ces femmes autochtones se trouve incarnée et située en amont et en aval de leurs luttes. Le territoire est raconté, vécu et revendiqué comme un espace physique et symbolique où l’autonomie peut se concrétiser (Lariagon et Piceno 2016), un lieu dans lequel la culture se construit et « qui produit et reproduit l’intersubjectivité et la vision du monde, un endroit où se tissent les relations sociales et la possibilité d’un avenir » (Serrano 2014 : 69). Autrement dit, « [l]a relation entre le territoire et la communauté autochtone est indivisible du point de vue des cosmovisions originaires, et la protection de ce lien fait partie des objectifs structurels des conventions et traités spécifiques de droits humains des peuples autochtones » (Arguedas Ramírez et Sagot Rodríguez 2013 : 34).

Analyser les mobilisations de femmes autochtones au Costa Rica à travers la lentille de la territorialité permet de saisir l’indivisibilité des revendications identitaires et territoriales, et d’ouvrir la voie à une critique de la territorialité de l’État. Alors que l’État costaricain pose effectivement son territoire tel un espace de pouvoir, quantifiable, fragmentable et exploitable, les femmes que j’ai rencontrées à Talamanca en parlent plutôt comme de la condition même de l’existence (Zamora Rodríguez 2017). C’est un lieu à la fois physique et spirituel dont il faut s’occuper afin de prendre soin de soi et de sa collectivité, en amont de la vie elle-même; c’est la raison et l’aboutissement de la lutte (Pisquiy Pac 2008).

Conclusion

À partir des deux initiatives que sont ACOMUITA et Warë Kané, je me suis intéressée à la territorialisation des résistances et à l’importance du lien aux territoires tant dans la sémantique que dans la praxis des mobilisations de femmes autochtones, qui opèrent souvent un mélange entre revendications économiques, sociales, politiques et culturelles, tout en engageant une dimension éthique. La recherche que j’ai menée à cet égard me permet de conclure que la territorialité est un lieu central – à la fois de tension, d’articulation et d’identification – tant dans la définition des revendications au sein de ces initiatives que dans les récits que ces femmes ont accepté de me livrer.

La territorialité offre un angle d’analyse, l’une des nombreuses surfaces d’un kaléidoscope, pour rendre compte des revendications indivisibles entre identité et territoire des femmes autochtones. Cette notion permet également de présenter une critique de la territorialité de l’État moderne pratiquement invisible de par sa normalisation à travers les structures économiques, politiques, culturelles et épistémiques. Ces institutions construisent et reproduisent un rapport matériel et symbolique particulier au territoire, qu’il est d’autant plus nécessaire de remettre en question en cette époque de l’anthropocène (Beau et Larrère 2018).

Alors que nature, culture, identité et droit ne semblent pas perçus, à priori, comme des concepts interdépendants, les discours entendus articulent des revendications imbriquées au sein de toutes ces sphères. Considérant l’historique de dépossession coloniale et la persistance de la colonialité du pouvoir, parler de territorialité permet de penser la réappropriation matérielle, politique et symbolique du territoire (Desbiens et Rivard 2012). En d’autres termes, cela signifie la réappropriation de l’accès au territoire et à ses ressources, et leur gestion, sans oublier les produits de métarécits qui investissent de sens les territoires, mais également les corps qui habitent ce territoire et qui sont habités par ce dernier.